Québec (Sous-ministre du Revenu) c. Services environnementaux AES inc.

2011 QCCA 394

COUR D’APPEL

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

GREFFE DE

 

MONTRÉAL

N° :

500-09-019557-099

(500-05-069012-019)

 

DATE :

LE 4 MARS 2011

 

 

CORAM :

LES HONORABLES

JACQUES CHAMBERLAND, J.C.A.

YVES-MARIE MORISSETTE, J.C.A.

NICHOLAS KASIRER, J.C.A.

 

 

LE SOUS-MINISTRE DU REVENU DU QUÉBEC

APPELANT - Mis en cause

et

AGENCE DES DOUANES ET DU REVENU DU CANADA

Intimée

c.

 

SERVICES ENVIRONNEMENTAUX AES INC.

et

CENTRE TECHNOLOGIQUE AES INC.

INTIMÉES - Requérantes

 

 

ARRÊT

 

 

[1]           LA COUR, saisie de l'appel interjeté par le Sous-ministre du Revenu du Québec (SM Revenu) contre un jugement de la Cour supérieure, prononcé le 3 mars 2009 (Mme la juge Sylviane Borenstein), accueillant la requête conjointe des intimées Services Environnementaux AES inc. (AES) et Centre technologique AES inc. (Centre technologique) en rectification d'un écrit et en jugement déclaratoire;

Le contexte

[2]           Les faits ne sont pas contestés.   Ils ont fait l'objet de plusieurs admissions qu'il convient de reproduire in extenso :

1.            La requérante, Services environnementaux AES Inc. (« AES »), fut constituée le 19 avril 1993 en vertu de la Partie 1A de la Loi sur les compagnies, L.R.Q., c. C-38.

2.            La requérante, Centre technologique AES Inc. (« Centre technologique »), fut constituée le 18 avril 1997 en vertu de la Partie 1A de la Loi sur les compagnies en tant que filiale à part entière de AES.

3.            Dans le cadre d'une réorganisation des affaires de AES et de Centre technologique, AES a choisi de céder 25% de ses actions de Centre technologique à un nouvel investisseur (ci-après « Groupe Sani-Gestion »).

4.            AES et Centre technologique ont donc convenu d'une entente de réorganisation en utilisant les dispositions de l'article 86 de la Loi sur l'impôt sur le revenu, L.R.C., c. 1 (5ième Supplément), et les articles 541 et 543 de la Loi sur les impôts, L.R.Q. c. I-3, (l'article 86 de la Loi de l'impôt sur le revenu et les articles 541 et 543 de la Loi sur les impôts étant ci-après appelés les « Dispositions fiscales d'échanges d'actions ») et ont donné instructions à leurs conseillers respectifs de procéder à sa mise en œuvre.

5.            Les Dispositions fiscales d'échanges d'actions prévoient expressément la possibilité de différer les impacts fiscaux découlant d'une transaction à certaines conditions, notamment que la contrepartie autre qu'en action reçue au moment du transfert n'excède pas le prix de base rajusté de ces actions.

6.            Avant la réorganisation, AES détenait 1 217 029 actions de catégorie « A » (votantes et participantes) du Centre technologique et elle croyait que son prix de base rajusté pour ces actions au sens de la Loi de l'impôt sur le revenu était 1 217 029 $ alors que dans les faits il ne s'élevait qu'à 96 001 $.

7.            Le 11 décembre 1998, les administrateurs et l'actionnaire unique de Centre technologique résolurent d'adopter le Règlement Numéro III modifiant le capital-actions de Centre technologique.

Annexe A (Pièce I-1)

Annexe B (Pièce I-2)

8.            Le 15 décembre 1998, AES procéda à un échange de ses 1 217 029 actions de catégorie « A » contre 4 500 000 actions de catégorie « B » (votantes et participantes)1, ayant un capital versé global de 1 $, et un billet à demande de 1 217 028 $ à recevoir de Centre technologique, tel qu'il appert du certificat de modification des statuts de Centre technologique et de la résolution du conseil d'administration de Centre technologique en date du 15 décembre 1998.

