[1] LA COUR; — Statuant sur l’appel et l'appel incident d’un jugement de la Cour supérieure, district de Montréal (l’honorable Jean Guibault), qui, le 20 avril 2006, accueille pour partie le recours collectif de l'intimé et condamne les appelants, solidairement, à verser 220 000 $ à l'Association professionnelle des chauffeurs de taxi - exécutif régional de Montréal ou à tout autre organisme sans but lucratif pouvant être désigné par le tribunal, et ce, pour l'ensemble des chauffeurs de taxi dont la langue maternelle est l'arabe ou le créole et qui détenaient, au 17 novembre 1998, un permis de chauffeur de taxi à Montréal, l'emploi précis de cette somme devant être déterminé ultérieurement;
[2] Après avoir étudié le dossier, entendu les parties et délibéré;
[3] Pour les motifs de la juge Bich, auxquels souscrit le juge Morissette :
[4] ACCUEILLE l'appel, sans frais;
[5] INFIRME le jugement de première instance;
[6] REJETTE la requête introductive d'instance en recours collectif, avec dépens;
[7] REJETTE l'appel incident, sans frais.
[8]
De son côté, pour d'autres motifs, le juge Beauregard aurait rejeté
l'appel, avec dépens, et accueilli le pourvoi incident, sans frais, à la seule
fin d'entériner la convention d'honoraires du 18 novembre 1997 entre
l'appelant incident et son avocat et de déclarer que les honoraires y prévus
seront colloqués de la façon indiquée par l'article
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MOTIFS DE LA JUGE BICH |
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[9] La Cour est saisie de l'appel et de l'appel incident du jugement par lequel la Cour supérieure, district de Montréal (l'honorable Jean Guibault), le 20 avril 2006, accueille pour partie le recours collectif de l'intimé et condamne les appelants, solidairement, à verser 220 000 $ à l'Association professionnelle des chauffeurs de taxi - exécutif régional de Montréal ou à tout autre organisme sans but lucratif pouvant être désigné par le tribunal, et ce, pour l'ensemble des chauffeurs de taxi dont la langue maternelle est l'arabe ou le créole et qui détenaient, au 17 novembre 1998, un permis de chauffeur de taxi à Montréal, l'emploi précis de cette somme devant être déterminé ultérieurement.
I Contexte
[10] Le 17 novembre 1998, lors d'une émission diffusée sur les ondes de CKVL, station exploitée par l'appelante Diffusion Métromédia CMR inc., l'appelant André Arthur, polémiste connu[1], tient des propos désobligeants à l'endroit des chauffeurs de taxi de Montréal et particulièrement à l'endroit des chauffeurs de taxi « arabes et haïtiens », dont il dénonce l'incompétence et la malpropreté, tout en laissant entendre qu'ils obtiendraient leur permis par corruption et seraient en quelque sorte responsables de l'état déplorable de ce mode de transport dans la ville. L'appelant, qui anime par la suite une tribune téléphonique, tolère également et, même, encourage les propos eux aussi désobligeants tenus par une auditrice se présentant comme une chauffeuse de taxi[2].
[11] L'intimé, qui a entendu l'émission en différé, par le moyen d'une audiocassette, a obtenu de notre cour l'autorisation d'intenter contre les appelants un recours collectif, et ce, à titre de représentant d'un groupe décrit comme suit[3] :
Toute personne qui, le 17 novembre 1998, était titulaire d'un permis de chauffeur de taxi, dans la région de l'île de Montréal, desservie par les agglomérations A-5, A-11 et A-12 au sens de la Loi sur le transport par taxi, L.R.Q. c. T-11.1, et dont la langue maternelle est l'arabe ou le créole.
[12] Voici quelques extraits de la requête introductive d'instance de l'intimé, qui expriment bien l'essence de la réclamation :
7. Le recours collectif du requérant est une demande de dommages-intérêts moraux et punitifs pour diffamation causée, commise ou permise par les intimés et est fondé sur les faits suivants.
[…]
9. En substance, l'intimé André Arthur a qualifié les chauffeurs de taxi d'origine arabe et haïtienne travaillant à Montréal d'incompétents, de malpropres d'arrogants et de malhonnêtes, en plus du fait que les problèmes du taxi qu'il percevait étaient uniquement attribuables à ces chauffeurs-là.
[…]
13. Les faits qui donneraient ouverture à un recours individuel de la part de chacun des membres du groupe contre les intimés sont :
a. Au mois de novembre 1998, M. André Arthur animait une émission de ligne ouverte à la station CKVL, le commettant et employeur de celui-ci;
b. Les propos de M. André Arthur, reproduits ci-dessus et diffusés en ondes à la station CKVL sont diffamatoires et discriminatoires envers les personnes d'origine arabe et haïtienne œuvrant dans l'industrie du taxi dans la région de Montréal;
c. Non seulement M. André Arthur a lui-même prononcé des propos diffamatoires et discriminatoires, mais il a encouragé et n'a pas arrêté, lors de l'émission qu'il animait, les propos de même nature;
d. Tel qu'il appert des passages cités ci-dessus, ces propos attaquent la compétence, la propreté et le nombre même des personnes d'origine arabe ou haïtienne œuvrant dans l'industrie du taxi dans la région de Montréal;
e. Les membres du groupe ont tous été lésés moralement par les propos haineux que M. André Arthur a avancés sur les ondes de la station CKVL auxquels le requérant fait référence ci-avant;
f. Les membres du groupe ont tous subi des dommages semblables à cause des propos haineux que M. André Arthur a avancés sur les ondes de la station CKVL.
[…]
POUR CES MOTIFS PLAISE AU TRIBUNAL
ACCUEILLIR la requête;
[…]
CONDAMNER solidairement
les intimés à payer 750,00 $ à titre de dommages moraux et 200,00 $ à
titre de dommages punitifs et exemplaires à chacun des membres du groupe, avec
les intérêts légaux depuis le jour de la signification de l'action et
l'indemnité additionnelle prévue à l'article
Condamner solidairement les intimés à payer tout reliquat des sommes non réclamées, après paiement des frais et honoraires d'avocats, à une fondation ou à un organisme sans but lucratif désigné par la Cour.
II Jugement de première instance
[13] Le jugement conclut en ces termes au caractère fautif et diffamatoire des propos de l'appelant Arthur :
[91] La juge Marcelin et la Cour d'appel, lorsqu'elles se sont prononcées sur la requête en autorisation, ont qualifié les propos de M. Arthur d'inacceptables, et le tribunal, à la lumière des témoignages rendus par les 11 témoins appelés en demande, conclut que lesdits propos correspondent à la définition de propos diffamatoires et discriminatoires à l'égard des chauffeurs de taxi d'origine arabe et haïtienne œuvrant à Montréal.
Le droit applicable
[92] L’analyse de la diffamation ne peut cependant se faire sans mettre en parallèle un autre droit tout aussi fondamental et important, soit le droit à la libre expression et à la liberté de presse, et, comme l’ont souligné les tribunaux à différentes reprises, il n’est pas toujours facile d’établir un juste équilibre entre ces deux droits.
[93] Ces deux droits peuvent facilement être exercés en parallèle et le droit à l’information être utilisé dans le respect des personnes. Il est toujours très dangereux de généraliser, surtout lorsque l’on vise des groupes bien particuliers.
[94] La Cour suprême du Canada, sous la plume de l’honorable juge LeBel, dans la cause de Prud’homme [renvoi omis], a maintenant clairement établi que c’est à la lumière du Code civil du Québec, en harmonie avec la Charte des droits et libertés de la personne, qu’il nous faut analyser et déterminer s’il y a libelle diffamatoire.
[…]
[96] La diffamation est à l’origine d’une abondante jurisprudence et la littérature sur le sujet est considérable.
[97] Elle a été plus particulièrement définie dans la cause de Société Radio-Canada c. Radio Sept-Îles inc. [renvoi omis], où on y lit plus particulièrement :
Génériquement, la diffamation consiste dans la communication de propos ou d’écrits qui font perdre l’estime ou la considération de quelqu’un ou qui, encore, suscitent à son égard des sentiments défavorables ou désagréables. Elle implique une atteinte injuste à la réputation d’une personne par le mal que l’on dit d’elle ou la haine, le mépris ou le ridicule auxquels on l’expose. (Références omises).
[98] Alors que les auteurs Baudouin et Deslauriers [renvoi omis] nous enseignent :
[…] En droit civil, il n’existe pas de différence entre la diffamation au sens strict du mot et le libelle que connaît le droit pénal. Toute atteinte à la réputation, qu’elle soit verbale (parole, chanson, mimique) ou écrite (lettre, pièce de procédure, caricature, portrait, etc.), publique (articles de journaux, de revues, livres, commentaires de radio, de télévision) ou privée (lettre, tract, rapport, mémoire), qu’elle soit seulement injurieuse ou aussi diffamatoire, qu’elle procède d’une affirmation ou d’une imputation ou d’un sous-entendu, peut constituer une faute qui, si elle entraîne un dommage, doit être sanctionnée par une compensation pécuniaire. On retrouve le terme diffamation employé, la plupart du temps, dans un sens large couvrant donc l’insulte, l’injure et pas seulement l’atteinte stricte à la réputation.
[…] Pour que la diffamation donne ouverture à une action en dommages-intérêts, son auteur doit avoir commis une faute. Cette faute peut résulter de deux genres de conduite. La première est celle où le défendeur, sciemment, de mauvaise foi, avec intention de nuire, s’attaque à la réputation de la victime et cherche à la ridiculiser, à l’humilier, à l’exposer à la haine ou au mépris du public ou d’un groupe. La seconde résulte d’un comportement dont la volonté de nuire est absente, mais où le défendeur a, malgré tout, porté atteinte à la réputation de la victime par sa témérité, sa négligence, son impertinence ou son incurie. Les deux conduites constituent une faute civile, donnent droit à réparation, sans qu’il existe de différence entre elles sur le plan du droit.
[99] À la lumière de ce qui précède, le tribunal conclut :
1. Que la diffamation doit être appréciée telle que spécifiée par la Cour suprême, en vertu des critères établis par le droit civil, et ce, même s’il s’agit d’un recours collectif : faute, dommages et lien de causalité;
2. Qu’il y a eu faute et atteinte à la réputation des chauffeurs de taxi de langue maternelle arabe et créole de la part de M. Arthur, à la fois de façon directe lorsqu’il a déclaré qu’ils ne parlaient ni le français ni l’anglais, que leurs véhicules étaient sales et mal entretenus, qu’ils sentaient mauvais, qu’ils ne connaissaient pas la ville et, de façon indirecte, lorsqu’il insinue qu’il y aurait corruption et que les permis étaient obtenus sur remise de pots-de-vin et aussi lorsqu’il a incité une intervenante à commenter sur le même sujet, ses remarques sur le racisme étant, comme l’a d’ailleurs déjà souligné le tribunal, beaucoup plus sarcastiques que réprobatrices;
3. Qu’il n’y avait aucune justification pour limiter ses critiques et ses commentaires aux chauffeurs de taxi dont la langue maternelle est l’arabe ou le créole.
[14] En conséquence, le juge :
[171] ACCUEILLE le recours collectif;
[172] DONNE ACTE au requérant de la publication d’un avis aux membres, tel qu’ordonné par l’arrêt de la Cour d’appel du 24 mars 2003;
[173] ÉTABLIT, pour les fins du présent jugement, le nombre de chauffeurs de taxi dont la langue maternelle était l’arabe ou le créole, à 1 100;
[174] CONDAMNE solidairement les intimés, Diffusion Métromédia CMR inc. et André Arthur, à payer à l’organisme sans but lucratif connu sous le nom d’Association professionnelle des chauffeurs de taxi - exécutif régional de Montréal, ou à tout autre organisme sans but lucratif qui pourra être désigné par le tribunal, la somme de 220 000 $, pour l’ensemble des chauffeurs de taxi dont la langue maternelle était l’arabe ou le créole et qui détenaient, au 17 novembre 1998, un permis de chauffeur de taxi à Montréal;
[175] ORDONNE à l’Association professionnelle des chauffeurs de taxi - exécutif de Montréal, de comparaître devant le juge soussigné à une date à être convenue avec les procureurs au dossier, mais n’excédant pas 60 jours de la date du présent jugement, pour que soient déterminés les paramètres suivant lesquels seront utilisées les sommes versées à cet organisme pour les chauffeurs de taxi dont la langue maternelle est l’arabe ou le créole, le tribunal se réservant le droit de désigner tout autre organisme à but non lucratif s’il le juge approprié.
[176] SUSPEND l’exécution et le paiement de la somme de 220 000 $ jusqu’à ce qu’une ordonnance ait été rendue sur le destinataire ultime de la somme ainsi accordée et sur la façon d’en disposer.
[177] LE TOUT avec intérêts depuis la signification de la requête introductive d’instance, y compris l’indemnité additionnelle prévue par la loi, et avec dépens.
[15]
Le juge estime en effet que les propos de l'appelant Arthur ont causé préjudice
aux membres du groupe ou, du moins, à certains d'entre eux. On comprend que
l'arrêt par lequel notre Cour a autorisé le recours de l'intimé a pesé lourd
dans cette conclusion, qui amène par ailleurs le juge, au chapitre des dommages
compensatoires, à préférer, sur la base des articles
[133] Est-il possible de pallier cette lacune lors de la présentation d’une réclamation dans le cadre d’un recours collectif, lorsque chaque individu présentera sa réclamation individuelle? Le tribunal ne le croit pas, dans la mesure où il n’y a absolument aucun moyen de contrôler toutes et chacune des déclarations qui pourraient être faites par l’un ou l’autre des chauffeurs de taxi concernés.
[134] En effet, il est facile d’établir qu’un individu était chauffeur de taxi à Montréal, le 17 novembre 1998 et que sa langue maternelle est l’arabe ou le créole, mais il est impossible de contrôler de quelque façon que ce soit, s’il a effectivement écouté l’émission ou entendu la cassette et la date précise où il l’aurait écoutée. Une simple déclaration assermentée confirmant une telle écoute serait insuffisante.
[135] La Cour d’appel lorsqu’elle a accueilli la requête pour permission d’intenter un recours collectif, était, à n’en pas douter, au courant du problème que pourrait présenter la preuve de dommages individuels et elle a quand même accordé cette permission. Dans l’arrêt de la Cour d’appel, la juge Rayle écrivant pour la Cour, déclare :
[60] Il est indéniable que le véhicule procédural choisi par l’appelant, qui procède d’une philosophie communautaire, se prête mal à l’exercice d’un recours en diffamation qui est par essence individuel.
(Soulignement ajouté.)
[136] Au paragraphe précédent, elle nous disait :
[51] Il appartiendra au tribunal de déterminer dans quelle mesure le caractère individuel de l’atteinte à la réputation est réduit ou même anéanti par la taille de la collectivité visée, en prenant compte de la tenue des propos tenus et les circonstances dans lesquelles la diffamation est survenue. […]
[137] Nonobstant ces difficultés, la Cour d’appel a conclu prima facie qu’il y a eu diffamation et qu’il y avait lieu à recours collectif et le tribunal, bien qu’il partage l’opinion émise par la juge Marcelin, se considère lié par l’arrêt de la Cour d’appel.
[138] D’ailleurs, tout en insistant sur le fait qu’un recours en diffamation est essentiellement un recours individuel, la Cour d’appel d’Ontario a refusé un recours collectif aux Seafarers International Union of Canada [renvoi omis] et l’Ontario Court of Justice refusé un recours collectif au Kenora (Town) Police Services Board [renvoi omis], ainsi qu’à Gauthier c. Toronto Star Daily Newspapers Ltd. [renvoi omis] et à Campbell c. Toronto Star Newspaper Ltd. [renvoi omis].
