153114 Canada inc. c. Panju

2010 QCCS 1190

JL3280

 
 COUR SUPÉRIEURE

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

DISTRICT DE

MONTRÉAL

 

N° :

500-17-035811-077

500-17-035405-078

 

 

DATE :

29 MARS 2010

______________________________________________________________________

 

SOUS LA PRÉSIDENCE DE :

L’HONORABLE

JEAN-YVES LALONDE, J.C.S.

______________________________________________________________________

 

500-17-035811-077

 

153114 CANADA INC.

2950995 CANADA INC.

3238369 CANADA INC.

Demanderesses

c.

HASANAIN PANJU

            Défendeur

______________________________________________________________________

 

500-17-035405-078

 

RONALD A. WEINBERG

SUCCESSION DE FEUE MICHELINE CHAREST

153114 CANADA INC.

2950995 CANADA INC.

3238369 CANADA INC.

McRAW HOLDING INC.

3359174 CANADA INC.

3363953 CANADA INC.

            Demandeurs

et

 

 

RONALD A. WEINBERG, ès qualités d'unique liquidateur

de la Succession de feue MICHELINE CHAREST

            Demandeur en reprise d'instance

et

ERNST & YOUNG LLP

            Défendeur

et

HASANAIN PANJU

            Intervenant

et

AUTORITÉ DES MARCHÉS FINANCIERS

            Mise en cause

 

           

 

JUGEMENT

 

 

[1]                Ronald A. Weinberg (ci-après « Weinberg »[1]) et les entités morales qu'il dirige (ci-après collectivement « les demandeurs ») sont-ils des plaideurs vexatoires? Si oui, quelle serait la sanction appropriée à prévenir tout abus de la procédure aux termes des articles 54.1 et suivants du Code de procédure civile du Québec (C.p.c.)?

LE CONTEXTE

[2]                Alléguant le caractère abusif des procédures intentées par Weinberg, Ernst & Young LLP (ci-après « Ernst & Young » ou le « défendeur ») soulève un moyen préliminaire par lequel il se dit justifié de demander à la Cour d'exercer en sa faveur la discrétion judiciaire que lui confère les nouveaux articles 54.1 et suivants C.p.c. L'objectif visé par la requête est celui d'ordonner à Weinberg de fournir un cautionnement pour frais de 2 millions de dollars. En outre, Ernst & Young demande la suspension du recours de Weinberg tant et aussi longtemps que ce cautionnement ne sera pas versé.

[3]                Weinberg plaide que sa requête introductive d'instance contre Ernst & Young n'est pas manifestement mal fondée, frivole ou dilatoire. Au plan du déroulement de l'instance, il se dit sans reproche depuis que son action fut de nouveau intentée le 22 février 2007.

[4]                Ce qu'il faut savoir, c'est que Weinberg reproche à Ernst & Young son manque de vigilance en qualité de vérificateurs de Cinar. Pour l'essentiel, Weinberg allègue qu'Ernst & Young n'aurait pas exécuté son mandat en conformité des règles de l'art dont doit faire preuve habituellement un vérificateur diligent. Aussi, Weinberg taxe-t-il Ernst & Young de s'être placé en conflit d'intérêts en acceptant d'agir comme conseiller et vérificateur de Cinar d'une part et de Weinberg, sa conjointe feue Micheline Charest (ci-après « Charest ») et leurs sociétés de placement, d'autre part.

[5]                Weinberg, la succession de feue Micheline Charest et les sociétés qu'il dirige réclament 194 087 927,13 $ en dommages résultant de la faute professionnelle alléguée contre Ernst & Young.

[6]                Pour conclure à l'abus de la procédure intentée contre lui, Ernst & Young mise sur la conduite vexatoire de Weinberg envers le processus judiciaire à travers plusieurs instances depuis l'année 2002 jusqu'à ce jour.

[7]                Une revue historique s'impose.

Ø      La chronologie des faits saillants

[8]                C'est le 18 octobre 2002 que Weinberg intente pour la première fois son recours contre Ernst & Young. Ce recours s'inscrit dans le flot de la saga judiciaire de l'affaire Cinar, qui débute elle-même en 2001 par le recours de Cinar contre Weinberg, Micheline Charest et les sociétés dirigées par ceux-ci.