Annexe C (Pièce I-3)

Annexe D (Pièces I-4)

            _____________

1           Les actions de catégorie « B«  de Centre technologique se distinguent des actions catégorie « A » par une priorité sur ces dernières, dans le cas de la liquidation ou de la dissolution de la société ou de toute autre distribution de son actif, d'une participation de 100$ à partager entre les détenteurs d'actions de catégorie « B ».

 

9.            En établissant le montant du billet à ce qu'elles pensaient être le prix de base rajusté pour AES des 1 217 029 actions de catégorie « A » de Centre technologique, AES et Centre technologique croyaient s'être conformées aux Dispositions fiscales d'échanges d'actions et ainsi avoir différé les impacts fiscaux de la transaction d'échange d'actions.

 

10.          Le 17 décembre 1998, AES a souscrit une (1) action de catégorie « B » de Centre technologique pour 423 000 $.

 

11.          Le 18 décembre 1998, Groupe Sani-Gestion a souscrit 1 500 000 actions de catégorie « A » de Centre technologique pour 1 500 000 $.

 

12.          Ainsi, avec ses actions catégorie « B », AES détenait 75% des actions votantes et participantes de Centre technologique et, avec ses actions de catégorie « A », Groupe Sani-Gestion en détenait 25%.

 

13.          Entre le 18 décembre 1998 et le 30 septembre 1999, Centre technologique a entièrement remboursé à AES le billet à demande de 1 217 028 $.

 

14.          Le 15 septembre 2000, AES et Centre technologique ont appris que le prix de base rajusté des actions de catégorie « A » de Centre technologique échangées par AES n'était pas de 1 217 029 $ mais plutôt de 96 001 $ lorsque l'intimée a fait parvenir un avis de cotisation à AES daté du 15 septembre 2000, ajoutant un gain en capital imposable de 840 770 $ au revenu de son année d'imposition terminée le 30 septembre 1999.

 

15.          Le 23 novembre 2000, AES a logé un avis d'opposition à l'avis de cotisation transmis par l'intimée en date du 15 septembre 2000.   Par la suite, l'intimée a émis un nouvel avis de cotisation (no. 0000645) en date du 6 avril 2001, et le 30 avril 2001, AES s'est dûment opposée à ce nouvel avis de cotisation.

 

16.          Le 1er novembre 2001, les requérantes ont signé les résolutions et l'entente aux Annexes E, F et G.

 

Annexe E (Pièce R-1)

Annexe F (Pièce R-2)

Annexe G (Pièces R-3)

[3]           Le 22 novembre 2001, les intimées déposent à la Cour supérieure une requête en rectification d'un écrit et en jugement déclaratoire visant à leur permettre de modifier les documents afférents à la transaction du 15 décembre 1998 « de façon à ce que ceux-ci reflètent la volonté des requérants et plus précisément de substituer toute référence à la somme de 1 217 028 $ par une référence à la somme de 95 000 $ et d'émettre 1 122 029 actions privilégiées Catégorie « C » ayant une valeur de 1 122 029 $.

[4]           La requête est contestée par l'appelant et l'Agence des douanes et du revenu du Canada.

[5]           Le jugement est prononcé le 3 mars 2009.

[6]           Après avoir fait brièvement état de la jurisprudence pertinente à ce type de requête, la juge de première instance fait droit à la demande des intimées et déclare que la modification des documents afférents à la transaction du 15 décembre 1998 a effet rétroactif à cette date et qu'elle est opposable aux tiers en général et aux autorités fiscales en particulier.

L'appel

[7]           L'appelant plaide qu'en l'absence d'une erreur matérielle, telle que définie en droit civil, entachant les documents transactionnels, la Cour supérieure n'avait pas le pouvoir d'en permettre la modification; si elle concluait à une erreur viciant le consentement, elle ne pouvait qu'annuler la transaction (art. 1400 et 1407 C.c.Q.), ce que les intimées ne lui demandaient pas.   Il reproche à la juge de première instance d'avoir introduit dans le droit civil québécois la doctrine équitable de rectification développée en common law; il ajoute que, de toute manière, même si cette doctrine de common law s'appliquait, la juge aurait eu tort de permettre aux parties de modifier les contrats du 15 décembre 1998 puisque ceux-ci reflétaient fidèlement leur intention de l'époque.

