Décision

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Barrick Gold Corporation c. Éditions Écosociété inc.

2011 QCCS 4232

JB3984

 
 COUR SUPÉRIEURE

(Chambre civile)

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

DISTRICT DE

MONTRÉAL

 

N° :

500-17-042671-084

 

DATE :

12 AOÛT 2011

______________________________________________________________________

 

SOUS LA PRÉSIDENCE DE

L’HONORABLE

GUYLÈNE BEAUGÉ, J.C.S.

______________________________________________________________________

 

 

BARRICK GOLD CORPORATION

Demanderesse

c.

LES ÉDITIONS ÉCOSOCIÉTÉ INC.

-et-

ALAIN DENEAULT

-et-

DELPHINE ABADIE

-et-

WILLIAM SACHER

Défendeurs

 

 

 

 

JUGEMENT

sur une requête ré-amendée pour résiliation d'une entente de

confidentialité, pour déclaration d'abus d'une demande en justice

et pour rejet de la requête introductive d'instance

 

 

 

INTRODUCTION

[1]           La société aurifère canadienne Barrick Gold Corporation (« BARRICK ») poursuit pour atteinte à sa réputation les trois auteurs et la maison d'édition du livre Noir Canada : pillage, corruption et criminalité en Afrique (« NOIR CANADA »). S'estimant le sujet d'accusations graves, diffamatoires et sans fondement, et victime d'une campagne de démonétisation sans précédent, Barrick réclame 6 millions $ en dommages-intérêts compensatoires et punitifs, ainsi que l'émission d'une injonction permanente.

[2]           S'appuyant sur les dispositions du Code de procédure civile visant à prévenir l'utilisation abusive des tribunaux ainsi qu'à favoriser le respect de la liberté d'expression et la participation citoyenne aux débats publics[1], Alain Deneault, Delphine Abadie, William Sacher (les « AUTEURS ») et Les Éditions Écosociété inc. (la « MAISON D'ÉDITION ») sollicitent le rejet sommaire de l'action, ou son assujettissement à une provision pour les frais de l'instance.

CONTEXTE

[3]           Dans son recours entrepris le 29 avril 2008[2], soit deux semaines après la sortie de Noir Canada, Barrick reproche à ses auteurs et à la maison d'édition un comportement intentionnellement fautif, de nature à la déconsidérer aux yeux d'une personne raisonnable.

[4]           Essentiellement, outre la campagne de discrédit avant et après la publication du livre, Barrick soutient que Noir Canada, prétendant dénoncer des atrocités commises en Afrique par des sociétés minières et pétrolifères canadiennes, porte des accusations diffamatoires relatives à :

·        sa présence et ses activités en Tanzanie : sa participation à la commission de l'homicide de quelque 50 mineurs artisanaux par leur enterrement, vifs, sur son site à l'aide de bulldozers à l'été 1996, dans le cadre d'une opération d'éviction de ces mineurs et de remblaiement des puits, le tout de connivence avec la société Sutton Ressources Limited;

·        sa présence et ses activités en République démocratique du Congo : à savoir le financement, le support et l'armement de différents groupes au cours des guerres qui ont ravagé ce pays et causé la mort de millions de personnes;

·        son positionnement sur le marché noir de l'uranium;

·        la dissimulation, par l'intimidation et des menaces, de ses agissements.

[5]           Barrick plaide la malveillance, la négligence et la témérité des auteurs dans leur recherche superficielle et partiale, leur recours à des sources non fiables, leur déformation de rapports crédibles, ainsi que leur manque délibéré d'objectivité, le tout au mépris des standards de recherche en sciences sociales. Elle tient la maison d'édition solidairement responsable de ces fautes pour avoir, en toute imprudence, publié Noir Canada sans s'assurer de la crédibilité des graves accusations portées contre elle, avec pour seul critère une correspondance idéologique entre sa ligne éditoriale et celle des sources citées par les auteurs.

[6]           Barrick allègue un préjudice de 6 millions $ en raison de divers facteurs : la gravité, la répétition, et la vaste diffusion des propos diffamatoires, l'intention malveillante des auteurs, la durée de l'atteinte à sa réputation, la permanence des effets de la vilenie des auteurs, sa notoriété et l'importance de la sauvegarde de sa réputation dans son domaine d'activité (« social licence to operate »), l'appartenance professionnelle des auteurs, ainsi que l'absence d'excuse ou de rétractation.

