Décision

Les décisions diffusées proviennent de tribunaux ou d'organismes indépendants de SOQUIJ et pourraient ne pas être accessibles aux personnes handicapées qui utilisent des technologies d'adaptation. Visitez la page Accessibilité pour en savoir plus.
Copier l'url dans le presse-papier
Le lien a été copié dans le presse-papier
R

R. c. Commanda

2007 QCCA 947

COUR D’APPEL

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

GREFFE DE

 

MONTRÉAL

N° :

500-10-003318-050

(565-36-000001-046)

(565-72-000023-011)

 

DATE :

LE 29 JUIN 2007

 

 

CORAM :

LES HONORABLES

JACQUES CHAMBERLAND J.C.A.

YVES-MARIE MORISSETTE J.C.A.

JULIE DUTIL J.C.A.

 

 

SA MAJESTÉ LA REINE

APPELANTE - Poursuivante

c.

 

CHARLES COMMANDA

INTIMÉ - Accusé

 

 

ARRÊT

 

 

[1]                LA COUR; - Statuant sur l'appel d'un jugement rendu le 24 octobre 2005 par la Cour supérieure, district de Hull (M. le juge Louis-Philippe Landry), qui a accueilli en partie une requête en certiorari visant un jugement rendu le 15 avril 2004 par la Cour du Québec, district de Labelle (M. le juge Réal R. Lapointe), en matière de divulgation de la preuve;

[2]                Après avoir étudié le dossier, entendu les parties et délibéré;

[3]                Pour les motifs du juge Chamberland, auxquels souscrivent les juges Morissette et Dutil :

[4]                ACCUEILLE l'appel;

[5]                CASSE le jugement dont appel; et

[6]                REJETTE la requête en certiorari.

 

 

 

 

JACQUES CHAMBERLAND J.C.A.

 

 

 

 

 

YVES-MARIE MORISSETTE J.C.A.

 

 

 

 

 

JULIE DUTIL J.C.A.

 

Me Frédéric Maheux

Pour l'appelante

 

Me Agnès Laporte

BERGERON, GAUDREAU, LAPORTE

Pour l'intimé

 

Date d’audience :

15 mai 2007



 

 

MOTIFS DU JUGE CHAMBERLAND

 

 

[7]                Les intimés Donald Tenascon, Joseph Raymond Groulx et Charles Commanda sont des Algonquins, membres de la bande algonquine Kitigan Zibi Anishinabeg.   Ils font face à une série d'accusations concernant des infractions à la Loi sur la conservation et la mise en valeur de la faune, L.R.Q., c. C-61.1 et à la Loi sur les pêches, S.R.C. 1985, c. F-14.

[8]                Lorsqu'une infraction vise un autochtone, celui-ci peut invoquer en défense des éléments qui lui sont propres en tant qu'autochtone et qui se rapportent au fait que sa communauté détient des droits ancestraux ou issus de traités reconnus et confirmés par le paragraphe 35(1) de la Loi constitutionnelle de 1982; il peut ainsi faire valoir que la disposition législative ou réglementaire sur laquelle se fonde l'infraction porte atteinte à ses droits, ce qui peut avoir pour effet de rendre inapplicable cette disposition législative ou réglementaire et, en conséquence, de le disculper.

[9]                Le présent pourvoi soulève la question de savoir si un juge, qui n'est pas le juge du procès, peut statuer sur une requête en divulgation de la preuve touchant à des éléments de nature constitutionnelle et si l'obligation de divulgation du ministère public s'étend au-delà des éléments reliés aux infractions proprement dites.

[10]           Les pourvois sont entendus en même temps que trois autres pourvois concernant le défendeur Gérald Chaput (200-10-001857-064, 200-10-001858-062 et 200-10-001863-062).

Le contexte

[11]           Monsieur Tenascon est accusé d'avoir enfreint l'article 96 de la Loi sur la conservation et la mise en valeur de la faune en pratiquant, le ou vers le 4 septembre 1998, une activité de chasse sur un terrain sur lequel des droits exclusifs de chasse, de pêche et de piégeage ont été donnés à bail.

[12]           Les procédures ont été intentées conformément aux dispositions du Code de procédure pénale, le constat d'infraction lui étant signifié le 25 juillet 2000 (dossier no 565-61-000550-008).

[13]           Le 31 juillet 2000, monsieur Tenascon plaide non coupable.

[14]           Le 6 juillet 2001, le ministère public lui communique la preuve qu'il divulgue habituellement en pareil cas.

[15]           Monsieur Tenascon considère cette divulgation insuffisante dans les circonstances et, le 24 avril 2002, fait signifier deux requêtes, l'une, qualifiée de principale, demandant de déclarer le poursuivant en défaut d'exécuter ses devoirs et obligations relatifs à la divulgation de la preuve et, en conséquence, d'ordonner l'arrêt des procédures, l'autre, qualifiée de subsidiaire, demandant d'ordonner au poursuivant d'exécuter ses devoirs et obligations relatifs à la divulgation de la preuve, dans un certain délai, et de s'abstenir de fixer la date du procès jusqu'à ce que toutes les modalités de l'ordonnance aient été respectées.

[16]           Monsieur Tenascon exige du ministère public les renseignements suivants :

-          tous les éléments, renseignements et documents relatifs à la preuve qu'il entend apporter lors de l'instruction;

-          tous les éléments de preuve relatifs à la plainte portée, y compris ceux qui sont favorables à sa position et ceux qui sont favorables au prévenu ainsi que ceux pouvant assister ou aider le Requérant à offrir et à étayer sa défense;

-          dont, tous les éléments, renseignements, rapports, écrits supports cartographiques, dont d'historiens, d'anthropologues et autres experts;

-          dont, relativement au territoire de l'infraction, y compris tous les supports cartographiques, rapports, dont d'historiens, d'anthropologues, et autres experts, dont quant;

·         à sa localisation, sa description, dont en le situant, d'une façon conforme et légale, quant à la zone 12 alléguée à titre de lieu de l'infraction reprochée;

·         à l'occupation autochtone et/ou non-autochtone;

·         les actes, décrets, baux, permission d'occupation et/ou activités consentis par l'État, quant à ce territoire et à ses environs;

-          dont, relativement à l'autorisation d'agir, y compris tous actes, mandats, instructions et/ou délégation d'agir, de quelques autorités, dont de l'autorité fédérale, quant à l'autorité du Québec, d'un ministère ou ministre, d'une société et/ou ses dirigeants ou agents à agir en regard du prévenu, des autochtones, des Algonquins, y compris :

·         du dénonciateur, dont quant à son pouvoir de prohiber cette activité reprochée aux Algonquins et au Requérant;

·         des substituts de la Couronne, dont quant à leur pouvoir de prohiber les activités autochtones, dont des Algonquins et au Requérant;

·         des agents ayant agi au présent dossier, dont quant à leur pouvoir d'agir et/ou le fixant, dont de la Société de la faune et des parcs du Québec, de tout ministère ou ministre, y compris les pouvoirs de prohiber ces telles activités aux Algonquins et au Requérant;

-          dont, relativement à l'espèce de poisson, appât vivant qui aurait été en possession du prévenu et/ou utilisé par ce dernier, ainsi que les espèces de poissons constituant la ressource des lieux de l'infraction reprochée ainsi que l'état quantitatif de chacune de ces espèces :

-          y compris les rapports de laboratoire, les données scientifiques en découlant;

-          dont, relativement aux objectifs poursuivis pour prohiber, restreindre ou assujettir l'activité reprochée au présent dossier sur le territoire en cause, dont :

·         l'état de la ressource, les mesures de protection de la ressource;

·         les buts visés par cette mesure;

·         les menaces et dangers découlant de la pratique de cette activité reprochée pour prohiber, restreindre où assujettir cette activité du prévenu;

·         les mesures de répartition de la ressource halieutique du territoire [discutées, offertes, négociées] avec les autochtones, dont les Algonquins de Kitigan Zibi Anishinabeg;

·         les menaces nécessitant ces ressources;

·         les menaces et dangers découlant de la pratique de cette activité reprochée nécessitant la prohibition et/ou des restrictions ou à la poursuite de cette activité par les autochtones, dont les Algonquins, à des fins alimentaires;

·         y compris toutes les données scientifiques et recherches s'y rapportant;

-          dont, relativement à l'extinction des intérêts des Algonquins quant à une telle activité sur le territoire de l'infraction reprochée, y compris tous décrets, lois, mesures devant servir à une telle extinction, y compris :

·         toute délégation du pouvoir de l'autorité du Québec à ce faire, dont de l'autorité fédérale;

-          dont, relativement à la protection [des droits] des Algonquins, dont du prévenu, quant à la pratique d'une telle activité par les autorités, dont celle du Québec, découlant des rapports de fiduciaire, y compris :

·         les mesures de consultation, dont quant à la conservation, à l'octroi de toute protection ou priorité sur les activités autres que celles du prévenu et des membres de Kitigan Zibi Anishinabeg, à minimiser les impacts des restrictions et/ou prohibitions quant aux indemnités versées;

·         y compris l'autorité à agir et/ou la délégation d'autorité pour ce faire; le tout tel que requis de ce faire par la défense;

·         à sa localisation, sa description;

·         à l'occupation autochtone et/ou non-autochtone;

·         les actes, décrets, baux, permissions d'occupation et/ou activités consenties par l'État, quant à ce territoire et à ses environs;

[17]           L'audition de ces requêtes a lieu devant le juge Réal R. Lapointe, de la Cour du Québec, chambre criminelle et pénale, avant même que le juge du procès ne soit désigné.   De fait, le juge Lapointe est le juge à qui le dossier de monsieur Tenascon, de même que celui de l'intimé Charles Commanda, ont été confiés pour établir un calendrier de déroulement dans le cadre d'une conférence préparatoire informelle.

