[1] LA COUR; - Statuant sur les pourvois contre un jugement de la Cour supérieure du district de Montréal, rendu le 27 juin 2002 par l'honorable Nicole Duval Hesler, qui prononçait la résiliation du bail qui liait les parties et condamnait les appelants solidairement à payer à l'intimée des dommages de 17 755 000 $ pour la perte de revenus subie entre septembre 1997 et juin 2020;
[2] Après avoir étudié du dossier, entendu les parties et délibéré;
[3] Pour les motifs du juge Pierre J. Dalphond, auxquels souscrivent les juges Jean-Louis Baudouin et Jacques Delisle;
[4] REJETTE les appels et les appels incidents, avec dépens, ceux-ci devant être calculés comme s'il n'y avait qu'un seul appel et un seul appel incident.
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MOTIFS DU JUGE DALPHOND |
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[5] Les appelants reprochent à la première juge d'avoir conclu que la décision de Aéroports de Montréal (ADM) de permettre le départ de Mirabel pour Dorval des vols réguliers en 1997 et l'annonce en mai 1995 de rapatrier incessamment à Dorval les vols nolisés constituaient des motifs suffisants pour résilier le bail de l'intimée relatif à l'hôtel qu'elle exploitait à Mirabel. Subsidiairement, ils font valoir que les dommages accordés, 17 755 000 $, sont excessifs.
LES FAITS
[6] Le 26 juin 1975, un bail est signé entre Sa Majesté et le Canadien Pacifique (C.P.). Ce dernier, locataire du terrain, s'engage à bâtir un hôtel de 250 chambres pour un coût minimal de 9 000 000 $. Le bail d'une durée initiale de 25 ans comprend deux options de renouvellement de 10 ans chacune. À son expiration, il est prévu que l'hôtel devient propriété de Sa Majesté sans compensation ou indemnité.
[7] À l'époque, le plan de développement de Mirabel arrêté par le ministère des Transports du Canada prévoit que Dorval garde les vols vers les États-Unis jusqu'en 1980 et les vols domestiques jusqu'en 1985.
[8] Le 29 novembre 1975, l'aéroport de Mirabel entre en opération et accueille les vols internationaux. Au tout début d'octobre 1977, le C.P. inaugure un hôtel de 360 chambres; il a coûté au-delà de 22 000 000 $[1].
[9] Dans les années qui suivent, l'augmentation escomptée du trafic international ne se produit pas; le C.P. demande en vain, en août 1978 et mai 1980, une renégociation du contrat alléguant des pertes importantes. De plus, en 1980, les vols transfrontaliers demeurent à Dorval et en 1982, le ministère des Transports annonce le maintien de la division entre Dorval et Mirabel.
[10] En 1982-83, une longue grève perturbe les opérations de l'hôtel, ce qui n'améliore pas sa situation déficitaire. À partir de 1985, l'hôtel encourt des déficits annuels de 500 000 à 1 million de dollars[2]. De plus, le C.P. réalise que l'hôtel aura besoin de 6 à 10 millions de dollars en rénovation pour demeurer un hôtel de première classe. Ayant perdu tout espoir de faire des profits à Mirabel, le C.P. décide alors de s'en départir et un de ses dirigeants, qui connaît le président de l'intimée, entame des discussions avec ce dernier pour la vente de l'hôtel.
[11] Le 1er août 1988, après quelques brèves discussions, le C.P. cède ses droits au bail à Placements Jacor inc. (devenu plus tard « Hôtel de l'Aéroport de Mirabel inc. », l'intimée) pour 6 000 000 $. Transports Canada accepte cette cession et libère le C.P. Le représentant de celui-ci le reconnaît durant le procès, l'hôtel n'est plus alors un établissement de première classe. Les importants investissements requis pour le redevenir ne seront jamais faits par l'intimée.
[12] À cette époque, l'achalandage annuel de Mirabel se maintient à environ 2 000 000 de passagers. L'actionnaire de l'intimée, qui a déjà repris des hôtels du C.P. dans le passé, considère qu'il peut néanmoins tirer son épingle du jeu avec cette clientèle, tout en espérant la fermeture de Dorval un jour qu'il n'anticipe pas rapproché.
[13] La prise en main des opérations de l'hôtel ne sera cependant pas facile et les résultats financiers de l'intimée pour les exercices terminés les 30 avril 1989, 1990 et 1992 indiquent des pertes avant impôts de 457 606 $, 1 163 699 $ et 921 024 $, respectivement. Seul l'exercice terminé le 30 avril 1991 indique un bénéfice avant impôts de 233 027 $.
