[1] Le requérant demande la permission d'appeler du jugement interlocutoire de la Cour supérieure, district de Bedford (l'honorable Gaétan Dumas), qui, le 23 septembre 2009, accueille sans frais la requête de l'intimé « pour l'autoriser à retirer un document des pièces communiquées aux défendeurs Bélanger, Canadian Aircraft Sales, Cleary, 9031-9989 Québec inc., Guillemette et Aero Teknic inc. ».
[2]
La requête est régie par les articles
[9] De plus, même si le juge saisi d’une requête pour permission d’appeler ne peut se prononcer sur le fond du litige, les mots « si les fins de la justice le requièrent » lui confèrent tout de même la tâche de filtrer les demandes d’autorisation. Il pourra notamment le faire s’il estime que le requérant n’a pas de chance raisonnable de réussir à persuader la Cour de réformer le jugement de la Cour supérieure5.
5 Héli / Express inc. c. Hélicoptères Liberté inc.,
A.J.Q./P.C. 1999-1021
(C.A.); Commission
scolaire des Belles-Rivières c. Bégin,
[3] Or, en l'espèce, j'estime que l'appel serait voué à l'échec et qu'il n'y aura pas lieu d'accorder la permission recherchée.
* *
[4] Les faits sont les suivants.
[5] L'intimé a intenté contre toute une série de défendeurs, dont le requérant, une action concluant à la résiliation d'un contrat de vente d'avion ainsi qu'à l'attribution de dommages-intérêts. La requête introductive d'instance a été signifiée le 8 avril 2009 et, le 29 du même mois, les avocats de l'intimé ont fait parvenir aux défendeurs copie des pièces y alléguées. Par inadvertance, les avocats de l'intimé ont joint à l'une des pièces en question copie d'un document préparé par le second à l'intention des premiers dans le cadre du mandat relatif au présent litige. Ce document consiste en une relation des faits pertinents au litige, selon la version de l'intimé.
[6] Il est admis que l'intimé n'a jamais eu l'intention de communiquer ce document aux défendeurs et que c'est bien par inadvertance que ses avocats l'ont fait parvenir à ces derniers[2].
[7] Les avocats des défendeurs ayant refusé de remettre le document aux avocats de l'intimé, celui-ci a saisi la Cour supérieure d'une requête dont voici les conclusions principales :
AUTORISER le demandeur de retirer le document portant comme titre « C-GZUI Timeline of events 14th November, 2007 » des pièces communiquées aux défendeurs;
PRENDRE ACTE que le document portant comme titre « C-GZUI Timeline of events 14th November, 2007 » est retiré des pièces communiquées aux défendeurs;
DÉCLARER que les défendeurs ne pourront poser aucune question relativement au document intitulé « C-GZUI Timeline of events 14th November, 2007 » au cours des interrogatoires préalables;
[8] Le juge de première instance a donné raison à l'intimé, les conclusions de son jugement étant les suivantes :
AUTORISE le demandeur de retirer le document portant comme titre « C-GZUI Time-line of Events 14 november 2007 »;
ORDONNE aux défendeurs et à leurs procureurs de remettre aux procureurs du demandeur toutes les copies en leur possession du document intitulé « C-GZUI Time-line of Events 14 november 2007 »;
DÉCLARE que les défendeurs ne pourront poser aucune question relativement au document intitulé « C-GZUI Time-line of Events 14 november, 2007 » au cours des interrogatoires préalables;
[9] En rapport avec la dernière conclusion ci-dessus, le juge explique ce qui suit dans ses motifs :
[23] Ceci ne règle pas la requête dans son ensemble. En effet, nous serions naïfs de croire que la remise du document effacera de la mémoire des procureurs les informations reçues par ce document.
[24] D'ailleurs, la majorité des faits mentionnés au document sont repris par les procureurs du demandeur dans la rédaction de l'action. Ce que les défendeurs ne pourront faire est d'utiliser ce document, ou même ce qu'ils en retiennent, pour interroger le demandeur. Les défendeurs ne pourront demander la production de quelque document que ce soit dont ils ont appris l'existence par le document en litige.