[9]                L'action originale des demandeurs contre Ernst & Young fut rejetée le 30 novembre 2006, sauf recours, par le juge André Denis, les demandeurs ayant fait défaut de comparaître personnellement ou par avocat après avoir révoqué le cabinet Fournier Avocats inc.

[10]            Il est utile de revoir et pointer quelques-uns des motifs de rejet de l'action originale des demandeurs contre Ernst & Young tels qu'énoncés par le juge Denis dans sa décision du 30 novembre 2006[2] :

« […]

[35]    La partie de cache-cache a assez duré.

[…]

[38]    Quand Weinberg congédie Fournier et associés, qui en sont les premiers consternés, il sait très bien ce qu'il fait. Nous sommes le 5 octobre 2006.

[39]    Il sait aussi que le tribunal vient de prendre en délibéré une requête en divulgation de ses biens dont le futur montrera qu'il n'a pas l'intention d'en respecter le jugement s'il lui était défavorable.

[40]    Ainsi, sachant l'ordonnance de la Cour rendue le 13 octobre 2006, Weinberg néglige de s'y soumettre.

[…]

[42]    Le 5 octobre 2006, les procureurs de Weinberg affirment qu'ils ne savent plus où est leur client mais qu'il est visiblement hors Canada.

[43]    Jamais depuis cette date a-t-il été possible d'entrer en communication avec lui, de lui signifier valablement une procédure ou de connaître son lieu de résidence.

[…]

[45]    Weinberg souffle le chaud et le froid sur ses allées et venues et cherche à esquiver ses obligations face à la Cour et face aux parties en cause.

[…]

[47]    Par son absence de transparence, ses faux-fuyants, ses demandes de report non motivées, ses procédures alambiquées, Weinberg a rompu le contrat judiciaire conclu avec le tribunal et les autres parties.

[48]    Les compagnies de Weinberg et la succession de Charest n'ont pas comparu par procureur et défaut a été enregistré contre elles.

[49]    Par son attitude, Weinberg n'a jamais posé un acte valable de comparution et ne cherche qu'à gagner du temps.

[50]    Cette façon de faire compromet tous les échéanciers fixés par le tribunal et acceptés par Weinberg.

[51]    Weinberg a droit de s'adresser à la justice, mais n'a aucun droit de la monopoliser à l'infini.

[…]

[53]    Ces requêtes sont fondées puisque les intimées n'ont pas comparu par procureur et que Weinberg n'a pas comparu personnellement dans le délai imparti.

[…] »

(Notre emphase)

[11]            Le 8 décembre 2006, les demandeurs déposent une requête en rétractation du jugement qui rejette leur recours contre Ernst & Young et une requête pour être relevé du défaut de comparaître en sus d'une inscription en appel de la décision du juge Denis.

[12]            Le 20 décembre 2006, le juge Denis rejette la requête en rétractation de jugement[3]. Notons certains des motifs de sa décision :

« […]

[39]    Les extraits des notes sténographiques des auditions du 6 et du 11 octobre 2006 confirment que :

         a)   Weinberg a mis un terme au mandat de Me Fournier;

         b)   Me Fournier ne sait pas où est Weinberg et ne peut le rejoindre;

         c)   Me Fournier est consterné;

         d)   Me Fournier n'est pas autorisé à donner le courriel de Weinberg;

         e)   l'impression de Me Fournier est que Weinberg ne s'occupera plus du dossier;

     f)  le tribunal convoque Weinberg pour le 11 octobre 2006, date à laquelle il ne se présentera pas.

[40]    Weinberg contacte Me Groia début octobre 2006 et Me Kugler début novembre 2006, mais ne révèle pas ces faits au tribunal non plus que ceux-ci, s'ils avaient mandat de le faire.

[41]    Weinberg part en vacances au Vietnam sans prévenir le tribunal et réitère la théorie de " don't call me, I'll call you… ".