[14] Le 1er avril 1992, Sa Majesté cède l'exploitation et la gestion des deux aéroports à ADM et, le 31 juillet, l'ensemble de ses droits et obligations envers les concessionnaires et locataires. Par lettre du 31 juillet 1992 à l'intimée, ADM l'informe qu'elle assume désormais la gestion des aéroports et que les loyers doivent lui être versés.
[15] Le 20 février 1996, ADM annonce une politique dite de «libéralisation»; dans les faits, elle permet à tous les transporteurs, sauf pour les vols nolisés et un petit nombre de vols réguliers, d'exploiter leurs opérations à partir de Mirabel ou de Dorval, sachant qu'ils choisiront Dorval où il est plus facile d'avoir des passagers en transit. Cette politique est mise en vigueur le 15 septembre 1997.
[16] Le 10 décembre 1997, l'intimée intente une poursuite de 70 000 000 $ à ADM et au Procureur général du Canada. Au soutien de son action, elle allègue entre autres que des représentations auraient été faites en 1972 à son auteur à l'égard du trafic aéroportuaire, prétention qui sera abandonnée par la suite. Le débat porte lors du procès sur l'allégation de l'intimée que ADM a décidé en 1997 de fermer Mirabel et que cette décision justifie la résiliation du bail ainsi que des dommages.
[17] Le bail initial venant à échéance le 25 juin 2000 alors que l'affaire est toujours pendante, l'intimée exerce en mars 1999 la première des deux options de renouvellement et ce, pour la période maximale de 10 ans. Elle déclare avoir exercé cette option afin de minimiser ses dommages. Dans son avis envoyé aux appelants, elle écrit «notre décision n'a pas pour effet de reconnaître […] votre décision du 20 février 1996 […]».
[18] L'affaire est entendue en 2002; l'enquête et l'audition s'échelonnent sur 33 jours entre le 7 janvier et juin 2002. La preuve est déclarée close le 8 avril et les plaidoiries se terminent le 1er mai; pressentant une annonce lors de l'assemblée annuelle de ADM, l'intimée se réserve la possibilité d'une demande de réouverture d'enquête dans les deux semaines qui suivent.
[19] Le 9 mai 2002, à l'occasion de son assemblée annuelle, ADM annonce qu'elle entend regrouper tous les vols passagers à Dorval à une date incertaine, au plus tôt au printemps 2003 et au plus tard au printemps 2004. Une réouverture d'enquête est ensuite ordonnée afin de mettre en preuve la déclaration de ADM, de même que celle du président de l'intimée que cela signifie la perte de 80 % de la clientèle de l'hôtel.
[20] Le 27 juin 2002, le jugement de la Cour supérieure est rendu. Les défendeurs inscrivent en appel et demandent le 30 juillet qu'il soit ordonné à l'intimée de continuer l'opération de l'hôtel pendant l'instance. Le 6 août, cette demande est refusée par la Cour et le 1er septembre, l'intimée ferme l'hôtel et remet les lieux à ADM.
[21] À ce jour, Air Transat, importante société de vols nolisés, opère toujours de Mirabel, la fermeture de cet aéroport aux passagers étant prévue pour 2004.
LE JUGEMENT ENTREPRIS
[22]
Après avoir référé aux art.
[23] Dans un second temps, la Cour supérieure accorde à l'intimée 2 755 000 $ pour la perte de revenus subie entre le 15 septembre 1997 et le 30 avril 2002 et 15 000 000 $ pour les pertes futures entre le 30 avril 2002 et le 30 juin 2020. À ces montants, elle ajoute des frais d'expertise de 199 521,94 $, les intérêts et l'indemnité supplémentaire.
[24] Excluant toute ratification de la situation par la prolongation du bail en 1999 et concluant à délégation imparfaite en 1992 et absence de novation par la suite, la Cour supérieure condamne les appelants solidairement.
LES MOYENS
[25] Les appelants soulèvent deux séries de motifs d'appel. La première porte sur la conclusion de la juge de première instance en l'existence d'un manquement contractuel à l'égard de l'intimée. Invoquant un arrêt de la Cour fédérale[3], ils soutiennent que le bail ne garantit expressément ou implicitement aucun achalandage à l'intimée; quant aux gestes de ADM en 1997 et 2002, ils ne peuvent, selon eux, être considérés comme un quelconque manquement contractuel. Subsidiairement, le Procureur général plaide que s'il y a eu faute, celle-ci est entièrement imputable à ADM qui doit seule en répondre en raison de la délégation des obligations de Sa Majesté à ADM, laquelle ayant été implicitement acceptée par l'intimée aurait entraîné novation et libéré la Couronne de ses obligations envers celle-ci.