[139] Également, sur le même sujet, il y a la cause de Elliott c. Canadian Broadcasting Corp. [renvoi omis], qui cite avec approbation le droit anglais qui est au même effet.
[140] La difficulté que présente l’octroi de dommages dans le dossier ne résulte pas de la taille du groupe visé, mais bien de l’absence totale de preuve de dommages pour tous les chauffeurs de taxi concernés qui n’ont pas été appelés comme témoins lors de l’enquête.
[141] Dans le dossier Ortenberg précité, la Cour d’appel, comme nous l’avons vu, a reconnu à un individu le droit à des dommages pour des affirmations diffamatoires adressées à une collectivité, puisqu’il a été établi dans ce dossier que le réclamant avait été tout particulièrement blessé et choqué par les propos tenus à l’égard des Juifs.
[142] Tel que l’écrivait le juge Lesage, à la page 370, dans la cause Québec (Curateur public) c. Syndicat national des employés de l’Hôpital St-Ferdinand [renvoi omis] :
À la base du recours collectif, existe une présomption de similarité au bénéfice des membres absents. Le demandeur doit l’établir, mais il n’a pas à faire une preuve de chaque situation individuelle. Le Tribunal est invité à procéder par regroupements et s’y refuser constituerait un déni de justice. Qu’on soit d’accord ou non, le législateur a voulu faire jouer au Tribunal un rôle nouveau dans l’exercice d’une justice collective. Ce rôle se traduit par le contrôle du recours, le contrôle de la procédure, la discrétion dans les solutions et les formes d’exécution, le procès par étapes et, surtout, la globalisation du litige par le traitement collectif, en tout ou en partie, des rapports individuels.
Et à la page 396 :
Le législateur a voulu que soient traités collectivement en justice les intérêts d’un groupe de membres qui ont des affinités. Cette justice globale équilibre l’impuissance à obtenir un redressement par l’action individuelle, soit en raison de la complexité ou de la fluidité du droit, soit en raison de la dilution des intérêts des membres du groupe. Cette forme de recours accorde au pouvoir judiciaire un rôle nouveau dans la définition d’une justice accessible, réaliste, uniforme et curative, là où le droit existe, mais où sa sanction serait autrement quasi illusoire.
Mario Bouchard (L’autorisation d’exercer le recours collectif, (1980) 21 C. de D. 880-881) écrit :
D’abord, nous l’avons déjà dit, le recours collectif rend pratique l’exercice de droits théoriques en collectivisant la détermination des droits d’un ensemble d’individus. Il abaisse ainsi le seuil monétaire à partir duquel il est plus payant d’agir que de ne rien faire, met de côté la gêne, la peur ou l’ignorance comme facteurs de non-exercice des droits. La multiplication des effets de la démarche d’une personne la rend d’autant plus rentable, réconcilie le système contradictoire, laissé à l’initiative des parties, avec la nécessité d’apporter des solutions à des maux sociaux « méta-individuels ». Cet accroissement de l’efficacité judiciaire devrait aussi permettre de prévenir une trop grande désaffection du citoyen à l’égard de la justice, et fait du recours collectif, pour certains, l’ultime rempart contre le paternalisme juridique de l’État. Ce moyen de procédure rend notre système judiciaire compatible avec notre modèle d’économie de masse.
Comme on l’a souligné aussi, le recours collectif
n’est pas orienté vers une solution purement compensatoire. Ainsi, les articles
Ces dispositions nous autorisent à établir, par présomption, le quantum de la responsabilité des défendeurs. Lorsque tous les membres du groupe ont subi un préjudice de même ordre, ce préjudice peut être évalué d’après une moyenne, sans aggraver la responsabilité du débiteur.
[143] Dans le présent dossier, seuls 11 individus ont déclaré avoir été diffamés et la preuve de dommages moraux à leur égard ne fait aucun doute, et, même s’il existe une présomption de similarité au bénéfice des membres comme le souligne le juge Lesage, les principes de responsabilité civile conservent toute leur pertinence et le lien entre la faute et le dommage doit être établi.
[144] Le tribunal peut-il n’accueillir le recours collectif que pour ces 11 individus? Ou encore pour les 21, incluant ceux qui ont entendu les propos tenus par M. Arthur lorsque, à la fin de l’assemblée annuelle de novembre 1998, ils ont écouté la cassette reproduisant les propos tenus par M. Arthur lors de son émission?
[145] Le tribunal ne peut considérer une telle approche sans dénaturer le recours collectif qui a précisément été mis en place par le législateur pour permettre à un individu de réclamer au nom d’un groupe des dommages qui pourront par la suite être accordés à chacun des membres de ce groupe, dans la mesure bien sûr où chacun des membres concernés peut établir qu’il a effectivement subi un tel dommage, ce qui ne peut être fait dans le présent dossier pour les motifs exposés précédemment.
[146] Ainsi, le tribunal, ne pouvant établir de lien entre la faute et des dommages individuels pour les chauffeurs de taxi concernés par le recours présenté par M. Bou Malhab, et ce, tant pour les dommages moraux que pour des dommages punitifs s’il y avait lieu d’en accorder, se doit d’écarter une telle approche.
[147] Ayant conclu
qu’il y avait eu effectivement diffamation de la part de M. Arthur pour les
propos tenus lors de l’émission du 17 novembre 1998, mais ne pouvant
accorder des dommages moraux ou punitifs sur une base individuelle, le tribunal,
tel que suggéré par M. Bou Malhab dans ses conclusions alternatives, pour le
reliquat de toute somme non réclamée, entend prendre une approche collective,
tel que le lui permettent les articles
(1028) Le jugement final qui condamne à des dommages-intérêts ou au remboursement d’une somme d’argent ordonne que les réclamations des membres soient recouvrées collectivement ou fassent l’objet de réclamations individuelles.
(1034) Le tribunal peut, s’il est d’avis que la liquidation des réclamations individuelles ou la distribution d’un montant à chacun des membres est impraticable ou trop onéreuse, refuser d’y procéder et pourvoir à la distribution du reliquat des montants recouvrés collectivement après collocation des frais de justice et des honoraires du procureur du représentant.
[148] Dans les conclusions de sa requête, M. Bou Malhab suggère, de façon subsidiaire, de payer le reliquat de toute somme non réclamée à une fondation ou à un organisme sans but lucratif désigné par la Cour.
[149] Cette approche a déjà été retenue par les tribunaux, entre autres dans des dossiers où le montant accordé était insuffisant pour faire l’objet d’une réclamation individuelle ou encore lorsqu’il y a reliquat non réclamé pour une partie des montants accordés par un tribunal.
[150] Des représentations sur cet aspect du dossier ont été faites par le procureur de M. Bou Malhab lors de l’enquête et, dans une lettre adressée au tribunal en date du 15 décembre 2005, Me El Masri suggère, après discussion avec son client, que l’organisme sans but lucratif qui pourrait être désigné par le tribunal soit l’Association professionnelle des chauffeurs de taxi - exécutif régional de Montréal. Il semble qu’il n’y ait aucun organisme sans but lucratif qui réponde précisément à la description du groupe tel que défini par la Cour d’appel.
[151] À défaut d’un organisme mis en place pour aider, soutenir et assister les chauffeurs de taxi dont la langue maternelle est l’arabe ou le créole, le tribunal entend probablement retenir l’association suggérée par le requérant pour les fins de recueillir le montant des dommages tels que ci-après attribués.
[152] À la suite du jugement, le tribunal entend écouter les représentations que pourra faire cet organisme pour mettre en place des programmes d’aide et de soutien qui ne s’adresseront qu’aux chauffeurs de taxi dont la langue maternelle est l’arabe et le créole et à leur famille. Ces représentations seront suivies d’une ordonnance spécifique quant à la destination finale de la somme accordée et à l’utilisation des sommes reçues et, à défaut de représentations adéquates, le tribunal établira ex parte les modalités d’utilisation des sommes ainsi versées et le destinataire ultime.
[16] Comme on le constate également du dispositif, le juge n'a pas retenu le chiffre suggéré par l'intimé au chapitre des dommages moraux (750 $ par personne), fondant plutôt la condamnation sur un montant de 200 $ par membre du groupe visé, pour un total de 220 000 $[4].
[17]
Le juge rejette par ailleurs la réclamation de dommages punitifs,
estimant que la preuve ne permet pas de conclure qu'il y a eu atteinte
intentionnelle à la réputation des membres du groupe au sens de l'article
[18]
Enfin, le juge estime qu'« il n'y a pas lieu d'accorder ni même de
considérer dans le présent jugement l'octroi de dommages-intérêts pour tenir
lieu de remboursement des honoraires extrajudiciaires »[6].
Il s'agira simplement d'appliquer l'article
[19] Les appelants et l'intimé se pourvoient, les premiers par voie d'inscription, le second par voie d'appel incident.
III Moyens d'appel
[20]
Pour l'essentiel, les appelants, qui ne contestent plus le caractère
fautif des propos en cause (quoiqu'ils en contestent le caractère intentionnel,
au sens de l'article
28. To begin with and with respect, the fundamental problem with the trial judge's judgment and the position advanced by Respondent is that :
(a) our laws simply do not recognize the concept that a “group” or “collectivity”, which has no legal status or rights, has a reputation that can be defamed; and
(b) our laws do not recognize that an individual qua member of an allegedly defamed group can himself/herself succeed in a claim for damages for defamation to his/her reputation on the sole basis of being a member of that group.
29. Indeed, to accept the Respondent's position would, not only create a novel cause of action for group defamation but would in fact, have the effect of severely undermining the notion of a person's reputation as the position of one member of the group as to the alleged infringement of his/her reputation would be determinative of the issue of whether another person's reputation has been defamed.
30. Second, under Québec law, the test for an individual to claim damages in the case of alleged defamation of a group has been well-established by this Court. The individual must prove that he/she was :
(a) “spécialement visé”; and was
(b) “atteint personnellement” (i.e. “a subi un dommage direct, personnel et indépendant du préjudice de la collectivité à laquelle il fait partie”)
by the comments in question.
[…]
[21] D'autre part, ajoutent les appelants, le juge a erré en accordant, en raison du caractère collectif du recours, une réparation qui tient compte non seulement des 11 membres du groupe qui ont témoigné mais aussi de l'ensemble des autres membres, et ce, malgré l'absence de preuve du moindre préjudice dans leur cas. Selon les appelants, le juge aurait ainsi mal compris les mécanismes qui président aux preuves et présomptions en matière de recours collectif et il aurait dénaturé ce dernier.
[22] On comprend que, sans le dire explicitement, les appelants contestent le caractère diffamatoire, c'est-à-dire préjudiciable, des propos et leur impact spécifique sur chacun des membres du groupe.
[23] De son côté, l'intimé, qui n'a pas fait appel du mode de réparation choisi par le juge de première instance, se pourvoit contre le rejet de sa demande de dommages punitifs. Selon l'intimé, les propos de l'appelant Arthur étaient manifestement intentionnels et leur auteur cherchait délibérément à nuire à la réputation des membres du groupe. Une condamnation à des dommages punitifs de 200 $ par membre paraîtrait raisonnable dans les circonstances, vu « l'histoire de l'auteur du délit et [le] danger que représente la médiatisation du racisme dans toute société »[9].
[24] Dans un autre ordre d'idées, l'appel incident fait également grief au juge de première instance d'avoir refusé que les honoraires des avocats de l'intimé soient prélevés sur le montant de la condamnation, conformément à la convention entre les intéressés.
IV Analyse
[25] Vu la nature des moyens d'appel, le débat soumis à la Cour est plus restreint qu'en première instance.
[26] Ainsi n'a pas à être discutée — ou plutôt rediscutée — la question de savoir si l'action en diffamation peut être instituée par la voie du recours collectif, question à
laquelle la Cour a répondu par l'affirmative dans le jugement d'autorisation[10]. La question en jeu demeure plutôt la suivante : chacun des membres visés par le recours collectif a-t-il été personnellement diffamé par le réquisitoire de l'appelant Arthur contre le groupe auquel il appartient? Le recours collectif n'est en effet ici que le moyen procédural de faire valoir le droit individuel, s'il en est, de chacun des membres et, comme le veut l'enseignement de la Cour suprême dans Bisaillon c. Université Concordia[11], « le droit substantiel continue de s'appliquer comme s'il s'agissait d'une procédure individuelle traditionnelle »[12].
[27]
Ne sont pas non plus contestés le caractère désagréable des propos de
l'appelant Arthur, leur connotation raciste ou leur intempestive généralité. La
faute n'est pas non plus contestée en ce sens que les appelants ne nient pas
que les propos litigieux, que l'on ne cherche pas à excuser en invoquant une
quelconque norme de conduite journalistique, ont été prononcés sans égard à
leur impact potentiel sur autrui, alors que leur auteur aurait dû les savoir
faux, indélicats ou exagérés. Ce que nient les appelants, cependant, est le
caractère intentionnel de ces propos aux fins de l'application de l'article
[28]
Les parties n'ont pas abordé l'article
[29] Par ailleurs, n'est pas en cause le caractère collectif de la réparation accordée par le juge de première instance ni son quantum : si la Cour devait confirmer le caractère diffamatoire des propos et conclure à l'existence d'un préjudice suffisant, il n'y aurait donc pas lieu de modifier le mode de réparation ainsi choisi ni le montant des dommages compensatoires.
[30] Tel qu'il ressort de l'exposé des moyens d'appel[14], les pourvois ne soulèvent donc que trois questions, que je formule ainsi :
1° L'intimé et les membres du groupe ont-ils souffert d'un préjudice de nature à permettre l'octroi de dommages-intérêts compensatoires?
2° À supposer que l'on réponde à la première question par
l'affirmative, l'atteinte avait-elle un caractère intentionnel au sens de
l'article
3° Comment pourvoir à la rémunération des avocats de l'intimé?
1° L'intimé et les membres du groupe ont-ils souffert d'un préjudice de nature à permettre l'octroi de dommages-intérêts compensatoires?
[31] Afin de répondre à cette question, il faut rappeler d'abord les règles qui régissent, en droit civil québécois, l'action en diffamation. Je m'en remettrai pour ce faire à l'arrêt Prud'homme c. Prud'homme[15] et aux propos des juges L'Heureux-Dubé et LeBel, au nom de la Cour :
32 Le droit civil québécois ne prévoit pas de recours
particulier pour l’atteinte à la réputation. Le fondement du recours en
diffamation au Québec se trouve à l’art.
33 Pour démontrer le premier élément de la responsabilité civile, soit l’existence d’un préjudice, le demandeur doit convaincre le juge que les propos litigieux sont diffamatoires. Le concept de diffamation a fait l’objet de plusieurs définitions au fil des années. De façon générale, on reconnaît que la diffamation « consiste dans la communication de propos ou d’écrits qui font perdre l’estime ou la considération de quelqu’un ou qui, encore, suscitent à son égard des sentiments défavorables ou désagréables » (Radio Sept-Îles, précité, p. 1818).
34 La nature diffamatoire des propos s’analyse selon
une norme objective (Hervieux-Payette c. Société Saint-Jean-Baptiste de
Montréal,
« La forme d’expression du libelle importe peu; c’est le résultat obtenu dans l’esprit du lecteur qui crée le délit ». L’allégation ou l’imputation diffamatoire peut être directe comme elle peut être indirecte « par voie de simple allusion, d’insinuation ou d’ironie, ou se produire sous une forme conditionnelle, dubitative, hypothétique ». Il arrive souvent que l’allégation ou l’imputation « soit transmise au lecteur par le biais d’une simple insinuation, d’une phrase interrogative, du rappel d’une rumeur, de la mention de renseignements qui ont filtré dans le public, de juxtaposition de faits divers qui ont ensemble une semblance de rapport entre eux ».