[7]           Outre des énoncés généraux, Barrick ne détaille aucun préjudice matériel précis (perte économique, de revenus, de clientèle, ou autre), se réservant le droit d'administrer une preuve à cet égard au procès. Ainsi, l'essentiel de sa réclamation consiste en des dommages-intérêts moraux et punitifs.

[8]           En défense, les auteurs et la maison d'édition font valoir que Noir Canada ne prétend pas présenter la vérité. Ils soutiennent  que cet essai, prenant en considération une importante littérature internationale, s'inquiète du rôle joué par le Canada et certaines sociétés canadiennes dans des événements troubles ayant ravagé l'Afrique. Défendant la rigueur de leur démarche, ils exposent que Noir Canada, de nature documentaire, ne résulte pas d'enquêtes, mais consiste en un recensement et en une interprétation raisonnable de la documentation disponible. Ainsi, ils plaident que loin de décréter une vérité quant aux activités du Canada en Afrique et de certaines sociétés minières, parmi lesquelles Barrick, Noir Canada en appelle à la création de commissions d'enquête indépendantes, dans le but de poursuivre sa réflexion critique.

[9]           En outre, les auteurs et la maison d'édition soulignent l'absence de préjudice matériel ou moral de Barrick, ainsi que le caractère nullement compensatoire de sa réclamation de 6 millions $.

[10]        Au soutien de leur position respective, les parties produisent une imposante documentation. Elles prévoient quarante jours d'audience, dont neuf consacrés à la demande[3] et le reste à la défense[4]. Toutefois, Barrick a déjà interrogé des représentants de la partie défenderesse pendant vingt jours, interrogatoires dont la transcription est versée au dossier de la Cour.

[11]        Le procès doit se tenir à l'automne 2011 devant la soussignée.

LA REQUÊTE POUR REJET

[12]        Invoquant les articles 54.1 à 54.4 C.p.c., les défendeurs sollicitent le rejet sommaire de la demande au motif qu'elle constitue une procédure abusive destinée non pas à compenser un préjudice pour atteinte à sa réputation, mais uniquement à les intimider et à les réduire au silence sur un sujet d'intérêt public. Ils qualifient le recours de Barrick de « poursuite bâillon ».

[13]        Introduits au Code de procédure civile le 4 juin 2009[5], ces articles prévoient ce qui peut constituer une procédure abusive, et permettent de la sanctionner par le prononcé de son irrecevabilité, ou par le recours à d'autres remèdes :

54.1. Les tribunaux peuvent à tout moment, sur demande et même d'office après avoir entendu les parties sur le point, déclarer qu'une demande en justice ou un autre acte de procédure est abusif et prononcer une sanction contre la partie qui agit de manière abusive.

L'abus peut résulter d'une demande en justice ou d'un acte de procédure manifestement mal fondé, frivole ou dilatoire, ou d'un comportement vexatoire ou quérulent. Il peut aussi résulter de la mauvaise foi, de l'utilisation de la procédure de manière excessive ou déraisonnable ou de manière à nuire à autrui ou encore du détournement des fins de la justice, notamment si cela a pour effet de limiter la liberté d'expression d'autrui dans le contexte de débats publics.

2009, c. 12, a. 2.

54.2. Si une partie établit sommairement que la demande en justice ou l'acte de procédure peut constituer un abus, il revient à la partie qui l'introduit de démontrer que son geste n'est pas exercé de manière excessive ou déraisonnable et se justifie en droit.

La requête visant à faire rejeter la demande en justice en raison de son caractère abusif est, en première instance, présentée à titre de moyen préliminaire.

2009, c. 12, a. 2.

54.3. Le tribunal peut, dans un cas d'abus, rejeter la demande en justice ou l'acte de procédure, supprimer une conclusion ou en exiger la modification, refuser un interrogatoire ou y mettre fin ou annuler le bref d'assignation d'un témoin.