[26]
La seconde touche l'évaluation des dommages. Pour les
appelants, la première juge a écarté erronément le rapport des experts de ADM
estimant la perte de l'intimée en utilisant des flux monétaires, puis retenu
une méthode dite de rendement, inappropriée en l'instance. De plus, les
montants accordés en utilisant des paramètres contraires à la preuve, notamment
quant au taux d'actualisation, feraient plus que compenser l'intimée
enfreignant ainsi la règle de droit applicable (art.
L'ANALYSE
I. Remarques préliminaires :
[27] Il convient d'entrée de jeu de dissiper certaines ambiguïtés qui ont pu naître dans le dossier.
[28]
En premier lieu, ce sont les dispositions du Code civil du
Bas-Canada et non celles du Code civil du Québec qui sont
applicables quant à la nature du contrat intervenu en 1975 entre Sa Majesté du
chef du Canada et l'auteur de l'intimée, les droits de l'intimée en vertu du
contrat de cession intervenu en 1988, les effets des ententes de 1992 entre la
Couronne et ADM et l'existence d'une novation avant 1994. Toutefois, sauf pour
certaines nuances qui n'ont pas de conséquences sur l'issue du litige, les
règles des deux codes qui régissent ces questions sont semblables. Il en est
ainsi, notamment, des dispositions relatives à la novation et à la délégation
imparfaite (art.
[29]
En second lieu, la qualification de l'entente entre Sa Majesté
et le locataire original, de simple contrat de bail, de bail emphytéotique ou
encore d'emphytéose (sous le régime du nouveau Code : art.
[30] En troisième lieu, l'affaire Mercury que les appelants ont souvent citée doit être distinguée du présent dossier. Outre les circonstances particulières de l'espèce et l'originalité du contrat qui liait les parties, on doit noter que dans cette affaire la Cour fédérale d'appel a conclu que le gouvernement fédéral n'avait pas garanti des chiffres quant à l'achalandage et n'avait pas contracté l'obligation de transférer à Mirabel les vols de Dorval ni d'assurer la présence à Mirabel des trois catégories de vols. En l'instance, le débat porte essentiellement sur le droit d'obtenir la résiliation du bail à la suite d'un changement de destination de l'aéroport de Mirabel par décision du locateur ou de son représentant.
[31]
Enfin, il convient de rappeler qu'une cour d'appel ne peut
intervenir quant à l'appréciation de la preuve par le tribunal de première
instance qu'en présence d'une erreur manifeste et dominante (St-Jean c.
Mercier,
II. Le droit applicable à la responsabilité
[32] Comme premier motif, les appelants plaident que le bail conclu en 1975 ne comportait aucune condition implicite garantissant le maintien des vols internationaux réguliers à Mirabel. Ils soutiennent que le locataire savait ou devait savoir qu'il s'agissait d'un investissement risqué et spéculatif et, en conséquence, que la «libéralisation» des vols ne saurait constituer une violation du contrat.
a) La condition implicite et la rupture du contrat
[33]
Le contrat est la loi des parties et il est exact que dans le
bail du 26 juin 1975 on ne retrouve pas de clause qui garantit expressément au
locataire l'approvisionnement de l'hôtel par le maintien des vols. Toutefois,
ce contrat d'ailleurs non négocié mais unilatéralement imposé par le locateur
en 1975, comme tous les autres contrats, s'étend non seulement à ce qui y est
spécifiquement prévu, mais aussi à tout ce qui en découle d'après sa nature et
suivant les usages, l'équité ou la loi (art.
[34] Il me semble évident que l'une des considérations principales du bail est l'existence d'un achalandage à Mirabel suffisant pour couvrir l'investissement et faire un profit raisonnable. On ne peut, sans friser la pure argutie, sérieusement soutenir que quelqu'un accepterait d'exploiter un hôtel dans une zone inhabitée tout en pensant que, du jour au lendemain, son locateur peut impunément concentrer à Dorval les vols sur lesquels il compte pour rentabiliser son entreprise.
[35] La lecture des termes mêmes du bail révèle clairement le lien nécessaire entre le trafic aéroportuaire et la disponibilité de l'hôtel. En effet, il impose une disponibilité prioritaire des chambres pour les passagers (art. 18b). C'est de plus le directeur de l'aéroport qui fixe les tarifs hôteliers (art. 18c). On oblige, en outre, le locataire à mentionner l'aéroport dans toute représentation promotionnelle (art. 39), etc.