[42]    Il envoie copie d'une requête relative à la vente de sa maison et une requête pour permission d'appeler sans les déposer et sans avis de présentation.

[43]    Jusqu'à l'audition de la présente, il a refusé de donner son adresse résidentielle à Montréal, son avocat soulignant " vous comprendrez que les gens qui l'hébergent ne veulent pas servir de lieu de signification ".

 

 

[44]    Le tribunal ne comprend pas.

[…] »

(Notre emphase)

[13]            Le 21 février 2007, les demandeurs se désistent de leur requête pour permission d'en appeler.

[14]            La procédure introductive d'instance des demandeurs ayant été rejetée, sauf recours, le 30 novembre 2006, ceux-ci intentent une nouvelle action contre Ernst & Young le 22 février 2007, laquelle est identique en tout point à celle introduite en octobre 2002.

[15]            Le 3 mai 2007, lors d'une conférence de gestion d'instance présidée par le juge en chef François Rolland, à laquelle assistait l'ensemble des procureurs impliqués dans l'affaire Cinar, il fut décidé que seule et en priorité la cause principale de Cinar et al c. Weinberg et al (500-05-062790-071) serait entendue par le soussigné qui s'en voyait confié la gestion particulière.

[16]            Par conséquent, à la suite d'une requête de bene esse soumise par les demandeurs le 15 août 2007, la présente instance fut suspendue indéfiniment, soit jusqu'à la conclusion de la cause principale précitée[4]. Contre toute attente, la cause Cinar c. Weinberg et al fut réglée le 12 février 2008, ce qui a entraîné la réactivation des instances parallèles dont le recours actuel contre Ernst & Young.

[17]            Faisant flèche de tout bois, Ernst & Young cherche à faire la démonstration que Weinberg est un plaideur vexatoire en s'appuyant sur des procédures satellites dans lesquelles la Cour supérieure fut appelée à commenter le comportement de Weinberg à maints égards dans divers litiges en lien avec l'affaire Cinar.

[18]            Sans entrer dans le menu détail de chacune de ces instances, qu'il suffise de répertorier et résumer plusieurs jugements décriant l'attitude vexatoire de Weinberg envers l'administration de la justice. Ceux-ci sont très éloquents :

18.1    Jugement du 10 juin 2005 par le juge Jean-Pierre Senécal, lequel maintient la saisie avant jugement contre les demandeurs et dénonce l'apparence d'une conduite frauduleuse persistante de la part de Weinberg qui persiste à faire disparaître certains biens ce qui permet au juge de conclure au péril de la créance de Cinar[5];

18.2    Jugement du 8 août 2005 par la juge Christiane Alary, lequel prononce une ordonnance de type Mareva et souligne la tendance de Weinberg à faire disparaître ses actifs[6];

18.3    Jugement du 13 octobre 2006 par le juge André Denis qui ordonne à Weinberg de déposer une déclaration assermentée comprenant la liste de ses actifs et l'endroit où ils se trouvent. Jugement qui constate que Weinberg dépense des sommes d'argent importantes alors qu'un jugement lui interdit de disposer de ses actifs sans l'autorisation de la cour[7]. Ce jugement ne fut pas respecté dans le délai imparti de 10 jours, Weinberg étant littéralement disparu de la circulation selon le constat du juge Denis;

18.4    Jugement du 7 septembre 2007 par le soussigné qui se prononce entre autres sur une demande de provision pour frais de subsistance de la part de Weinberg. Jugement qui confirme le maintien de l'ordonnance de type Mareva en raison des transferts de fonds effectués par Weinberg sans l'autorisation de la cour et aussi pour ses gestes élusifs répétés[8]. Une simple lecture du paragraphe 23 du jugement permet de comprendre la position précaire dans laquelle se trouvait alors Weinberg. Le paragraphe pertinent se lit ainsi :

                        « […]

                           [23]    Une fois rendue, l'ordonnance Mareva affuble le défendeur qui y est assujetti d'un constat de malhonnêteté telle, que la Cour a acquis à l'avance, sans entendre sa version des faits, la conviction que celui-ci en raison de gestes sans équivoque de malversation, cherche à échapper à l'exécution d'un jugement éventuel.