[18]           Monsieur Commanda est accusé d'avoir enfreint l'article 15, paragraphe 2.1 du Règlement de pêche du Québec (1990), DORS/90-214), en ayant eu en sa possession le ou vers le 15 août 2000, du poisson-appât vivant dans l'aire faunique du Lac Baskatong.   Les procédures ont été intentées conformément à la Partie XXVII du Code criminel (dossier no 565-72-000023-011).   Monsieur Commanda a comparu sur sommation le 18 juin 2001 et, tout comme dans le cas de monsieur Tenascon, le ministère public lui transmettait le 6 juillet 2001 la preuve habituellement transmise en pareil cas.   Le 24 avril 2002, l'intimé faisait signifier deux requêtes semblables à celles de l'intimé Tenascon, exigeant lui aussi du ministère public les mêmes renseignements.

[19]           Le 15 avril 2004, le juge Lapointe rejette les requêtes.

[20]           Traitant des requêtes pour surseoir à la fixation de l'instruction, le juge Lapointe refuse de retarder la tenue du procès, et ce, peu importe le sort des dossiers Young et Goulet[1] devant la Cour suprême du Canada, puisque « l'appréciation de la justification de l'atteinte aux droits ancestraux ne peut se faire dans l'abstrait mais doit reposer sur une base factuelle bien étoffée » (paragr. 56).   Il refuse également de surseoir à la fixation de ces causes en raison du refus ou de l'omission du poursuivant de communiquer des éléments de preuve, estimant que le ministère public a satisfait à son obligation de divulgation (paragr. 97).   Finalement, le juge Lapointe estime que, n'étant pas le juge du procès, il n'aurait pas accordé le remède demandé par les requérants (le sursis de l'instruction) « et, ce, même s'il avait été d'avis que la divulgation de la preuve était incomplète » (paragr. 103-104).

[21]           Le 12 mai 2004, l'intimé Tenascon dépose en Cour supérieure une Requête en révision de jugement et en arrêt des procédures vu le défaut de divulgation de la preuve (dossier no 565-36-000002-044); la requête demande à la Cour supérieure d'annuler le jugement prononcé par la Cour du Québec, de déclarer que le poursuivant a failli à son devoir de divulgation, d'ordonner l'arrêt des procédures et de libérer le requérant de l'accusation portée contre lui ou, subsidiairement, d'ordonner au poursuivant de lui communiquer l'information décrite plus haut.   Le même jour, l'intimé Commanda dépose en Cour supérieure une Requête pour l'émission d'un bref de certiorari et pour arrêt des procédures vu le défaut de divulguer la preuve dont les conclusions sont identiques à celles de la requête en révision déposée par l'intimé Tenascon (dossier no 565-36-000001-046).

[22]           Monsieur Groulx fait face à deux accusations, l'une d'avoir enfreint l'article 96 de la Loi sur la conservation et la mise en valeur de la faune en pratiquant, le ou vers le 10 octobre 1999, une activité de pêche sur un terrain sur lequel des droits exclusifs de chasse, pêche et de piégeage ont été donnés à bail (dossier no 560-61-012006-016); l'autre, d'avoir enfreint l'article 56 de la même loi en chassant l'orignal pendant une période prohibée (dossier no 560-61-013351-023).   Les procédures ont été intentées conformément aux dispositions du Code de procédure pénale et les 23 avril 2001 et 25 février 2002, l'intimé plaidait non coupable à chacune des deux accusations.   Insatisfait de la divulgation de la preuve, il faisait signifier, le 6 mai 2004, deux requêtes semblables aux requêtes formées dans les autres dossiers, exigeant à son tour du ministère public la divulgation des mêmes renseignements que ceux demandés par messieurs Tenascon et Commanda.

[23]           Le 12 janvier 2005, le juge François Beaudoin, Cour du Québec, chambre criminelle et pénale, rejette les requêtes, faisant siens les motifs exprimés par son collègue le juge Lapointe dans sa décision du 15 avril 2004.   Il ajoute que « (…) dans les circonstances présentes, contraindre le procureur général à divulguer tout ce qui est ici demandé serait exorbitant, au point de rendre la tenue du procès irréalisable, car jamais le procureur général ne pourrait satisfaire complètement à la divulgation demandée ».

[24]           Le 4 février 2005, l'intimé Groulx dépose devant la Cour supérieure, dans chacun des deux dossiers, une Requête en révision de jugement et en arrêt des procédures vu le défaut de divulgation de la preuve dont les conclusions sont, dans chaque cas similaires, aux conclusions des requêtes en révision et en certiorari  formées dans les dossiers Tenascon et Commanda (dossiers no 560-36-000042-058 et 560-36-000043-056).

[25]           Ces deux requêtes, de même que celles en révision et en certiorari formées par les intimés Tenascon et Commanda, procèdent devant M. le juge Louis-Philippe Landry le 15 septembre 2005.

[26]           Le 24 octobre 2005, le jugement est rendu.

[27]           M. le juge Landry conclut tout d'abord que les juges de la Cour du Québec avaient compétence pour ordonner à un stade préliminaire les mesures obligeant le ministère public à exécuter son obligation de divulgation de la preuve.   Il accueille ensuite la requête en divulgation et ordonne au Procureur général de transmettre aux défendeurs, dans un délai de 90 jours à compter de la signification de son jugement, les éléments de preuve suivants :

            a) les éléments de preuve tendant à confirmer ou à infirmer le statut d'autochtone, membre  de la bande de Kitigan Zibi Anishinabeg, quant à chacun des requérants;

            b) les  éléments de preuve tendant à confirmer ou  à infirmer le droit ancestral des requérants d'exercer les activités reprochées;

            c) les éléments de preuve pouvant justifier les restrictions législatives à l'exercice des droits ancestraux le cas échéant;

[28]           La Cour est saisie de deux pourvois contre ce jugement, l'un formé de plein droit dans le dossier de l'intimé Commanda (500-10-003318-050), l'autre sur permission accordée le 30 novembre 2005 dans le cas des deux autres intimés (500-10-003319-058).

Les questions en litige

[29]           Les pourvois posent essentiellement deux questions :

1.                  Un juge qui n'est pas le juge du procès est-il apte à décider d'une requête en divulgation de la preuve et, le cas échéant, à accorder aux défendeurs une réparation aux termes du paragraphe 24(1) de la Charte?

2.                  L'obligation de divulgation incombant au ministère public oblige-t-elle ce dernier à fournir les éléments de preuve demandés par les défendeurs?

Analyse

1.                  Un juge qui n'est pas le juge du procès est-il apte à décider d'une requête en divulgation de la preuve et, le cas échéant, à accorder aux défendeurs une réparation aux termes du paragraphe 24(1) de la Charte?

[30]           M. le juge Lapointe, qui était saisi des requêtes de messieurs Tenascon et Commanda relatives à la divulgation de la preuve au stade d'une conférence préparatoire, s'est dit d'avis que, n'étant pas le juge du procès, il n'était pas le « tribunal compétent » pour accorder le remède demandé par les requérants, soit l'arrêt pur et simple des procédures ou, à défaut, une ordonnance visant la divulgation des éléments de preuve requis et un report du procès jusqu'à ce que le poursuivant ait satisfait complètement à son obligation.

[31]           M. le juge Beaudouin, qui n'était pas lui non plus le juge du procès et qui était saisi des requêtes de monsieur Groulx relatives à la divulgation de la preuve, ne se prononce pas précisément sur la question, quoiqu'il dise faire siens les motifs de son collègue le juge Lapointe.

[32]           À mon avis, et ceci dit avec égards pour l'opinion de M. le juge Landry, les deux juges de la Cour du Québec ont eu raison de conclure qu'ils ne constituaient pas, ni l'un ni l'autre, un « tribunal compétent » au sens du paragraphe 24(1) de la Charte canadienne des droits et libertés pour décider d'une requête relative à la divulgation de la preuve et, le cas échéant, pour accorder aux défendeurs une réparation « convenable et juste ».

[33]           L'obligation du ministère public de communiquer sa preuve à la défense a des fondements constitutionnels qui découlent de l'article 7 de la Charte, en lien direct avec le droit de l'accusé de présenter une défense pleine et entière.

[34]           Je reviendrai plus loin, dans la deuxième partie de l'analyse, sur les règles encadrant cette obligation de divulgation.