[36] En résumé, l'existence d'un achalandage suffisant à Mirabel constituait, sinon une considération principale de l'engagement du locataire, du moins une condition implicite mais claire du bail.
b) La novation
[37] Le Procureur général plaide pour sa part que, lors de la cession à ADM en 1992, Sa Majesté a bénéficié d'une délégation devenue parfaite avec le temps, emportant novation et sa décharge complète à l'endroit de l'intimée. Par voie de conséquence, si faute contractuelle il y a, seule ADM doit être tenue responsable du préjudice.
[38]
La novation ne se présume jamais (art.
[39] En l'espèce, comme le souligne la première juge, rien dans la preuve n'est révélateur d'une intention de nover de la part de l'intimée, qui aurait d'ailleurs eu pour effet de transformer son bail en sous-bail puisque ADM n'est elle-même qu'un locataire par rapport à Sa Majesté.
c) La résiliation du bail
[40]
Comme le souligne la première juge, l'art.
[41] C'est là que le bât blesse comme le font voir les paragraphe suivants du jugement de la Cour supérieure :
[134] Il est opportun de préciser que même Arthur Andersen reconnaît d'emblée que le fait d'éliminer de Mirabel les envolées internationales régulières en 1997 a eu un impact dommageable sur la rentabilité de l'hôtel. La difficulté réside dans la quantification de cet impact. Car si on sait que l'aéroport de Mirabel a perdu la moitié de ses passagères et passagers, il n'est pas vrai que l'hôtel ait perdu, par voie de conséquence, la moitié de sa clientèle. En d'autres termes, soit que la corrélation n'est pas directe, soit que d'autres facteurs, comme l'essor du marché, sont intervenus pour compenser la diminution.
[135] Une fois de plus, il est utile de bien cerner le débat.
[136] Le fait qu'il n'y ait pas de corrélation directe entre la perte des voyageur/es transitant par Mirabel et l'achalandage de l'hôtel ne signifie pas que les dommages soient insignifiants, ou que les dommages futurs ne soient pas certains. Cette absence de corrélation directe démontre tout au plus que l'évaluation de la perte du Château Mirabel présente certaines complexités.
[137] Deux choses sont sûres, c'est que la moitié de l'achalandage fournie à l'hôtel par l'aéroport est disparue en 1997 et qu'à toutes fins pratiques, l'achalandage de l'hôtel disparaîtra avec le départ des vols nolisés de Mirabel.
[42] Ceci dit avec égards, je suis d'avis que la première juge commet une erreur manifeste et dominante lorsqu'elle conclut à l'existence, à compter de septembre 1997, d'un préjudice suffisamment sérieux pour justifier une résiliation du bail. En effet, même si le nombre de passagers transitant par Mirabel a chuté de 50 % avec le départ des transporteurs réguliers pour Dorval et le rapatriement de tous les vols nolisés à Mirabel[5], la preuve démontre que ce départ n'a pas entraîné une perte substantielle pour l'intimée, car la clientèle de son hôtel en était devenue, au fil des années, une essentiellement de passagers de vols nolisés et non de passagers réguliers en transit ou de personnes recherchant un hôtel de première classe[6].
[43] Le fait que l'hôtel tirait sa clientèle principalement des vols nolisés est confirmé par l'absence d'une baisse significative dans les taux d'occupation des chambres après le départ des vols réguliers, tel qu'il appert de la pièce P-31 :
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1995 |
1996 |
1997 |
1998 |
Octobre |
24,5% |
25,7% |
18,1% |
27,3% |
Novembre |
28,3% |
26,3% |
32,5% |
28,7% |
Décembre |
38,6% |
34,3% |
37,0% |
32,7% |
[44] Ce document établit d'ailleurs l'impact sur 24 mois à une perte de 7 450 nuitées, soit à peine 8 % de moins que les 24 mois précédents. Quant aux revenus de chambre, la baisse serait de 5 % toujours selon P-31.
[45] L'intimée qui en avait le fardeau n'a en fait pu établir que deux conséquences négatives du départ des transporteurs réguliers en septembre 1997. Premièrement, la perte de la location de chambres aux transporteurs réguliers (personnel et vols retardés). Selon les chiffres produits pour les années antérieures, pièce P-27, cela aurait entraîné une perte de revenu brut d'un maximum de 300 000 $ en moyenne par an. En réalité, la perte aurait été moindre car certains des transporteurs mentionnés à ce document ont cessé de desservir Montréal en 1997 ou par la suite et d'autres, comme Cubana et El Al sont restés encore quelque temps.