                           […] »

18.5    Le règlement hors cour intervenu le 8 mars 2002 entre Weinberg, Charest et l'Autorité des marchés financiers (ci-après l'« AMF ») qui, selon Ernst & Young, comporterait des admissions de malversation de la part de Weinberg et Charest[9];

18.6    Jugement du 21 septembre 2007 par le soussigné qui constate que la substance des admissions de Weinberg et Charest, telles que consignées à l'entente avec l'AMF, diverge des allégations contenues aux procédures intentées contre Panju et Ernst & Young[10];

18.7    Jugement du 26 août 2009 par le juge Claude Auclair qui conclut que Weinberg, Charest et Christophe Izard (ci-après « Izard ») ont cherché à tromper le tribunal et qui condamne ceux-ci à des dommages exemplaires en raison de leur conduite scandaleuse, infâme et immorale, avec l'objectif de punir « ces bandits à cravate ou à jupon »[11];

[19]            C'est donc en s'appuyant sur l'ensemble de l'œuvre judiciaire de Weinberg qu'Ernst & Young conclut que le recours intenté par les demandeurs s'avère mal fondé, frivole et dilatoire. Du moins, Ernst & Young qualifie Weinberg de plaideur abusif et vexatoire d'où sa demande d'intervention du tribunal pour réprimer cette inconduite par l'imposition d'une provision pour frais de 2 millions de dollars[12].

LES PRINCIPES DE DROIT APPLICABLES

Ø      L'abus de la procédure[13]

[20]            La finalité des articles 54.1 et suivants C.p.c. est celle de sanctionner le justiciable qui, par une procédure abusive, détourne les fins de la justice.

[21]            Par l'application de ces dispositions, le tribunal est appelé à jouer un rôle plus actif pour contenir l'accroissement des procédures abusives.

[22]            L'expression « à tout moment » de l'article 54.1 C.p.c. signifie qu'à toute étape du déroulement de l'instance, de l'introduction de la demande jusqu'à jugement final, le tribunal peut intervenir, sur demande ou même d'office, pour imposer la sanction qu'il juge appropriée à contrer l'abus.

[23]            La mesure de la sanction doit être proportionnelle à la nature de l'abus[14].

[24]            Aucun droit ne peut être exercé en vue de nuire à autrui ou d'une manière excessive et déraisonnable, allant ainsi à l'encontre des exigences de la bonne foi[15]. L'obligation de bonne foi procédurale s'ajoute expressément à l'obligation de bonne foi en droit substantiel.

[25]            L'essentiel consiste à empêcher une partie civile de faire appel aux tribunaux à mauvais escient.

[26]            La ligne est mince entre une procédure mal fondée et une procédure manifestement mal fondée. Toutefois, il existe une distinction essentielle entre une procédure mal fondée et un abus de la procédure[16].

[27]            L'article 54.1 C.p.c. contient une définition non limitative de l'abus de la procédure. Il convient de reproduire le texte du second paragraphe :

« […]

54.1   […]

L'abus peut résulter d'une demande en justice ou d'un acte de procédure manifestement mal fondé, frivole ou dilatoire, ou d'un comportement vexatoire ou quérulent. Il peut aussi résulter de la mauvaise foi, de l'utilisation de la procédure de manière excessive ou déraisonnable ou de manière à nuire à autrui ou encore du détournement des fins de la justice, notamment si cela a pour effet de limiter la liberté d'expression d'autrui dans le contexte de débats publics.

[…] »

(Soulignements ajoutés)

[28]            Le Tribunal est d'avis que la première partie de la première phrase qui va jusqu'au mot « dilatoire » s'attache à l'acte de procédure en tant que tel. C'est donc l'acte de procédure qu'il conviendra d'analyser et de qualifier.

[29]            Par ailleurs, le second segment de cette même phrase s'attache davantage au comportement de la personne qui utilise le processus judiciaire, laquelle peut alors faire preuve d'un comportement vexatoire ou quérulent.