[35]           Pour l'instant, je me contente de rappeler que cette obligation n'est pas absolue; elle est assujettie à un pouvoir discrétionnaire du ministère public - dont la justification lui incombe - de retenir les renseignements qui ne sont pas pertinents ou qui doivent être tenus secrets ou de retarder la divulgation de renseignements lorsque cela est nécessaire, par exemple pour protéger un témoin ou pour permettre de compléter une enquête.   Ce pouvoir discrétionnaire peut toutefois faire l'objet d'un contrôle de la part des tribunaux.

[36]           En principe, c'est le juge du procès qui exerce ce rôle même s'il est possible, dans des circonstances exceptionnelles, de s'adresser à un juge d'une cour supérieure.

[37]           Dans l'arrêt Mills c. La Reine, [1986] 1 R.C.S. 863 , le juge Lamer (il sera plus tard Juge en chef du Canada) définit un « tribunal compétent » au sens du paragraphe 24(1) de la Charte comme étant un tribunal qui a 1) compétence sur l'intéressé, 2) compétence sur l'objet du litige, et 3) compétence pour accorder la réparation demandée (p. 890).   Dans cette affaire, il s'agissait de savoir si le juge qui préside l'enquête préliminaire constitue un tribunal compétent pour ordonner l'arrêt des procédures en cas d'atteinte au droit de l'accusé d'être jugé dans un délai raisonnable.   La Cour suprême conclut, à l'unanimité sur cette question, que ce juge n'est pas un « tribunal compétent » à cette fin.   Le juge McIntyre souligne la fonction spécialisée qu'accomplit le juge de l'enquête préliminaire et l'incompatibilité de cette fonction avec la réparation demandée par l'accusé, soit l'arrêt des procédures (p. 954-955).

[38]           Si cela vaut pour le juge de l'enquête préliminaire quand il s'agit du droit de l'accusé d'être jugé dans un délai raisonnable, cela vaut tout autant, à mon avis, pour le juge de la conférence préparatoire quand il s'agit du droit de l'accusé à une défense pleine et entière.

[39]           À moins d'erreur de ma part, toutes les décisions rendues par la Cour suprême en matière de divulgation de la preuve confirment, explicitement et implicitement, la compétence exclusive - mis à part ce que je disais précédemment concernant la compétence du juge de la Cour supérieure - du juge du procès quand vient le temps de contrôler les décisions du ministère public en matière de divulgation (R. c. Stinchcombe, [1991] 3 R.C.S. 326 , 340; R. c. Egger, [1993] 2 R.C.S. 451 , 466; R. c. Durette, [1994] 1 R.C.S. 469 ; R. c. Chaplin, [1995] 1 R.C.S. 727 , 741; R. c. Khela, ]1995] 4 R.C.S. 201; R. c. O'Connor, [1995] 4 R.C.S. 411 ; R. c. Carosella, [1997] 1 R.C.S. 80 ; R. c. La, [1997] 2 R.C.S. 680 ; R. c. Dixon, [1998] 1 R.C.S. 244 ; R. c. 974649 Ontario Inc., [2001] 3 R.C.S. 575 ; voir également, dans le même sens, R. c. Tessier, C.A. Montréal 500-10-002537-031, J.E. 2003-1868 ).

[40]           Il est inutile de chercher dans les quelques dispositions du Code criminel qui traitent de la conférence préparatoire (al. 482(3)c) et art. 625.1 et 645 C.cr.) une autorisation expresse - ou même implicite - faite au juge de la conférence préparatoire de réviser les décisions du ministère public en matière de divulgation de la preuve et, le cas échéant, de réparer le préjudice qui en découle, ou qui pourrait en découler, pour l'accusé.

[41]           Dans R. v. S. (S.S.) (1999), 136 C.C.C. (3d) 477, le juge Watt annule, à la demande du ministère public, une ordonnance de divulgation de la preuve prononcée par un juge du Tribunal de la jeunesse dans le cadre d'une conférence préparatoire.   Il conclut que le juge qui préside une conférence préparatoire n'est pas compétent pour prononcer de telles ordonnances qui relèvent, en principe, du juge du procès et « in exceptional cases » (p. 487) d'un juge de la Cour supérieure siégeant en matière criminelle.

[42]           Même si le contexte du présent dossier est différent, j'estime que les propos du juge Watt concernant la conférence préparatoire sont pertinents :

37 Section 625.1 of the Criminal Code provides for pre-hearing conferences for indictable offences.

38 Section 625.1(2) makes a pre-hearing conference mandatory in any case to be tried with a jury. The conference is to be held in accordance with any rules of court made under s. 482 ". . . to consider such matters as will promote a fair and expeditious trial".

39 The pre-hearing conferences in cases other than jury trials are governed by s. 625.1(1). The section provides: 625.1(1) Subject to subsection (2), on application by the prosecutor or the accused or on its own motion, the court, or a judge of the court, before which, or the judge, provincial court judge, or justice before whom, any proceedings are to be held may order that a conference between the prosecutor and the accused or counsel for the accused, to be presided over by the court, judge, provincial court judge or justice, be held prior to the proceedings to consider the matters that, to promote a fair and expeditious hearing, would be better decided before the start of the proceedings, and other similar matters, and to make arrangements for decisions on those matters.

Under this provision, pre-hearing conferences are discretionary. They may be held before ". . . the court, or a judge of the court, before which, or the judge, provincial court judge or justice before whom any proceedings are to be held". Pre-hearing conferences under this  provision are not limited to trial proceedings and may be held before the judicial officer who will conduct the proceedings to which they relate. They are to ". . . consider the matters that,  to promote a fair and expeditious hearing, would be better decided before the start of the proceedings, and other similar matters, and to make arrangements for decisions on those matters".

(…)

41 The enabling language of s. 625.1(1) does not expressly authorize judges conducting a pre-hearing conference to review disclosure decisions of Crown counsel. The specific subject of disclosure is not mentioned in the section. It is hardly surprising that no mention is made of the subject. The disclosure obligations of the Crown have been developed by the courts, not enacted by Parliament.

42 The authority of a pre-hearing conference judge to review disclosure decisions of Crown counsel need not be expressly conferred by the enabling provision, s. 625.1(1) of the Code. It may also arise by necessary implication from the powers expressly given. See, by analogy, R. v. Doyle, [1977] 1 S.C.R. 597 , 29 C.C.C. (2d) 177 at p. 181, per Ritchie J.

43 If the authority of a pre-hearing conference judge to review Crown disclosure decisions is to arise by necessary implication from s. 625.1(1), it must be from the statutory language 625.1(1) . . . to consider the matters that, to promote a fair and expeditious hearing, would be better decided before the start of the proceedings, and other similar matters, and to make arrangements for decisions on those matters.

In my respectful view, neither the statutory language nor the practice that has developed in this province at pre-hearing conferences, in  compliance with the relevant rules of court, supports the existence of such authority.

44 The over-arching purpose of the pre-hearing conference is to promote a fair and expeditious hearing or trial of the merits of a case. The pre-hearing conference judge is authorized to consider any matters that would be better decided before the start of the proceedings to give effect to this purpose. She or he is also authorized "to make arrangements for decisions on those matters". In my respectful view, much clearer language would be required to carry the necessary implication of judicial review of Crown disclosure decisions into the authority of the pre-hearing conference judge.

45 The conduct of pre-hearing conferences in this province is governed by rules of court passed under both sections 482(1) and (2) of the Criminal Code. In this case, the only rules suggested as applicable are those passed under s. 482(2). Under s. 482(3)(c), rules may be and have been made ". . . to regulate in criminal matters the pleading, practice and procedure in the court including pre-hearing conferences held pursuant to s. 625.1 . . .".

(…)

47 Rules passed under s. 482 regulate the procedure and practice in the court that makes them. They do not confer jurisdiction, whether concurrent or exclusive. Likewise, they do not take away jurisdiction that has otherwise been given by statute. See, for example,  R. v. Titchmarsh (1914), 32 O.L.R. 569, 24 C.C.C. 38 (C.A.); R. v. Ellis (1893), 22 S.C.R. 7; and R. v. Ashton, [1948] O.R. 599, 92 C.C.C. 137 (C.A.).

48 The disclosure obligations of the Crown, and the court's power to ensure that those obligations are met, exist apart from the authority or obligation to hold the pre-hearing conference. With or without a pre-hearing conference in cases governed by s. 625.1(1), an accused person is entitled to the same standard of disclosure. So too, the right to apply to the trial judge for review of the Crown's disclosure decisions and the scope of review available. See, by analogy, R. v. Girimonte, supra, at p. 45, per Doherty J.A.

49 To hold that the pre-hearing conference judge has jurisdiction to review disclosure decisions by Crown counsel is not consistent with binding precedent that assigns this authority to the trial judge. The trial discontinuity that sometimes results from assigning review authority to the trial judge pales by comparison to the difficulties that would be created by awarding the jurisdiction to review Crown disclosure decisions to pre-hearing conference judges. In most instances, no formal record of pre-hearing conference proceedings is maintained. What is relevant and material is best suited to decision in the trial context. The remedy for failed or untimely disclosure is fact specific, hardly capable of meaningful discussion and determination in the context of a pre-hearing conference. It seems somewhat incongruous to deny review jurisdiction to the justice presiding at preliminary inquiry, yet permit its exercise at a pre-hearing conference that could take place before the preliminary inquiry itself.