[46] Deuxièmement, une baisse d'utilisation des machines vidéopoker installées dans l'hôtel, ce qui a fait perdre des commissions à l'intimée. Dans une lettre envoyée le 8 mai 2002 à la première juge en réponse à des questions de cette dernière, l'avocat de l'intimée a indiqué une perte de commission de septembre 1997 à avril 1998 de 16 020 $ et pour la période de mai 1998 à avril 1999, de 105 878 $. Dans leur rapport de mars 2002, les experts de ADM estiment pour leur part ces pertes à 0 $ en 1997-1998 et à 33 477 $ en 1998-1999.
[47] Quant à ces machines installées dans l'hôtel bien après la signature du bail et même de sa cession à l'intimée, l'obligation du locateur quant à l'achalandage de celles-ci m'apparaît moins étendue qu'à l'égard des chambres[7].
[48]
De toute façon, même en retenant des pertes annuelles de
location de 300 000 $ et de commission de 100 000 $, cela
ne m'apparaît pas un préjudice substantiel au sens de l'art.
[49] Il s'ensuit que le recours de l'intimée se limitait, faute d'un préjudice suffisamment sérieux, au droit d'être indemnisée pour les gains manqués à compter de septembre 1997 en raison du départ des vols réguliers.
[50] Il en va cependant autrement de la décision de ADM de rapatrier les vols nolisés à Dorval. Cette décision est entièrement imputable à ADM qui veut alors minimiser ses importantes pertes d'opération à Mirabel[9]. Si elle est avantageuse pour ADM, elle est manifestement néfaste pour l'intimée qui se voit ainsi privée de 80 % de son achalandage[10]. Un tel préjudice est suffisamment sérieux pour justifier une résiliation.
[51]
En décidant en mai 2002 que tous les passagers devraient
désormais utiliser Dorval, ADM vide pratiquement le contrat de sa substance. De
plus, en prenant de façon consciente une décision qui a un impact si négatif
sur les affaires de son cocontractant, ADM manque à son obligation de bonne foi
dans l'exécution du contrat, règle qui existait sous la loi ancienne et qui est
désormais codifiée aux art.
[52] Soit dit en passant, la théorie des risques ne peut s'appliquer en l'instance, car la perte de l'achalandage de l'hôtel résulte d'une décision du cocontractant et non d'un déplacement "naturel" des passagers vers d'autres aéroports ou de la décision des voyageurs de rester chez eux pour des raisons économiques, de sécurité ou autres motifs hors du contrôle des appelants.
[53] Reste alors l'argument de la prématurité de la résiliation en 2002. La première juge en dispose ainsi :
[182] Malgré son annonce du départ de tous les vols sauf le cargo à compter de 2003, ADM soutient que les dommages ne peuvent être supérieurs à la valeur de Château Mirabel au 14 septembre 1997, (que Arthur Andersen fixe à 9 700 000 $). ADM soutient de plus que puisque l'hôtel a continué à faire des profits malgré le transfert des vols internationaux réguliers, il doit continuer d'opérer jusqu'en 2003 - ce qui serait, on le conçoit, plutôt commode pour ADM - et que tous profits réalisés doivent être déduits de la valeur de l'hôtel. ADM va encore plus loin, soumettant que la réclamation en dommages basée sur la fermeture de l'aéroport l'an prochain est prématurée, le dommage n'ayant pas encore eu lieu.
[183] Sur la prématurité, c'est ADM elle-même qui a fait l'annonce officielle de la fermeture de Mirabel aux passagers. Elle est mal venue de plaider que cette fermeture est incertaine. (…).
[54] Avec égards pour les appelants, je suis d'avis que la première juge avait raison de rejeter cet argument. En effet, l'annonce en mai 2002 de la fin de la desserte des vols nolisés à partir de Mirabel dans les douze à vingt-quatre mois suivants est une décision de ADM qui a pour conséquence d'instaurer dès lors un climat d'instabilité chez l'intimée tout en confirmant qu'elle va perdre à court terme 80 % de sa clientèle et devenir ainsi une entreprise non viable : comment peut-elle alors recruter du personnel qui recherche une certaine permanence et espérer garder ceux qui se font offrir un emploi ailleurs? que doit-elle faire si des réparations importantes et coûteuses sont requises? comment doit-elle planifier le calendrier des rénovations et remplacement des équipements? comment peut-elle attirer des mariages ou autres évènements spéciaux planifiés longtemps à l'avance? que dire aux fournisseurs et banquiers? La poursuite de l'entreprise en pareilles circonstances ne saurait raisonnablement être exigée d'elle.