Les mots doivent d’autre part s’interpréter dans leur contexte. Ainsi, « il n’est pas possible d’isoler un passage dans un texte pour s’en plaindre, si l’ensemble jette un éclairage différent sur cet extrait ». À l’inverse, « il importe peu que les éléments qui le composent soient véridiques si l’ensemble d’un texte divulgue un message opposé à la réalité ». On peut de fait déformer la vérité ou la réalité par des demi-vérités, des montages tendancieux, des omissions, etc. « Il faut considérer un article de journal ou une émission de radio comme un tout, les phrases et les mots devant s’interpréter les uns par rapport aux autres. »
35 Cependant, des propos jugés diffamatoires n’engageront pas nécessairement la responsabilité civile de leur auteur. Il faudra, en outre, que le demandeur démontre que l’auteur des propos a commis une faute. Dans leur traité, La responsabilité civile (5e éd. 1998), J.-L. Baudouin et P. Deslauriers précisent, aux p. 301-302, que la faute en matière de diffamation peut résulter de deux types de conduites, l’une malveillante, l’autre simplement négligente :
La première est celle où le défendeur, sciemment, de mauvaise foi, avec intention de nuire, s’attaque à la réputation de la victime et cherche à la ridiculiser, à l’humilier, à l’exposer à la haine ou au mépris du public ou d’un groupe. La seconde résulte d’un comportement dont la volonté de nuire est absente, mais où le défendeur a, malgré tout, porté atteinte à la réputation de la victime par sa témérité, sa négligence, son impertinence ou son incurie. Les deux conduites constituent une faute civile, donnent droit à réparation, sans qu’il existe de différence entre elles sur le plan du droit. En d’autres termes, il convient de se référer aux règles ordinaires de la responsabilité civile et d’abandonner résolument l’idée fausse que la diffamation est seulement le fruit d’un acte de mauvaise foi emportant intention de nuire.
36 À partir de la description de ces deux types de conduite, il est possible d’identifier trois situations susceptibles d’engager la responsabilité de l’auteur de paroles diffamantes. La première survient lorsqu’une personne prononce des propos désagréables à l’égard d’un tiers tout en les sachant faux. De tels propos ne peuvent être tenus que par méchanceté, avec l’intention de nuire à autrui. La seconde situation se produit lorsqu’une personne diffuse des choses désagréables sur autrui alors qu’elle devrait les savoir fausses. La personne raisonnable s’abstient généralement de donner des renseignements défavorables sur autrui si elle a des raisons de douter de leur véracité. Enfin, le troisième cas, souvent oublié, est celui de la personne médisante qui tient, sans justes motifs, des propos défavorables, mais véridiques, à l’égard d’un tiers. (Voir J. Pineau et M. Ouellette, Théorie de la responsabilité civile (2e éd. 1980), p. 63-64.)
[Je souligne.]
[32] Les passages soulignés dans l'extrait ci-dessus sont d'une importance particulière en l'espèce, puisqu'ils établissent non seulement ce qu'est la diffamation, mais aussi le standard à l'aune duquel on doit vérifier l'existence du préjudice : celui-ci résulte du caractère diffamatoire des propos litigieux, caractère évalué selon une norme objective qui est celle de la perception du citoyen ordinaire. De ce point de vue, l'existence de la diffamation et le préjudice sont deux propositions équipollentes[16].
[33] Dans Néron c. Chambre des notaires du Québec[17], le juge LeBel, dans une opinion majoritaire, réitère que :
57 L’existence d’un préjudice n’est pas en cause dans le présent pourvoi, mais il suffit de rappeler que, pour faire la preuve d’un préjudice, le demandeur doit convaincre le juge que les propos litigieux sont diffamatoires. Comme l’a fait observer notre Cour dans l’arrêt Prud’homme, précité, par. 34, cela signifie qu’il faut se demander « si un citoyen ordinaire estimerait que les propos tenus, pris dans leur ensemble, ont déconsidéré la réputation d’un tiers ». L’appelante ne nie pas que la réputation de M. Néron a été ternie et que ce dernier a subi un préjudice à la suite du reportage du 12 janvier.
[Je souligne.]
[34] Ainsi que le précise la Cour, sous la plume du juge Rochette, dans Métromédia CMR Montréal inc. c. Johnson[18] :
[49] Pour démontrer l'existence d'un préjudice, le demandeur doit convaincre le juge que les propos litigieux sont diffamatoires, c'est-à-dire qu'ils font perdre l'estime ou la considération de quelqu'un ou suscitent à son égard des sentiments défavorables ou désagréables [renvoi omis]. Il faut se demander si un citoyen ordinaire estimerait que les propos tenus, pris dans leur ensemble, ont déconsidéré la réputation d'un tiers, qu'il s'agisse de l'idée exprimée explicitement ou des insinuations qui s'en dégagent [renvoi omis]. Il faut aussi tenir compte de la perception probable du discours par l'auditoire [renvoi omis].[19]
[35] Pour reprendre les mots du juge Rochon, alors de la Cour supérieure, dans Hervieux-Payette c. Société St-Jean-Baptiste de Montréal[20], auquel renvoie la Cour suprême dans l'arrêt Prud'homme, ce citoyen ordinaire, incarnation de la personne raisonnable dont l'avis fera ou défera le préjudice, est celui-ci :
[…] Ce citoyen ordinaire n'est ni un encyclopédiste ni un ignare. Il fera appel à des éléments de connaissance générale de nature historique, littéraire, économique, politique. Il ne sera ni dupe ni suspicieux, dans sa lecture, pour retenir l'expression du juge Reeves dans l'affaire Azrieli [renvoi omis].[21]
[36] Ou encore, comme l'écrit la juge Thibault dans la même affaire, mais en appel[22] :
[…] une personne normalement avisée et diligente, douée d'une intelligence et d'un jugement ordinaires. […]
[37] On peut ajouter que cette perception du citoyen ordinaire tiendra compte, bien sûr, du contexte dans lequel les propos sont prononcés. Car c'est bien à une évaluation contextuelle que le citoyen est convié et l'on peut s'inspirer, quant aux éléments à considérer lors de cet exercice, du passage suivant des motifs du juge LeBel dans l'arrêt WIC Radio Ltd. c. Simpson[23] :
69 La jurisprudence confirme généralement ces opinions. Toutefois, les tribunaux ne devraient pas s’empresser de trouver un sens diffamatoire, surtout dans le cas d’expression d’opinions. Il ne s’agit pas de savoir si les propos attribuent des qualités négatives au demandeur, mais plutôt si, dans le contexte factuel de l’affaire, le commentaire donne au public une opinion moins favorable de celui-ci. On retient notamment les facteurs pertinents suivants pour apprécier le caractère diffamatoire d’une déclaration : le fait que les propos attaqués constituent ou non un énoncé d’opinion plutôt qu’un énoncé de fait, la mesure dans laquelle le public connaît bien le demandeur, la nature de l’auditoire et le contexte du commentaire. Je démontrerai, en me fondant en particulier sur les deux premiers facteurs, que les commentaires de M. Mair n’auraient probablement pas amené des gens « sensés » à entretenir une moins bonne opinion de Mme Simpson.
[38] Je suis tout à fait consciente de ce que l'arrêt WIC Radio Ltd. est une affaire de common law et que la dynamique de l’action en diffamation dans cette tradition juridique est étrangère à l’économie du droit québécois en la matière, ainsi que le souligne la Cour suprême dans l'arrêt Prud'homme. Néanmoins, l'exercice d'évaluation contextuelle dont parle le juge LeBel dans l'arrêt WIC Radio Ltd. s'apparente à celui que requiert l'application de la norme objective de détermination du préjudice, en droit civil, et c'est pourquoi j'emprunte ici sa façon de dire.
[39] On peut trouver étonnant qu'en matière de diffamation, le préjudice, contrairement à ce que l'on observe généralement dans le domaine de la responsabilité civile, s'évalue en fonction d'une norme objective qui semble dispenser le demandeur de faire la preuve d'une atteinte réelle à sa réputation ou à son honneur, établie de facto : c'est habituellement la faute que l'on évalue selon une telle norme. Néanmoins, on conçoit que ce qui justifie le recours à une telle norme est la nature même de la diffamation, qui rend difficile, voire impossible dans certains cas, la démonstration d'une véritable atteinte à la réputation ou à l'honneur, dont la protection et le respect constituent un droit fondamental, ce qui laisserait sans remède ceux à la réputation ou à l'honneur desquels on s'est réellement attaqué, mais qui, pour diverses raisons, ont pu parer l'attaque ou ne sont pas en mesure de jauger précisément l'effet de celle-ci.
[40] À l'inverse, la norme objective adoptée par la Cour suprême a l'avantage de ne pas rendre l'exercice de qualification du propos litigieux et, par conséquent, la détermination du préjudice tributaires de l'émotion ou du sentiment purement subjectif de la personne qui s'estime diffamée. S'il suffisait en effet, pour établir le caractère préjudiciable d'un propos, de faire état de son sentiment d'humiliation, de mortification, de vexation, d'indignation, de tristesse ou de contrariété personnelle ou encore d'un froissement, d'un heurt ou même d'un piétinement de la sensibilité, il ne resterait pas grand-chose de la liberté d'opinion et d'expression. En outre, ce serait faire dépendre l'idée même de diffamation, entièrement, de l'affectivité particulière de chaque individu. La norme objective préconisée par la Cour suprême a donc le double intérêt de permettre une détermination rationnelle de l'existence du préjudice, selon un standard réaliste, tout en ne l'assujettissant pas au seul critère de la blessure intime.
[41] Bien sûr, dans nombre d'affaires, la réalité du préjudice sera démontrée par le demandeur, démonstration qui facilite du reste la quantification des dommages compensatoires : mentionnons à titre d'exemples les affaires Néron, précitée, et Fillion c. Chiasson[24], où l'on avait établi l'existence d'une atteinte réelle et substantielle à la réputation des demandeurs, affectant même les intérêts économiques du premier. Ce n'est pas le cas en l'espèce, où l'on n'a établi ni perte professionnelle, économique ou matérielle quelconque — ce qui n'est du reste pas nécessaire — ni perte ou diminution de facto de la considération, de l'estime ou du respect d'autrui. Tel qu'il ressort du jugement de première instance, le dommage invoqué par l'intimé (et tous ceux qui ont témoigné) relève du sentiment d'humiliation et d'indignation devant les propos de l'appelant Arthur, qui ont choqué et blessé ceux qui faisaient partie du groupe visé.
[42] Cela dit, comment appliquer à l'espèce la norme objective énoncée par la Cour suprême?
* *
[43] L'affaire présente en effet, inutile de le rappeler, la particularité suivante, qui se trouve au cœur du débat : les propos de l'appelant Arthur ne visaient pas une personne nommément identifiée ou identifiable, mais plutôt un groupe, à savoir celui des chauffeurs de taxi arabes et haïtiens œuvrant à Montréal[25].
[44] Comme le souligne la Cour dans l'arrêt par lequel elle autorise le recours collectif institué par l'intimé, l'action en diffamation, quelle que soit la source ou la nature de celle-ci, suppose en principe un préjudice individualisé et personnel, c'est-à-dire particulier et particularisé, à la mesure de l'attaque, elle aussi particulière et particularisée. C'est ce qui explique que, de façon générale, on affirme que la « diffamation collective », c'est-à-dire celle que l'on dirige « contre des groupes indéterminés tels les médecins, les Juifs, etc. »[26] n'existe pas dans notre droit. En réalité, ce que l'on veut dire par là c'est que, dans le cas où les propos litigieux visent ostensiblement un groupe, il ne suffit pas que l'individu appartenant à ce groupe allègue le préjudice général résultant de cette appartenance. Plus exactement, voici comment il faut analyser les choses, selon l'arrêt de la Cour[27] :
[38] Pour avoir gain de cause dans un recours en dommages pour diffamation, la partie demanderesse doit prouver qu'une faute a été commise par l'auteur des propos désobligeants, que ces propos constituent une atteinte à sa réputation et qu'elle en a subi un préjudice. Le recours en diffamation pourra être exercé par un ou plusieurs individus, une personne morale ou une association [renvoi omis], le préjudice demeurant personnel dans tous les cas.
[39] Il se peut même que le préjudice subi par le demandeur résulte de la diffamation de la collectivité dont il fait partie. Mais l'allégation d'un préjudice général, celui de la collectivité, ne suffira pas à conférer au demandeur l'intérêt suffisant pour avoir gain de cause. Comme le soulignait le juge Bernier pour notre Cour, dans Jeunes canadiens pour une civilisation chrétienne c. La Fondation du Théâtre du Nouveau-monde [renvoi omis], certaines conditions devront être remplies :
Un acte fautif envers la collectivité n'en sera pas moins générateur de droits pour l'individu qui est alors personnellement lésé dans ses intérêts et droits propres, qui a subi un préjudice distinct du préjudice collectif. C'est ainsi que notre Cour a confirmé le droit d'un usager du service postal à se faire indemniser par le syndicat des postiers pour la perte pécuniaire subie à la suite d'une grève illégale des postiers, membres de ce syndicat.
La règle, en droit commun, est la même en matière de diffamation. Une personne, uniquement à titre de membre d'une collectivité visée par les propos injurieux, n'a pas l'intérêt suffisant pour former une instance civile basée sur telle diffamation; il faudra qu'elle allègue qu'elle a été visée et atteinte personnellement. La diffamation doit être personnelle. […]
[40] L'auteur Denis Buron souligne avec raison que, si l'on peut choisir sa profession, on ne choisit pas sa race et que, le plus souvent, la diffamation sera rattachée à une caractéristique plus fondamentale de la personne qui fait partie d'une collectivité [renvoi omis].
[41] Il souligne avec raison que la taille de la collectivité visée constituera le principal obstacle au maintien d'un recours individuel [renvoi omis] :
En matière de diffamation de collectivités, le problème du nombre se pose donc avec acuité. Comment pourrait être particularisé un message diffamant des milliers, voire des millions, de personnes? La diffamation devient dispersée, diffuse, insaisissable, bref, elle ne causerait virtuellement plus de dommages. S'ajoutent des difficultés de phraséologie comme « quelques » ou « plusieurs », dans un message diffamatoire, qui présupposent que tous ne sont pas visés, bien que tous puissent être atteints. Le demandeur devrait alors raisonnablement établir qu'il fait partie des cibles, ou encore qu'il est perçu comme tel.
Certains cas, malgré tout, permettent une individualisation suffisante pour être considérés. Par exemple, accuser tous les noirs d'être des voleurs dans un village où une seule famille est de cette race ne présente aucune difficulté. D'autres attaques, en apparence générales, peuvent receler une spécificité acceptable. […]
[42] La première juge a conclu qu'il serait impossible de prouver une causalité entre le reportage et le dommage moral subi par un individu, les propos désobligeants s'étant adressés à une communauté composée d'un nombre important de membres. Elle conclut qu'en pareil cas notre droit ne reconnaît pas de recours civil pour la diffamation de communauté, l'attaque se diluant, jusqu'à s'estomper, avant de rejoindre l'individu.
[43] Avec beaucoup d'égard, je ne suis pas de cet avis. L'individualisation du préjudice peut se manifester de diverses façons. L'auteur de propos désobligeants peut y arriver en camouflant derrière des généralités une attaque dont la cible est particularisée. C'est l'exemple donné par l'auteur Denis Buron précité. C'était aussi le cas dans l'affaire Raymond c. Abel [renvoi omis], où le défendeur a affirmé sur le perron de l'église que tous les Raymond (de la paroisse) étaient des « salauds ».
