[1] LA COUR: - Statuant sur le pourvoi de l'appelant contre un jugement rendu le 2 juin 2009 par la Cour supérieure, district de Beauharnois, (l'honorable Anne-Marie Trahan), qui a accueilli la réclamation des intimés, ordonné à l'appelant de payer à l'intimée Diane Lavigne, la somme de 50 000 $ plus la somme de 10 000 $ à titre de dommages exemplaires et à l'intimé Keith Burton, la somme de 20 000 $ plus la somme de 10 000 $ à titre de dommages exemplaires, le tout avec intérêts et les dépens;
[2] Après avoir étudié le dossier, entendu les parties et délibéré;
[3] Pour les motifs de la juge Duval Hesler auxquels souscrivent les juges Chamberland et Doyon;
[4] ACCUEILLE l'appel en partie;
[5] ANNULE les condamnations à des dommages punitifs aux paragraphes 130 et 132 du jugement dont appel;
[6]
RÉDUIT à 7 000 $ le montant de 50 000 $ accordé à l'intimée Diane
Lavigne au paragraphe 129 du jugement dont appel, avec intérêts au taux légal
et l'indemnité additionnelle prévue à l'article
[7]
RÉDUIT à 3 000 $ le montant de 20 000 $ accordé à l'intimé Keith
Burton au paragraphe 131 du jugement dont appel, avec intérêts au taux légal et
l'indemnité additionnelle prévue à l'article
[8] LE TOUT chaque partie payant ses frais, vu le sort mitigé de l'appel.
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MOTIFS DE LA JUGE DUVAL HESLER |
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[9] L'appelant André Chenail et l'intimée Diane Lavigne sont de vieux adversaires politiques. En août 2005, à l'aube des élections municipales, l'intimée Lavigne est mairesse de la municipalité de Sainte-Clotilde, et l'appelant, autrefois maire de Sainte-Clotilde, est, depuis 1989, député provincial de la circonscription de Huntingdon dont la municipalité fait partie. L'intimé Burton est le conjoint de la mairesse Lavigne.
[10] L'appelant publie le 27 août 2005, dans le journal local le Coup d'œil, la lettre ouverte suivante, sous le titre « La mairesse de Sainte-Clotilde fait passer ses intérêts personnels avant ceux de la communauté » :
«On est en politique pour servir et non pour se servir. Les intérêts de la collectivité doivent primer sur nos intérêts personnels. C'est un principe élémentaire que la mairesse de Sainte-Clotilde, Diane Lavigne et son mari Keith Burton ont oublié.
Premièrement, à quelques semaines des élections municipales, elle vient de s'accorder une augmentation de son salaire de l'ordre de 50 %. En plus de ne pas mériter une telle rémunération elle aurait pu au moins avoir la décence d'apporter devant les citoyens et citoyennes de Sainte-Clotilde, en campagne électorale, ses intentions mercantiles. Les gens auraient pu se prononcer sur le sujet.
Mais bien plus encore, c'est son empressement à installer, contre tout bon sens, les installations d'épuration des eaux usées dans la partie urbaine du village à quelques mètres d'un restaurant. C'est un beau legs pour les générations futures: des installations septiques en plein centre du village. Je propose même que lors de son inauguration qu'on le baptise "le champ d'épuration Diane Lavigne" pour que nos enfants et petits enfants s'en rappellent.
En dessous de tout cela se cache la réalité des intérêts personnels de Diane Lavigne et de son mari Keith Burton. Le couple Lavigne-Burton possède des propriétés à revenus et des roulottes qui seront raccordées au système d'égout sanitaire. Une partie de l'empressement dans ce dossier est justement le raccordement de leurs propriétés. Ils ont confondu intérêts personnels et intérêts collectifs.
En terminant, au sujet des lettres que Diane Lavigne et Keith Burton écrivent au premier ministre pour se plaindre de leur député, on repassera. Le premier ministre me fait totalement confiance dans la conduite politique de ma circonscription. Vos lettres jettent le discrédit sur leurs auteurs et la population sera à même de juger au mois de novembre prochain. »
[11] L'intimée Lavigne s'est sentie profondément blessée et humiliée par la publication de cette lettre, d'autant plus qu'elle contenait, selon les intimés, des informations fausses en ce que, en premier lieu, le règlement concernant l'augmentation de salaire de l'intimée Lavigne n'était pas encore entré en vigueur. En second lieu, les modifications salariales suggérées concernaient l'ensemble des élus et non seulement la mairesse. En troisième lieu, les intimés ne possédaient pas « des propriétés à revenus et des roulottes », le fils de madame Lavigne ayant acheté de l'intimé Burton un immeuble de deux logis en 2000, et la roulotte de l'intimée Lavigne, qui lui servait à entreposer des produits dont elle faisait la vente, n'ayant pas à être raccordée au réseau.