Dans un tel cas ou lorsqu'il paraît y avoir un abus, le tribunal peut, s'il l'estime approprié :

 1° assujettir la poursuite de la demande en justice ou l'acte de procédure à certaines conditions;

 2° requérir des engagements de la partie concernée quant à la bonne marche de l'instance;

 3° suspendre l'instance pour la période qu'il fixe;

 4° recommander au juge en chef d'ordonner une gestion particulière de l'instance;

 5° ordonner à la partie qui a introduit la demande en justice ou l'acte de procédure de verser à l'autre partie, sous peine de rejet de la demande ou de l'acte, une provision pour les frais de l'instance, si les circonstances le justifient et s'il constate que sans cette aide cette partie risque de se retrouver dans une situation économique telle qu'elle ne pourrait faire valoir son point de vue valablement.

2009, c. 12, a. 2.

54.4. Le tribunal peut, en se prononçant sur le caractère abusif d'une demande en justice ou d'un acte de procédure, ordonner, le cas échéant, le remboursement de la provision versée pour les frais de l'instance, condamner une partie à payer, outre les dépens, des dommages-intérêts en réparation du préjudice subi par une autre partie, notamment pour compenser les honoraires et débours extrajudiciaires que celle-ci a engagés ou, si les circonstances le justifient, attribuer des dommages-intérêts punitifs.

Si le montant des dommages-intérêts n'est pas admis ou ne peut être établi aisément au moment de la déclaration d'abus, il peut en décider sommairement dans le délai et sous les conditions qu'il détermine.

2009, c. 12, a. 2.

[14]        Dans le récent arrêt Acadia Subaru[6], la Cour d'appel confirme la vocation d'un recours sous ces articles : sanctionner un comportement blâmable. Dans Paquette[7], elle résume :

[27]        (…) Avant de déclarer un recours abusif, il est nécessaire d'y déceler un comportement blâmable. Le terme abus porte en lui-même l'idée d'un usage mauvais, excessif ou injuste. Cette appréciation est confortée par l'utilisation d'un vocabulaire particulier qui est relié à la démesure, l'excès ou l'outrance. (…).

[15]        Le régime établi aux articles 54.1 et ss C.p.c. a de cela particulier que malgré la légitimité ou l'apparence de droit du recours entrepris par la partie demanderesse, celui-ci peut constituer un détournement des fins de la justice s'il a pour effet de limiter la liberté d'expression dans le contexte de débats publics[8]. Ainsi, la partie défenderesse porte le fardeau initial d'établir sommairement que l'action peut constituer un abus. Si elle y parvient, un renversement du fardeau de la preuve s'opère, exigeant de la partie demanderesse de démontrer que son recours n'est ni excessif ni déraisonnable[9]. Si le Tribunal se convainc de la présente d'un abus ou d'une apparence d'abus, ou encore d'un effet injustifié et disproportionné sur la liberté d'expression, il détermine le remède approprié.

[16]        Au soutien de leur requête pour rejet, les auteurs et la maison d'édition font valoir en substance, outre des arguments tenant plutôt du fond du litige, les moyens suivants :

·        l'action de Barrick constitue tant un abus de droit que de celui d'ester en justice;

·        le comportement judiciaire de Barrick s'avère abusif : signification d'une mise en demeure annonçant une réclamation « substantielle » avant même la sortie et la lecture de Noir Canada, allégations exagérées par la suite amendées, tenue d'interrogatoires au préalable pendant vingt jours, tentative d'interroger un tiers résidant en Ontario non autorisée par le Tribunal, amendement visant à reprocher la prise de position publique voulant que l'action constitue une « poursuite bâillon »;

·        réclamation démesurée en l'absence d'une quelconque preuve de préjudice matériel ou moral, ou d'intention de nuire, ainsi qu’eu égard à leur impécuniosité;

·        conclusions en injonction imprécises et inexécutoires;

·        disproportion et déséquilibre entre les forces économiques en présence.

[17]        Barrick se défend d'avoir entrepris un recours abusif. Elle plaide qu'il se justifie en raison de la fausseté et du caractère diffamant des propos de Noir Canada, ainsi que de la négligence, de la témérité, et de la malveillance des auteurs et de la maison d'édition. Elle ajoute que le montant substantiel de sa réclamation se trouve à la hauteur de la gravité de l'atteinte à sa réputation, et à la mesure de son préjudice. Au surplus, elle soutient que les auteurs et la maison d'édition ne satisfont pas aux critères pour donner ouverture aux sanctions de l'article 54.3 C.p.c., et en particulier, au versement d'une provision pour les frais de l'instance.