[44] L'individualisation pourra découler de la taille relativement restreinte du groupe visé juxtaposée à la double spécificité des attaques : spécificité du groupe ciblé, d'une part et, d'autre part, spécificité des injures proprement dites. […]
[Je souligne.]
[45] Et plus loin, après une étude de l'arrêt Ortenberg c. Plamondon[28], sur lequel je reviendrai plus loin, on ajoute ceci[29] :
[50] On peut donc dégager des enseignements de la Cour d'appel dans l'affaire Ortenberg trois situations possibles lorsqu'on est en présence de diffamation d'une collectivité :
1) La diffamation collective vise un groupe large et elle se perd dans la foule. Les membres n’ont pas droit à compensation.
2) Il y a diffamation collective, mais certains membres sont désignés ou facilement identifiables. Dans ce cas, les membres visés ont droit à une compensation.
3) La diffamation collective vise un groupe assez restreint pour que tous les membres soient atteints personnellement. Les membres ont alors droit à des dommages.
[51] Il appartiendra au tribunal de déterminer dans quelle mesure le caractère individuel de l'atteinte à la réputation est réduit ou même anéanti par la taille de la collectivité visée en prenant en compte la nature des propos tenus et les circonstances dans lesquelles la diffamation est survenue [renvoi omis]. Chaque cas en sera un d'espèce. Dans la première hypothèse, le tribunal pourra constater l'irrecevabilité de la demande pour absence d'intérêt et de causalité et alors la rejeter sommairement [renvoi omis]. Dans les autres cas, il appartiendra au juge du fond de conclure sur le mérite de l'action suivant la preuve faite.
[Je souligne.]
[46] Enfin, parlant du recours collectif, on précise encore ce qui suit :
[69] Le fait que l'appréciation des dommages moraux, sur une base individuelle, soit difficile à effectuer, ne peut non plus constituer un obstacle préliminaire au recours collectif. Il appartiendra au tribunal saisi du recours collectif au fond de mesurer le préjudice individuel subi et, le cas échéant, de déterminer la réparation adéquate. Vu la qualification discriminatoire que prête l'appelant aux propos de l'intimé André Arthur, il n'est d'ailleurs pas impensable que le juge ordonne le paiement des dommages ou, le cas échéant, le paiement des dommages exemplaires à des sociétés caritatives, une solution retenue par la jurisprudence à diverses reprises [renvoi omis].
[Je souligne.]
[47] Autrement dit, le syllogisme suivant ne suffit pas : le groupe a été attaqué, je fais partie du groupe, donc j'ai été attaqué personnellement. Le caractère individuel et particularisé du préjudice invoqué par la personne qui s'estime diffamée doit plutôt être établi. Dans l'application de cette règle, il n'y a pas lieu de distinguer entre le groupe auquel on appartient par la suite d'une décision (comme l'adhésion à un parti politique, par exemple, ou le choix d'une profession) et le groupe auquel on se trouve à appartenir en raison d'une caractéristique ne résultant pas d'un choix (l'origine ethnique, par exemple, ou le sexe).
[48] Pour illustrer la chose, examinons chacun des trois cas de figure identifiés par la Cour dans le jugement d'autorisation.
[49] Premier cas de figure — La diffamation collective vise un groupe large et elle se perd dans la foule. Les membres n’ont pas droit à compensation. C'est de cela dont il est question dans Zhang c. Chau[30], arrêt récent de notre cour, où l'on trouve le passage suivant qui résume en peu de mots mais fort efficacement la règle applicable :
[18] Selon notre droit, celui qui prétend recouvrer des dommages-intérêts par suite d'un préjudice qu'il aurait subi par la faute du défendeur doit prouver que ce préjudice est réel et direct. Un individu, d'une race quelconque, adepte d'une religion particulière ou membre d'une association ne subit pas un préjudice qui peut être indemnisé si on attaque la race, la religion ou l'association à moins qu'on puisse dire qu'il subit un préjudice spécial et additionnel au préjudice causé à tous les autres individus qui sont dans la même position que la sienne.
[50] Dans le même sens, on pourra voir notamment les affaires Germain c. Ryan[31], Cabay dite Chatel c. Fafard[32] ou Goyer c. Duquette[33]. Dans la première de ces affaires, on décide qu'un individu ne peut prétendre avoir été diffamé ni instituer d'action en diffamation par suite des injures proférées par un anglophone à l'endroit des Canadiens-français. Dans la seconde, on conclut que l'adepte de l'Église de scientologie n'a pas l'intérêt requis pour intenter une action en diffamation — y inclus par le moyen d'un recours collectif — contre ceux qui dénigrent cette église et cette religion, le préjudice personnel qu'elle allègue se limitant à l'humiliation consécutive à la campagne de dénigrement. Il ne suffit pas que les adeptes se sentent blessés dans leurs personnes et brimés dans leurs droits en raison de leur appartenance à l'Église de scientologie et de ce seul fait.
[51] Dans la troisième affaire, est rejeté l'appel d'un pharmacien qui, à l'instar de treize autres, a poursuivi un de ses collègues ayant fait paraître dans un journal de Montréal une annonce laissant entendre que ses compétiteurs sont des voleurs qui abusent du public en fixant des prix scandaleusement élevés pour leurs médicaments. Il y a à l'époque 545 pharmaciens dans la province, dont 425 à Montréal. Selon le juge Tellier, l'annonce, en réalité, n'avait pas la portée que lui impute l'appelant, n'était pas diffamatoire et n'a causé aucun préjudice à l'un ou l'autre des demandeurs, qui cherchaient en fait à obtenir non pas la réparation d'un préjudice « mais une punition, un exemple ou une leçon pour le défendeur »[34]. Selon le juge Rivard, « l'imputation diffamatoire dirigée contre une collectivité donne ouverture à une action en réparation de la part de chacun des membres de cette collectivité, en raison et dans la mesure de l'intérêt personnel de l'individu, c'est-à-dire dans le cas où la diffamation a rejailli sur lui et l'a personnellement atteint »[35], ce qui nécessite la démonstration qu'il a « lui-même souffert un dommage réel dans sa réputation, son honneur ou ses biens »[36]. Le juge Walsh rejetterait pour sa part l'action en l'absence d'une preuve établissant un préjudice. Il précise, se fondant sur les propos d'un auteur de common law, qu'il ne peut y avoir diffamation que si le demandeur est visé personnellement, spécifiquement et directement par les propos litigieux, et peut être identifié, ce qui n'était pas le cas des pharmaciens en cause. Enfin, le juge St-Jacques écrit ce qui suit[37] :
Le champ du débat est donc bien défini en la déclaration même; on peut le déterminer comme suit : Vous avez publié une annonce injurieuse à tous les pharmaciens de la province. Or, je suis un pharmacien; donc, cette annonce me blesse dans mon honneur, ma personne et mes biens, et, en conséquence, vous me devez une réparation.
[…]
Comme on le voit, chacun de ces demandeurs, y compris le présent appelant, ne se croit lésé que parce qu'il fait partie du corps ou de l'Association des pharmaciens de la province de Québec. Chacun d'eux peut-il avoir une action en dommages en pareil cas? Je ne le crois pas.
[52] Distinguant l'affaire Ortenberg[38], le juge St-Jacques poursuit[39] :
Le demandeur appelant ne prétend pas que le défendeur l'a visé en particulier, en publiant cette annonce. De fait tous les demandeurs, sans exception, reconnaissent avec l'appelant que ce n'est que par déduction qu'ils arrivent à se croire visés et atteints par l'annonce.
Je ne puis admettre qu'un droit d'action en dommages puisse découler en faveur du demandeur du seul fait que l'annonce pourrait être injurieuse à l'égard de la collectivité des pharmaciens de la province de Québec dont il fait partie.
[53] Plus récemment, dans Jeunes canadiens pour une civilisation chrétienne c. La Fondation du Théâtre du Nouveau Monde[40], le juge Bernier écrit que :
En d'autres termes, n'a l'intérêt suffisant que la victime qui a été directement lésée dans ses droits subjectifs propres par opposition aux droits généraux de la collectivité dont elle fait partie.
Les appelants prétendent que lorsqu'un délit ou un quasi-délit porte sur des libertés fondamentales, un intérêt d'ordre général suffit, qu'un préjudicie personnel et distinct n'est pas requis. […]
Un acte fautif envers la collectivité n'en sera pas moins générateur de droits pour l'individu qui est alors personnellement lésé dans ses intérêts et droits propres, qui a subi un préjudice distinct du préjudice collectif. C'est ainsi que notre Cour a confirmé le droit d'un usager du service postal à se faire indemniser par le syndicat des postiers pour la perte pécuniaire subie à la suite d'une grève illégale des postiers, membres de ce syndicat. [renvoi omis].
La règle, en droit commun, est la même en matière de diffamation. Une personne uniquement à titre de membre d'une collectivité visée par les propos injurieux, n'a pas l'intérêt suffisant pour former une instance civile basée sur une telle diffamation; il faudra qu'elle allègue qu'elle a été visée et atteinte personnellement. C'est ainsi que dans l'arrêt Ortenberg c. Plamondon [renvoi omis], notre Cour a reconnu au demandeur l'intérêt suffisant parce que l'injure, en plus de la collectivité dont il faisait partie, le visait personnellement.
[54] L'affaire porte ici sur une question d'irrecevabilité pour cause de défaut d'intérêt, mais le principe avalisé par la Cour n'en est pas moins pertinent.
[55] Deuxième cas de figure — Il y a diffamation collective, mais certains membres sont désignés ou facilement identifiables. Ce cas de figure n'a en vérité que bien peu à voir avec celui de la « diffamation collective », si tant est qu'on puisse utiliser une telle expression. En réalité, il s'agit plutôt d'une diffamation individuelle, visant une personne ou un certain nombre de personnes facilement reconnaissables et identifiables, masquée sous des propos qui n'ont de généraux que la forme. Pour paraphraser la Cour dans l'arrêt autorisant le présent recours collectif, il s'agit en fait de camoufler derrière des généralités une attaque dont la cible est particularisée.
[56] L'exemple le plus souvent donné d'un tel cas de figure est celui de l'affaire Raymond c. Abel[41]. Le défendeur, après la grand-messe du dimanche, devant une assemblée nombreuse rassemblée sur le parvis de l'église, traite les « Raymond » de « courailleux de femmes, un potée, une gang de c… et de salauds »[42]. Il répète plus tard les mêmes propos dans un magasin. Or, il n'y a que trois Raymond dans la paroisse, tous frères. La Cour supérieure conclut que, selon la preuve, le propos visait et avait atteint toute la famille des Raymond, c'est-à-dire chacun des trois frères sans distinction, et que l'action en diffamation de l'un d'entre eux contre le défendeur peut donc être reçue.
[57] C'est aussi la situation qui se présentait dans Prairie c. Vineberg[43], où un commerçant avait imprudemment accusé de vol les policiers affectés à la garde nocturne de son magasin incendié, sans toutefois désigner nommément les policiers en question. Six policiers s'étaient succédé cette nuit-là à la garde de l'établissement et ils pouvaient tous, bien sûr, être identifiés aisément. Une fouille de leurs domiciles respectifs fut organisée et « rien n'a été découvert qui pût aucunement justifier l'accusation du défendeur »[44]. La Cour supérieure a conclu que chacun se trouvait forcément souillé par l'accusation intempestive du commerçant et il a accueilli l'action en diffamation intentée par l'un d'entre eux.
[58] On peut aussi emprunter l'exemple suivant à l'auteur Denis Buron, d'ailleurs cité par la Cour dans l'arrêt autorisant le recours collectif de l'intimé : « accuser tous les noirs d'être des voleurs dans un village où une seule famille est de cette race » peut être considéré comme une attaque individualisée[45].
[59] Troisième cas de figure — La diffamation collective vise un groupe assez restreint pour que tous les membres soient atteints personnellement. C'est la situation illustrée par l'arrêt Ortenberg c. Plamondon[46], qui est — à juste titre — l'incontournable de la jurisprudence en matière de diffamation dite collective.
[60] Nous n'avons de cet arrêt, rendu en 1914 et publié dans les rapports judiciaires de 1915, que les motifs des juges Carroll et Cross[47]. Les termes du débat sont résumés ainsi par le juge Carroll[48] :
L'appelant Ortenberg, marchand de St-Roch, de race et de religion juives, se plaint de l'intimé Plamondon qui aurait, dans une conférence, attaqué le Juif en général, les Juifs de Québec et le demandeur en particulier. Leduc, l'autre intimé, a imprimé cette conférence.
Ortenberg dit que cette conférence le frappe dans son honneur et ses biens; qu'à la suite de cette conférence il a été insulté et assailli; qu'il a perdu une partie de sa clientèle, et il réclame 500 $ de dommages-intérêts.
L'intimé plaide qu'il n'a pas attaqué le demandeur personnellement, mais la race juive et ses méthodes; qu'il avait en vue « le Juif » comme collectivité; que les accusations sont vraies, d'intérêt public, et avaient pour but de mettre en garde la population chrétienne de la Province contre l'envahissement des Juifs. […]
[61] Examinant soigneusement les propos tenus lors de cette conférence, qui a été publiée ultérieurement, le juge Carroll y constate en effet des attaques contre les Juifs en général, notant aussi que — et cela était un fait crucial, car Ortenberg, désigné par son lieu de travail, se trouvait ainsi identifié aussi sûrement que si son nom avait été prononcé[49] :
Puis, après avoir cité un article du « Progrès du Saguenay », sur le « travail du dimanche et les Juifs », le conférencier fait le commentaire suivant : « À Saint-Roch même le travail du dimanche, que cet écrivain dénonce avec tant d'éloquence et de raison, se pratique par les Juifs. Il y a tel atelier de confection au no 151½ ou 117 de la rue St-Joseph où, des témoins dignes de foi me l'ont affirmé avec une généreuse indignation, on travaille habituellement tous les dimanches de l'année.
[Je souligne.]
[62] Quelques jours après la conférence, certains des auditeurs de Plamondon, des « gamins »[50], ont lancé une pierre qui a frappé la maison d'Ortenberg. Celui-ci a en outre été insulté dans la rue et il a par ailleurs perdu une partie de sa clientèle.
[63] L'action d'Ortenberg contre Plamondon est rejetée par la Cour supérieure, au motif qu'il ne peut y avoir diffamation en raison de la « discussion plus ou moins violente et passionnée d'opinions philosophiques, sociales ou religieuses »[51]. Tout en reconnaissant que « le principe est bien posé »[52], le juge Carroll conclut pourtant différemment[53] :
Sans doute, que les attaques contre une race, quelques violentes soient-elles, ne peuvent donner ouverture à une action en dommages-intérêts; tous ceux qui écrivent peuvent écrire tout ce qu'ils pensent sur le compte d'une collectivité, avec cette restriction que si, l'un des individus de la collectivité est visé spécialement par la diffamation et subit un dommage, il a l'action en justice. Si la collectivité est nombreuse il n'y a pas de droit d'action, car l'injure dans ce cas n'est pas censée viser une personne. Si la collectivité est ou n'est pas assez nombreuse pour donner ouverture à l'action, est une question de fait laissée à la discrétion et à la sagesse des tribunaux.
Le but de cette conférence était certainement de mettre le public en garde contre les Juifs de Québec, au nombre de 75 familles, sur une population totale de 80,000 âmes.