[8]           Les intimées fondent leur argumentation sur le pouvoir résiduaire des cours supérieures au sens de l'article 96 de la Loi constitutionnelle de 1867, tel que défini par les articles 2 , 20 et 46 C.p.c.   D'après elles, comme le législateur québécois n'a pas jugé opportun d'exclure spécifiquement de la compétence inhérente de la Cour supérieure le pouvoir de corriger les erreurs dont un document peut être entaché, celle-ci a compétence pour le faire.

[9]           Les parties nous renvoient, chacune à l'appui de ses prétentions, à une jurisprudence abondante qui aborde le problème sous différents angles[1].

L'analyse

[10]        Les articles 1400, 1407, 1425 et 1439 C.c.Q. sont au cœur de l'analyse :

1400. L'erreur vicie le consentement des parties ou de l'une d'elles lorsqu'elle porte sur la nature du contrat, sur l'objet de la prestation ou, encore, sur tout élément essentiel qui a déterminé le consentement.

L'erreur inexcusable ne constitue pas un vice de consentement.

1407. Celui dont le consentement est vicié a le droit de demander la nullité du contrat; en cas d'erreur provoquée par le dol, de crainte ou de lésion, il peut demander, outre la nullité, des dommages-intérêts ou encore, s'il préfère que le contrat soit maintenu, demander une réduction de son obligation équivalente aux dommages-intérêts qu'il eût été justifié de réclamer.

1425. Dans l'interprétation du contrat, on doit rechercher quelle a été la commune intention des parties plutôt que de s'arrêter au sens littéral des termes utilisés.

1439. Le contrat ne peut être résolu, résilié, modifié ou révoqué que pour les causes reconnues par la loi ou de l'accord des parties.

[11]        Le pourvoi soulève la question de savoir si la Cour supérieure peut permettre la correction du document porteur d’un contrat en cas de divergence entre l'intention commune des parties et l'intention déclarée à l'acte[2].

[12]        La Cour conclut que oui lorsque, comme en l'espèce, la demande est légitime et nécessaire et que la correction recherchée n'affecte en rien les droits des tiers.

[13]        L'argument de l'appelant quant à l'importation en droit civil de la théorie de l'« equitable rectification » propre à la Common Law ne tient pas.   Le droit civil québécois compte déjà tous les outils nécessaires pour permettre, à certaines conditions, qu’il soit donné effet selon l’intention commune véritable des parties à un contrat dont la rédaction ne reflète pas cette intention. Il n’est pas nécessaire pour parvenir à ce résultat de faire appel à une théorie propre à un autre système juridique.

[14]        Il existe ici deux façons d'analyser l'inexactitude dans le constat du prix de base rajusté des actions dans les documents constatant la transaction du 15 décembre 1998 entre AES et Centre technologique :  a) l'erreur qui vicie le consentement, ou 2) une divergence entre l'intention commune des parties et leur intention déclarée au contrat.

[15]        Dans la mesure où elle n'est pas inexcusable, l'erreur portant sur la nature du contrat, sur l'objet de la prestation ou sur tout élément essentiel qui a déterminé le consentement vicie celui-ci (art. 1400 C.c.Q.).

[16]        L'erreur peut être commune, mais, même commune, elle ne peut déboucher que sur la nullité du contrat[3] et non sur sa correction.

[17]        Par ailleurs, lorsqu'il constate non pas une erreur mais un écart entre l'intention commune des parties (le negotium) et leur intention déclarée au contrat (l'instrumentum), le juge peut tenir compte de cet écart en donnant effet au contrat (article 1425 C.c.Q.), à condition, bien évidemment, que la demande soit légitime et que la correction proposée n'affecte en rien les droits des tiers.

[18]        En effet, la règle énoncée à l'article 1425 C.c.Q. en matière d'interprétation du contrat fait primer l'intention véritable des parties sur celle déclarée au contrat.