50 It is worth re-emphasis that the authority to make a disclosure order is all but subsumed in the remedial provisions of s. 24(1) of the Charter. The "court of competent jurisdiction" for those purposes is the court that has jurisdiction over the person and subject matter and the authority to grant the order sought. That court is the trial judge whose role it is to determine constitutional issues that arise in the course of proceedings. See R. v. Girimonte, supra, at p. 44, per Doherty J.A.; and R. v. Morgentaler, Smoling and Scott (1984), 16 C.C.C. (3d) 1 (Ont. C.A.) at p. 7, per Brooke J.A. It is not the pre-hearing conference judge.

51 In deciding this case, I do not mean to suggest that informal resolution of disclosure issues may not be worked out at pre-hearing conferences. On a daily basis, many such resolutions can be and are achieved. And so they should be. Those that cannot be are routinely left for trial. And so they should be. The only issue here is whether the pre-hearing conference judge has jurisdiction to review the Crown's disclosure decisions (assuming one was made here) and make a binding disclosure order. In my respectful view, that cannot be done.

[43]           L'article 96 du Règlement de la Cour du Québec, R.Q. c. C-25, r. 1.01.1, traite de la conférence préparatoire prévue à l'article 625.1(1) C.cr.; le juge qui préside une telle conférence peut s'enquérir « du respect des obligations en matière de communication de la preuve » (2e alinéa, paragr. 1) et « des questions préliminaires par la défense » (2e alinéa, paragr. 3).

[44]           À l'instar du juge Watt (paragr. 47), je rappelle que les règles établies en vertu de l'alinéa 482(3)c) C.cr. énoncent des règles de procédure et de conduite; elles ne peuvent pas conférer compétence à un juge lorsque cette compétence n'existe pas par ailleurs en vertu des textes de loi.   C'est, selon moi, le cas ici.

[45]           Traitant d'une règle semblable à l'article 96 du Règlement de la Cour du Québec (la règle 27.03(2)(a) Rules of the Ontario Court of Justice in Criminal Proceedings), le juge Watt écrit ceci, au paragraphe 46 de ses motifs dans l'affaire R. v. S. (S.S.), précitée :

[…]  Under rule 27.03(2)(a), the pre-hearing conference judge may inquire about the extent of disclosure made by Crown counsel and any or further requests for disclosure by counsel for an accused or any self-represented accused person. After the hearing has been completed, the pre-hearing conference judge may complete a pre-hearing conference report for the trial judge and counsel. In most instances, no court reporter is present during the pre-hearing conference. The more "formal" procedure followed here, open court with a court reporter and clerk, does not change the jurisdiction of the presiding judge.

[46]           Ce commentaire s'applique tout à fait à la situation québécoise où la conférence préparatoire se déroule dans un contexte plus formel, en salle d'audience avec rédaction d'un procès-verbal.   Le caractère formel de la conférence préparatoire n'a pas pour effet, selon moi, d'attribuer au juge qui la préside une compétence que la loi ne lui confère pas.

[47]           Les défendeurs plaident enfin qu'il en va autrement des infractions punissables sur déclaration sommaire de culpabilité (Partie XXVII C.cr.) et des procédures intentées en vertu du Code de procédure pénale qu'il en va des crimes poursuivis par mise en accusation.   Alors qu'aucune disposition du Code criminel n'autorise expressément un juge qui n'est pas le juge du procès, notamment le juge de l'enquête préliminaire, il en irait autrement des dossiers menés selon la Partie XXVII du Code criminel ou selon le Code de procédure pénale.

[48]           L'alinéa 788(2)c) C.cr. autorise le juge de paix à « accomplir toutes autres choses préliminaires au procès » et l'alinéa 790(1)a) C.cr. précise que le juge de paix devant qui des procédures sont commencées n'a pas à être le juge de paix « devant qui le procès a lieu ».

[49]           Les articles 169 , 174 et 196 du Code de procédure pénale vont dans le même sens; ils permettent que les demande préliminaires soient décidées par un juge différent de celui du procès, l'article 196 C.p.p. précisant que le juge qui instruit la poursuite est lié par la décision sur une demande préliminaire prise par un autre juge avant l'instruction.   L'article 174 C.p.p. énumère les sujets que les demandes préliminaires peuvent viser; ces sujets ont trait soit à la substance ou à la forme du document d'inculpation soit au forum ou à l'organisation préalable de la poursuite, mais ils ne comprennent pas la divulgation de la preuve et, réparation ultime possible, l'arrêt de la poursuite.

[50]           L'argument n'est pas sans valeur mais ces textes législatifs ne suffisent pas, selon moi, pour conclure au pouvoir du juge qui n'est pas le juge du procès de trancher une requête relative à la divulgation de la preuve et, en cas de défaut du poursuivant, d'ordonner une réparation (pouvant aller jusqu'à l'arrêt des procédures) selon l'article 24(1) de la Charte.

[51]           Dans l'arrêt R. c. 974649 Ontario Inc., précité, la juge en chef McLachlin énonce les principes d'interprétation qui doivent nous guider dans l'interprétation du paragraphe 24(1) de la Charte et les résume ainsi, au paragraphe 24 :

En résumé, le tribunal appelé à interpréter l’art. 24 de la Charte doit faire une interprétation large et téléologique, propre à faciliter l’accès direct aux réparations convenables et justes prévues par les par. 24(1) et (2) de la Charte, tout en respectant la structure et les pratiques du système judiciaire existant ainsi que le rôle qui appartient en exclusivité au Parlement et aux législatures, savoir celui de fixer la compétence des tribunaux judiciaires et administratifs.  Gardant ces principes directeurs à l’esprit, je reviens à la question qui est au cœur du présent pourvoi :  Dans quels cas un tribunal judiciaire ou administratif possède-t-il le « pouvoir d’accorder la réparation demandée », respectant ainsi le dernier volet du critère établi dans Mills pour déterminer si un organisme donné est un tribunal compétent?

[52]           La juge en chef se demande ensuite dans quel cas un tribunal possède-t-il la compétence (le pouvoir) pour accorder la réparation demandée, reprenant ainsi le troisième volet du test établi dans l'arrêt Mills, précité.   Elle souligne que la loi constitutive du tribunal accordera rarement ce pouvoir de façon explicite, la loi étant généralement muette sur ce point.   L'attribution du pouvoir d'accorder une réparation en vertu de la Charte, s'il existe, est donc généralement, et nécessairement, implicite.

[53]           La juge en chef identifie trois approches analytiques distinctes :  l'approche littérale, l'approche fondée sur le pouvoir du tribunal d'accorder le « genre » de réparation demandée et enfin, l'approche fonctionnelle et structurelle (paragr. 28).   Elle estime que l'approche fonctionnelle et structurelle est celle qui convient le mieux et elle en précise le contenu dans les termes suivants, au paragraphe 43 :

Il est peut-être également nécessaire de donner des précisions sur le contenu de l’approche « fonctionnelle et structurelle ».  Essentiellement, ce critère pose la question de savoir si, eu égard à sa fonction et à sa structure, le tribunal judiciaire ou administratif concerné est apte à accorder la réparation demandée en vertu de l’art. 24.  Il s’agit d’une évaluation contextuelle.  Les facteurs pertinents pour les fins de l’analyse ainsi que leur poids respectif varient en fonction des circonstances de l’espèce.  Il est néanmoins possible de classer certaines des considérations visées sous les rubriques générales « fonction » et « structure ».

[54]           Il s'agit donc de savoir si, eu égard à sa fonction et à sa structure, le tribunal concerné est apte à accorder la réparation demandée en vertu du paragraphe 24(1) de la Charte.   Ailleurs dans ses motifs, la juge en chef dira que la question primordiale demeure celle de savoir si, de par sa fonction et sa structure, le tribunal concerné est un « forum bien choisi » (en anglais, an appropriate forum) pour accorder la réparation demandée (paragr. 35).

[55]           En l'espèce, il faut donc se demander si le juge qui n'est pas le juge du procès - de fait, il est le juge de la conférence préparatoire - est apte à accorder la réparation demandée ou, dit autrement, s'il constitue un forum bien choisi pour ce faire.

[56]           Je ne le crois pas.

[57]           Les défendeurs invoquent au soutien de leur demande les droits ancestraux de la nation Algonquine sur le territoire où les infractions ont été commises (paragraphe 35(1) de la Loi constitutionnelle de 1982).   Le cadre d'analyse propre à cette question est complexe et nuancé, le fardeau de la preuve reposant tantôt sur les épaules des autochtones tantôt sur celles de l'État (R. c. Sparrow, [1990] 1 R.C.S. 1075 ).