En imputant à cette collectivité restreinte tous les crimes de la race juive, on la visait suffisamment, et j'adopte comme bien fondé, le jugement suivant du Tribunal civil de la Seine, Corinaldi et autres v. Feuillebois Renaud :
« Attendu, déclare ce jugement, que quand l'imputation diffamatoire ou injurieuse vise un nombre assez considérable de personnes pour ne causer à aucune d'elles un préjudice personnel, l'action individuelle n'appartient à aucune de ces personnes, la diffamation étant dans ce cas tellement dispersée et diffuse, qu'elle est, en quelque sorte, insaisissable; mais qu'il en est autrement quand le nombre des membres de la collectivité est assez restreint pour que, la diffamation ou l'injure, sans les viser nommément, les atteigne cependant personnellement; qu'en ce cas il faut reconnaître à chacun d'eux le droit d'exercer pour son compte particulier l'action en diffamation. »
[…]
La collectivité juive de Québec se compose de 75 familles, comme je l'ai dit plus haut, sur une population de 80,000 âmes. Ce n'est pas le cas d'une injure adressée à une collectivité assez nombreuse pour qu'elle se perde dans le nombre.
[…]
En un mot, le litige peut se résumer comme suit : L'attaque dirigée par l'intimé contre le Juif est-elle seulement une attaque générale contre la race juive, ses méthodes, ses doctrines, ses agissements,—une attaque impersonnelle, ou bien les personnes formant la communauté juive de Québec sont-elles suffisamment désignées dans cette conférence? Je crois qu'elles sont suffisamment désignées, que le demandeur est compris dans cette diffamation, qu'il a été lésé dans ses sentiments et dans ses biens, et qu'il doit obtenir jugement.
[64] Et encore[54] :
Qu'on le remarque bien : l'intimé n'est pas condamné parce qu'il a attaqué la race ou la religion juive, ni pour avoir répété les accusations que des historiens ou des pamphlétaires ont portées contre les Juifs en général, ni parce qu'il a dénoncé avec raison le travail du dimanche, mais il est condamné pour avoir pris à partie les 75 chefs de familles juives de Québec et pour avoir attribué à tous et à chacun de ces derniers la volonté de commettre les crimes abominables dont on accuse leur race, quand ils seront assez forts pour les commettre ici.
C'est là de la diffamation personnelle.
[65] De son côté, le juge Cross donne également gain de cause à Ortenberg[55] :
It is proved that the anti-Jewish sentiment which followed upon the delivery of the lecture was such that persons who had dealt with the appellant shunned him, that his business fell off noticeably, and that he was insulted by youths in the street as “le Juif”, and the shutter of his dwelling was broken by a stone thrown by the youths.
Those effects will be found to have been what might have been expected, when it is considered that there are only about seventy-five Jewish householders in Quebec, that the appellant is a dealer in clothing at St-Roch's in Quebec, near where the lecture was delivered; that he, in fact, lived across the street from the respondent's own dwelling-house, so that crowds of youths might applaud in front of the respondent's house and jeer in front of the appellant's house without changing place.
[…]
So far, it may be that the lecture might be considered as a mere pronouncement upon “la question juive”, that is, an opinion upon a general question of a racial, or religious, or social kind, upon which there could be no ground for recovery for personal defamation.
It is, however to be observed that, towards the end of his lecture, the respondent made reference to the matter of non-observance of the Sabbath. He said that there was a garment making shop at No. 151½ or 117 St. Joseph Street, wherein Sunday work was habitually carried on, and added in conclusion : “C'est un premier empiètement du Juif sur nous; allons-nous être assez veules, assez mous pour le subir sans protester?
“Continuerez-vous, Mesdames, à acheter de ces Juifs des vêtements qu'ils ont confectionnés le dimanche, en mépris de notre sainte religion dont ils se moquent déjà sans bruit en attendant qu'ils la puissent outrager ouvertement sans danger?
“Continuerez-vous, Messieurs, à louer, ou, ce qui est un mal encore plus grand, à leur vendre vos maisons pour leur permettre ainsi de prendre pied chez nous et les aider par là à réaliser le rêve qu'ils caressent de nous asservir?
“La patrie inquiète attend votre réponse.”
I have already indicated what effect that sort of thing might have been expected to have, and what effect it, in fact, did have upon the appellant. He was subjected to affront in public and his business was damaged.
I cannot agree that the respondent's utterances amount merely to a non-actionable denunciation of controversion of a race, or religion at large. They were that and, as regards the appellant, they were more. They were an invitation and incitement to a boycott of the handful of Jewish traders in the city of Quebec. The invitation to boycott was accepted and acted upon.
[66] On reconnaît donc dans cette affaire qu'il est possible, par des propos qui visent en apparence une collectivité très large, de s'attaquer à un groupe restreint, suffisamment repérable et identifiable, dont chacun des membres sera individuellement pris à partie et, de ce fait, sera atteint personnellement « dans ses sentiments et dans ses biens »[56]. Il faut voir par ailleurs que, dans Ortenberg, l'attaque avait la nature d'une incitation à la haine et à la violence contre les personnes visées, à une époque où l'antisémitisme était tout aussi répandu que virulent, contexte que l'on ne peut ignorer. La lecture de l'arrêt donne cependant à penser que l'action n'aurait peut-être pas été accueillie si l'appelant n'avait pas été personnellement, quoiqu'indirectement, identifié par les propos de l'intimé et en avait subi un préjudice singulier : Ortenberg, en effet, avait subi plus que la blessure morale ressentie par toute personne mise au fait des propos litigieux et visée par eux, mais avait subi aussi, et surtout, un préjudice individuel et distinct (injures proférées à son endroit par des tiers, perte de clientèle, etc.), le discours ayant de facto engendré les effets particuliers qui étaient recherchés.
[67] Je note au passage que le jugement de la Cour supérieure dans Association des policiers de Sherbrooke c. Delorme[57], qui accueille partiellement l'action d'une association de policiers à l'endroit du commentateur qui, à la télévision locale, a malmené les policiers, ne me paraît pas répondre aux conditions énoncées dans l'arrêt Ortenberg et me paraît contrevenir par ailleurs à l'arrêt Jeunes canadiens pour une civilisation chrétienne[58]. Le téléspectateur comprenait bien que le commentateur en question, qui avait reçu une contravention pour excès de vitesse, n'en était pas content et se servait de sa tribune pour vitupérer contre les policiers (et l'on comprend que les policiers de l'endroit étaient particulièrement visés). La diatribe, cependant, ne visait aucun policier en particulier et l'association demanderesse encore moins, dont on doit se demander si elle avait même l'intérêt requis pour agir en justice.
* *
[68] Cela dit, comment concilier les exigences propres à la détermination des effets préjudiciables des propos désobligeants qui, visant un groupe, peuvent néanmoins, dans certains cas, atteindre l'individu qui en fait partie, avec celles de la norme objective qui, dans notre droit moderne, permet de déterminer le caractère diffamatoire de tels propos et, partant, le préjudice, et plus exactement le préjudice individuel?
* *
[69] Comme on l'a vu précédemment, la nature diffamatoire des propos — et donc le préjudice — « s'analyse selon une norme objective »[59] qui est celle de la perception du citoyen ordinaire : celui-ci estimerait-il que les propos pris dans leur ensemble et dans leur contexte ont déconsidéré la réputation des personnes visées par les propos litigieux? Cette norme peut être adaptée assez naturellement aux circonstances où il est question du préjudice qui pourrait être causé aux individus s'estimant lésés par les propos désagréables, incivils ou faux tenus à l'endroit d'un groupe dont ils font partie et la question peut alors être formulée ainsi : le citoyen ordinaire serait-il d'avis que l'imputation désobligeante dirigée contre le groupe est de nature à rejaillir ou a rejailli sur l'individu membre de celui-ci de façon à attenter à sa réputation personnelle, tenant compte des trois cas de figure dont il a été précédemment question?
[70] Tout en reconnaissant que la situation est limite, j'estime néanmoins que le citoyen ordinaire répondrait en l'espèce à cette question par la négative.
* *
[71] Je rappelle que le citoyen ordinaire est une personne raisonnable, c’est-à-dire réfléchie, rationnelle, informée mais non pas experte, qui n'est ni susceptible ni tatillonne. J'estime également que, dans une affaire comme celle de l'espèce, le citoyen ordinaire doit également être tenu pour une personne soucieuse de la protection et de la préservation des libertés de pensée, de croyance, d'opinion et d'expression tout autant que du droit à la réputation. Enfin, ce citoyen ordinaire est soucieux aussi de la dignité des personnes et conscient par conséquent tant de l'existence de convictions, de préjugés ou de pratiques discriminatoires chez certains de ses concitoyens que de la nécessité de ne pas encourager pareilles attitudes. Il sait aussi qu'au-delà des opinions ou pratiques ouvertement discriminatoires de certains, il existe une discrimination systémique, moins affichée et pas nécessairement intentionnelle, mais non moins réelle.
[72] Comment ce citoyen envisagerait-il les propos de l'appelant Arthur?
[73] Le citoyen ordinaire qui aurait entendu ces propos ou en aurait autrement pris connaissance aurait d'abord tenu compte du contexte dans lequel ces propos ont été tenus. Or, tel qu'indiqué précédemment, et comme le révèle la preuve, l'appelant Arthur pratique un genre que le juge Binnie, dans l'arrêt WIC Radio Ltd. c. Simpson[60], qualifie de radio-provocation, genre qui donne notoirement dans la controverse et le sensationnalisme, mais aussi dans l'exagération, l'enflure, l'agressivité et la vulgarité, affichant un ostentatoire souci de vérité qui s'accommode pourtant assez bien des rumeurs, insinuations et autres extrapolations imparfaitement concoctées, souvent grossières, mais livrées avec un aplomb imperturbable. Presque par définition, dirais-je, ce genre, qui est souvent de mauvais goût et a fort peu à voir avec l'information, est d'une crédibilité douteuse, préférant l'opinion, pour ne pas dire l'impression, aux faits. La personne raisonnable pourra s'en désoler, mais n'y ajoutera guère foi. Cela règle-t-il la question? Je ne le crois pas. En effet, même si le citoyen ordinaire n'accorde pas personnellement foi à ces propos, il pourra estimer que, précisément en raison de leur caractère outrancier, les propos de ce genre sont de nature à avoir un certain impact auprès d'une partie de la population et de déconsidérer aux yeux de ceux-là la réputation des personnes attaquées. C'est en tout cas un élément contextuel à considérer.
[74] Par ailleurs, le matin où il a tenu les propos litigieux, l'appelant Arthur se penchait à son émission sur la question de la satisfaction des Québécois à l'endroit de l'industrie locale de l'hôtellerie et de la restauration. Il a décidé d'aborder également le sujet de l'industrie du taxi, ce qui est, ainsi que le constate le juge de première instance, « d'un grand intérêt pour l'ensemble de la population et tout particulièrement pour l'industrie du tourisme »[61]. Exprimant l'opinion qu'il s'est formée à la suite de quelques expériences personnelles malheureuses, qu'il s'emploie à relater, l'appelant Arthur dénonce les problèmes de malpropreté, d'incompétence et d'arrogance qui affligeraient l'industrie et s'en prenant à cet égard principalement aux chauffeurs « haïtiens et arabes », se demandant même, et le laissant ainsi entendre, si certains de ces chauffeurs ont obtenu leur permis par corruption. Il s'en prend également à la connaissance que ces chauffeurs auraient, ou plutôt n'auraient pas, du français et de l'anglais. Il encourage par la suite une auditrice qui, participant à la tribune téléphonique et arguant elle aussi de son expérience personnelle, énonce quelques remarques peu flatteuses à l'endroit des chauffeurs de taxi arabes, en particulier.
[75] Cela dit, il faut bien constater que les propos litigieux, qui sont en effet déplaisants, tiennent plus de l'extrapolation, du commentaire et de l'opinion que de l'accusation précise ou du fait[62] : il s'agit d'inférences hybrides[63], à contenu tout à la fois factuel et qualificatif, que l'appelant Arthur tire d'expériences personnelles qu'il a jugées désagréables, inférences qui demeurent dans un registre général. Aucun chauffeur, en effet, n'est identifié, directement ou indirectement, ou nommé, aucun ne peut être individuellement reconnu; on parle généralement de malpropreté, d'arrogance, de méconnaissance de la langue française, on évoque et on laisse flotter l'idée d'une certaine malhonnêteté dans l'obtention des permis. Le seul élément de particularisation tient au fait qu'on attribue ces défauts principalement aux chauffeurs de taxi haïtiens et arabes.
[76] Le citoyen ordinaire aurait certainement une réaction d'incrédulité et d'irritation ou d'exaspération devant ces propos tout à la fois racistes et excessifs, mais là n'est pas le standard d'appréciation du préjudice. Plutôt, malgré leur caractère outrancier et en raison du contexte dans lequel ils sont prononcés, je crois que le citoyen ordinaire ne leur accorderait finalement aucune crédibilité et ne pourrait raisonnablement conclure que la réputation individuelle et la dignité personnelle de chacun des chauffeurs de taxi appartenant au groupe visé sont entachées ou atteintes aux yeux de leurs concitoyens, et ce, d'autant moins que les chauffeurs en question, selon le calcul que fait le juge de première instance, sont au nombre de 1 100[64], sur un total d'environ 4 500[65]. Compte tenu du contexte, on peut penser que le citoyen ordinaire aurait à cet égard la même réaction qu'en entendant quelqu'un condamner, sans plus de précision, l'ensemble des hôteliers montréalais sur la base de deux ou trois expériences malheureuses ou, partant de son expérience personnelle, s'en prendre à l'ensemble des avocats montréalais qui pratiquent le droit de la propriété intellectuelle, ou encore à l'ensemble des médecins de sexe féminin ou des infirmières œuvrant dans tel centre hospitalier, pour user d'exemples arbitraires.
[77] Sur ce plan l'affaire se distingue donc des cas de figure 2 et 3 évoqués précédemment. Cela aurait peut-être été différent si les chauffeurs de taxi dont la langue maternelle est l'arabe ou le créole (pour reprendre la description du groupe) avaient été moins de 10 par exemple, et donc facilement identifiables et visés ainsi précisément (comme dans les affaires Raymond[66] ou Vineberg[67]) : on aurait pu parler alors, à vrai dire, de diffamation individuelle camouflée sous des propos généraux ou faussement anonymes (cas de figure 2). On ne peut pas conclure non plus qu'il s'agit d'une affaire telle celle en cause dans l'arrêt Ortenberg (cas de figure 3) où l'on parlait de 75 familles et surtout — ce qui demeure un élément capital — où le préjudice particulier du demandeur avait été établi de façon directe et l'aurait été même en fonction de la norme objective utilisée aujourd'hui, vu un contexte s'apparentant fortement à l'incitation à la haine.
[78] Or, même dans l'hypothèse la moins favorable, on ne peut pas parler ici d'incitation à la haine : la teneur des propos de l'appelant Arthur n'a pas de commune mesure avec celle des propos du conférencier Plamondon dans l'affaire Ortenberg et ne s'apparente pas non plus au discours haineux[68] ou au libelle diffamatoire[69] réprimé par le Code criminel. En outre, les propos litigieux ne sont pas non plus de l'ordre d'une campagne qui aurait donné lieu à des dérapages répétés (comme c'était par exemple le cas, pour ne mentionner que ces exemples, dans les affaires Fillion c. Chiasson[70] ou A.S. c. D.F.[71]). Ce n'est pas que la diffamation requière la répétition de l'offense, mais ce n'en est pas moins un élément de contexte : s'agit-il d'un incident isolé ou, au contraire, d'une attaque en règle ponctuée de plusieurs salves? En l'occurrence, il s'agit d'un incident unique.