[30]            Ce serait certes commettre un abus au sens de l'article 54.1 C.p.c. que d'abuser du droit d'ester en justice. L'arrêt Viel en donne une bonne définition[17].

[31]            L'utilisation du terme « peut » indique qu'une demande ou un acte de procédure manifestement mal fondé n'est pas nécessairement un abus de la procédure. Chaque cas demeure un cas d'espèce qui doit s'apprécier à son mérite.

[32]            Par principe, l'abus du droit d'agir en justice se manifeste à l'occasion d'un recours judiciaire et non avant. Pour conclure à l'abus, il faut donc des indices de mauvaise foi ou du moins des signes de témérité qui traduisent une intention de nuire à autrui plutôt que de faire valoir un droit.

[33]            Une personne fait preuve d'un comportement quérulent si elle exerce son droit d'ester en justice de manière excessive ou déraisonnable[18].

[34]            Ce qui est le plus difficile à définir c'est la notion de « comportement vexatoire ». On peut imaginer qu'un tel comportement peut tout aussi bien s'adresser à la partie adverse qu'à l'administration de la justice. Il faut en voir un pour l'identifier. Le principe veut que les parties au litige ne soient pas admises à agir de manière contraire aux normes de comportement généralement acceptables par la société[19]. La bonne foi requiert que les parties exercent leur droit dans le respect de certaines règles, notamment celle de ne pas déconsidérer l'administration de la justice.

[35]            La question cruciale en l'instance est celle de savoir si l'appréciation du comportement vexatoire allégué par Ernst & Young à l'encontre de Weinberg, permet au tribunal d'examiner toutes et chacune des procédures judiciaires dans lesquelles Weinberg fut impliqué dans le contexte global de l'affaire Cinar.

[36]            Le Tribunal est d'avis que non. Cela reviendrait à faire un procès d'intention, une preuve de caractère qui risquerait de laisser place à l'arbitraire si l'exercice consistait à examiner toutes les procédures judiciaires impliquant la personne à qui on reproche un abus. Il faut se rappeler que le droit d'ester en justice est un droit fondamental.

[37]            Toutefois, les circonstances particulières de l'instance militent en faveur d'un examen des faits et gestes de Weinberg à compter du moment où il a, pour la première fois (2002), intenté son recours contre Ernst & Young. L'examen du caractère abusif du comportement de Weinberg entre 2002 et 2006, le cas échéant, sera décidé suivant les règles nouvelles[20].

[38]            Faire fi des agissements de Weinberg tels qu'ils ont été qualifiés par le juge Denis[21] serait l'équivalent d'un aveuglement volontaire qui irait à l'encontre de la volonté du législateur de prôner une approche plus interventionniste et moins réservée en matière d'abus.

 

 

Ø      Le fardeau de démonstration sommaire et la démonstration contraire

[39]            Si une partie établit sommairement, soit par une démonstration réduite à sa forme la plus simple, sans enquête et audition complète, que la demande en justice ou l'acte de procédure peut constituer un abus, il revient alors à la partie qui l'a introduit de démontrer que son geste n'est pas exercé de manière excessive ou déraisonnable et se justifie en droit[22].

[40]            Ce moyen préliminaire dirigé contre la requête introductive d'instance est présenté et contesté oralement en même temps que les autres moyens préliminaires[23].

[41]            Le tribunal permettra aux parties, s'il le juge à propos, d'apporter la preuve nécessaire dans les limites d'une démonstration sommaire. L'évaluation de l'abus se fera par un examen des procédures, des pièces et du comportement des parties. Le tribunal dans son rôle de balancer le droit des parties autorisera, s'il le juge approprié, une preuve documentaire, une déclaration écrite pour valoir témoignage ou des interrogatoires hors ou devant la cour, dont il détermine les conditions[24]. L'objectif de l'exercice de cette discrétion judiciaire demeure celui de rester à l'intérieur des limites d'une démonstration sommaire d'une possibilité d'abus de la procédure[25].

