Décision

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Gabarit EDJ

Desrochers c. Lebel

2012 QCCQ 6291

COUR DU QUÉBEC

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

DISTRICT DE

MONTRÉAL

« Chambre civile »

N° :

500-80-021645-123

 

 

 

DATE :

24 avril 2012

______________________________________________________________________

 

SOUS LA PRÉSIDENCE DE

L’HONORABLE

MARTIN HÉBERT, J.C.Q.

 

 

 

______________________________________________________________________

 

HÉLÈNE DESROCHERS

Partie appelante

c.

RÉJEAN LEBEL, en qualité de syndic adjoint de l'Organisme d'autoréglementation du courtage immobilier du Québec

Partie intimée

 

 

______________________________________________________________________

 

JUGEMENT SUR REQUÊTE POUR SURSIS D'EXÉCUTION DE LA DÉCISION ORDONNANT LA SUSPENSION PROVISOIRE

______________________________________________________________________

 

[1]           L'appelante, courtier immobilier, fait l'objet d'une suspension provisoire à la suite de la décision rendue par le Comité de discipline de l'Organisme d'autoréglementation du courtage immobilier du Québec (ci-après, le Comité) le 14 février 2012. 

[2]           Les conclusions de cette décision sont les suivantes :

ACCUEILLE la requête du plaignant demandant l'émission d'une ordonnance de suspension provisoire;

ORDONNE la suspension provisoire du permis de courtier immobilier B8451 de l'intimée jusqu'à ce que la décision du Comité rejetant la plainte disciplinaire ou imposant la sanction soit signifiée;

ORDONNE la publication d'un avis de la présente décision de suspension dans le quotidien La Presse;

LE TOUT avec frais y compris les coûts reliés à la publication de l'avis de suspension du permis de l'intimée.

[3]           Un appel de cette décision est interjeté le 9 mars 2012. Dans le cadre de cet appel, l'appelante présente une requête pour sursis d'exécution jusqu'à jugement final sur l'appel.

La plainte

[4]           Il importe d'abord de rappeler la teneur de la plainte à laquelle se rattache la demande de suspension provisoire :

Hélène Desrochers, en tout temps pertinent membre de l'Association des courtiers et agents immobiliers du Québec ou de l'Organisme d'autoréglementation du courtage immobilier du Québec, a commis des actes dérogatoires, à savoir :

1.         Au Québec, l'intimée a abusé de la confiance des personnes suivantes, alors qu'elle les avait connues ou avait été introduites auprès de celles-ci pour ou en sa qualité d'agent immobilier :

a)  en leur empruntant des sommes d'argent sous la foi de fausses   représentations, notamment à l'effet que les sommes empruntées seraient investies dans le cadre de transactions immobilières;

b) en ne respectant pas les engagements qu'elle avait pris quant aux modalités de remboursement des sommes d'argent empruntées;

i) à compter du ou vers le 2 septembre 2005, au moins la somme approximative de 30 000 $ à Louise Poulin Boulanger et Mario Boulanger;

ii) à compter du ou vers le 19 octobre 2006, au moins la somme approximative de 30 000 $ à Rodolphe Dion;

iii)  à compter du ou vers le 2 novembre 2006, au moins la somme approximative de 19 000 $ à Denis Bertrand;

iv) à compter du ou vers le 27 mars 2006, au moins la somme approximative de 33 475 $ à Ronald Boulanger;

v) à compter du ou vers le 17 août 2006, au moins la somme approximative de 46 418 $ à Pierrette Beaudry;

vi) à compter du ou vers le 8 mai 2006, au moins la somme approximative de 42 400 $ à Micheline Beaudry;

vii) à compter du ou vers le 8 mai 2007, au moins la somme approximative de 20 000 $ à Rachel Labrecque;

viii) à compter de ou vers le 2 ou le 13 septembre 2006, au moins la somme approximative de 18 589 $ à Philippe Ostiguy;

commettant ainsi, à chacune de ces occasions, une infraction aux articles 1 et 13 des Règles de déontologie de l'Association des courtiers et agents immobiliers du Québec;

2.          Le ou vers le 14 janvier 2011, dans le cadre d'une enquête du syndic adjoint Réjean Lebel, l'intimée a faussement déclaré à l'enquêteur Sylvie Jacques : « Je confirme que toutes mes dettes sont personnelles et que jamais je n'ai impliqué mon travail de quelque façon que ce soient (sic) pour obtenir des prêts », commettant ainsi une infraction à l'article 106 du Règlement sur les conditions d'exercice d'une opération de courtage, sur la déontologie des courtiers et sur la publicité.