QUESTIONS EN LITIGE

[18]        Bien que le Tribunal ait entendu une preuve sommaire de part et d'autre, son rôle, à ce stade-ci, ne consiste pas à départager le vrai du faux, ni même à déterminer si la réputation de Barrick se trouve ternie aux yeux d'une personne raisonnable. La tâche du Tribunal se limite ici à décider: 1) si les auteurs et la maison d'édition ont établi sommairement que l'action peut constituer un abus; 2) dans l'affirmative, si Barrick a réussi à démontrer que sa procédure n'est ni excessive ni déraisonnable; 3) en cas d'abus, s’il doit rejeter l'action ou en modifier les conclusions; 4) en cas d'apparence d'abus, s'il doit ordonner le versement d'une provision pour les frais de l'instance.

ANALYSE

[19]        Dans les jours qui suivent la parution de Noir Canada, Barrick mettant à exécution l'intention annoncée dans sa mise en demeure antérieure à la sortie du livre de réclamer des dommages-intérêts substantiels, réplique avec une poursuite en dommages-intérêts de 6 millions $. Ironiquement, les médias semblent s'intéresser à ce recours plus qu'à Noir Canada[10], de sorte que les auteurs et la maison d'édition se voient offrir une visibilité inattendue.

[20]        Le droit fondamental à la sauvegarde de sa réputation[11] constitue le fondement du recours de Barrick. Ce recours reconnu aux personnes morales et régi par les principes généraux de la responsabilité civile[12] exige la démonstration d'une faute, d'un préjudice et d'un lien de causalité[13].

[21]        Le droit à la protection de la réputation ne s'oppose pas, mais se concilie avec celui également fondamental à la liberté d'expression[14], un droit qualifié de « pilier des démocraties modernes »[15], qui « favorise l'émergence de la vérité »[16], « encourage la circulation d'idées nouvelles »[17] et « autorise la critique de l'action étatique »[18], un droit non absolu[19] certes, mais pour lequel tant les tribunaux nationaux que ceux d'autres démocraties démontrent une préoccupation accrue[20].

[22]        L'on conviendra aisément que Noir Canada ne présente pas un propos banal. Devant la sévérité de ses allégations, allusions ou insinuations, Barrick réagit : « la réputation constitue un attribut fondamental de la personnalité (…) Il est donc essentiel de la sauvegarder chèrement, car une fois ternie, une réputation peut rarement retrouver son lustre antérieur[21] ». D'ailleurs, certains reproches de Barrick quant au peu de rigueur de la démarche scientifique des auteurs donnent à réfléchir. À titre d'exemple, le Tribunal réfère à son allégation voulant que les auteurs pervertissent les affirmations de certaines sources, ou fassent dire à un rapport d'Amnistie Internationale le contraire de son contenu réel. Il va de soi que ces faits resteront à prouver au procès.

[23]        Ce n'est pas parce que Barrick pourrait avoir gain de cause au fond que le Tribunal doit conclure à l'absence d'abus dans l'exercice de son droit. Bien que prima facie - et après l'analyse de la preuve sommaire administrée de part et d'autre à ce stade-ci - Barrick puisse sembler compter sur des arguments sérieux au soutien de son action, le Tribunal doit sanctionner l'apparence d'abus procédural. Le fait de voir son recours accueilli au terme d'un procès ne justifie pas tous les comportements dans la conduite d'une instance judiciaire.

[24]        Or, malgré l'apparente légitimité de son recours, le procédé employé par Barrick peut constituer un abus:

·        Mise en demeure annonçant des dommages-intérêts « substantiels » avant même la sortie ou la lecture du livre;

·        vingt jours d'interrogatoires au préalable;

·        malgré le fardeau qui lui incombe, défaut à première vue, à quelques semaines du début du procès, de présenter la preuve d'un quelconque préjudice matériel;

·        plus de trois ans après l'institution de l'action, persistance dans la réclamation de 6 millions $, soit 5 millions $ pour préjudice matériel et moral, et 1 million $ en dommages-intérêts punitifs, une réclamation exorbitante et disproportionnée eu égard au courant jurisprudentiel majoritaire en droit canadien et québécois sur le quantum;

·        connaissance de l'impécuniosité de la partie défenderesse;

·        imprécision des conclusions en injonction.