[79] J'estime enfin que le citoyen ordinaire aurait donné autant de poids (c'est-à-dire aussi peu) aux propos de l'appelant Arthur qu'il pourrait en donner à ceux, par exemple, d'un certain commentateur dont le professeur Jean-Denis Archambault écrit ceci dans un récent ouvrage[72] :
[…] Et, autre exemple qui ne vaut que ce que valent les exemples, les allégations répétées par un animateur anglophone d'émission de sport diffusées sur les ondes de la télévision d'État, et à l'effet que les joueurs de hockey professionnels de langue française, ou d'origine européenne, sont des froussards au jeu, au travail, ces allégations peuvent déplaire et choquer, à raison si l'on veut, un certain auditoire, notamment francophone ou d'ascendance européenne, puis effectivement offusquer, froisser et humilier bon nombre de joueurs de hockey membres du groupe expressément visé, mais elles ne portent pas atteinte à la réputation individuelle des Mario Lemieux, Guy Lafleur, Martin Brodeur, « Nemo X » et consorts, sur la glace ou en tenue de ville. […]
[80] Le citoyen ordinaire partagerait cet avis et conclurait en l'espèce que l'effet de l'imputation injurieuse s'est perdu dans la foule — on parle ici, en effet, de plus de mille personnes —, l'attaque se diluant, en raison de l'importance du groupe mais aussi en raison de la généralité du propos, jusqu'à s'estomper avant de rejoindre l'individu.
[81] Avec beaucoup d'égards pour le juge de première instance, qui se trouvait dans une situation difficile, on ne peut conclure au préjudice du seul fait que les chauffeurs qui ont témoigné se sont sentis choqués, blessés et insultés par les propos de l'appelant Arthur[73] : ce n'est pas là la norme applicable.
[82] Je ne peux bien sûr passer sous silence le fait que, dans l'arrêt qui autorise le recours collectif de l'intimé, la Cour écrit ceci à propos de l'individualité du préjudice résultant des propos de l'appelant Arthur[74] :
[44] L'individualisation pourra découler de la taille relativement restreinte du groupe visé juxtaposée à la double spécificité des attaques : spécificité du groupe ciblé, d'une part et, d'autre part, spécificité des injures proprement dites. L'appelant a de sérieux moyens pour faire valoir que c'est précisément le cas ici. Pour se sentir personnellement accusé de malpropreté, d'incompétence et de corruption, il suffit au chauffeur de taxi montréalais d'être haïtien ou arabe. Inversement, tout chauffeur haïtien ou arabe qui opérait un taxi le 17 novembre 1998 à Montréal est nécessairement malpropre, incompétent et corrompu. Les propos d'André Arthur ne souffrent aucune exception. La corrélation entre ces races et les tares qu'il leur prête est parfaite. Dès que le travailleur est de l'une ou l'autre de ces races, il ne peut manquer d'être éclaboussé dans l'opinion publique et meurtri dans son identité profonde.
[…]
[55] Je ne vois pas d'incompatibilité entre les principes énoncés dans l'affaire Kenora et ce que je propose dans le présent cas : chaque membre du Service de police de Kenora était incapable de soutenir que les actes reprochés le visaient personnellement. Par contraste, il suffit, pour un chauffeur de taxi montréalais, d'être arabe ou haïtien pour être éclaboussé. On ne lui reproche pas ce qu'il fait : on lui reproche ce qu'il est.
[Je souligne.]
[83]
Ces propos, il faut d'abord le rappeler, ont été tenus au stade du
processus d'autorisation du recours collectif et dans le cadre de l'examen des
conditions énoncées par l'article
1003. Le tribunal autorise l'exercice du recours collectif et attribue le statut de représentant au membre qu'il désigne s'il est d'avis que:
a) les recours des membres soulèvent des questions de droit ou de fait identiques, similaires ou connexes;
b) les faits allégués paraissent justifier les conclusions recherchées;
c) la composition du groupe rend difficile ou peu pratique l'application des articles 59 ou 67; et que
d) le membre auquel il entend attribuer le statut de représentant est en mesure d'assurer une représentation adéquate des membres.
[84] Seules les conditions b) et c) étaient en cause ici et l'on peut comprendre qu'au stade de l'autorisation, la Cour ait conclu à l'apparence de droit et au caractère adéquat du groupe : en l'absence de preuve sur le fond et en l'absence d'un débat complet sur l'application de la norme d'évaluation du préjudice, il aurait été prématuré de conclure autrement. Mais que l'on ait conclu à l'apparence de droit ou au caractère adéquat du groupe aux fins de l'institution d'un recours collectif, ne signifie pas que, sur le fond, l'intimé doit avoir gain de cause et les remarques de la Cour sur le fait que les chauffeurs de taxi visés par les propos de l'appelant Arthur ne peuvent manquer d'être éclaboussés dans l'opinion publique ne sont dans ce cadre qu'un obiter, qui ne liait pas le juge du procès. Elles le liaient d'autant moins que la Cour elle-même précise ce qui suit au paragraphe 68 de l'arrêt d’autorisation, en définissant la tâche du juge du fond :
[68] Puisque la nature diffamatoire des propos doit s'analyser selon une norme objective (le critère du citoyen ordinaire) et que l'appréciation de la faute doit se faire de manière contextuelle, ce double exercice sera effectué par le tribunal saisi du mérite du recours en soupesant les limites que le droit à la réputation peut raisonnablement imposer à la liberté d'expression.
[85] Par ailleurs, en tout respect, même en reconnaissant qu'en effet le chauffeur de taxi se trouve heurté et meurtri par les propos de l'appelant Arthur, je ne crois pas que l'on puisse conclure qu'il en est nécessairement, aux yeux du citoyen ordinaire, éclaboussé en ce que sa réputation ou sa dignité seraient alors ternies aux yeux de l'opinion publique. Ce n'est pas la blessure intime qui, seule, peut faire la diffamation et, à mon avis, l'application de la norme objective préconisée par la Cour suprême doit mener à la conclusion qu'il n'y a pas eu, ici, diffamation.
[86] Le fait — dont le citoyen ordinaire tiendrait certainement compte — que les propos de l'appelant Arthur ont une connotation raciste est-il cependant de nature à emporter une autre conclusion?
* *
[87] Car c'est bien là que se trouve le cœur du débat sur le caractère préjudiciable, donc diffamatoire, des propos de l'appelant Arthur. Le jugement de première instance conclut en effet, à juste titre, que n'eût été cet aspect, les commentaires litigieux n'auraient été ni fautifs ni diffamatoires :
[82] En effet, si M. Arthur s'en était pris à l'industrie du taxi en général, sans faire quelque référence aux chauffeurs d'origine arabe ou haïtienne, il n'y aurait eu aucun problème puisque, à n'en pas douter, la qualité et les services rendus par les chauffeurs de taxi à Montréal étaient un sujet d'intérêt public.
[…]
[84] Le sujet traité par M. Arthur, le 17 novembre 1998 et portant sur l’industrie du taxi à Montréal était d’un grand intérêt pour l’ensemble de la population et tout particulièrement pour l’industrie du tourisme. Très souvent, la première image qu’a un touriste lorsqu’il arrive à Montréal lui provient du taxi qu’il prend à l’aéroport ou à la gare, et cette première impression peut le marquer pour l’ensemble de son séjour dans la Ville.
[85] Un accueil chaleureux dans une des deux langues officielles et dans une voiture bien entretenue lui laissera une image positive de son séjour, alors que la situation contraire pourra l’indisposer.
[86] Fallait-il pour autant cibler les chauffeurs de taxi arabes et haïtiens pour faire valoir son point de vue? Le tribunal ne le croit pas.
[88] Bref, et pour dire les choses de manière délibérément crue, on peut, sans qu'on puisse y voir diffamation, critiquer les 4 500 chauffeurs de taxi de Montréal en dénonçant, même en termes vifs, leur incompétence, leur malpropreté, leur arrogance, et en s'interrogeant sur la façon plus ou moins douteuse dont ils auraient obtenu leur permis. Mais peut-on cibler ainsi les chauffeurs arabes et haïtiens, en usant en prime d'épithètes péjoratives comme « fakirs » pour désigner les premiers et « ti-nègre » pour parler de la langue des seconds? Si on le fait, quelles sont les conséquences sur l'évaluation du caractère diffamatoire, et donc préjudiciable, du propos?
* *
[89] On ne peut pas nier les effets pernicieux, nocifs et délétères, du discours raciste[75] : même lorsqu'il n'invite pas à la violence, à la haine ou à la détestation actives, et donc même lorsqu'il a des apparences de modération, si je puis dire, le discours raciste n'en est pas moins néfaste en ce que, d'une part, il conforte dans leurs convictions ceux qui sont prédisposés à l'entendre, justifiant ou accréditant ainsi leurs préjugés, leurs idées ou leurs pratiques, mais aussi en ce qu'il peut ébranler certaines personnes, faire de nouveaux convertis ou simplement jeter le trouble; d'autre part, il atteint la conception que les personnes visées peuvent se faire d'elles-mêmes, les vulnérabilise, les fragilise et les blesse dans leur identité, les exposant par ailleurs aux préjugés des autres, transformant leurs caractéristiques en stigmates, les dénigrant pour ce qu'ils sont et leur infligeant une vive blessure psychologique[76]. Dans une société qui n'a pas encore éradiqué la discrimination directe ou systémique à l'endroit de groupes vulnérables notamment par leur race ou leur origine, on mesure le danger d'un tel discours, même dans sa forme la moins brutale.
[90] Dans son article sur la diffamation[77], que cite l'arrêt autorisant le recours collectif de l'intimé[78], Denis Buron fait très éloquemment ressortir cet aspect de ce qu'il appelle « la diffamation de collectivités », qui est peut-être plus malfaisante encore lorsqu'elle se présente sous des dehors relativement « soft » et peut ainsi être plus convaincante ou séduisante qu'une envolée violente ou véhémente : cette dernière peut rebuter et détourner celui qui, au contraire, sera plus réceptif à des paroles moins dures mais tout aussi nuisibles, en réalité. Cet impact est particulièrement important lorsque le discours raciste, même mesuré (si on me passe le terme), est propagé sur les ondes de la radio ou de la télévision (et il en irait de même s'il s'agissait de la grande presse écrite), le medium légitimant en quelque sorte le propos et augmentant à la fois sa diffusion et son poids. Bref, on serait tenté d'appliquer au discours raciste « soft » les mots du juge Dickson dans l'arrêt Canada (C.D.P.) c. Taylor[79] au sujet de la propagande haineuse : les messages à connotation raciste, grossiers ou subtils, « portent atteinte à la dignité et à l'estime de soi des membres du groupe cible et, d'une façon plus générale, contribuent à semer la discorde entre les divers groupes raciaux, culturels et religieux, minant ainsi la tolérance et l'ouverture d'esprit qui doivent fleurir dans une société multiculturelle vouée à la réalisation de l'égalité »[80].
[91] Cela fait-il cependant de tout propos raciste tenu à l'endroit d'une collectivité un propos diffamatoire, c’est-à-dire un propos préjudiciable qui amène la possibilité d'une compensation?
[92] Je ne le crois pas.
[93] À mon avis, ce n'est pas en élargissant le concept juridique de la diffamation ou en étirant la norme de détermination du préjudice en pareille matière que l'on peut lutter le plus efficacement contre les propos racistes, et d'autant moins que cet élargissement ou cette extension heurtent alors d'autres valeurs tout aussi fondamentales de notre société, qui sont celles des libertés de pensée, de conscience, de croyance, d'opinion ainsi que la liberté d'expression, sans laquelle les quatre premières ne sont rien.
[94] Déjà, on peut voir dans l'idée même de la répression de la diffamation une forme de censure, censure que notre société accepte toutefois et qui est nécessaire à la protection de ces autres droits fondamentaux que sont les droits de chaque individu à la réputation, à l'honneur et à la dignité, dont l'importance est soulignée avec force dans l'arrêt Hill c. Église de scientologie[81].
[95] L'équilibre cependant entre, d'une part, la liberté d'expression et, d'autre part, le droit à la réputation n'est pas toujours facile, particulièrement lorsque s'abrite sous la première un discours qui répugne personnellement à celui qui doit en juger. L'étude de la jurisprudence révèle certains flottements à cet égard et, depuis peut-être trente ans, un resserrement qui favorise le droit à la réputation, à l'honneur et à la dignité, plutôt que la liberté d'expression, particulièrement en droit québécois : c'est la thèse que défend le professeur Jean-Denis Archambault dans son récent ouvrage sur le sujet[82]. Or, comme l'écrit le juge Binnie dans WIC Radio Ltd. c. Simpson[83] :
[…] Il n'est pas question de considérer l'atteinte à la réputation de l'individu comme une conséquence regrettable, mais inévitable, des controverses publiques, mais il ne faut pas non plus vouer à la réputation personnelle une déférence exagérée propre à « paralyser » un débat ouvert sur des questions d'intérêt public. […]
[96] Autrement dit, si la diffamation doit être reconnue et sanctionnée, pour assurer la protection efficace de la réputation (ainsi que de l'honneur et de la dignité) de chaque individu, elle ne doit pas l'être si sévèrement ou si amplement qu'elle étiole la liberté d'expression (ainsi que les libertés de conscience, de pensée, de croyance et d'opinion). Or, à mon avis, il y a justement dans la prudence — on peut même dire la réticence — du droit à l'égard de la diffamation dite collective l'affirmation du point d'équilibre entre le droit à la réputation, à l'honneur et à la dignité, d'un côté, et les libertés de pensée, de croyance, d'opinion et d'expression, de l'autre. C'est la réputation et la dignité personnelles qui sont protégées contre les propos excessifs, injurieux ou même mensongers ou malicieux, dans la mesure où l'attaque est particularisée et vise spécialement un individu précis, identifié ou identifiable.
[97] Bien sûr, et comme on l'a vu, les tribunaux sont capables de voir à travers le camouflage et de détecter l'attaque particularisée sous le propos d'apparence générale ou l'attaque qui, en raison de sa véhémence particulière et de son contexte, est de nature à atteindre l'individu à travers le groupe auquel il appartient, atteinte dont la nature et l'impact sont cependant vérifiés et mesurés selon la norme objective expliquée par la Cour suprême dans l'arrêt Prud'homme. Cela signifie donc qu'une attaque dirigée contre un groupe n'engendrera pas nécessairement une atteinte individuelle. S'il faut en effet que tout propos désagréable ou offensant à l'endroit d'une collectivité — on parle ici de groupes ethniques, mais l'on pourrait tout aussi bien parler des personnes homosexuelles[84], des femmes[85], des adeptes d'une religion[86], des personnes handicapées[87], etc. — soit considéré comme diffamatoire, c'est-à-dire attentatoire à la réputation, à l'honneur et à la dignité de chacun des individus faisant partie de ce groupe, et leur confère un droit d'action personnel[88], c'est tout un pan des libertés d'opinion et d'expression qui disparaît. Je partage sur ce point l'opinion exprimée par mon collègue le juge Pelletier, dissident, dans l'arrêt Lafferty, Harwood & Partners c. Parizeau[89], qui me semble intégralement transposable à l'espèce :
[158] Il n'y a pas que les érudits, les gens instruits ou bien informés, et les intellectuels qui ont le droit d'exprimer librement leur avis sur des sujets d'intérêt public. Dans la mesure où le discours n'enfreint pas des dispositions d'ordre public, notamment celles du Code criminel, la participation au débat politique est ouverte à tous, même aux ignares ou à ceux qui professent des idées logeant aux extrémités du spectre des tendances idéologiques. En fait, la protection que les chartes accordent aux libertés d'opinion et d'expression révèle sa véritable utilité non pas lorsqu'il s'agit d'assurer la diffusion libre d'opinions qui font consensus, mais plutôt lorsqu'il faut empêcher la censure et la répression des avis marginaux. Sur des sujets d’intérêt public et de première importance, où la frontière de la liberté d'expression se situe-t-elle? Quelle importance doit-on lui accorder? La phrase attribuée à Voltaire [renvoi omis] nous en donne un aperçu: «Je désapprouve ce que vous dites, mais je défendrai jusqu'à ma mort votre droit de le dire.»