[58]           La requête en divulgation exige du juge qu'il se prononce sur la pertinence des informations demandées puisque le ministère public peut légitimement refuser de transmettre des renseignements manifestement non pertinents.   Cet exercice implique nécessairement un examen de la situation précise des défendeurs, d'où le risque que, ce faisant, le juge exprime son avis sur l'un ou l'autre des aspects de la défense alors qu'il n'a, au stade préliminaire de la conférence préparatoire, qu'une connaissance approximative du dossier et de l'enjeu constitutionnel qu'il risque de comporter.

[59]           Dans un tel contexte, il me semble indiqué de laisser au juge du procès le soin de décider les questions relatives à la divulgation de la preuve et, le cas échéant, de prendre les mesures permettant de protéger le droit des défendeurs à une défense pleine et entière.

[60]           À l'appui de ce point de vue, je souligne que, dans les pourvois parallèles formés par Gérald Chaput[2], celui-ci, qui a pourtant eu gain de cause partiel devant le juge qui présidait la conférence préparatoire, lui fait grief d'avoir fixé à l'avance le cadre qui régira les moyens de défense qu'il entend faire valoir lors du procès.   En effet, dans son analyse des critères de la pertinence des renseignements demandés et du fardeau de la preuve, le juge exprime l'avis qu'il appartient au défendeur de prouver que la situation a tellement changé depuis les affaires Constant et Goulet[3] que la justification de l'atteinte aux droits ancestraux algonquins, qui existait à l'époque de ces affaires, n'existe plus aujourd'hui.   Le problème auquel l'appelant Chaput dit être confronté illustre bien les difficultés inhérentes au fait de confier à un juge autre que le juge du procès, le soin de trancher les questions relatives à la divulgation de la preuve.

[61]           J'estime donc, avec égards pour son opinion, que M. le juge Landry a eu tort d'annuler les jugements prononcés en Cour du Québec le 15 avril 2004 (M. le juge Lapointe) et le 12 janvier 2005 (M. le juge Beaudoin).

[62]           Cela ne suffit toutefois pas pour régler le sort du pourvoi puisque M. le juge Landry est un juge de la Cour supérieure et que cette cour, comme il le souligne lui-même (paragr. 33-35 du jugement dont appel) a indubitablement compétence pour constater la violation ou la négation d'un droit garanti par la Charte et pour ordonner la réparation appropriée (art. 24(1) Charte).

[63]           En effet, même si les questions relatives à la divulgation de la preuve devraient, en principe, être soumises au juge du procès, il se peut qu'un accusé doive parfois, dans des circonstances exceptionnelles, présenter sa demande à un juge de la Cour supérieure.

[64]           Dans l'arrêt Mills, précité, le juge McIntyre rappelle, après avoir conclu que le juge présidant l'enquête préliminaire n'est pas un « tribunal compétent » au sens du paragr. 24(1) de la Charte, qu'en tout état de cause l'accusé n'est jamais démuni puisqu'il peut toujours présenter sa demande de réparation à un juge d'une cour supérieure (p. 956; p. 958).

[65]           Dans R. v. H. (J.S.) (1993), 83 C.C.C. (3d) 572, la Cour d'appel d'Alberta écrit « if a trial court cannot act because no judge is assigned who can act, the accused can seek a remedy in Queen's Bench for this or any Charter breach » (p. 576).

[66]           Dans R. v. Laporte (1993), 84 C.C.C. (3d) 343, la Cour d'appel de la Saskatchewan écrit qu'il en sera ainsi lorsque « there is no alternative remedy, existing or prospective, for the breach » (p. 349).  

[67]           Je souscris tout à fait à cet énoncé.   Il faut donc se poser la question de savoir si les circonstances étaient suffisamment exceptionnelles pour justifier l'intervention de la Cour supérieure et, le cas échéant, si l'obligation de divulgation incombant au poursuivant justifiait l'ordonnance prononcée par M. le juge Landry.

[68]           Le droit de l'accusé à la communication de la preuve est intimement lié à son droit de présenter une défense pleine et entière.   La preuve doit lui être communiquée en temps utile pour qu'il dispose de suffisamment de temps pour prendre connaissance des renseignements avant de choisir son mode de procès ou de présenter son plaidoyer.   Il existe donc des cas, comme dans l'affaire Laporte, où le respect du droit de l'accusé à la communication de la preuve exige que les problèmes qui se soulèvent à ce sujet soient résolus avant le procès.

[69]           À première vue, la présente affaire en est une où il pourrait paraître insatisfaisant de déférer la question de la divulgation de la preuve au juge du procès.   Les dossiers se présentent devant le juge Lapointe, puis devant le juge Beaudoin et enfin devant le juge Landry, alors qu'ils sont dans une impasse :  le poursuivant estime avoir rempli son obligation de divulgation de la preuve alors que les défendeurs estiment avoir droit à plus d'information et s'opposent à ce que la date du procès soit fixée.   L'impasse découle directement de la portée que chacun accorde à l'obligation de divulgation de la preuve dans le contexte des droits ancestraux autochtones que la Charte reconnaît et confirme expressément (article 35).

[70]           J'estime néanmoins que le juge Landry aurait dû déférer la question au juge du procès, et ce, pour les mêmes raisons que j'exposais plus haut.   Le cadre d'analyse propre à une défense fondée sur le paragraphe 35(1) est complexe et nuancé.   Il me semble indiqué de laisser au juge du procès le soin de décider les questions relatives à la divulgation de la preuve et, le cas échéant, à la lumière de tous les tenants et aboutissants du dossier, de prendre les mesures permettant de protéger le droit des défendeurs à une défense pleine et entière.

[71]           En clair, le juge qui n'est pas le juge du procès - qu'il soit le juge de la conférence préparatoire ou, dans un contexte comme celui-ci, un juge de la Cour supérieure - ne constitue pas, selon moi, un « forum bien choisi » pour accorder la réparation demandée en vertu du paragraphe 24(1) de la Charte.

[72]           De toute manière, si j'ai tort sur ce point, je suis d'avis que l'obligation de divulgation incombant au ministère public n'oblige pas ce dernier à fournir les éléments de preuve demandés et qu'en ce sens, cela dit avec égards, l'ordonnance rendue par M. le juge Landry est mal fondée.

2.                  L'obligation de divulgation incombant au ministère public oblige-t-elle ce dernier à fournir les éléments de preuve demandés par les défendeurs?

[73]           Le Procureur général plaide essentiellement que les éléments de preuve que les intimés cherchent à obtenir se situent en dehors du champ d'application de l'obligation de divulgation de la preuve.

[74]           Il soutient que son obligation se limite à fournir les éléments de preuve reliés aux infractions reprochées, qu'il ait l'intention de les utiliser ou non, qu'ils soient inculpatoires ou disculpatoires.

[75]           Il estime avoir satisfait à cette obligation.

[76]           Les éléments de preuve dont les intimés exigent la divulgation serviront vraisemblablement à préparer une contestation constitutionnelle de la législation et de la réglementation en vertu desquelles les accusations sont portées, ce qui irait au-delà de l'objectif visé par l'obligation de divulgation de la preuve.   Il appartient aux intimés de faire la preuve de leurs droits en tant qu'autochtones et d'établir que la disposition législative ou réglementaire en cause porte atteinte à première vue à ces droits.

[77]           Le Procureur général estime que son devoir fiduciaire vis-à-vis les autochtones ne va pas jusqu'à l'obliger à leur communiquer de la documentation afin de les aider à mieux préparer leurs moyens de défense de nature constitutionnelle; ceux-ci ne bénéficient pas d'un « droit ancestral de nature procédurale » leur donnant plus de droits que tous les autres citoyens canadiens en matière de divulgation de la preuve.   Il ne saurait y avoir deux systèmes de justice pénale, l'un propre aux autochtones dans lequel le poursuivant serait tenu de divulguer les éléments de preuve susceptibles de les aider à préparer leur moyen de défense comme autochtones, l'autre propre aux autres citoyens canadiens dans lequel le poursuivant n'aurait pas cette obligation.

[78]           Le Procureur général souligne aussi le caractère prématuré de la demande des défendeurs alors qu'ils ne l'ont pas encore avisé formellement, comme le prévoient les articles 95 C.p.c. et 34 C.p.p., de leur intention de soulever une question constitutionnelle.

[79]           Il ajoute que la liste des éléments de preuve requis est si démesurément vaste et non ciblée qu'il n'est pas obligé d'y répondre.   Il s'agirait d'une recherche à l'aveuglette, visant même en partie des éléments de preuve dont la teneur, ou même l'existence, lui sont inconnues.

[80]           Le Procureur général plaide l'absence de préjudice pour les défendeurs puisque toute question relative à la divulgation de la preuve pourra être révisée par le juge du procès.