[25]        Le Tribunal n'ignore pas qu'à elle seule, une réclamation élevée ne suffit pas à conclure à abus de procédure[22]. Mais, pourquoi un comportement procédural en apparence si immodéré? Le Tribunal y voit matière à inférer qu'au-delà du rétablissement de sa réputation, Barrick semble chercher à intimider les auteurs.

[26]        Devant l'établissement sommaire par les défendeurs du caractère en apparence abusif de l'action de Barrick, celle-ci échoue à convaincre le Tribunal que sa procédure ne semble pas empreinte de démesure. Alors que les auteurs ne prétendent pas la vérité des allégations de Noir Canada, Barrick tente de prouver la fausseté de chacune des allégations. Il en résulte la production d'une documentation monumentale.

[27]        Pourtant, le test en matière de diffamation ne requiert pas nécessairement la démonstration de la fausseté de chacune des allégations; il peut suffire d'établir que les propos litigieux ternissent la réputation de la victime selon un standard objectif, soit font perdre l'estime ou la considération pour elle, ou suscitent à son égard des sentiments désagréables ou défavorables[23]. La diffamation peut même, à la rigueur, résulter de propos défavorables, mais véridiques, tenus sans juste motif[24]. Cependant, l'expression doit découler d'une conduite fautive de son auteur.

[28]        Ainsi, en droit civil québécois, la communication d'une information fausse n'est pas nécessairement fautive, alors que la transmission d'une information véridique peut constituer une faute[25]. Dans ce contexte, la preuve qu'entend administrer Barrick peut paraître démesurée, voire outrancière.

[29]        En outre, Barrick sait que les défendeurs ne disposent pas de la capacité financière, d'une part de mener un procès de quarante jours, et d'autre part, d'honorer, le cas échéant, une condamnation de 6 millions $. Elle connaît cette situation au point d'offrir un ajournement pour permettre aux auteurs d'envisager de se préparer financièrement à se défendre, notamment par le recours à l'aide juridique…[26].

[30]        Toutes ces circonstances particulières convainquent le Tribunal qu'il se trouve en présence d'une action en apparence abusive, notamment par son caractère disproportionné, qui sans justifier son rejet, rend bien fondé l'octroi d'une provision pour frais. En somme, « les indices d'un abus procédural sont présents, mais insuffisants pour justifier de mettre fin aux procédures. »[27] (traduction libre).

[31]        Le Tribunal ne peut ici remédier à l'apparence d'abus procédural par le rejet de l'action, car devant la gravité des imputations de Noir Canada (comme par exemple, la participation de Barrick à un homicide massif, ou encore son soutien à des groupes armés), les auteurs n'offrent à première vue pour seule défense, au demeurant peu convaincante, que la rhétorique de l'allégation.

[32]        Or, ils ne sauraient y trouver une immunité, ni se retrancher derrière la mise en garde contenue à l'introduction de Noir Canada, d'autant moins que même s'ils affirment ne pas prétendre à la vérité, leur maison d'édition assure, sans autre contrôle qu'une concordance idéologique avec certaines sources, la vérification et le recensement scrupuleux des faits avancés dans Noir Canada:

S'il ne s'agissait pas de faits scrupuleusement recensés et vérifiés, ce livre serait un roman noir, un triller économique qui fait froid dans le dos. Les horreurs ici rassemblées provoquent des hauts le cœur. Malheureusement, ce Noir Canada existe bel et bien et cet ouvrage se donne pour mission et devoir d'informer les citoyenNes canadienNes sur les agissements hautement critiquables des sociétés minières et pétrolifères canadiennes en Afrique.