(Reproduction intégrale)

Le contexte

[5]           Dans sa décision, le Comité relate les faits de façon précise et les parties ne contestent pas la teneur du résumé qu'il en fait. Il convient de le citer :

[6]         D'entrée de jeu, notons que les commentaires formulés à la présente décision sont fondés sur une preuve sommaire et ne lient et ne lieront pas le Comité lorsqu'il sera appelé à décider du mérite de la plainte suite à l'audition d'une preuve complète.

[7]         Il appert donc de la preuve que l'intimée est courtier immobilier depuis environ 30 ans et qu'elle est bien connue dans la région de Granby. À compter de la fin des années 1990, l'intimée a contracté de nombreux prêts consignés dans des billets promissoires dont certains ont été produits. La situation financière de l'intimée s'est détériorée année après année. Elle a dû emprunter à des individus pour rembourser des prêts venant à échéance et puis, par la suite, également emprunter pour payer les intérêts dus sur les prêts.

[8]         À la fin 2008, début 2009, l'intimée a dû admettre qu'elle n'arriverait pas à respecter ses engagements contractuels auprès des prêteurs malgré ses revenus de courtage. Elle a donc rencontré ses créanciers pour tenter de prendre des arrangements, a consulté un avocat et a finalement consulté un syndic de faillite. Selon de bilan déposé, l'intimée avait alors environ 700 000 $ de dettes à des individus.

[9]         Elle a alors présenté une proposition à ses créanciers en vertu de la Loi  sur la faillite4 prévoyant un dividende de 100 000 $ pour les créanciers ordinaires et la proposition a été acceptée par une majorité de créanciers. Le dernier paiement de  45 000$ en vertu de la proposition a été fait par traite bancaire le 9 décembre 2011 (pièce I-1). Le syndic à la faillite a confirmé par courriel que la traite serait déposée le 13 décembre 2011 (pièce I-2) soit la dernière journée d'audience dans le présent dossier.

[10]       L'intimée a témoigné qu'elle a commencé à emprunter de l'argent environ en 1997. Elle a aussi témoigné que sa situation s'est gravement détérioré suite à un vol d'argent comptant d'environ 125 000 $ survenu à son domicile à une date qu'elle ne peut situer avec précisions mais datant d'environ 10 ans.

[11]       Elle a d'ailleurs indiqué à ses créanciers lors de ses rencontres individuelles de la fin 2008 - début 2009 que le vol d'argent comptant à son domicile avait causé cette situation financière précaire. Certains ont également affirmé que l'intimée leur aurait expliqué s'être fait voler une liste de clients à qui elle aurait prêté de l'argent comme mise de fonds pour l'achat d'une maison. Le vol de cette liste de clients l'empêcherait d'aller récupérer des acheteurs l'argent prêté et donc de rembourser les prêteurs.

[12]       L'intimée explique qu'elle conservait des sommes importantes en argent comptant étant donné qu'elle avait pris l'engagement de payer les intérêts sur les prêts et de rembourser les prêts en argent comptant. En 2009, elle aurait également émis de faux billets promissoires indiquant des taux d'intérêts à la baisse et ce, à la demande de certains créanciers voulant les déposer au soutien de leur preuve de réclamation dans la faillite. En effet, l'intimée a témoigné que les créanciers voulaient éviter d'avoir des problèmes avec les autorités fiscales en dévoilant les réels taux d'intérêts.

[13]       Quant aux raisons justifiant les prêts, certains créanciers ont indiqué qu'ils prêtaient de l'argent à l'intimée afin de financer des acheteurs de première maison qui n'avait pas l'argent nécessaire pour faire la mise de fonds initiale afin d'obtenir un financement bancaire. L'intimé nie avoir de telles représentations. Elle admet toutefois avoir représenté que l'argent servait à financer ses activités de courtage c'est-à-dire à payer ses dépenses de bureau, de publicité, essence etc. et qu'ainsi elle pourrait générer des revenus et rembourser les prêteurs.

[14]       L'intimé admet également n'avoir jamais indiqué aux créanciers l'ampleur de ses dettes et problèmes financiers. La preuve indique à première vue que ses emprunts grossissaient de 100 000$ par année.

[15]       Les créanciers lui téléphonaient à son bureau chez Via Capitale Performance et certaines rencontres avaient également lieu à son bureau. Il est également en preuve que certains individus nommés au chef 1 de la plainte sont ou ont été des clients de l'intimée. Philippe Ostiguy a quant à lui témoigné à l'audience lui avoir prêté de l'argent sur la base de sa réputation comme agent immobilier dans la région et sur la base des taux d'intérêts intéressants.