[81]           Avant d'aborder l'analyse de la question, il pourrait être utile de faire la liste des éléments de preuve que le ministère public a déjà transmis à l'avocat de monsieur Tenascon (et, mutatis mutandi, aux deux autres défendeurs) :

·        le rapport d'enquête et son complément;

·        le procès-verbal de saisie de la viande;

·        un précis de cour;

·        les déclarations des autres suspects;

·        une demande d'expertise - analyse de la viande saisie;

·        l'expertise pratiquée sur l'animal abattu;

·        une carte géographique du territoire en cause;

·        une lettre de l'accusé datée du 11 septembre 1998 dans laquelle il allègue son statut d'autochtone et demande que « (…) any possible charges held against me regarding hunting and fishing be withdrawn immediately »;

·        une « fiche d'événement autochtone »;

·        quelques dépositions réglementaires.

[82]           La divulgation de la preuve en la possession de la poursuite relativement aux infractions paraît donc avoir été faite.   Les intimés sont des Algonquins, membres de la bande Kitigan Zibi Anishinabeg.   Ils ont plaidé non coupables aux infractions reprochées et ils entendent faire valoir leur droit ancestral d'exercer les activités reprochées sur les territoires où les infractions ont été constatées.   Ils soutiennent que, dans ce contexte bien particulier, le ministère public a l'obligation de leur fournir, avant qu'une date de procès ne soit fixée, les éléments de preuve en sa possession qui pourraient tendre à soutenir, ou à infirmer, leur prétention à de tels droits ancestraux.   C'est cette thèse que l'ordonnance rendue par le juge Landry accrédite en exigeant du poursuivant qu'il communique aux défendeurs tous les éléments de preuve en sa possession concernant les trois volets d'un argument fondé sur le paragraphe 35(1) de la Loi constitutionnelle de 1982 (le statut d'autochtone, l'existence d'un droit ancestral à l'exercice de l'activité reprochée et enfin, la justification des restrictions législatives ou réglementaires à l'exercice de ce droit).

[83]           Dans R. c. Sparrow, précité, le juge en chef Dickson énonce le cadre d'analyse propre à la question des droits ancestraux, p. 1111-1119 :

Nous servant du cadre que nous venons de décrire, nous nous proposons d'énoncer le critère applicable pour déterminer s'il y a atteinte à première vue à un droit ancestral existant, d'une part, et pour justifier cette atteinte, d'autre part. 

(…)

La première question à poser est de savoir si la loi en question a pour effet de porter atteinte à un droit ancestral existant.  Dans l'affirmative, elle constitue une violation à première vue du par. 35(1).  Le Parlement n'est pas censé agir d'une manière contraire aux droits et aux intérêts des autochtones et, en réalité, il peut être empêché de le faire par la seconde étape de l'analyse fondée sur le par. 35(1).  L'analyse portant sur l'atteinte commence par un examen des caractéristiques ou des attributs du droit en question.  Nos observations précédentes concernant la portée du droit de pêche ancestral sont pertinentes à ce propos.  Les droits de pêche ne sont pas des droits de propriété au sens traditionnel.  Il s'agit de droits qui appartiennent à un groupe et qui sont en harmonie avec la culture et le mode de vie de ce groupe.  Les tribunaux doivent donc prendre soin d'éviter d'appliquer les concepts traditionnels de propriété propres à la common law en tentant de saisir ce qu'on appelle, dans les motifs de jugement de l'affaire Guerin, précitée, à la p. 382, la nature "sui generis" des droits ancestraux.  (Voir aussi Little Bear, "A Concept of Native Title," [1982] 5 Can. Legal Aid Bul. 99.)

   S'il est impossible de donner une définition simple des droits de pêche, il est possible et même crucial de se montrer ouvert au point de vue des autochtones eux-mêmes quant à la nature des droits en cause.  Il serait artificiel, par exemple, de tenter d'établir une distinction nette entre le droit de pêche et la manière précise dont ce droit est exercé.

   Pour déterminer si les droits de pêche ont subi une atteinte constituant une violation à première vue du par. 35(1), on doit poser certaines questions.  Premièrement, la restriction est-elle déraisonnable?  Deuxièmement, le règlement est-il indûment rigoureux?  Troisièmement, le règlement refuse-t-il aux titulaires du droit le recours à leur moyen préféré de l'exercer?  C'est au particulier ou au groupe qui conteste la mesure législative qu'il incombe de prouver qu'il y a eu violation à première vue

(…)

Si on conclut à l'existence d'une atteinte à première vue, l'analyse porte ensuite sur la question de la justification.  C'est là le critère qui touche la question de savoir ce qui constitue une réglementation légitime d'un droit ancestral garanti par la Constitution.  L'analyse de la justification se déroulerait comme suit.  En premier lieu, il faut se demander s'il existe un objectif législatif régulier.  À ce stade, la cour se demanderait si l'objectif visé par le Parlement en autorisant le ministère à adopter des règlements en matière de pêche est régulier.  Serait également examiné l'objectif poursuivi par le ministère en adoptant le règlement en cause.  L'objectif de préserver, par la conservation et la gestion d'une ressource naturelle par exemple, des droits visés au par. 35(1) serait régulier.  Seraient également réguliers des objectifs visant apparemment à empêcher l'exercice de droits visés au par. 35(1) lorsque cet exercice nuirait à l'ensemble de la population ou aux peuples autochtones eux-mêmes, ou d'autres objectifs jugés impérieux et réels.

(…)

Nous considérons que la justification fondée sur "l'intérêt public" est si vague qu'elle ne fournit aucune ligne directrice utile et si générale qu'elle est inutilisable comme critère applicable pour déterminer si une restriction imposée à des droits constitutionnels est justifiée.

   Par contre, la justification de la conservation et de la gestion des ressources ne constitue sûrement pas un sujet de controverse. 

(…)

Bien que la "présomption" de validité soit maintenant désuète étant donné le statut constitutionnel des droits ancestraux en cause, il est évident que l'importance des objectifs de conservation est reconnue depuis longtemps en matière de législation et d'action gouvernementales.  De plus, la conservation et la gestion de nos ressources sont compatibles avec les croyances et les pratiques des autochtones et, en fait, avec la mise en valeur des droits de ces derniers.

   Si on conclut à l'existence d'un objectif législatif régulier, on passe au second volet de la question de la justification.  Ici, nous nous référons au principe directeur d'interprétation qui découle des arrêts Taylor and Williams et Guerin, précités.  C'est-à-dire, l'honneur de Sa Majesté est en jeu lorsqu'Elle transige avec les peuples autochtones.  Les rapports spéciaux de fiduciaire et la responsabilité du gouvernement envers les autochtones doivent être le premier facteur à examiner en déterminant si la mesure législative ou l'action en cause est justifiable.

   Le problème qui se pose en évaluant la mesure législative en fonction de son objectif et de la responsabilité de la Couronne, est que les efforts de conservation dans une industrie de la pêche moderne fortement exploitée se heurtent inévitablement à la répartition et à la gestion efficaces d'une ressource à la fois peu abondante et très prisée.  La nature de la protection constitutionnelle qu'offre le par. 35(1) dans ce contexte commande l'existence d'un lien entre la question de la justification et l'établissement de priorités dans le domaine de la pêche.  La reconnaissance et la confirmation des droits ancestraux, prévues dans la Constitution, peuvent donner lieu à des conflits avec les intérêts d'autrui étant donné la nature limitée de la ressource.  De toute évidence, on a besoin de lignes directrices qui permettront de résoudre les problèmes de répartition des ressources qui surgissent dans le domaine des pêcheries.  Pour de telles lignes directrices, nous renvoyons aux motifs du juge Dickson (maintenant Juge en chef) dans l'affaire Jack c. La Reine, précité.

(…)

Comme nous l'avons déjà fait remarquer, la gestion et la conservation de ressources constituent vraiment un objectif législatif important et régulier.  Pourtant, le fait que cet objectif soit "raisonnable" ne saurait suffire comme reconnaissance et confirmation constitutionnelles de droits ancestraux.  Au contraire, les règlements appliqués conformément à un objectif de conservation ou de gestion peuvent être examinés selon la norme de justification énoncée plus haut.

   Nous reconnaissons que la norme de justification à respecter est susceptible d'imposer un lourd fardeau à Sa Majesté

(…)

Il y a, dans l'analyse de la justification, d'autres questions à aborder, selon les circonstances de l'enquête.  Il s'agit notamment des questions de savoir si, en tentant d'obtenir le résultat souhaité, on a porté le moins possible atteinte à des droits, si une juste indemnisation est prévue en cas d'expropriation et si le groupe d'autochtones en question a été consulté au sujet des mesures de conservation mises en oeuvre.  On s'attendrait certainement à ce que les peuples autochtones, traditionnellement sensibilisés à la conservation et ayant toujours vécu dans des rapports d'interdépendance avec les ressources naturelles, soient au moins informés relativement à la conception d'un régime approprié de réglementation de la pêche.

   Nous ne nous proposons pas de présenter une énumération exhaustive des facteurs à considérer dans l'appréciation de la justification.  Qu'il suffise de souligner que la reconnaissance et la confirmation exigent que le gouvernement, les tribunaux et même l'ensemble des Canadiens soient conscients des droits des peuples autochtones et qu'ils les respectent.

(Je souligne.)