[25] Si des documents sont mentionnés ailleurs, les défendeurs pourront, évidemment, en obtenir communication.
[26] Les défendeurs ne pourront poser aucune question relative au document au cours des interrogatoires préalables. Quant au procès, le juge du fond verra à s'assurer du respect du secret professionnel. Évidemment, cela n'empêchera pas les défendeurs de poser des questions sur des faits mentionnés au document s'ils ont connaissance de ces faits par une autre source.
* *
[10]
Le débat en première instance a porté sur l'article
Code civil du Québec
2858. Le tribunal doit, même d'office, rejeter tout élément de preuve obtenu dans des conditions qui portent atteinte aux droits et libertés fondamentaux et dont l'utilisation est susceptible de déconsidérer l'administration de la justice.
Il n'est pas tenu compte de ce dernier critère lorsqu'il s'agit d'une violation du droit au respect du secret professionnel.
Charte des droits et libertés de la personne
9. Chacun a droit au respect du secret professionnel.
Toute personne tenue par la loi au secret professionnel et tout prêtre ou autre ministre du culte ne peuvent, même en justice, divulguer les renseignements confidentiels qui leur ont été révélés en raison de leur état ou profession, à moins qu'ils n'y soient autorisés par celui qui leur a fait ces confidences ou par une disposition expresse de la loi.
Le tribunal doit, d'office, assurer le respect du secret professionnel.
* *
[11] Les moyens d'appel du requérant, tels qu'ils figurent à la requête pour permission d'appeler, sont principalement fondés sur l'arrêt prononcé par la Cour dans l'affaire Chevrier c. Guimond[3]. À l'audience, par la voix de son avocat, le requérant insiste plutôt sur l'argument que le document litigieux ne contiendrait aucun renseignement confidentiel, n'énonçant qu'un récit de faits sans qu'une opinion ou un conseil juridique n'y soit demandé ou mentionné. Au vu du document, on ne pourrait pas même dire dans quel contexte il a été préparé ou s'il a été préparé à l'intention des avocats actuels de l'intimé ou de ses avocats précédents.
[12] Sur le second argument, dont je traiterai immédiatement, il paraît toutefois que le juge a retenu ce qui suit :
[16] Le demandeur s'est déchargé de son fardeau de démontrer que le document en litige est couvert par le secret professionnel. D'ailleurs, les défendeurs l'admettent d'emblée. Il s'agit d'un document préparé à l'intention du procureur du demandeur pour faciliter la préparation de la cause. Il s'agit clairement d'un document ayant un caractère privilégié.
[Je souligne.]
[13] Le requérant ne peut pas, au stade de la requête pour permission d'appeler, remettre en cause cette admission, comme il tente de le faire, et d'autant qu'il reconnaît qu'aucune preuve ne fut présentée au juge de première instance en vue de contredire le paragr. 3 de la requête de l'intimé (soutenue par affidavit), à savoir :
3 Les procureurs du demandeur ont par inadvertance joint à la pièce P-4 copie d'un document qui avait été préparé par le demandeur à l'intention de ses procureurs.
[Je souligne.]
[14]
La nature privilégiée du document paraît donc claire dans la mesure où
il s'agit d'un document — manifestement non public — qui a été communiqué par
l'intimé à ses avocats dans le cadre du mandat confié à ces derniers aux fins
du présent litige. Qu'il ne comporte qu'un récit factuel n'altère pas ici son
caractère privilégié ni celui de sa communication aux avocats, s'agissant d'un
document qui constitue, révèle ou permet de découvrir des éléments de preuve au
sens de l'article
[15] Pour le reste, le requérant fait essentiellement valoir que, selon l'arrêt Chevrier c.Guimond[4], le dévoilement d'une information autrement couverte par le secret professionnel entraîne la perte du droit à ce secret. Il devrait selon lui en être ainsi a fortiori lorsque ce dévoilement n'est pas imputable à la partie défenderesse : or, justement, en l'espèce, la divulgation ne résulte en rien des manœuvres des défendeurs, qui n'ont jamais cherché à obtenir l'information qui leur a été communiquée.