[98] Et ce passage n'est pas moins vrai parce que le débat dont il était question ici et qui fut l'occasion des propos litigieux — l'état de l'industrie du taxi à Montréal — est un sujet d'importance moindre que celui de l'avenir politique du Québec, en cause dans Lafferty, Harwood & Partners. Il s'agit tout de même d'une question d'intérêt public, comme le soulignent du reste les paragraphes 82, 84 et 164 du jugement de première instance.
[99] Bref, pour user de la formule percutante du juge Holmes dans United States v. Schwimmer[90] :
Not free thought for those who agree with us but freedom for the thought that we hate.
[100] Nombre d'arrêts de la Cour suprême du Canada ont reconnu l'importance de la liberté d'expression et, bien sûr, de la liberté de pensée, de croyance et d'opinion. Dans R. c. Zundel[91], la juge McLachlin, maintenant juge en chef, écrit ainsi que :
Notre Cour a
statué qu'il faut donner à l'al. 2b) une interprétation large et fondée
sur son objet: Irwin Toy, précité. Même avant la Charte,
notre Cour a reconnu l'importance fondamentale de la liberté d'expression pour
la démocratie canadienne; voir Reference re Alberta Statutes,
[1938] R.C.S. 100, et Switzman c. Elbling, [1957] R.C.S. 285.
Je ne puis faire mieux que de citer les paroles de mon collègue le juge Cory
dans l'arrêt Edmonton Journal c. Alberta (Procureur général),
Il est difficile d'imaginer une liberté garantie qui soit plus importante que la liberté d'expression dans une société démocratique. En effet, il ne peut y avoir de démocratie sans la liberté d'exprimer de nouvelles idées et des opinions sur le fonctionnement des institutions publiques. La notion d'expression libre et sans entraves est omniprésente dans les sociétés et les institutions vraiment démocratiques. On ne peut trop insister sur l'importance primordiale de cette notion. C'est sans aucun doute la raison pour laquelle les auteurs de la Charte ont rédigé l'al. 2b) en termes absolus, ce qui le distingue, par exemple, de l'art. 8 de la Charte qui garantit le droit plus relatif à la protection contre les fouilles et perquisitions abusives. Il semblerait alors que les libertés consacrées par l'al. 2b) de la Charte ne devraient être restreintes que dans les cas les plus clairs.
La garantie vise à permettre la liberté d'expression dans le but de promouvoir la vérité, la participation politique ou sociale et l'accomplissement de soi. Cet objet s'étend à la protection des croyances minoritaires que la majorité des gens considèrent comme erronées ou fausses : Irwin Toy, précité, à la p. 968. Les critères de la liberté d'expression mettent souvent en jeu une opposition entre l'opinion majoritaire au sujet de ce qui est vrai ou correct et une opinion minoritaire impopulaire. Comme l'a dit le juge Holmes, il y a plus de soixante ans, le fait que la teneur particulière du message d'une personne puisse [traduction] « inciter à l'intolérance » n'est pas une raison pour lui refuser la protection car [traduction] « s'il existe un principe de la Constitution qui exige de façon plus impérative le respect que tout autre c'est le principe de la liberté de pensée — pas la liberté de pensée pour ceux qui sont d'accord avec nous mais la liberté pour les pensées que nous haïssons »: United States c. Schwimmer, 279 U.S. 644 (1929), aux pp. 654 et 655. La liberté d'expression est donc une garantie qui sert à protéger le droit de la minorité d'exprimer son opinion, quelque impopulaire qu'elle puisse être; adaptée à ce contexte, elle sert à éviter que la perception de la « vérité » ou de l'« intérêt public » de la majorité réprime celle de la minorité. L'opinion de la majorité n'a pas besoin d'une protection constitutionnelle; elle est tolérée de toute façon. Vue ainsi, une loi qui interdit l'expression d'une opinion minoritaire ou d'une opinion « fausse » sous peine de poursuites pénales et d'emprisonnement contrevient, à première vue, à l'objet visé par la garantie de la liberté d'expression.
La
jurisprudence vient étayer cette conclusion. Dans l'arrêt Keegstra,
notre Cour a jugé que la propagande haineuse en question était protégée par
l'al. 2b) de la Charte. Il n'y a aucune raison de
refuser la même protection aux communications en cause dans la présente
affaire. Notre Cour a affirmé à plusieurs reprises que toutes les
communications qui transmettent ou tentent de transmettre un message sont
protégées par l'al. 2b), à moins que la forme physique sous
laquelle se fait la communication (par exemple, un acte de violence) n'exclue
la protection: Irwin Toy, précité, à la p. 970, le juge en
chef Dickson et les juges Lamer et Wilson. Pour déterminer si une
communication est visée par l'al. 2b), notre Cour a régulièrement
refusé de prendre en considération le contenu de la communication, adoptant le
précepte selon lequel c'est souvent la déclaration impopulaire qui a le plus
besoin d'être protégée en vertu de la garantie de la liberté
d'expression: voir, par exemple, Keegstra, précité, à la
p. 828, le juge McLachlin; R. c. Butler,
[101] Plus lapidaire, le juge Binnie, dans WIC Radio Ltd., écrit pour sa part que « [n]ous vivons dans un pays libre où il est permis d'énoncer des opinions outrancières et ridicules tout autant que des vues modérées »[92], et, me permettrais-je d’ajouter, que ces opinions s'en prennent aux gens eux-mêmes ou à leur conduite, leurs façons de faire, leurs idées (la différence, d'ailleurs, n'est pas toujours facile et s'attaquer aux croyances d'un individu peut atteindre celui-ci dans son identité tout autant que si l'on s'attaquait à l'une de ses caractéristiques physiques).
[102] La protection de cette liberté d'expression, liberté qui est essentielle aux libertés de pensée, d'opinion et de croyance, n'est par ailleurs pas réservée aux propos qui sont formulés, que ce soit à l'oral ou à l'écrit, de façon courtoise ou civile. Comme le souligne la juge Thibault dans Société St-Jean-Baptiste de Montréal c. Hervieux-Payette[93]
[27] Certains politiciens et commentateurs politiques ne font pas dans la dentelle, c'est un constat incontournable. Quoi que les membres de la présente formation puissent penser des mots utilisés dans le texte ci-haut, les tribunaux ne sont pas arbitres en matière de courtoisie, de politesse et de bon goût. En conséquence, il n'est pas souhaitable que les juges appliquent le standard de leurs propres goûts pour bâillonner les commentateurs puisque ce serait là marquer la fin de la critique dans notre société.
[103] La politesse, aussi souhaitable soit-elle, n'est donc pas la mesure de la liberté d'expression[94].
[104] Mais plus encore, comme l'écrit le juge Rand dans Boucher c. R.[95] :
There is no modern authority which holds that the mere effect of tending to create discontent or disaffection among His Majesty's subjects or ill-will or hostility between groups of them, but not tending to issue in illegal conduct, constitutes the crime, and this for obvious reasons. Freedom in thought and speech and disagreement in ideas and beliefs, on every conceivable subject, are of the essence of our life. The clash of critical discussion on political, social and religious subjects has too deeply become the stuff of daily experience to suggest that mere ill-will as a product of controversy can strike down the latter with illegality. A superficial examination of the word shows its insufficiency: what is the degree necessary to criminality? Can it ever, as mere subjective condition, be so? Controversial fury is aroused constantly by differences in abstract conceptions; heresy in some fields is again a mortal sin; there can be fanatical puritanism in ideas as well as in mortals; but our compact of free society accepts and absorbs these differences and they are exercised at large within the frame-work of freedom and order on broader and deeper uniformities as bases of social stability. Similarly in discontent, affection and hostility: as subjective incidents of controversy, they and the ideas which arouse them are part of our living which ultimately serve us in stimulation, in the clarification of thought and, as we believe, in the search for the constitution and truth of things generally.
[105] Il
ne s'agit évidemment pas de cautionner ici les propos racistes, pas plus du
reste que les propos homophobes ou sexistes ou tout propos visant à attaquer un
groupe ou à le dépeindre d'une façon péjorative sur la base d'un motif de
discrimination interdit par l'article
[106] Cela dit, aussi difficile que cela soit, et ce l'est, il faut reconnaître que le remède ne réside pas dans la dilatation du concept de diffamation, mais bien dans le débat public, et même le débat public vigoureux. De ce point de vue, dans la mesure où les propos litigieux, en l'espèce, ne sont pas de la propagande haineuse, on doit, je pense, être d'accord avec la juge McLachlin, telle qu'elle était alors, dissidente dans l'arrêt Keegstra[96] :
Une autre vénérable justification de la liberté d'expression (qui remonte au moins à de l'Areopagitica de Milton en 1644) dit qu'elle est un préalable essentiel de la recherche de la vérité. Ce modèle, comme celui basé sur le processus politique, part d'un point de vue instrumentaliste. La liberté d'expression est perçue comme un moyen de favoriser un "marché des idées" où des idées rivales se disputent la suprématie afin de faire surgir la vérité. La métaphore du "marché des idées" a été forgée par le juge Oliver Wendell Holmes dans sa célèbre dissidence de l'arrêt Abrams v. United States, 250 U.S. 616 (1919). On a toutefois reproché à cette justification qu'elle n'offre aucune garantie que la libre expression d'idées conduira vraiment à la vérité. En fait, comme l'Histoire le démontre, il est très possible que des idées dangereuses, destructrices et fondamentalement fausses prévalent, du moins à court terme.
Malgré sa force, cette critique ne détruit pas la justesse essentielle de la notion de la valeur du marché des idées. Si la liberté d'expression ne donne aucune garantie que la vérité l'emportera toujours, on peut tout de même soutenir qu'elle contribue, de façons qui seraient impossibles en son absence, à favoriser la recherche de la vérité. Il suffit de prendre le cas de sociétés qui ont restreint la liberté d'expression pour constater combien en souffrent à la fois la vérité et la créativité humaine. Ce n'est pas par coïncidence que, dans des sociétés où la liberté d'expression est sévèrement limitée, la vérité fait souvent place à la propagation forcée d'idées qui peuvent n'avoir que peu de rapport avec les problèmes réels de ces sociétés. Ce n'est pas une coïncidence non plus que le développement industriel et économique ainsi que la créativité scientifique et artistique soient freinés dans ces sociétés.
On peut soutenir par ailleurs que c'est une erreur de limiter la justification de la liberté d'expression à la promotion de la vérité, car pour importante que la vérité puisse être, il est impossible de prouver que certaines opinions sont vraies ou fausses. Maintes idées et expressions qui ne peuvent être vérifiées ont néanmoins de la valeur. Ces considérations me convainquent que la liberté d'expression peut se justifier, en partie du moins, par le fait qu'elle favorise le "marché des idées" et permet ainsi la création d'une société plus actuelle, plus dynamique et plus progressive.
[Les soulignements sont dans le texte original.]
[107] On peut bien trouver que la radio-provocation (certains commentateurs n'hésitent pas à employer le terme de « radio-poubelle ») ne mérite pas d'être partie prenante à ce marché des idées, notamment parce que les idées qu'on y profère sont souvent bien peu compatibles avec les fondements de la liberté d'expression, on peut avoir une aversion irrépressible pour les propos de l'appelant Arthur en l'espèce — et c'est certainement le cas de la soussignée — mais ce ne sont pas là les paramètres en fonction desquels il faut statuer ici : ce n'est pas un jugement sur l'à-propos de la radio de confrontation, mais sur l'incident particulier qui nous occupe.
* *
[108] Bref, et pour récapituler, je suis d'avis que le citoyen ordinaire, personne sensée, conclurait en l'espèce que les commentaires de l'appelant Arthur, qui relevaient bien davantage de l'opinion que du fait, n'étaient pas de nature à nuire à la réputation personnelle des individus membres du groupe représenté par l'intimé dans le cadre du présent recours collectif. Bien qu'ils aient été négatifs et racistes, ces commentaires, aux yeux du citoyen ordinaire, n'étaient pas dans le contexte de nature à déconsidérer la réputation des chauffeurs de taxi en cause et à faire en sorte que le public entretienne une opinion moins favorable de ceux-ci, individuellement considérés.
[109] Je tiens cependant à préciser que cette conclusion, qui est particulière et propre aux faits de l'espèce, n'octroie pas aux radio-provocateurs, pamphlétaires et autres polémistes de métier ou d'occasion la licence de dire n'importe quoi et de profiter de leur positionnement médiatique pour tenir des propos qui, dans la bouche de toute autre personne, seraient diffamatoires. Comme je l'indiquais précédemment, la situation dont il est ici question est à bien des égards limite et l'on marche sur le fil du rasoir. Le citoyen ordinaire aurait lui-même été conscient de cela et la conclusion que je lui impute, au nom de la raison, ne doit pas être interprétée comme une permission de diffamer accordée aux folliculaires.
[110] Je réponds donc par la négative à la première question soulevée par l'appel (l'intimé et les membres du groupe ont-ils souffert d'un préjudice de nature à permettre l'octroi de dommages-intérêts compensatoires?).
2° L'atteinte avait-elle un caractère intentionnel au sens
de l'article
[111] Vu la réponse négative que je donne à la première question, il n'est pas nécessaire que je me penche sur cette seconde question.
3° Comment pourvoir à la rémunération des avocats de l'intimé?
[112] Vu la façon dont je suggère que les pourvois soient réglés, cette question devient caduque.
V Conclusion
[113] Pour ces motifs, je propose d'accueillir l'appel, sans frais vu la nature des questions en jeu et le contexte de leur survenance, d'infirmer le jugement de première instance et de rejeter la requête introductive d'instance en recours collectif, avec dépens. Je propose également de rejeter l'appel incident, et dans ce cas sans frais, puisqu'il devient simplement caduc du fait de l'issue de l'appel principal.
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MARIE-FRANCE BICH J.C.A. |
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MOTIFS DU JUGE BEAUREGARD |
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[114] J'ai pris connaissance des motifs de la juge Bich.
[115] Ces motifs sont si érudits et si éloquents que je regrette vivement de ne pas y souscrire.
[116] Le juge de la Cour supérieure a conclu que les propos de l'appelant Arthur étaient diffamatoires à l'égard des chauffeurs de taxi de langue arabe et des chauffeurs haïtiens[97]. Je partage cet avis.
[117] L'appel ne remet pas en cause cette détermination. Puisque la diffamation est une exception à la liberté d'expression, il ne me paraît pas utile d'étudier les limites de cette liberté.
[118] La question principale qui nous est posée est celle-ci : puisque la diffamation s'adresse aux chauffeurs de langue arabe et aux chauffeurs haïtiens, le juge a-t-il eu raison de conclure que chacun de ces chauffeurs avait subi un préjudice individuel.
[119] Le juge aurait voulu répondre à la question par la négative, mais il s'est senti lié par l'arrêt de la Cour qui, au stade de l'autorisation du recours collectif en cause[98], a décidé qu'à priori elle ne pouvait exclure la possibilité que les chauffeurs puissent prouver un préjudice individuel.
[120] Étant respectueusement d'accord avec ce que la juge Rayle écrivait dans cet arrêt, je suis d'avis que, selon les éléments de preuve qui ont été mis devant nous, il a été prouvé que les chauffeurs ont subi un préjudice individuel.
[121] Une action en dommages-intérêts ne peut être accueillie que si le demandeur a subi un préjudice causé directement par la faute du défendeur.
[122] Ainsi, on a pu écrire que de la diffamation faite à l'égard d'un groupe de personnes ne peut fonder un recours par un membre du groupe que si la diffamation atteint personnellement le membre.