(Référence omise)

(Reproduction intégrale)

La décision du Comité

[6]           Dans son analyse, le Comité rappelle que les reproches formulés à l'égard de l'appelante concernent des emprunts faits sous de fausses représentations ainsi que le non-respect des engagements pris quant aux remboursements des sommes empruntées. Il souligne, vu l'ampleur de la pratique et des montants en cause, qu'il s'agit d'un véritable « système de prêts ». Il précise toutefois qu'il n'y a pas eu d'appropriation d'argent au sens des dispositions légales et déontologiques pertinentes.

[7]           Par la suite, le Comité identifie les critères qu'il doit prendre en considération relativement à une demande de suspension provisoire :

1)         Gravité des reproches;

2)         Atteinte à la profession;

3)         Protection du public compromise;

4)         Preuve prima facie de la commission des actes reprochés.

[8]           À la lecture de la décision, on peut aisément conclure que, selon le Comité, tous ces critères sont satisfaits. Il s'exprime ainsi :

[26]       À première vue, le lien avec la profession est suffisant et les gestes reprochés constituent une infraction à l'article 1 des Règles de déontologie soit la commission d'un acte dérogatoire à la profession.

[27]       Examinons maintenant les autres conditions régissant la suspension provisoire.

[28]       Le procureur de l'intimée invoque le délai écoulé entre la demande d'enquête et le dépôt de la Requête. Selon lui, ce détail démontre qu'il n'y a pas d'urgence et que le recours à la suspension provisoire n'est pas justifié. Le Comité est d'avis qu'il ne doit pas s'attarder uniquement au délai d'enquête mais bien, considérer si au moment présent et pour le futur, il y a risque de compromission de la protection du public si l'intimée continue d'exercer ses activités de courtage5. Le Comité rappelle que l'exercice du courtage immobilier est un privilège et que le membre doit se soumettre aux mesures de contrôle.

[29]       À la lumière de la preuve sommaire, le Comité ne peut conclure à un cas d'appropriation au sens de l'article 130 2e alinéa du Code des professions  et du paragraphe 1 de l'article 27 du Règlement sur les instances disciplinaires de l'OACIQ. Toutefois, le Comité conclut qu'il est reproché à l'intimée d'avoir commis une infraction de nature telle que la protection du public risque d'être compromise si le membre continue à exercer sa profession6. En effet, l'ampleur du système, l'ampleur des montants en jeu et le nombre de prêteurs, font craindre pour la protection du public malgré la proposition concordataire faite par l'intimée à ses créanciers, acceptée par une majorité de ces derniers et dont les termes semblent avoir été respectés par l'intimée.

[30]       Le Comité conclut qu'il s'agit de reproches graves et sérieux qui portent atteinte à la raison d'être de la profession qui est basée sur la confiance et la probité.

[31]       Conscient du caractère exceptionnel de la suspension provisoire du permis de courtage, le Comité, dans l'exercice de sa discrétion, en vient à la conclusion que le permis de l'intimée doit être suspendu dans l'attente de la décision au fond sur la plainte disciplinaire et ce, afin d'assurer la protection du public.

(Références omises)

[9]           Fort de ces constats, le Comité accorde la suspension provisoire requise par l'intimé.

Analyse  

[10]        À l'occasion d'une demande de sursis d'exécution, le Tribunal doit motiver son jugement, sans pour autant s'immiscer dans le fond du dossier qui sera tranché lors de l'appel. Suivant une jurisprudence constante[1], les facteurs à prendre en compte lors d'une telle demande sont les suivants :

-           Économie de la loi;

-           Faiblesse apparente de la décision attaquée;

-           Balance des inconvénients;

-           Préjudice sérieux et irréparable;

-           Circonstances exceptionnelles.

[11]        En l'espèce, il ne fait aucun doute que la Loi sur le courtage immobilier[2] est destinée à assurer la protection du public. Cela dit, la décision du Comité souffre d'une faiblesse apparente. En effet, il ne suffit pas de souligner la gravité des gestes reprochés pour justifier de façon quasi automatique une suspension provisoire. Une telle mesure revêt un caractère exceptionnel[3] qui commande un devoir de motivation accrue.

[12]        Or, le Comité évoque la nature exceptionnelle de la suspension provisoire sans discuter de son caractère nécessaire et inévitable en l'espèce. Une mesure aussi drastique ne saurait être appliquée que lorsqu'elle s'impose en regard des faits propres au dossier. Dans le présent cas, sans nier la gravité des actes reprochés, force est de constater que ceux-ci se sont produits plusieurs années auparavant.