Ø      La sanction possible

[42]            Le tribunal saisi du moyen préliminaire peut l'accueillir, le rejeter en totalité ou en partie et disposer en conséquence de la demande introductive d'instance. Il peut aussi rejeter le moyen préliminaire, mais tout de même exercer les pouvoirs généraux de gestion de l'instance[26]. En cas d'abus, le tribunal peut, s'il l'estime approprié, prononcer l'une ou l'autre des ordonnances prévues à l'article 54.3 C.p.c.

[43]            Ici, nous sommes en présence d'un moyen préliminaire malgré le fait que l'action ait été initialement introduite en 2002. Rien n'empêchera les parties de soulever l'abus en cours d'instance, peu importe le jugement qui dispose du moyen préliminaire. En matière d'abus de la procédure, il n'y a pas matière à chose jugée pour la suite du déroulement de l'instance. Il s'agit d'un exercice en développement[27].

[44]            Ernst & Young ne demande pas le rejet en totalité ou en partie de la requête introductive d'instance. Par contre, il requiert de la cour une ordonnance forçant Weinberg à verser une provision pour frais de 2 millions de dollars.

[45]            À ce sujet, le Tribunal est d'avis que le pouvoir de prononcer une ordonnance de provision pour frais sous l'autorité de l'article 54.3 alinéa 5 C.p.c. est limité aux causes qui le justifient et exigent le constat que sans cette aide une partie risque de se retrouver dans une situation économique précaire telle, qu'elle ne pourrait faire valoir son point de vue valablement[28]. Toute autre demande à cet effet doit être traitée en conformité de la combinaison des articles 65 et 152 C.p.c. ou des articles 497 et 501 paragraphe 5 si Ernst & Young réussi à faire rejeter l'action de Weinberg et que celui-ci porte le jugement en appel

[46]            Ce sont là les seuls cas où le législateur a permis la demande de provision pour frais.

[47]            Ce serait possiblement le cas aussi, si la demande était, en raison d'un abus de la procédure, partiellement rejetée par l'effet de la suppression d'une conclusion.

LES PRINCIPES DE DROIT APPLIQUÉS AUX FAITS DE L'INSTANCE

[48]            À l'audience, l'avocat de Weinberg a souhaité présenter une preuve pour faire la démonstration que la procédure introductive d'instance n'est pas abusive.

[49]            Cela n'est pas nécessaire. Un simple examen de la requête introductive d'instance et des pièces permet d'en arriver à la conclusion que la difficulté, s'il en est une, ne découle pas de la procédure elle-même. En soi, le recours de Weinberg tel qu'intenté contre Ernst & Young, après examen sommaire, ne s'avère pas à ce stade abusif.

[50]            Le véritable problème réside dans le comportement vexatoire que Weinberg a affiché entre 2002 et 2006 et plus précisément jusqu'au 30 novembre 2006, date où la première action fut rejetée, sauf recours[29].

[51]            Nul doute que le comportement de Weinberg à cette époque était vexatoire. À telle enseigne qu'il déconsidérait l'administration de la justice.

[52]            Qu'il suffise de relire les jugements du 30 novembre[30] et du 20 décembre 2006[31] du juge Denis pour qualifier la conduite de Weinberg de méprisante à l'endroit du système judiciaire. Pendant ce laps de temps, Weinberg n'a démontré aucun respect envers l'autorité des tribunaux du Québec.

[53]            En dépit de cela, depuis le règlement intervenu dans le dossier principal (Cinar c. Weinberg et al) rien à reprocher à Weinberg. Aurait-il finalement compris que son comportement vexatoire lui a été plus nuisible qu'à quiconque? Cela demeure à vérifier.

[54]            Dans la conduite du présent dossier, depuis février 2007, impossible de taxer Weinberg d'une conduite vexatoire. Rassurant tout de même de savoir que le Tribunal pourra intervenir à tout moment si l'attitude de Weinberg redevient ce qu'elle était, surtout en octobre et décembre 2006.

[55]            La sanction recherchée par Ernst & Young est disproportionnée par rapport à la conduite vexatoire passée de Weinberg. Ordonner à Weinberg de déposer 2 millions de dollars en provision pour frais serait l'équivalent de lui nier son droit d'accès à la justice. Une pareille ordonnance serait contraire au fondement même des articles 54.1 et suivants C.p.c.