[16] Cette double proposition est intenable au regard du droit actuel.
[17] Il est exact que, dans l'arrêt Chevrier, le juge Tyndale écrit que[5] :
« […] It is common sense that a secret once revealed is a secret no longer; that a privilege is lost when the information, confidential to professional and client, is disclosed to a third party; and such third party is free to make what legitimate use he wishes of the information no longer confidential. It is also the law; see, for example, Wigmore(1).
(1) J.H. Wigmore, Evidence in trials at common law, Revised by John T. McNaughton, Boston, Little, Brown, 1961, vol. 8, nos. 2325 and 2326. »
[18] Dans le même sens, on peut citer également l'arrêt Pfieffer et Pfieffer inc. c. Javicoli[6].
[19]
Ces deux affaires se distinguent pourtant de la situation présente non
seulement parce qu'elles sont décidées sur la base du droit antérieur à 1994 et
antérieur à l'adoption de l'article
[20] Il ressort par ailleurs sans équivoque de l'arrêt de la Cour suprême du Canada dans Société d'énergie Foster Wheeler ltée c. Société intermunicipale de gestion et d'élimination des déchets (SIGED) inc.[7], la portée très large qu'il convient de donner au secret professionnel de l'avocat, droit dont le titulaire est le client de celui-ci et qui existe à son seul bénéfice. En outre, dans la même affaire, la Cour suprême signale notamment que :
38 […] En effet, il serait inexact de tenter de réduire le contenu de l'obligation de confidentialité à celui de l'opinion, de l'avis ou du conseil donné par l'avocat à son client. […]
[21] Instaurés en vue de protéger la communication franche et complète de l'information entre avocat et client, le droit du client au secret professionnel et le devoir de l'avocat au respect dudit secret sont élevés au rang de « principe de justice fondamentale en droit canadien, tant pour la protection des intérêts essentiels de ses clients que pour le fonctionnement du système juridique du Canada »[8]. C'est déjà ce que l'on écrivait dans Poulin c. Prat[9], affaire décidée en vertu du droit antérieur à 1994[10], où l'on souligne entre autres que :
Le respect du secret professionnel assure la confidentialité des communications entre l'avocat et son client; c'est cette assurance qui permet à tout individu de se confier, en toute franchise et quiétude, à son avocat et d'obtenir le meilleur conseil possible, dans les circonstances. La confidentialité de ces communications est essentielle à la bonne administration de la justice. […][11]
[22] Ce secret couvre certainement un document de la nature de celui qui est en litige dans la présente affaire et par lequel le client confie et communique à son avocat ad litem les faits qu'il estime pertinents à l'action en justice qui l'oppose ou l'opposera à ceux qu'il poursuit ou désire poursuivre[12].
[23] La vision restreinte suggérée par l'arrêt Chevrier c. Guimond, si tant est qu'on doive donner aux propos du juge Tyndale la portée que suggère le requérant, a par ailleurs été fortement modulée, voire réfutée, par la Cour dans Biomérieux inc. c. GeneOhm Sciences Canada inc.[13], paragr. 34 à 41, arrêt qui, dans la foulée amorcée par l'arrêt Poulin c. Prat, précité, promeut lui aussi une conception large du secret professionnel, avalisant l'idée que même une divulgation volontaire de documents couverts par le secret professionnel n'emportera pas nécessairement renonciation au privilège ou perte de ce privilège[14]. Dans Biomérieux inc., l'on cite par ailleurs avec approbation les jugements rendus dans A.G. c. D.W.[15] et Chouinard c. Robbins[16], où il était justement question du dévoilement malencontreux, par l'avocat, de renseignements protégés par le secret professionnel. Dans les deux cas, la Cour supérieure a conclu que le secret professionnel tenait toujours, vu l'absence d'une renonciation du client.