[55] En résumé, la décision de ADM annoncée en mai 2002 justifie amplement la décision de la première juge de résilier le bail à compter du 29 juillet 2002.
III. La quantification du préjudice subi
[56] Il reste à évaluer les préjudices subis par l'intimée, soit les pertes engendrées par le départ des vols réguliers entre le 15 septembre 1997 et la résiliation, puis celles associées à la résiliation du bail.
[57] Aux paragraphes 125 et 126 du jugement, il est indiqué que l'intimée réclamait une perte de revenus de 3 998 828 $ pour la période de septembre 1997 au 30 avril 2002 et une fourchette de 14 929 973 $ à 34 226 498 $ pour la perte des revenus anticipés du 1er mai 2002 au 30 avril 2020. Ces périodes correspondant grosso modo aux deux périodes que j'ai identifiés au paragraphe précédent, j'estime que la Cour est en mesure de procéder à une quantification des dommages selon le dossier tel que constitué. J'ajoute qu'il m'apparaîtrait contraire à une saine administration de la justice d'opter pour un retour du dossier en première instance comme le suggère ADM, évitant ainsi aux parties des frais et délais considérables.
i) la période antérieure à la résiliation du bail
[58] Pour la période entre le 15 septembre 1997 et le 30 avril 2002, le montant du préjudice doit se calculer en utilisant la différence entre les revenus réels et ceux estimés par les experts n'eût été de la décision de ADM de laisser les transporteurs réguliers opérer à partir de Dorval.
[59] C'est la méthode utilisée par la première juge qui s'exprime ainsi :
[169] Pour les dommages subis de 1997 à 2001[11], la méthode de KPMG demeure celle de soustraire les résultats véritables des résultats prédits en vertu du scénario 1. Ce scénario, rappelons-le, est celui selon lequel il n'y aurait pas eu de transfert des vols internationaux réguliers de Mirabel à Dorval en 1997.
[170] Toutefois, KPMG intègre les pertes de revenus associées au retrait et à la baisse d'utilisation des machines loteries vidéos aux hypothèses de Horwath et de Arthur Andersen, en utilisant pour ce faire, les statistiques de la Société des loteries et courses. Ni Horwath ni Arthur Andersen, en effet, n'ont pleinement tenu compte des revenus de loteries vidéo.
[171] Le « Bas scénario » (basé sur les estimations de Arthur Andersen augmentées des revenus de loteries vidéo) de KPMG propose des pertes financières de 2 063 847 $ pour les années 1997 à 2001, intérêts et indemnité additionnelle compris. Le « Haut scénario » (basé sur les estimations de Horwath ajustées de la même façon) de KPMG suggère des pertes de 3 445 722 $ pour les mêmes années, soit du transfert des vols réguliers à Dorval jusqu'à 2001, intérêts et indemnité additionnelle compris.
[171] Le tribunal croit approprié de retenir la moyenne de ces deux scénarios, arrondie à 2 755 000 $. Il est indiqué dans ce cas-ci d'inclure les intérêts et indemnité additionnelle dans le montant de la condamnation pour dommages subis jusqu'à ce jour, puisque leur calcul est complexe, les pertes s'étant accumulées graduellement au fil des ans.
[60] Je suis d'avis que les appelants, dont les experts ont reconnu que l'intimée avait encouru des pertes en raison du départ des vols internationaux réguliers, n'ont pas démontré que cette approximation des dommages est entachée d'une erreur manifeste et dominante. Même si la juge réfère à la période 1997-2001, il n'y a pas lieu à un ajustement pour les mois de 2002 où l'intimée a continué à exploiter l'hôtel, car ceux-ci sont compris, du moins en partie, dans la deuxième partie du calcul des dommages.
ii) la période postérieure à la résiliation
[61] Les appelants soutiennent que les dommages ne devraient pas se terminer en 2020, mais en 2010.
[62] En l'instance, je suis d'avis que la quantification des dommages doit tenir compte de l'option de renouvellement du bail jusqu'en juin 2020, car il m'apparaît suffisamment certain que l'intimée l'aurait exercée pour toute sa durée si l'aéroport de Mirabel était demeuré ouvert aux passagers puisqu'elle réussissait à générer des profits intéressants même depuis le départ des vols internationaux réguliers[12]. L'argument des appelants que cette option est sans valeur parce trop aléatoire en raison de l'indétermination du loyer ne saurait être retenu pour les motifs suivants : les parties ont voulu un loyer représentant essentiellement un pourcentage des revenus de l'hôtel et le locateur aurait été mal venu de le modifier s'il fournissait après 2010 le même achalandage qu'auparavant; la bonne foi se présume et d'ailleurs les parties se sont entendues facilement quant au loyer du premier renouvellement; l'art. 52 in fine laisse voir que le montant du nouveau loyer n'a pas à être déterminé avant le début d'une période de renouvellement[13].