[56]            Les conclusions de la requête d'Ernst & Young ne seront pas accueillies. Ici, nous ne sommes pas en présence d'un déséquilibre financier entre les parties au sens de l'alinéa 5 de l'article 54.3 C.p.c. Le recours exercé par Weinberg n'a pas pour effet de bâillonner Ernst & Young ou de l'empêcher de faire valoir son point de vue en défense.

[57]            Cela ne veut pas dire qu'Ernst & Young ne pourra pas plus tard s'adresser à nouveau à la cour si les circonstances le requièrent.

[58]            En l'espèce, la véritable sanction utile, si elle s'avère nécessaire, n'est-elle pas la gestion particulière prévalant déjà? Le Tribunal est d'avis que c'est bien là pour l'heure le moyen de prévenir tout abus de la procédure, le cas échéant.

[59]            Il est impératif que les parties s'en tiennent scrupuleusement à l'échéancier afin que le dossier soit complet dans le meilleur délai. Gardons à l'esprit que les faits générateurs du droit des parties remontent à la fin des années 1990. Le Tribunal en tiendra compte.

[60]            Si, chemin faisant, l'une ou l'autre des parties est en mesure de démontrer un abus de la procédure, rien n'interdira une réclamation en dommages ou une intervention de la cour pour corriger l'abus si tant est qu'il s'agisse bien d'un abus de la procédure.

POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :

[61]            REJETTE le moyen préliminaire soulevé par la défenderesse Ernst & Young par sa requête intitulée « Defendant's amended motion for security for costs »;

 

[62]            FRAIS À SUIVRE.

 

 

 

 

 

 

__________________________________

JEAN-YVES LALONDE, J.C.S.

 

 

 

 

Me Brigitte Gobeil

Me Jean Lozeau

Joli-Cœur Lacasse

Avocats de Ronald A. Weinberg et al

 

Me Mélissa Rivest

Me Jacques Rossignol

Lapointe Rosenstein

Avocats de Hasanain Panju

 

Me Geneviève Bergeron

Me Gérald Tremblay

McCarthy Tétrault

Avocats d'Ernst & Young

 

Me Gordon Kugler

Kugler Kandestin

Avocats de Ronald A. Weinberg

dans le dossier 500-17-035405-078

 

 

Date d’audience :

19 janvier 2010

Date de mise en délibéré :

19 janvier 2010

 


ANNEXE A

 

 

L.R.Q., chapitre C-25

Code de procédure civile

 

[…]

54.1. Les tribunaux peuvent à tout moment, sur demande et même d'office après avoir entendu les parties sur le point, déclarer qu'une demande en justice ou un autre acte de procédure est abusif et prononcer une sanction contre la partie qui agit de manière abusive.

 

L'abus peut résulter d'une demande en justice ou d'un acte de procédure manifestement mal fondé, frivole ou dilatoire, ou d'un comportement vexatoire ou quérulent. Il peut aussi résulter de la mauvaise foi, de l'utilisation de la procédure de manière excessive ou déraisonnable ou de manière à nuire à autrui ou encore du détournement des fins de la justice, notamment si cela a pour effet de limiter la liberté d'expression d'autrui dans le contexte de débats publics.

 

2009, c. 12, a. 2.

 

54.2. Si une partie établit sommairement que la demande en justice ou l'acte de procédure peut constituer un abus, il revient à la partie qui l'introduit de démontrer que son geste n'est pas exercé de manière excessive ou déraisonnable et se justifie en droit.

 

La requête visant à faire rejeter la demande en justice en raison de son caractère abusif est, en première instance, présentée à titre de moyen préliminaire.

 

2009, c. 12, a. 2.

 

54.3. Le tribunal peut, dans un cas d'abus, rejeter la demande en justice ou l'acte de procédure, supprimer une conclusion ou en exiger la modification, refuser un interrogatoire ou y mettre fin ou annuler le bref d'assignation d'un témoin.