[84]           Il s'agit, je le répète, d'un cadre d'analyse complexe et nuancée, le fardeau de la démonstration incombant tantôt au citoyen tantôt au ministère public.   Les droits ancestraux reconnus et confirmés par le paragraphe 35(1) ne sont pas absolus; il peut donc y être porté atteinte si, d'une part, l'atteinte se rapporte à la poursuite d'un objectif (législatif ou réglementaire) important ayant un caractère impérieux et réel pour l'ensemble de la communauté et, d'autre part, si l'atteinte est compatible avec les rapports spéciaux de fiduciaire qui existent entre la Couronne et les peuples autochtones.

[85]           Il s'agit d'une méthode d'analyse contextuelle (Delgamuukw c. Colombie-Britannique, [1997] 3 R.C.S. 1010 , paragr. 161-162).

[86]           Depuis l'arrêt R. c. Stinchcombe, précité, l'obligation de divulgation de la preuve du ministère public ne fait plus de doute.   Le juge LeBel en résume ainsi les règles aux paragr. 59, 60 et 61 de ses motifs dans R. c. Taillefer, [2003] 3 R.C.S. 307

59                              (…)  Le ministère public doit divulguer à l’accusé tous les renseignements pertinents, qu’ils soient inculpatoires ou disculpatoires, sous réserve de l’exercice du pouvoir discrétionnaire du ministère public de refuser de divulguer des renseignements privilégiés ou encore manifestement non pertinents. La pertinence s’apprécie tant à l’égard de l’accusation elle-même que des défenses raisonnablement possibles. Les renseignements pertinents doivent être divulgués, que le ministère public ait ou non l’intention de les produire en preuve et ce, avant que l’accusé n’ait été appelé à choisir son mode de procès ou à présenter son plaidoyer (p. 343). En outre, toute déclaration obtenue de personnes qui ont fourni des renseignements pertinents aux autorités devrait être produite, même si le ministère public n’a pas l’intention de citer ces personnes comme témoins à charge (p. 345). Notre Cour a d’ailleurs défini largement la notion de pertinence dans l’arrêt R. c. Egger, [1993] 2 R.C.S. 451 , p. 467 :

Une façon de mesurer la pertinence d’un renseignement dont dispose le ministère public est de déterminer son utilité pour la défense : s’il a une certaine utilité, il est pertinent et devrait être divulgué — Stinchcombe, précité, à la p. 345. Le juge qui effectue le contrôle doit déterminer si l’accusé peut raisonnablement utiliser la communication des renseignements pour réfuter la preuve et les arguments du ministère public, pour présenter un moyen de défense ou autrement pour parvenir à une décision susceptible d’avoir un effet sur le déroulement de la défense comme, par exemple, de présenter ou non une preuve.

60                              Tel que défini par la jurisprudence, ce concept de pertinence favorise la divulgation de preuve. Peu de renseignements seront soustraits à l’obligation de communication de la preuve imposée à la poursuite. Comme l’affirmait notre Cour dans l’arrêt Dixon, précité, « le critère préliminaire fixé pour la divulgation [de la preuve] est fort peu élevé. [. . .] L’obligation de divulguer du ministère public est donc déclenchée chaque fois qu’il y a une possibilité raisonnable que le renseignement soit utile à l’accusé pour présenter une défense pleine et entière » (par. 21; voir également R. c. Chaplin, [1995] 1 R.C.S. 727 , par. 26-27). « Si le ministère public pèche, ce doit être par inclusion. Il n’est toutefois pas tenu de produire ce qui n’a manifestement aucune pertinence » (Stinchcombe, précité, p. 339). 

61                              Ce droit a un caractère constitutionnel. Protégé par l’art. 7 de la Charte, il contribue à assurer l’exercice du droit de l’accusé à une défense pleine et entière; voir R. c. Carosella, [1997] 1 R.C.S. 80 , par. 37; Dixon, précité, par. 22. Tel que l’écrivait le juge Cory, au nom de notre Cour, dans ce dernier arrêt, au par. 22 :

. . . lorsqu’un accusé démontre l’existence d’une possibilité raisonnable que les renseignements non divulgués auraient été utilisés pour réfuter la preuve du ministère public, pour présenter un moyen de défense ou, par ailleurs, pour prendre une décision qui aurait pu avoir une incidence sur la façon de présenter la défense, il se trouve également à établir l’existence d’une atteinte au droit à la divulgation que lui garantit la Charte. [Souligné dans l’original.]

[87]           L'obligation de divulgation du ministère public est donc très étendue, étant déclenchée « chaque fois qu'il y a une possibilité raisonnable que le renseignement soit utile à l'accusé pour présenter une défense pleine et entière » (R. c. Dixon, précité, paragr. 21).

[88]           Le ministère public n'est toutefois pas tenu de répondre à des demandes de renseignements qui reposent sur la conjecture ou qui sont fantaisistes, manifestement mal fondées, dilatoires, obstructionnistes ou de la nature d'une recherche à l'aveuglette (R. c. Chaplin, précité, paragr. 32).

[89]           Les procédures ayant été intentées tantôt selon les dispositions du Code de procédure pénale (les dossiers Tenascon et Groulx) tantôt selon la Partie XXVII du Code criminel (poursuite sommaire) (le dossier Commanda), la question de l'application des principes énoncés précédemment concernant l'obligation de divulgation en matière de procédure sommaire pourrait se poser.

[90]           Le juge de la Cour supérieure répond que les mêmes principes s'appliquent; il note que l'obligation de divulgation est intimement liée au droit de tout accusé à une défense pleine et entière, un droit protégé par les chartes des droits et liberté de la personne (article 7 de la Charte, article 35 de la Charte québécoise des droits et libertés de la personne), lesquelles ne font pas de distinction entre les affaires poursuivies par voie de mise en accusation et celles poursuivies par voie de procédure sommaire.

[91]           Je suis d'accord.

[92]           Reste le problème de l'application aux faits de l'espèce des principes pertinents à l'obligation de divulgation qui incombe au ministère public.

[93]           Les deux juges de la Cour du Québec ont conclu que la demande des intimés allait au-delà de leur droit à la divulgation de la preuve du ministère public.   M. le juge Lapointe écrit que le « véritable sens de la démarche entreprise n'est pas d'assurer le droit du justiciable à la divulgation » (paragr. 69); que les renseignements demandés du ministère public ne le « sont pas […] dans le but d'assurer une défense « raisonnablement possible » et qu'on va bien au-delà des « fruits de l'enquête » (paragr. 72); que la demande « (…) va bien au-delà de la preuve pertinente » (paragr 75); que les renseignements demandés ne sont «  (…) pas de ceux que possède le corps poursuivant et la poursuite ne peut produire que ce qu'elle a en sa possession ou sous son contrôle » (paragr. 81); que la « doctrine des droits ancestraux […] ne saurait, à elle-seule (sic), assurer un droit plus grand à la divulgation de la preuve aux membres d'une communauté autochtone » (paragr. 85); et enfin, qu'« acquiescer à cette demande dénaturerait la notion même de divulgation de la preuve » (paragr. 97).

[94]           Le juge de la Cour supérieure estime au contraire que les éléments de preuve recherchés par les défendeurs sont « en substance » pertinents au litige et que ces derniers ont droit à leur divulgation (paragr. 50).

[95]           Comme on peut le constater, il est considérablement plus facile de s'entendre quand il s'agit d'énoncer les règles encadrant l'obligation de divulgation de la preuve que lorsqu'il s'agit de les appliquer à une situation donnée.

[96]           La pertinence d'un document s'apprécie « tant à l'égard de l'accusation elle-même que des défenses raisonnablement possibles » (Taillefer, précité, paragr. 59).   La pertinence d'un renseignement se mesure à l'utilité qu'il peut avoir pour la défense; il s'agit, dans chaque cas, de déterminer si l'accusé peut raisonnablement utiliser le renseignement demandé « pour présenter un moyen de défense » (R. c. Egger, précité, p. 467).

[97]           En l'espèce, il est certain - et d'ailleurs admis par l'appelant - que le statut d'autochtone des intimés et les droits ancestraux qu'ils entendent invoquer peuvent servir de fondement à une défense.

[98]           Malgré tout, il ne s'agit pas, selon moi, d'une défense de la nature de celles que le juge LeBel envisageait quand il parlait de « défenses raisonnablement possibles » dans le contexte de l'obligation de divulgation.   J'estime qu'il faut faire la distinction entre une défense reliée directement à l'un ou l'autre des éléments constitutifs de l'infraction (actus reus, mens rea et identification du défendeur) et une « défense » qui est plutôt de la nature d'une contestation constitutionnelle visant la validité de la loi ou son applicabilité.   L'obligation de divulgation du poursuivant ne s'évalue pas, selon moi, en fonction de la seconde.