[63] Pour établir les pertes durant cette période de 18 ans, il faut tenir compte de la fermeture totale de l'hôtel dès 2002. L'évaluation des dommages correspond alors aux profits qu'aurait générés l'hôtel jusqu'en 2020 sans le transfert des vols internationaux et nolisés, soit le scénario 1 du rapport Horwath[14].
[64] Selon ce rapport révisé en janvier 2002, les bénéfices d'exploitation après réserve selon le scénario 1, pour les exercices 2002-2003 à 2019-2020, totalisent 55 258 000 $.
[65] Puisqu'il s'agit de dommages futurs, il faut ensuite les actualiser pour arrêter le montant payable dès maintenant. Cela se fait en multipliant le montant des pertes futures par un taux d'actualisation qui tient compte, notamment, du facteur de risque applicable à l'industrie hôtelière en général. Il ressort de la preuve que les experts reconnaissent que ce taux est de 12,5 % à 13 %. Les experts de ADM ont d'ailleurs toujours utilisé soit 12,75 % ou 13 % dans leurs calculs.
[66] Actualisées au 30 avril 2002, les pertes, selon le scénario 1 Horwath pour la période 2002-2020 en utilisant le taux de 13 %, donne environ 22 millions de dollars.
[67] Tant au niveau des revenus de 1997 à 2020 sans le départ des vols réguliers (scénario 1) que des revenus pendant cette même période avec une clientèle essentiellement de voyageurs en vols nolisés (scénario 2), les projections de Horwath sont largement supérieures à celles proposées par les experts de ADM. En effet, Arthur Andersen dans son rapport de mars 2002[15] propose une série d'ajustements qui ont pour effet de réduire substantiellement les pertes futures à compter de l'exercice 2001-2002.
[68] Les deux principaux ajustements sont relatifs au niveau des taux d'occupation et du prix par nuitée, notamment en 2001 et 2002, Arthur Andersen tenant compte des conséquences de la récession débutée en 2001 et des évènements du 11 septembre 2001 sur l'aviation civile[16].
[69] La première juge a refusé de prendre en considération ces évènements, les considérant postérieurs à la date de la faute causant selon elle un sérieux préjudice, 1997, et, par conséquent, inadmissibles parce qu'équivalents à du «hindsight». Outre le fait que le «hindsight» n'est pas nécessairement inadmissible comme l'indique la Cour suprême dans l'arrêt Laurentide Motels, précité, p. 826-827, il n'est pas erroné d'utiliser tous les résultats connus avant la résiliation, en l'instance en 2002. Il n'y a pas alors application de «hindsight»,puisque le point de départ du calcul de l'indemnité résultant de la résiliation du bail est mai 2002.
[70] Dans ces circonstances, je suis d'avis que les commentaires des experts de Arthur Andersen quant au taux d'occupation, notamment pour l'exercice 2001-2002 et après, et du prix prévisible par nuitée, étaient pertinents et que les ajustements à la baisse qu'ils proposent, totalisant en valeur actualisée 6,5 millions de dollars, sont justifiés.
[71] Il en résulte des pertes actualisées corrigées de 15,5 millions de dollars pour la période de 2002-2020 (22 millions - 6,5 millions)[17].
[72] La première juge qui a préféré utiliser la méthode du rendement sur l'investissement fait en 1988 est arrivée à 15 millions de dollars. Même si je suis enclin à partager l'avis des parties que la méthode appropriée en l'instance était celle des flux monétaires selon la technique REVPAR, et non celle retenue par la juge, force m'est donnée de constater que le montant auquel elle arrive est adéquat.
[73] En résumé, la condamnation monétaire des appelants à la suite de la résiliation du bail est maintenue à 15 000 000 $. Il y a lieu d'y ajouter le montant accordé pour la période de 1997 à 2001, soit 2 755 000 $, pour un total de 17 755 000 $, montant accordé par la Cour supérieure.
IV. L'appel incident
[74] L'intimée prétend que la première juge aurait dû lui accorder un montant pour compenser les coûts associés au licenciement des employés. Avec égards, que la terminaison des contrats d'emploi intervienne maintenant ou à l'expiration du bail, l'intimée doit en assumer les coûts. Elle le concède, mais ajoute qu'elle aurait alors pu planifier cette étape, ce qui ne serait pas le cas avec la résiliation judiciaire. En l'instance, cet argument est peu convaincant. En outre, l'intimée n'a pas présenté une preuve satisfaisante des coûts en jeu.