En dénonçant de nombreux abus qualifiables de crimes commis par ces sociétés privées, Alain Deneault s'attaque à l'image factice répandue sur la scène internationale d'un Canada intrinsèquement pacifiste, bon et généreux. ll recense avec soin et précision les nombreux cas (déjà rapportés ailleurs dans le monde par plusieurs ONG, journalistes, analystes ainsi qu'experts de l'ONU) dans lesquels les sociétés canadiennes se rendent coupables de corruption, de pillage institutionnalisé des ressources minières ou pétrolifères des pays africains, et attisent ou maintiennent l'instabilité et les conflits pour obtenir de juteux contrats. (…)

[33]        À quels standards était-elle tenue? Cette question devra être tranchée au fond.

[34]        En outre, les experts que se proposent de produire les parties éclaireront le Tribunal sur la validité de la méthodologie des auteurs, et donc sur la prudence ou la témérité de leur essai.

[35]        Ainsi, Barrick conserve le droit à un procès.

[36]        La preuve révèle que les auteurs tirent respectivement pour 2007, un revenu d'environ 22 000 $, 23 500 $ et 8 000 $. Devant une société aurifère qui générait en 2008 un revenu de quelque 6,5 milliards $, et dont la performance financière ne se dément pas, la disproportion des ressources est incontestable.

[37]        Dans les circonstances, le Tribunal, préoccupé par l'accès à la justice, constate que sans une provision pour les frais de l'instance, les auteurs risquent de se retrouver dans une situation économique telle qu'ils ne pourront faire valoir leur point de vue valablement[28]. Ils n'ont manifestement pas les moyens d'assumer les frais occasionnés par le litige, et ne disposent d'aucune autre source suffisante de financement.

[38]        Ils demandent une provision pour les frais de l'instance de 255 634,93 $, qu'ils justifient par le nombre d'heures que leurs avocats prévoient consacrer à la préparation du procès et à l'audience, ainsi que par les frais d'expert et les débours divers. Barrick conteste le principe de l'octroi d'une provision pour les frais de l'instance, mais n'argue pas sur le quantum.

[39]        Dans l'arrêt Hétu[29], dont les principes se trouvent codifiés à l'article 54.3 C.p.c.[30], la Cour d'appel octroie une provision pour frais correspondant à une partie des honoraires extrajudiciaires raisonnables anticipés.

[40]        À ce stade-ci, et alors qu'une conférence préparatoire devra se tenir pour revoir le calendrier du procès et envisager des moyens d'écourter l'audience, et alors qu'une résolution non judiciaire du litige pourrait être encore possible, voire souhaitable, il apparaît raisonnable d'accorder une provision pour frais de l'instance de 143 190,96 $, correspondant à la moitié des honoraires extrajudiciaires ainsi qu'aux débours anticipés:

a)    Audience (Me Richard Dufour) :                                                              39 873,75 $

(20 jours à 7 heures par jour x 250 $, plus les taxes applicables)                  

 

b)    Audience (Me Annie Breault) :                                                                 35 088,90 $

(20 jours à 7 heures par jour x 220 $, plus les taxes applicables)                  

 

c)    Préparation à l'audience :                                                                        37 481,33 $

(20 jours à 7 heures par jour x 235 $, plus les taxes applicables -

taux horaire moyen de Mes Dufour et Me Breault)

 

d)    Préparation à l'audience :                                                                        16 746,98 $

Soutien (indexation et préparation des pièces et interrogatoires

et préparation des autorités) : (21 jours à 7 heures par jour

x 100 $, plus les taxes applicables)

 

e)    Débours divers :                                                                                          4 000      $

(préparation des cahiers de pièces, de procédures et d'autorités)

 

f)     Frais d'experts :                                                                                          10 000    $

POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :

[41]        ACCUEILLE en partie la requête réamendée pour rejet de la requête introductive d'instance;

[42]        DÉCLARE que la requête introductive d'instance amendée présente une apparence d'abus;

[43]        ORDONNE à la demanderesse de verser aux défendeurs Alain Deneault, Delphine Abadie et William Sacher une provision pour les frais de l'instance de 143 190,96 $, cela dans les trente jours du présent jugement, sous peine de rejet de la demande;

[44]        CONVOQUE les avocat-e-s des parties à une conférence préparatoire, le 23 août 2011, à 9 h 30, dans une salle à déterminer, au Palais de justice de Montréal;

[45]        FIXE le début du procès au lundi 19 septembre 2011;

[46]        FRAIS À SUIVRE.