[99]           L'obligation de divulgation du poursuivant se limite aux documents en sa possession dans le contexte de la poursuite pénale entreprise.   Or, de par leur nature et leur objet, les renseignements dont les défendeurs demandent la divulgation ne font pas partie du dossier de la poursuite.   Pas encore, du moins.   Ils sont étrangers aux éléments constitutifs des infractions reprochées aux défendeurs.   Il s'agit essentiellement de rapports et de renseignements qui sont peut-être (voire probablement) à la disposition du gouvernement mais qui, au stade où le dossier en est, n'ont pas encore eu à être identifiés ou évalués par le poursuivant pour les fins du procès.   La demande va ainsi, selon moi, au-delà de l'obligation de divulgation.

[100]       À ce sujet, il n'est peut-être pas inutile de rappeler la distinction qu'il faut faire entre le Procureur général du Québec, responsable des poursuites pénales engagées au nom de l'État, et le ministre de la Justice, conseiller juridique du gouvernement et des ministères qui le composent[4], même si c'est la même personne qui occupe les deux charges[5].   Les renseignements demandés par les défendeurs relèvent plus, à ce stade-ci des procédures, des fonctions du second que de celles du premier.   Cette difficulté n'est peut-être pas fatale mais, selon moi, elle ajoute du poids à l'argument voulant que la demande de renseignements dépasse, à ce moment-ci du moins, le cadre des poursuites pénales engagées par le poursuivant.

[101]       Les éléments de preuve dont les intimés désirent obtenir communication pourront servir dans un contexte constitutionnel qui n'est pas encore présent et qui ajoute une toute autre dimension au dossier, allant au-delà du cadre défini par les éléments constitutifs des infractions (y compris l'identification des défendeurs).

[102]       Dans R. c. Marshall, [2005] 2 R.C.S. 220 , au paragraphe 142, le juge LeBel, dans des motifs concordants auxquels souscrit le juge Fish, souligne à quel point les questions de traité autochtone, de droits ancestraux et de titre aborigène « ont bien peu à voir » avec la conduite criminelle de l'accusé; il ajoute qu'il « s'agit plutôt de revendications qu'il conviendrait de traiter dans le cadre d'actions déclaratoires de nature civile ».   Ce souhait confirme l'à-propos de dissocier les éléments de preuve reliés à la conduite fautive des défendeurs des éléments de preuve reliés à une éventuelle défense constitutionnelle fondée sur l'existence de droits ancestraux[6].

[103]       La demande des intimés dénature, selon moi, la notion même de divulgation de la preuve.

[104]       La portée de cette obligation se définit à la lumière des éléments constitutifs des infractions reprochées (y compris l'identification du présumé auteur des infractions) et aux défenses raisonnablement possibles en lien direct avec ces éléments, pas plus pas moins.

[105]       Une défense de nature constitutionnelle fondée sur le caractère inopérant d'une loi ou d'un règlement qui porterait atteinte de manière injustifiée à un droit ancestral existant n'est pas, dans le contexte de l'obligation de divulgation du poursuivant, une défense raisonnablement possible.   Pas plus que ne le serait, selon moi, une défense fondée sur le caractère inopérant d'une loi ou d'un règlement qui porterait atteinte de manière injustifiée à l'un ou l'autre des droits et libertés fondamentaux protégés par la Charte.   Par exemple, une défense fondée sur la liberté d'expression (art. 2) ou le droit à l'égalité (art. 15).

[106]       Je comprends que les droits ancestraux autochtones protégés par le paragraphe 35(1) de la Loi constitutionnelle de 1982 ne sont pas assujettis à l'article 1 de la Charte (défense de justification) et qu'en ce sens, malgré la similitude des deux tests de justification, il faut être prudent avant de les comparer aux autres droits et libertés fondamentaux protégés par la Constitution canadienne.   J'estime tout de même qu'il est opportun de prendre en compte la situation propre à ces autres droits et libertés pour comprendre que la position que les défendeurs mettent ici de l'avant en temps qu'autochtones pourrait trouver un écho dissonant auprès des autres.

[107]       Il appartient aux défendeurs de faire la preuve de leur statut d'autochtones et d'établir que les dispositions législatives à la base des infractions dont ils doivent répondre portent atteinte à première vue à leurs droits ancestraux.   Or, la position qu'ils adoptent en l'espèce revient à demander au poursuivant de faire cette preuve pour eux en leur transmettant les études, rapports, analyses ou notes portant sur l'existence ou non de leurs droits autochtones, sur la nature de ces droits, s'ils existent, et sur les mesures susceptibles de justifier une atteinte à ces droits, et ce, au motif qu'ils sont des autochtones et qu'ils ont droit à cette divulgation de la preuve.   Il s'agit là, selon moi, d'une dérive de l'obligation de divulgation et l'appelante a raison de dire qu'il n'existe aucun droit particulier propre aux autochtones en matière de divulgation de la preuve.   Ces derniers n'ont pas, à cet égard, plus de droits que les autres citoyens canadiens.   Le processus pénal se déroule de même manière, et selon les mêmes règles, pour tous les citoyens canadiens.

[108]       À défaut d'un avis en ce sens aux termes des articles 95 C.p.c. et 34 C.p.p., la question constitutionnelle que les défendeurs entendent soulever ne fait d'ailleurs pas encore formellement partie du dossier; elle ne peut donc pas être soulevée, et encore moins servir d'assise à la définition de l'obligation de divulgation du poursuivant.

[109]       Le juge de la Cour supérieure invoque au soutien de sa conclusion l'obligation fiduciaire de l'État envers les peuples autochtones et, en conséquence, sur sa responsabilité de protéger leurs droits ancestraux.   Avec égards, j'estime qu'il est erroné d'examiner l'obligation de divulgation du poursuivant en matière pénale à la lumière de l'obligation de fiduciaire de l'État envers les peuples autochtones.   Le poursuivant n'a pas, selon moi, une obligation de fiduciaire vis-à-vis les autochtones exigeant qu'il leur communique, dès le début du processus pénal, la documentation afin de les aider à mieux préparer leurs moyens de défense en lien avec leur statut d'autochtones.

[110]       Dans Bande indienne Wewaykum c. Canada, [2002] 4 R.C.S. 245 , la Cour suprême rappelle que l'obligation de fiduciaire de l'État envers les peuples autochtones est assortie de limites[7], au paragraphe 81 :

L’« obligation de fiduciaire » est toutefois assortie de limites.  Les appelantes semblent parfois invoquer cette obligation comme si elle imposait à la Couronne une responsabilité totale à l’égard de tous les aspects des rapports entre la Couronne et les bandes indiennes.  C’est aller trop loin.  L’obligation de fiduciaire incombant à la Couronne n’a pas un caractère général, mais existe plutôt à l’égard de droits particuliers des Indiens.   […]

[111]       L'obligation de fiduciaire de l'État envers les peuples autochtones ne va pas jusqu'à lui imposer, lorsqu'il agit à titre de poursuivant, d'adopter à leur égard des règles de conduite en matière de procédure pénale différentes de celles qu'il applique à l'égard de tous les autres défendeurs ou accusés.

[112]       Pour toutes ces raisons, je propose d'accueillir l'appel, de casser le jugement dont appel et de rejeter les trois requêtes en révision de jugement et en certiorari formées par les intimés Tenascon, Commanda et Groulx.

 

 

 

JACQUES CHAMBERLAND J.C.A.

 



[1]     Québec (Procureur général) c. Young, [2003] R.J.Q. 395 (C.A.); Goulet c. Québec (Procureur général), [2003] R.J.Q. 357 (C.A.).

[2]     200-10-001857-064 et 200-10-001858-062.

[3]     Goulet c. Québec (Procureur général), précité, note 1.

[4]     Loi sur le ministère de la Justice, L.R.Q., c. M-19, article 3 ; voir également Commission de réforme du droit du Canada, document de travail 62, Poursuites pénales :  les pouvoirs du procureur général et des procureurs de la Couronne (1990); Krieger c. Law Society of Alberta, [2002] 3 R.C.S. 372 , paragr. 23-32.

[5]     Depuis l'entrée en vigueur, le 15 mars 2007, de la Loi sur le Directeur des poursuites criminelles et pénales, L.R.Q., c. D-9.1.1, c'est le Directeur des poursuites criminelles et pénales qui est, au premier chef, dorénavant responsable des poursuites criminelles et pénales au Québec.

[6]     Dans l'arrêt Danson c. Ontario (Procureur général), [1990] 2 R.C.S. 1086 , le juge Sopinka établit une distinction entre deux catégories de faits dans un litige constitutionnel :  les « faits en litige », qui concernent les parties au litige et qui doivent être établis par des éléments de preuve recevables, et les « faits législatifs », qui établissent l'objet et l'historique de la loi, y compris son contexte social, économique et culturel, et dont les conditions de recevabilité en preuve sont moins sévères.   Les éléments de preuve visés par l'obligation de divulgation du poursuivant appartiennent à la première catégorie alors que les éléments de preuve requis par les défendeurs appartiennent plutôt à la seconde.

[7]     Voir également Nation Haïda c. C.-B. (Ministre des Forêts), [2004] 3 R.C.S. 511 , paragr. 18 (p. 523).

AVIS :
Le lecteur doit s'assurer que les décisions consultées sont finales et sans appel; la consultation du plumitif s'avère une précaution utile.