[123] La question de savoir si la diffamation collective a atteint un membre est évidemment une question de fait qui dépend de chaque cas. La liste des facteurs pertinents n'est pas limitée, les facteurs n'ont pas tous le même poids, et c'est l'ensemble qu'il faut apprécier.
[124] On sera porté à nier l'existence d'un préjudice individuel lorsque les facteurs suivants seront présents :
1) Si le nombre des membres du groupe est élevé;
2) Si la diffamation est faite contre le groupe lui-même et non contre ses membres : e.g. le parti politique un tel favorise la guerre plutôt que la paix;
3) Si les membres du groupe diffamé ne font pas partie d'une minorité visible et ne peuvent être identifiés comme membres du groupe diffamé : e.g. les catholiques ou les protestants sont ceci ou cela;
4) Si la diffamation porte sur ce que le groupe et ses membres font plutôt que, selon ce qu'a écrit la juge Rayle, sur ce que les membres sont;
5) Si les membres ne sont pas au départ l'objet de préjugés qui seraient renforcés par les propos diffamatoires;
6) Si la diffamation n'est pas de nature à inciter l'auditoire à participer au mépris exprimé par les paroles diffamatoires;
7) Si le préjudice n'est pas de nature à coller à la peau du membre et n'est véritablement qu'éphémère;
8) Si le préjudice n'est pas de nature à affecter le membre dans son gagne-pain.
[125] En l'espèce, je retiens ceci :
1) Le nombre des chauffeurs de langue arabe et des chauffeurs haïtiens ne constitue que 25 % des chauffeurs de taxi à Montréal;
2) La diffamation n'est pas à l'endroit d'une association, mais à l'endroit de personnes;
3) La diffamation n'est pas dirigée à l'endroit d'une association à laquelle une personne adhère volontairement, mais à l'endroit de personnes dont le seul tort serait d'être ce qu'elles sont;
4) Les chauffeurs de langue arabe et les chauffeurs haïtiens sont identifiables par la clientèle de sorte que la diffamation dite « collective » est en réalité individuelle;
5) Si les propos diffamatoires reprochent aux chauffeurs de faire ou de ne pas faire telle ou telle chose, ils s'adressent aussi et surtout à ce qu'ils sont;
6) Les chauffeurs en cause font partie de personnes qui au départ font l'objet de préjugés défavorables, préjugés qui sont renforcés par les propos diffamatoires;
7) La diffamation est méprisante et elle incite l'auditoire à participer à ce mépris;
8) Les chauffeurs en cause n'ont pas été humiliés seulement lorsqu'ils ont entendu les propos diffamatoires, mais, comme l'un des témoins l'a affirmé, ils se sentiront humiliés et diminués à chaque fois qu'ils feront monter un client, à supposer que celui-ci, porteur d'un préjugé exacerbé par les propos de l'appelant, choisisse de monter dans une voiture conduite, selon l'appelant Arthur, par un fakir arrogant ou un haïtien qui parle ti-nègre s'il a le choix de faire autrement.
[126] Pour sa part, l'appelant incident ne fait pas voir que la Cour devrait intervenir dans l'appréciation du juge selon lequel l'appelant Arthur n'a pas agi de telle façon qu'il doit être condamné à des dommages punitifs et exemplaires.
[127] L'appelant incident reproche au juge d'avoir refusé d'entériner la convention d'honoraires intervenue entre lui et son avocat et d'avoir refusé d'ordonner que les honoraires extrajudiciaires soient payés à même les dommages-intérêts.
[128] Il me semble que le juge a erronément pensé que l'intimé désirait que les appelants soient condamnés à payer les honoraires extrajudiciaires de son avocat, alors que ce que demandait l'intimé était seulement de déclarer que ces honoraires étaient raisonnables et qu'ils devaient être payés à même les dommages-intérêts.
[129] Je
suis d'avis que la convention d'honoraires est raisonnable et d'ordonner que
les honoraires soient colloqués en application de l'article
[130] Pour
ces motifs, je propose de rejeter le pourvoi principal, avec dépens, et
d'accueillir le pourvoi incident, sans frais, à la seule fin d'entériner la
convention d'honoraires du 18 novembre 1997 entre l'appelant incident
et son avocat et de déclarer que les honoraires y prévus seront colloqués de la
façon indiquée par l'article
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MARC BEAUREGARD J.C.A. |
[1] Dans
l'arrêt WIC Radio Ltd. c. Simpson,
[2] Les propos litigieux sont pour l'essentiel reproduits au paragr. 8 du jugement de première instance.
[3] Malhab
c. Métromédia C.M.R. Montréal inc.,
[4] Voir le paragr. 156 du jugement de première instance.
[5] L.R.Q., c. C-12.
[6] Paragr. 168 du jugement de première instance.
[7] Paragr. 170 du jugement de première instance.
[8] Appellants'/Incidental Respondents' outline of argument.
[9] Mémoire de l'intimé sur l'appel incident, paragr. 10, p. 25.
[10] Malhab c. Métromédia CMR Montréal inc., voir supra, note 3, notamment aux paragr. suivants :
[58] Ceci dit, je ne peux pas voir dans le recours collectif un véhicule procédural qui, n'ayant rien ajouté au droit substantif, aurait pour effet d'amoindrir celui-ci.
[…]
[64] En résumé, rien dans notre droit ne s'oppose en théorie à ce que des individus victimes de diffamation et ayant chacun individuellement subi un préjudice moral ne cherchent réparation par le biais d'un recours collectif s'ils sont en mesure de remplir toutes et chacune des exigences du droit civil, d'une part, et celles des règles de procédure civile. Ces deux concepts ne sont pas incompatibles : ils sont seulement difficiles à réconcilier dans une même situation juridique. Le présent cas, selon moi, en est un qui décharge en apparence le double fardeau.
[11]
[12] Id., paragr. 18, p. 680.
[13] L.R.C. (1985), ch. H-6.
[14] Voir supra, paragr. [20] à [24].
[15] [2002] 4 R.C.S. 663 .
[16] Pour engager la responsabilité, il faudra encore prouver la faute (et la causalité).
[17]
[18] [2006] R.J.Q. 395 (C.A., requête pour autorisation de pourvoi à la Cour suprême rejetée, 20 juillet 2007, 31385).
[19] C'est
un test objectif de ce genre qu'applique également l'arrêt majoritaire de cette
Cour dans Lafferty, Harwood & Partners c. Parizeau,
[20]
[21] Id., p. 143.
[22] Société
Saint-Jean-Baptiste de Montréal c. Hervieux-Payette,
[23] Voir supra, note 1.
[24] [2007] R.J.Q. 867 (C.A.).
[25] Pour une étude de la situation de celui qui souhaite se plaindre d'une diffamation de groupe ou diffamation collective, voir : Nicole VALLIÈRES, La presse et la diffamation, Montréal : Wilson & Lafleur ltée, 1985, p. 21 à 29. Cet ouvrage explore et analyse bien la problématique et, la jurisprudence récente sur le sujet n'étant pas abondante, n'a rien perdu de sa pertinence.
[26] Nicole VALLIÈRES, voir supra, note 25, p. 25.
[27] Malhab c. Métromédia C.M.R. Montréal inc., voir supra, note 3.
[28] (1915) 24 b.r. 69 et 385.
[29] Malhab c. Métromédia C.M.R. Montréal inc., voir supra, note 3.
[30] 2008 QCCA 961 , J.E. 2008-1176 (requête pour autorisation de pourvoi à la Cour suprême, 12 août 2008, 32747).
[31] (1918) 53 C.S. 543, p. 544.
[32]
J.E.
87-40
(C.S.) confirmé par la Cour d'appel (C.A., 1988-06-14),
[33] (1936) 61 B.R. 503.
[34] Goyer c. Duquette, voir supra, note 33, p. 511.
[35] Ibid.
[36] Id., p. 512.
[37] Id., p. 514 et 519.
[38] Voir supra, note 28.
[39] Goyer c. Duquette, voir supra, note 33, p. 520.
[40] [1979] C.A. 491 , p. 494. Dans l'arrêt qui autorise le recours collectif de l'intimé, la Cour renvoie à cette affaire, dont elle cite à peu près le même passage : Malhab c. Métromédia C.M.R. Montréal inc., voir supra, note 3, paragr. 39.
[41] [1946] C.S. 251.
[42] Id., p. 251.
[43] (1892) 2 C.S. 507.
[44] Id., p. 509.
[45] Denis
BURON, « Liberté d'expression et diffamation de collectivités : quand
le droit à l'égalité s'exprime »,
[46] Voir supra, note 28.
[47] Siégeaient également les juges Archambault, Trenholme et Roy (ad hoc).
[48] Ortenberg c. Plamondon, voir supra, note 28, p. 69-70.
[49] Id., p. 72.
[50] Id., p. 73.
[51] Id., p. 70.
[52] Ibid.
[53] Id., p. 73-74, 75 et 76.
[54] Id., p. 77.
[55] Id., p. 386, 387 et 388.
[56] Id., p. 76.
[57]
[58] Voir supra, note 40.
[59] Prud'homme c. Prud'homme, voir supra, note 15, paragr. 34.
[60] Voir supra, note 1.
[61] Jugement de première instance, paragr. 84. Au paragr. 82, le juge indique que « la qualité et les services rendus par les chauffeurs de taxi à Montréal étaient un sujet d'intérêt public ». Voir aussi le paragr. 164 :
[164] Le sujet à l'ordre du jour, « L'industrie du taxi à Montréal », était un sujet de grand intérêt et, comme l'a souligné le tribunal, n'eût été de relier les problèmes à deux groupes particuliers, les Arabes et les Haïtiens, les problèmes soulevés étaient pertinents et tout à fait indiqués pour une émission d'affaires publiques.
[62] Comme
c'était le cas, par exemple, dans Métromédia CMR Montréal inc. c. Johnson,
voir supra, note 18, où l'on avait faussement accusé l'un des demandeurs
d'avoir octroyé des subventions à une entreprise à laquelle appartenait sa
conjointe et de s'être placé ainsi en conflit d'intérêts, dans Larose c.
Fleury,
[63] J'emprunte ici à la terminologie de mon collègue le juge Pelletier, dissident, dans l'arrêt Lafferty, Harwood & Partners c. Parizeau, voir supra, note 19, notamment aux paragr. 141 et s.
[64] C'est le nombre finalement retenu par le juge de première instance, au paragr. 155 du jugement.
[65] Voir le témoignage de l'intimé, annexes du mémoire des appelants, vol. 1, p. 166 et 167. Voir aussi le jugement de la juge Marcelin, annexes du mémoire des appelants, vol. 1, p. 88.
[66] Voir supra, note 41.
[67] Voir supra, note 43.
[68] Articles
[69] Articles
[70] Voir supra, note 24
[71] Voir supra, note 62.
[72] Jean-Denis
ARCHAMBAULT,
[73] Voir les paragr. 81, 122 et 143.
[74] Malhab c. Métromédia CMR Montréal inc., voir supra, note 3.
[75] Le juge en chef Dickson a déjà examiné les effets du discours raciste dans R. c. Keegstra, voir supra, note 68, notamment aux p. 745 à 749.
[76] Ainsi que le souligne la juge Rayle dans l'arrêt qui autorise le recours collectif de l'intimé : Malhab c. Métromédia C.M.R. Montréal inc., voir supra, note 3, paragr. 55 in fine.
[77] Denis BURON, loc. cit., voir supra, note 45, particulièrement aux p. 505 à 510.
[78] Malhab c. Métromédia C.M.R. Montréal inc., voir supra, note 3, notamment au paragr. 45.
[79]
[80] Id., p. 919.
[81]
[82] Jean-Denis ARCHAMBAULT, voir supra, note 72.
[83] Voir supra, note 1, paragr. 2. Voir aussi cet autre passage, où le juge Binnie ajoute que :
15 La fonction du délit de diffamation est de permettre le rétablissement de la réputation, mais de nombreux tribunaux ont conclu qu’il faudrait peut-être modifier les éléments constitutifs traditionnels de ce délit pour faire plus de place à la liberté d’expression. On redoute en effet que, par crainte des coûts de plus en plus élevés et des problèmes engendrés par les poursuites en diffamation, les diffuseurs passent sous silence des questions d’intérêt public. Selon la Coalition des médias, des reportages d’enquête sont mis à l’écart, en dépit de leur véracité, parce qu’ils sont fondés sur des faits difficiles à établir en fonction des règles de preuve. Inévitablement, lorsqu’il y a controverse, il y a souvent poursuite, non seulement pour des motifs sérieux (comme en l’espèce), mais simplement à des fins d’intimidation. Bien sûr, il n’est pas intrinsèquement mauvais que les propos faux et diffamatoires soient « réprimés », mais lorsque le débat sur des questions d’intérêt public légitimes est réprimé, on peut se demander s’il n’y a pas censure ou autocensure indues. La controverse publique a parfois de rudes exigences, et le droit doit respecter ses exigences.
[84] Donnons ainsi l'exemple de Mme Simpson, l'une des protagonistes de l'affaire WIC Radio Ltd. c. Simpson, voir supra, note 1, décrite dans le jugement de la Cour suprême comme une activiste qui s'élève publiquement contre toute présentation positive de l'homosexualité, notamment dans le matériel scolaire, et dont les déclarations sont à première vue plutôt offensantes pour les personnes homosexuelles (voir les exemples relatés au jugement de la Cour suprême).
[85] Il est inutile de donner ici des exemples de la façon parfois critiquable, pour user d'un euphémisme, dont les femmes, en général ou par sous-groupes, sont encore traitées non seulement par les médias, les commentateurs, les publicitaires, les humoristes ou les satiristes, mais aussi par des activistes de tous crins ou des citoyens ordinaires qui entretiennent des opinions tranchées, et pas toujours élogieuses, sur la place des femmes dans la société ou sur leurs capacités.
[86] Pensons ici, pour user d'un exemple notoire, aux fameuses caricatures du prophète Mahomet, publiées d'abord au Danemark puis reprises ailleurs, caricatures jugées offensantes par nombre de personnes. Que ces caricatures soient ou non diffamatoires au sens juridique du terme n'enlève rien au fait qu'elles peuvent offusquer. De la même façon, certaines représentations de la religion catholique, de ses institutions ou de ses membres sont assurément offensantes aux yeux de certains croyants. On comprend aussi que les adeptes du Falun Gong aient été touchés au vif par les propos tenus sur leur mouvement et leur leader dans l'affaire Zhang c. Chau, voir supra, note 30.
[87] Pensons seulement aux blagues déplacées que l'on peut entendre à leur sujet, en ondes ou ailleurs, ou au fait que l'on se sert souvent, pour déprécier celui ou celle qu'on veut insulter, de termes associés au handicap physique ou mental.
[88] Que ce droit soit exercé par la personne elle-même ou par le moyen d'un recours collectif.
[89] Voir supra, note 19.
[90] United States v. Schwimmer, 279 U.S. 644 (1929), p. 654-655, cité d'ailleurs par la juge McLachlin, devenue ensuite juge en chef, dans l'affaire Zundel, infra.
[91]
[92] WIC Radio Ltd. c. Simpson, voir supra, note 1, paragr. 4 in fine.
[93] Voir supra, note 22.
[94] Dans
le même sens, quoique, il est vrai, dans le contexte plus restrictif encore
d'une demande d'injonction visant à interdire certains propos, voir : Champagne
c. Cégep de Jonquière,
[95] [1951] R.C.S. 265, p. 288.
[96] R. c. Keegstra, voir supra, note 68, p. 803-804.
[97] Le jugement a été pensé et rédigé avec grand soin.
[98] Farès
Bou Malhab c. Métromédia CMR Montréal Inc. et André Arthur,