[19]        Le pouvoir accordé au juge de rendre l’instrumentum conforme au negotium est la conséquence implicite de cette règle puisqu'il permet de faire concorder le texte du contrat et l'intention véritable des parties; encore faut-il, cependant, que les droits des tiers ne soient pas affectés (une analogie est possible ici avec les règles de la simulation, aux articles 1451 et 1452 C.c.Q.).   Un arrêt récent et unanime de la Cour le reconnaît explicitement[4] et, si l’on veut asseoir sur un principe ferme le jugement rendu en première instance, c’est sur ce principe qu’il repose.

[20]        En l'espèce, les parties étaient convenues d'une transaction conforme aux règles fiscales du pays et de la province de façon à ce qu'elle n'entraîne aucun impact fiscal immédiat.   Dans les faits, les documents contractuels qu'elles ont signés ne reflétaient pas cette intention puisque, tel que les autorités fiscales devaient le découvrir par la suite, ils entraînaient un impact fiscal immédiat et important. La correction des documents contractuels permettra de refléter l'intention véritable des parties.

[21]        La demande des intimées est légitime.   En effet, il ne s'agit pas pour elles de réécrire l'histoire fiscale du dossier, il s'agit de leur permettre de corriger les documents afin de rendre ceux-ci conformes à l'histoire conçue et écrite par les parties à partir du scénario proposé par les lois fiscales.   Les autorités fiscales n'en subissent aucun préjudice puisque, d'une part, tant la Loi sur l'impôt sur le revenu[5] que la Loi sur les impôts[6] indiquent au contribuable la marche à suivre pour que l'échange d'actions se fasse sans impact fiscal immédiat et, d'autre part, si les parties avaient procédé d'une façon conforme à leur volonté, il n'y aurait eu aucun impact fiscal immédiat pour elles.

[22]        POUR CES MOTIFS :

[23]        REJETTE l'appel sans frais, vu la nouveauté de la question et son intérêt général.

 

 

 

 

JACQUES CHAMBERLAND, J.C.A.

 

 

 

 

 

YVES-MARIE MORISSETTE, J.C.A.

 

 

 

 

 

NICHOLAS KASIRER, J.C.A.

 

Me Judith Kucharsky

LARIVIÈRE MEUNIER

Pour l'appelant

 

Me Dominic C. Belley

OGILVY, RENAULT

Pour les intimées

 

Date d’audience :

12 janvier 2011

 



[1]     Par exemple, Imasco Ltée c. La société de détail Imasco, C.S. Montréal, 500-05-075094-027, le 26 novembre 2002, analysée dans le contexte du litige fiscal, dans Imperial Tobacco Canada Ltée c. Québec (Sous-ministre du Revenu) 2006 QCCQ 8273 , aux paragr. 44 à 129; également Brochu c. Placement Donald Brochu inc., 2007 QCCS 6500 ; contra :  B.E.A. Holdings inc. c. Trafys inc., C. S. Montréal, 500-05-074753-029, le 16 avril 2003, infirmé en appel, la Cour faisant droit à la conclusion principale recherchée par l'appelante et annulant pour cause d'erreur la vente intervenue entre les parties, B.E.A. Holdings inc. c. Trafys inc. (C.A., 2004-02-12), SOQUIJ AZ-04019615 ; Christiane Archambault et al. c. Agence du revenu du Canada, 2010 QCCS 1576 , Mme la juge F. Nantel.

[2]     Le dossier semble être suivi de près par les fiscalistes québécois; voir Marc Duval, « Mise à jour concernant l'annulation pour cause d'erreur et la rectification au Québec » (2010) 30 Revue de l'Association de planification fiscale et financière 37, 76; Mathieu Bouchard, « Rectification de contrats en droit québécois : mythes, réalités et applications pratiques » (2006) Congrès APFF 38:1 à 38:22.

[3]     L'erreur matérielle (ou de forme) constitue, aux yeux de certains auteurs, une exception à cette règle, mais, à y regarder de plus près, cette erreur n'est certainement pas une « erreur » au sens de l'article 1400 C.c.Q. puisqu'elle ne porte pas sur un élément essentiel qui détermine le consentement.

[4]     Sobey’s Québec inc. c. Coopérative des consommateurs de Ste-Foy, [2006] R.J.Q. 100 , paragr. 47 à 46.

[5]     L.R.C. (1985) c. 1 (5e supplément).

[6]     L.R.Q., c. I-13.

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