[12] La juge de première instance a surtout retenu de la preuve que l'intimée Lavigne, dont le travail comme mairesse était déjà contesté par une partie de la population, avait fait l'objet de railleries et de quolibets à la suite de la publication de cette lettre ouverte. Durement affectée, l'intimée s'était renfermée sur elle-même, ne sortait plus de chez elle et a éprouvé des problèmes de santé. Elle a dû faire face à plusieurs questions de la part de ses commettants concernant son intégrité et son honnêteté. L'intimé Burton a lui aussi été questionné par ses concitoyens sur les supposés avantages qu'il aurait pu recevoir.
[13] En novembre 2005, l'intimée Lavigne n'a pas été réélue à la mairie de Sainte-Clotilde.
[14] Les montants octroyés aux intimés par le jugement de première instance totalisent 90 000 $.
[15] Selon la juge de première instance, l'intimée Lavigne a été victime d'insinuations mensongères faites avec malveillance et dans l'intention de lui nuire. L'appelant a été négligent en ne vérifiant pas l'exactitude de ses allégations et ne s'est pas excusé ou rétracté lorsqu'il a été avisé que le fils de la mairesse, plutôt qu'elle, était propriétaire de biens immobiliers que les travaux d'égouts envisagés étaient susceptibles d'avantager.
[16] La première juge n'a pas cru l'appelant qui a soutenu avoir fait publier sa lettre dans le seul but d'informer la population, mais a plutôt pensé qu'il avait agi par vengeance parce que l'intimée Lavigne s'était plainte de son attitude auprès du premier ministre de la province.
[17] La juge de première instance a insisté sur le fait que l'appelant a exprimé l'avis qu'en politique, on doit chercher à écraser ses adversaires.
[18] La première juge n'a pas cru davantage les témoins de l'appelant qui ont affirmé ne pas avoir eu connaissance de la publication de la lettre de ce dernier, puisqu'ils lui étaient alliés et entretenaient eux-mêmes des différends avec les intimés.
[19] Enfin, la juge de première instance a accordé aux intimés des indemnités généreuses pour le préjudice qu'ils avaient décrit, rappelant que le journal avait été lu par un très grand nombre d'électeurs de Sainte-Clotilde. Elle s'est dite d'avis que le fait que les intimés, particulièrement l'intimée Lavigne, étaient des personnalités publiques justifiait ces indemnités puisque les citoyen/nes ne doivent pas craindre de s'engager dans la vie publique.
[20] Compte tenu de ce qu'elle estimait être le caractère intentionnel du geste de l'appelant, la première juge l'a également condamné à des dommages exemplaires pour avoir enfreint les droits fondamentaux des intimé/es garantis par la Charte.
[21] L'appelant propose plusieurs nuances dans l'interprétation de la preuve et estime que la première juge aurait commis une erreur déterminante en accordant davantage de crédibilité aux témoignages des intimés et de leurs témoins qu'aux siens. Il croit qu'elle a erré en rejetant en bloc ses prétentions.
[22] Toutes les nuances proposées par l'appelant quant à la manière dont la première juge a évalué la preuve tendent à nier que ses propos aient été diffamatoires. Il plaide que même si ses allégations n'étaient pas strictement conformes à la réalité, il était justifié de penser qu'il décrivait la vérité puisque les faits qu'il alléguait se rapprochaient fortement de la réalité.
[23] La lettre de l'appelant est certes diffamatoire. Cependant, là ne s'arrête pas l'analyse. Des propos diffamatoires peuvent ne pas être fautifs. Pour conclure à l'existence d'une faute, il en faut davantage, et il faut surtout tenir compte du contexte particulier de ce dossier. Il n'est pas interdit, dans un système démocratique, de critiquer les choix politiques de ses adversaires. N'est pas sans pertinence non plus le fait qu'en l'espèce, les propos tenus s'éloignaient assez peu de la réalité : il est vrai que l'augmentation salariale visait tous les élus municipaux et que le règlement n'avait pas encore été adopté, mais uniquement proposé par un conseiller municipal, à la date de la lettre, mais dans les faits, il le fut ultérieurement; et la possibilité d'un conflit d'intérêts, quoique moins immédiat, certes, subsistait.
[24] Les moyens de défense de l'appelant en première instance ressemblaient fort à la défense de commentaire loyal et honnête largement utilisée en common law ainsi que par les tribunaux québécois avant l'affaire Prud'homme[1].