[13]        En effet, à l'examen de la plainte, on constate que le dernier geste d'abus de confiance daterait du 8 mai 2007 alors que la plainte et la demande de suspension provisoire sont formulées en septembre 2011. Près de quatre ans et demi se sont donc écoulés et rien n'indique que la protection du public aurait été mise en péril au cours de cette période. Qu'est-il donc survenu en septembre 2011 pour requérir une mesure d'exception, obtenue quelques mois plus tard?

[14]        Il appartiendra au juge saisi de l'affaire au fond de décider si une suspension provisoire est requise mais, à ce stade-ci, l'appelante paraît avoir des arguments à faire valoir et la priver d'exercer son métier en attendant le résultat de l'appel lui cause un préjudice sérieux et irréparable. En effet, qui pourrait éventuellement compenser les pertes subies au terme du processus disciplinaire? La balance des inconvénients pèse en sa faveur dans la mesure où aucun fait contemporain ne semble compromettre la protection du public si elle continue à exercer son métier, pour paraphraser les termes du troisième alinéa de l'article 130 du Code des professions[4] qui trouve application en vertu de l'article 100 de la Loi sur le courtage immobilier[5].

[15]        Quant aux circonstances exceptionnelles, au-delà du délai important qui s'est écoulé entre les actes reprochés et la demande de suspension provisoire accompagnant la plainte, dont il a été fait mention dans les paragraphes précédents, il importe aussi de noter que l'appelante a, dans l'intervalle, présenté à ses créanciers une proposition concordataire dont elle a respecté intégralement la teneur.

[16]        Sous réserve de ce que révèlera l'étude du dossier au fond, à ce stade préliminaire, formuler une équation entre la gravité des actes qui auraient déjà été commis et l'existence d'un risque pour la protection du public ne paraît pas justifié en l'espèce pour priver l'appelante de son droit d'exercer son métier pendant l'appel. Sans exiger que la compromission de la protection du public soit effective, l'éventualité d'une telle compromission doit être étayée avant de porter une pareille atteinte aux droits de l'appelante. À cette étape-ci, il s'agit d'un regard portant davantage sur le futur immédiat que sur le passé…surtout lointain. Cela requiert un exercice rigoureux et pragmatique qui doit transcender l'apparence.

[17]        L'ensemble de ce tableau permet de conclure que, dans le contexte singulier de cette affaire, l'appelante peut exercer son métier pendant l'instance d'appel sans constituer une menace pour la protection du public, évitant de la sorte qu'elle subisse une sanction avant même d'avoir pu être entendue sur le fond de son appel relativement à la suspension provisoire.

[18]        La requête pour sursis de l'exécution ordonnant la suspension provisoire est bien fondée.  

POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :

ACCUEILLE la requête en sursis de l'exécution de la décision ordonnant la suspension provisoire de l'appelante;

ORDONNE la suspension de l'exécution de la décision du 14 février 2012, rendue par le Comité de discipline de l'Organisme d'autoréglementation du courtage immobilier du Québec;

ORDONNE la reprise d'effet du certificat de courtier immobilier de l'appelante;

LE TOUT, avec dépens.

 

 

 

__________________________________

MARTIN HÉBERT, J.C.Q.

 

Me Alain Mongeau

Alain Mongeau, Avocats

Pour la partie appelante

 

Me Isabelle Lafrenière

Pour la partie intimée

 

Date d’audience :

3 avril 2012

 



[1]     Salomon c. Comité des requêtes du Barreau, [1997] D.D.O.P. 236 ; Landry c. Huissiers de justice (Ordre professionnel des), [1997] D.D.O.P. 256 ; Lafleur c. Barreau, 1998 QCTP 1721 ; Do c. Dentistes (Ordre professionnel des), [1998] D.D.O.P. 257 ; Fournier c. Barreau 1999 QCTP 116 ; David c. Bergeron, és qualités (denturologistes), 2000 QCTP 65; Malouin c. Laliberté, és qualités (notaires), 2001 QCTP 13; Paquin c. Bernard, És qualités (avocats), 2001 QCTP 067 ; Girard c. Chiropraticiens, 2002 QCTP 063 ; Dupont c. Dentistes, 2003 QCTP 077 ; Blanchet c. Avocats, 2004 QCTP 49; Michalakopoulos c. Avocats, 2004 QCTP 78; Bohémier c. Avocats (Ordre professionnel des), 2005 QCTP 140 ; Légaré c. Ergothérapeutes (Ordre professionnel des), 2010 QCTP 51 ; Viveiros c. Architectes (Ordre professionnel des), 2010 QCTP 53 .

[2]     L.R.Q., c. C-73.2.

[3]     Deschênes c. Provost, 2007 QCCS 1947 .

[4]     L.R.Q., c. C-26, a. 184.2.

[5]     Précitée, note 2.

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