 

 

 

__________________________________

GUYLÈNE BEAUGÉ, j.c.s.

 

 

Me William Brock

Me Marc-André Boutin

Me Marie-Eve Gingras

DAVIES WARD PHILLIPS & VINEBERG

Avocats de la demanderesse

 

Me Richard Dufour

Me Joëlle Beauregard

DUFOUR MOTTET AVOCATS

Avocats des défendeurs Alain Deneault, Delphine Abadie et William Sacher

 

Me Yan Paquette

LANGLOIS KRONSTRÖM DESJARDINS

Avocat de la défenderesse Les Éditions Écosociété inc.

 

 

Dates d’audience :

29 et 30 juin 2011

 

 

 

 



[1]     Articles 54.1 à 54.6 du Code de procédure civile.

[2]     Requête introductive d'instance amendée le 21 janvier 2009.

[3]     Environ 11 témoins, dont 3 experts.

[4]     17 témoins, dont 9 experts.

[5]     Loi modifiant le Code de procédure civile pour prévenir l'utilisation abusive des tribunaux et favoriser le respect de la liberté d'expression et la participation des citoyens aux débats publics, L.Q., 2009, c.12.

 

[6]     Acadia Subaru c. Michaud, 2011 QCCA 1037 , J.E. 2011-1064 , par. 100. Voir également Duni c. Robinson Sheppard Shapiro, s.e.n.c.r.l,. l.l.p., 2011 QCCA 677 , par. 14.

[7]     Paquette c. Laurier, 2011 QCCA 1228 , J.E. 2011-1227, par. 27.

[8]     Acadia c. Subaru, précité à la note 6.

[9]     Prenant appui sur les enseignements de l'arrêt Acadia c. Subaru, la juge Tessier-Couture expose le mécanisme procédural propre à une requête logée en vertu des articles 54.1 et ss C.p.c. : Pétrolia inc. c. 3834310 Canada inc.et Ugo Lapointe, C.S.Q. : 200-17-014133-110, 29 juillet 2011, par. 14.

[10]    Revue de presse produite par Barrick.

[11]    Charte des droits et libertés de la personne, L.R.Q., c. C-10, art. 4 .

[12]    Art. 1457 C.c.Q.

[13]    Prud'homme c. Prud'homme, [2002] 4 R.C.S. 663 . Voir également Bou Malhab c. Diffusion Métromedia CMR inc, 2011 CSC 9 .

[14]    Charte des droits et libertés de la personne, L.R.Q., c. C-10, art. 3 .

[15]    Bou Malhab c. Diffusion Métromedia CMR inc, précité à la note 13.

[16]    Société Radio-Canada c. Canada (Procureur général), 2011 CSC 2 .

[17]    Bou Malhab c. Diffusion Métromedia CMR inc, précité à la note 13.

[18]    Idem.

[19]    Prud'homme c. Prud'homme, précité à la note 13. Voir également Gilles E. Néron Communication Marketing inc. c. Chambre des notaires du Québec, [2004] 3 RCS 95 .

[20]    Bou Malhab c. Diffusion Métromedia CMR inc, par. 21, précité à la note 13.

[21]    Hill c. Église de scientologie de Toronto, [1995] 2 RCS 1130 .

[22]    Pétrolia, par. 60-63, précitée à la note 9. Voir également Laliberté c. Transit Éditeur inc., 2009 QCCS 6177 , par. 39; 2332-4197 Québec inc. c. Galipeau, 2010 QCCS 3427 , par. 32.

[23]    Société Radio-Canada c. Radio Sept-Iles Inc. [1994] R.J.Q. 1811 .

[24]    Prud'homme c. Prud'homme, par. 36, précité à la note 13.

[25]    Idem, par. 37.

[26]    Sommaire de l'argumentation de Barrick, page 9.

[27]    « The signs of impropriety are present but not substantial enough to justify putting an end to the proceedings »: Acadia Subaru c. Michaud, précité à la note 6.

[28]    Art. 54.3 C.p.c.

[29]    Hétu c. Notre-Dame de Lourde (Municipalité de), 2005 QCCA 199 .

[30]    Cosoltec inc. c. Structure Laferté inc., 2010 QCCA 1600 , J.E. 2010-1659 (CA).

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