[24] Il appert de l'ensemble de ces décisions que lorsque l'avocat dévoile par inadvertance un renseignement ou un document qui relève du secret professionnel auquel il est tenu, ce dévoilement ne peut être imputé au client et ne constitue pas une renonciation de la part de celui-ci, seul bénéficiaire du droit au secret professionnel. Comme le souligne le professeur Ducharme :
333. — Pour que la divulgation, par un client, de faits couverts par le secret professionnel constitue une renonciation implicite à leur caractère confidentiel, il faut que cette divulgation ait été volontaire. Ne vaut pas renonciation une divulgation faite par inadvertance ou par accident et même celle faite par un avocat sans l'autorisation de son client.[17]
[25]
Cela étant, la conclusion s'impose : le document litigieux et son
contenu sont couverts par le secret professionnel auquel l'intimé n'a jamais
renoncé et dont il ne peut perdre le bénéfice par suite de l'erreur de son
avocat. Le juge devait donc d'office, comme le lui enjoignent l'article
[26] Enfin, le préjudice allégué par le requérant, à sa face même, n'existe pas : il n'y a pas de préjudice dans la « perte » de l'occasion de profiter de la violation inadvertante du secret professionnel par l'avocat de la partie adverse, alors que celle-ci n'a nullement renoncé à son droit.
[27]
On a fait grand cas, à l'audience, de ce que le requérant (comme les
autres défendeurs) serait indûment privé de la possibilité de poser à l'intimé,
lors des interrogatoires préalables, des questions relatives aux faits relatés
dans le document litigieux et qui n'auraient pas été dévoilés dans la requête
introductive d'instance. Or, ce n'est pas ce qu'écrit le juge et il faut lire
les paragraphes 24 à 26 du jugement, précités, dans la perspective de la
conclusion figurant au paragraphe 30. De toute évidence, si l'on permettait au
requérant d'interroger l'intimé sur le document, on se trouverait à lui
permettre de faire indirectement ce qu'il ne peut faire directement. Le
requérant ne peut prétendre subir un préjudice du fait de la conclusion en
question, qui permet d'assurer, au sens de l'article
[28]
Par ailleurs, même s'il existait, l'ampleur limitée de ce prétendu préjudice,
dans le contexte, ne justifierait pas que la permission d'appel soit
accueillie, les fins de la justice ne l'exigeant pas au sens de l'article
[29] Le pourvoi n'ayant pour ces raisons, à mon avis, aucune chance raisonnable de succès, il ne convient pas d'accorder la permission d'appeler du jugement de première instance.
[30] POUR CES MOTIFS, la requête pour permission d'appeler est REJETÉE, avec dépens.
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MARIE-FRANCE BICH, J.C.A. |
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Me Stéphane Sigouin |
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Gagnon Sigouin Avocats |
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Pour le requérant |
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Me Alexandre Sami |
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Gowling Lafleur Henderson |
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Pour l’intimé |
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Me Pierre Lecavalier |
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Me Laurent Brisebois |
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Joyal Leblanc - JUSTICE CANADA |
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Pour le mis en cause |
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Date d’audience : |
le 4 novembre 2009 |
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[1] Weinberg
c. Cinar Corporation,
[2] Voir le paragr. 6 du jugement de première instance.
[3] [1984] R.D.J. 240 (C.A.).
[4] Voir supra, note 3.
[5] Voir supra, note 3 p. 242.
[6]
[7] [2004] 1 R.C.S. 456 .
[8] Ibid., paragr. 34.
[9]
[10] Ibid., p. 305.
[11] Ibid, p. 307.
[12] Dans ce sens, voir Jean-Claude ROYER, La preuve civile, 4e éd. par Jean-Claude ROYER et Sophie LAVALLÉE, Cowansville : Les Éditions Yvon Blais inc., 2008, notamment aux p. 1090-1095 (paragr. 1204); Léo DUCHARME, L'administration de la preuve, 3e éd., Montréal : Wilson & Lafleur ltée, 2001, p. 101-103 (paragr. 286-291).
[13]
[14] Ibid.,
paragr. 38, par renvoi à Landry c. Société immobilière Marathon
ltée/Marathon Realty Co.,
[15]
[16]
[17] Léo DUCHARME, op. cit., voir supra, note 12, p. 118. Dans le même sens, voir : Jean-Claude ROYER, op. cit., voir supra, note 12, p. 1122 (paragr. 1222).