[75] Quant aux frais additionnels de marketing encourus en 1997 pour attirer de la clientèle à la suite du départ des vols réguliers, ils sont pleinement compensés par le fait qu'ils ont augmenté vraisemblablement le taux d'occupation des chambres et généré des revenus pour l'hôtel, éléments positifs qui ont ensuite été pris en considération pour calculer les revenus de l'intimée avant la résiliation du bail et de là, les gains anticipés entre 2002 et 2020.
V. Les dépens
[76] En l'instance, le Procureur général et ADM ont fait cause commune. D'ailleurs, puisqu'il n'y a pas eu novation, le locateur est toujours demeuré la Couronne et par rapport à l'intimée, ADM n'était que son représentant. Dans ces circonstances, il serait inapproprié pour l'intimée de pouvoir réclamer ses dépens, incluant les honoraires additionnels, à la fois contre le Procureur général et contre ADM. Il en va de même quant aux appels incidents.
LE DISPOSITIF
[77] Pour ces motifs, je propose de rejeter les appels et les appels incidents, avec dépens, ceux-ci devront être calculés comme s'il n'y avait eu qu'un seul appelant, ADM, et un seul intimé incident, ADM.
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PIERRE J. DALPHOND J.C.A. |
[1] Jugement par. 184, M.A., p. 151; quant au représentant du C.P., M. Aranjo, il parle de 23,5 millions à 25 millions.
[2] Témoignage du représentant du C.P., M. Araujo.
[3] Mercury International Travlsurance Agencies Limited (Messier Trustee) v. Canada (Government of), (1984) 52 N.R. 148 (C.A.F.).
[4] Loi sur l'application de la réforme du Code civil, art. 4.
[5] Avant le transfert des vols, il y avait 2,4 millions de passagers à Mirabel. 1,4 million de passagers ont été transférés à Dorval (vols réguliers) et 0,2 million (nolisés) à Mirabel.
[6] Voir, notamment, les tableaux sur l'érosion entre 1986 et 1994 du ratio d'occupation de l'hôtel dans le rapport Horwath, experts engagés par l'intimée, malgré l'admission de M. Corbeil que le nombre de passagers à Mirabel demeurait assez constant, et le témoignage de M. Jacques Roy, expert appelé à témoigner par l'intimée. D'ailleurs, l'intimée ne réinvestissait pas son coût d'amortissement pour garder l'hôtel dans le même état qu'au moment de l'achat, tel que l'a admis son contrôleur financier, M. Gervais.
[7] Advenant, par exemple qu'un concessionnaire d'un bar dans l'aérogare obtienne lui aussi des machines, le locateur serait-il en bris de bail?Je ne crois pas, mais je n'en dis pas plus, ce point n'ayant pas été soulevé par les parties. Il fait cependant ressortir un possible aspect aléatoire quant à la croissance des revenus des vidéo loteries si l'aéroport était demeuré ouvert aux passagers jusqu'en 2020.
[8] Voir aussi pièce D-87 qui indique une certaine constance des revenus mensuels pour fin de calcul du loyer.
[9] Selon son président, M. Martin, de l'ordre de 20 millions $ en 2001.
[10] Pourcentage utilisé par le président de l'intimée alors qu'il commentait l'annonce de ADM de rapatrier les vols nolisés à Dorval et admis en preuve de consentement lors de la réouverture de l'enquête.
[11] Il s'agit du 31 décembre 2001.
[12] Voir le tableau des revenus, corrigés pour les placements non reliés à l'entreprise, D-70.
[13] L'article prévoit que le loyer payé pendant la période de détermination par le locateur et son acceptation par le locataire sera ajusté en conséquence.
[14] Tant les experts de Horwath que ceux de Arthur Andersen ont tenté d'établir les dommages futurs en utilisant une méthode basée sur les flux monétaires, appelés dans le secteur hôtelier la technique REVPAR.
[15] Pièce D-47.
[16] La baisse radicale des vols nolisés après septembre 2001 est reconnue par M. Andrade de Air Transat qui a déclaré que les opérations de cette société ont alors été réduites de 34 %.
[17] Ce calcul m'apparaît approprié considérant que Arthur Andersen arrive à un montant similaire dans un document intitulé "Actualisation des dommages", colonne "scénario 1 ajusté par Andersen, actualisation à 13 %", pour la période de 2002-2020. De plus, Arthur Andersen avait attribué une valeur conservatrice au bail en 2002 de 11 millions de dollars.
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