 

Dans un tel cas ou lorsqu'il paraît y avoir un abus, le tribunal peut, s'il l'estime approprié:

 

 1° assujettir la poursuite de la demande en justice ou l'acte de procédure à certaines conditions;

 

 2° requérir des engagements de la partie concernée quant à la bonne marche de l'instance;

 

 3° suspendre l'instance pour la période qu'il fixe;

 

 4° recommander au juge en chef d'ordonner une gestion particulière de l'instance;

 

 5° ordonner à la partie qui a introduit la demande en justice ou l'acte de procédure de verser à l'autre partie, sous peine de rejet de la demande ou de l'acte, une provision pour les frais de l'instance, si les circonstances le justifient et s'il constate que sans cette aide cette partie risque de se retrouver dans une situation économique telle qu'elle ne pourrait faire valoir son point de vue valablement.

 

2009, c. 12, a. 2.

 

[…]


ANNEXE B

 

 

L.Q. 2009, c. 12

 

LOI MODIFIANT LE CODE DE PROCÉDURE CIVILE POUR PRÉVENIR L’UTILISATION ABUSIVE DES TRIBUNAUX ET FAVORISER LE RESPECT DE LA LIBERTÉ D’EXPRESSION ET LA PARTICIPATION DES CITOYENS AUX DÉBATS PUBLICS

 

[…]

 

6. Le caractère abusif des demandes en justice et des actes de procédure introduits avant l’entrée en vigueur de la présente loi est décidé suivant les règles nouvelles. Cependant, le deuxième alinéa de l’article 54.2 et l’article 54.6 du Code de procédure civile (L.R.Q., chapitre C-25), édictés par l’article 2 de la présente loi, ne s’appliquent qu’aux demandes introduites ou aux actes faits après le 4 juillet 2009.

 

[…]



[1]     L'utilisation des noms de famille dans le jugement a pour but d’alléger le texte et l’on voudra bien n’y voir aucune familiarité ou discourtoisie à l’égard des personnes concernées.

 

[2]     Pièce R-11.

[3]     Pièce R-16.

[4]     Pièce R-23.

[5]     Pièce R-27.

[6]     Pièce R-29.

[7]     Pièce R-31.

[8]     Pièce R-33.

[9]     Pièce R-34.

[10]    Pièce R-36.

[11]    Pièce R-38

[12]    La provision pour frais de 2 millions de dollars requise tient compte d'une demande de condamnation d'Ernst & Young pour 194 087 927,13 $.

[13]    Les articles 54.1 à 54.3 C.p.c. sont reproduits à l'Annexe A.

[14]    Art. 4.1 . C.p.c.

[15]    Art. 7 C.c.Q. et 4.1 C.p.c.

[16]    Royal Lepage c. 109650 Canada Ltée, 2007 QCCA 915 .

[17]    J.E. 2002-937 (C.A.).

[18]    Art. 84 du Règlement de procédure civile (C.S.).

[19]    Sawdon c. Dennis-Trudeau, J.E. 2006-888 (C.A.).

[20]    Voir disposition transitoire, article 6 de la Loi modifiant le Code de procédure civile pour prévenir l'utilisation abusive des tribunaux et favoriser le respect de la liberté d'expression et la participation des citoyens aux débats publics, L.Q. 2009, c. 12. (reproduite à l'Annexe B)

[21]    Précité, notes 2 et 3.

[22]    Art. 54.2 C.p.c.

[23]    Art. 151.5 C.p.c.

[24]    Id., al. 1.

[25]    Art. 54.2 , 88 al. 3 et 151.5 al. 1 C.p.c.

[26]    Art. 151.6 C.p.c.

[27]    Les termes choisis par le législateur à l'article 54.1 C.p.c., dont l'expression « à tout moment », laissent bien comprendre que le tribunal peut intervenir en tout état de cause.

[28]    Art. 54.3 al. 5 C.p.c.

[29]    Pièce R-11.

[30]    Id.

[31]    Pièce R-16.

AVIS :
Le lecteur doit s'assurer que les décisions consultées sont finales et sans appel; la consultation du plumitif s'avère une précaution utile.