[25] Depuis l'affaire Prud'homme, il est établi que le régime de la responsabilité civile gouverne les causes de diffamation et que le recours systématique aux défenses de common law n'est pas requis[2]. La partie demanderesse doit prouver, selon la prépondérance de la preuve, qu'une faute lui a causé un préjudice. Ces trois éléments, soit la faute, le préjudice et le lien causal entre les deux, sont essentiels au maintien du recours. L'évaluation des dommages constitue un exercice séparé, bien qu'il ne faille certes pas le détacher de la gravité de la faute, puisque l'étendue de la contribution de la partie fautive aux dommages demeure pertinente.
[26] Dans le contexte particulier du présent pourvoi, l'évaluation de la gravité de la faute était un élément contesté. La faute était celle de n'avoir pas procédé à des vérifications suffisantes; de fait, l'appelant admettait n'avoir procédé à aucune véritable vérification des faits allégués dans sa lettre. L'impact de cette faute sur les dommages subis, étant donné le contexte politique dans lequel les parties évoluaient et la probabilité que des énoncés plus adéquats soient néanmoins demeurés diffamatoires et politiquement dommageables, n'a pas été pris en compte en première instance, ce qui est contraire aux enseignements de la Cour suprême dans l'affaire Prud'homme :
Dans la mesure où les critères de la défense de commentaire loyal et honnête sont autant de circonstances à prendre en considération dans l'appréciation de l'existence d'une faute, ils font déjà partie intégrante du droit civil québécois. […] Au risque de le répéter, le régime de responsabilité civile est un régime souple qui fait dépendre l'existence d'une faute de l'examen de toutes les circonstances.[3]
[27] Toujours dans Prud'homme, la Cour suprême ajoutait ceci :
36 À partir de la description de ces deux types de conduite [celles proposées par les auteurs Baudouin et Deslauriers], il est possible d'identifier trois situations susceptibles d'engager la responsabilité de l'auteur de paroles diffamantes. La première survient lorsqu'une personne prononce des propos désagréables à l'égard d'un tiers tout en les sachant faux. De tels propos ne peuvent être tenus que par méchanceté, avec l'intention de nuire à autrui. La seconde situation se produit lorsqu'une personne diffuse des choses désagréables sur autrui alors qu'elle devrait les savoir fausses. La personne raisonnable s'abstient généralement de donner des renseignements défavorables sur autrui si elle a des raisons de douter de leur véracité. Enfin, le troisième cas, souvent oublié, est celui de la personne médisante qui tient, sans justes motifs, des propos défavorables, mais véridiques, à l'égard d'un tiers. (Voir J. Pineau et M. Ouellette, Théorie de la responsabilité civile (2e éd. 1980), p. 63-64.
[…]
38 Dans tous les cas, l'appréciation de la faute demeure une question contextuelle de faits et de circonstances. À cet égard, il importe de rappeler que le recours en diffamation met en jeu deux valeurs fondamentales, soit la liberté d'expression et le droit à la réputation. Notre Cour a reconnu très tôt l'importance de la première de ces valeurs dans une société démocratique. Ainsi, dans Reference re Alberta Statutes, [1938] R.C.S. 100, p. 145-146, le juge Cannon expliquait que la liberté d'expression était une condition nécessaire au bon fonctionnement de nos institutions parlementaires :
[TRADUCTION] La liberté de discussion est essentielle, dans un État démocratique, pour éclairer l'opinion publique; on ne peut la restreindre sans toucher au droit du peuple d'être informé, en ce qui concerne des matières d'intérêt public, grâce à des sources indépendantes du gouvernement. Les nouvelles, ainsi que les opinions politiques des partis politiques qui luttent pour le pouvoir, doivent être publiées sans entraves. [...] La démocratie ne peut se maintenir sans son fondement : une opinion publique libre et la libre discussion, de par toute la nation et dans les limites que fixent le Code criminel et la common law, de toutes les affaires qui intéressent l'État.
[Soulignements ajoutés]
[28] Il serait difficile de prétendre, en l'espèce, que la lettre ouverte de l'appelant n'intéressait nullement la chose publique.
[29] Les auteurs Baudouin et Deslauriers écrivent, au sujet de l'appréciation de la gravité de la faute, que :
1-295 — Appréciation de la faute — L’appréciation de la faute est naturellement laissée à la discrétion des tribunaux et demeure une question de faits et de circonstances. Les personnes publiques, comme les personnages politiques, peuvent s’attendre à être plus souvent attaquées que d’autres et leur mesure de tolérance à l’injure doit, dans leur cas, être plus large. Néanmoins, ils conservent un droit à leur réputation et les attaques à leur endroit sont inacceptables si elles sont basées sur des faits inexacts ou qui ne sont pas d’intérêt public. […] En la matière, il est donc difficile de généraliser, tant les circonstances particulières à chaque espèce sont susceptibles de variations.[4]
[Références des auteurs omises; soulignements ajoutés]
[30] En fait, ce qui doit prédominer ici, c'est le caractère politique de la polémique entre les parties. L'appelant entendait soulever la possibilité de conflits d'intérêts dans un contexte politique. Toutefois, bien que la situation n'ait pas été éloignée de celle qu'il décrivait, il s'est quand même prêté à la publication de faits inexacts qui dépassent la simple opinion. Son intention était certes d'informer le public dans un but politique, mais également de nuire à une adversaire politique. Toutefois, il faut éviter que la sauvegarde de la vie privée des politiciens ait pour effet d'empêcher leurs adversaires de soulever un potentiel conflit d'intérêts. C'est pourquoi, en l'instance, la faute est uniquement celle de ne pas avoir poussé plus loin la vérification des faits afin d'apporter une nuance, laquelle, quoique non sans pertinence, n'aurait su régler le débat politique qui faisait rage :
[27] Certains politiciens et commentateurs politiques ne font pas dans la dentelle, c'est un constat incontournable. Quoi que les membres de la présente formation puissent penser des mots utilisés dans le texte ci-haut, les tribunaux ne sont pas arbitres en matière de courtoisie, de politesse et de bon goût. En conséquence, il n'est pas souhaitable que les juges appliquent le standard de leurs propres goûts pour bâillonner les commentateurs puisque ce serait là marquer la fin de la critique dans notre société.
[28] Les doctrines canadienne et anglaise convergent d'ailleurs dans une telle direction :
But if "the language complained of is such as can be fairly called criticism, the mere circumstance that it is violent, exaggerated, or even in a sense unjust, will not render it unfair. It is at the most evidence that it was not an honest expression of real opinion, but was inspired by malice." Putting aside the case of an imputation of corrupt or dishonourable motives, or an inference of fact, to which different consideration may apply, a comment may be "fair" however exaggerated or even prejudiced be the language of the criticism. In deciding an issue of fair comment the jury has no right to apply the standard of its own taste and measure the right of the critic accordingly. If it were so, there should be an end of all just and necessary criticism, for a jury would be able to find a criticism unfair merely because they did not agree with the views expressed by the critic or think them correct. "The basis of our public life is that the crank, the enthusiast, may say what they honestly think as much as the reasonable man or woman who sits on a jury." […][5]
[31] La juge de première instance, comme déjà mentionné, concentre son analyse sur le préjudice que disent avoir subi les intimés, soit la perte de l'estime et de la confiance qu'ils recevaient de leur concitoyen/nes. Dans une société démocratique où les politicien/nes de tous les paliers de gouvernement doivent s'attendre à subir de nombreuses attaques, et conservent en tout temps le droit d'y réagir, il est primordial de préserver la liberté de parole dans le discours politique :
[38] Mon collègue, le juge Rothman, conclut que l'opinion des appelants est déraisonnable parce que son objectif est la stigmatisation des appelants. Avec égards, cette conclusion me paraît mal fondée en droit. Il n'y a rien d'illégal dans l'intention des appelants de stigmatiser les intimés puisque, selon le sens courant, « stigmatiser » signifie : Flétrir, blâmer avec dureté et publiquement. La liberté d'expression comprend indéniablement ce droit. [6]
[32] Cela n'empêche nullement l'imposition d'une sanction appropriée lorsque des limites sont franchies, comme celle de ne pas vérifier des données vérifiables.
[33] C'est d'ailleurs pourquoi, à la lumière de ce que la Cour accordait dans Marchand c. Arthur[7], des dommages moraux de 7 000 $ pour l'intimée Lavigne et de 3 000 $ pour l'intimé Burton m'apparaissent, dans les circonstances de l'espèce, constituer un remède approprié.
[34] Par ailleurs, dans ce dossier, l'attribution de dommages-intérêts punitifs n'était pas justifiée eu égard au contexte politique déjà expliqué et l'absence, vu ce contexte, d'une atteinte délibérée au droit à la sauvegarde de sa dignité, de son honneur et de sa réputation.
[35] Pour ces motifs, je propose d'accueillir l'appel et de réduire les indemnités accordées aux montants précisés ci-dessus.
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NICOLE DUVAL HESLER, J.C.A. |
[1]
Prud'homme c. Prud'homme,
[2] Ibid., paragr. 63.
[3] Ibid.
[4] Jean-Louis Baudouin et Patrice Deslauriers, La responsabilité civile, 7e ed., vol. 1, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2007, nº 1-295, pp. 273-277.
[5]
Société Saint-Jean-Baptiste c. Hervieux-Payette,
[6] Ibid., paragr. 38.
[7]
Marchand c. Arthur,
AVIS :
Le lecteur doit s'assurer que les décisions consultées sont finales et sans
appel; la consultation
du plumitif s'avère une précaution utile.