Décision

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Engler-Stringer c. Montréal (Ville de)

2013 QCCA 707

COUR D’APPEL

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

GREFFE DE

 

MONTRÉAL

N° :

500-09-023041-122

(500-06-000304-051)

 

DATE :

LE 22 AVRIL 2013

 

 

CORAM :

LES HONORABLES

FRANCE THIBAULT, J.C.A.

MARIE-FRANCE BICH, J.C.A.

DOMINIQUE BÉLANGER, J.C.A.

 

 

RACHEL ENGLER STRINGER

APPELANTE - Requérante

c.

VILLE DE MONTRÉAL

INTIMÉE - Intimée

et

COMMISSION DES DROITS DE LA PERSONNE ET DES DROITS DE LA JEUNESSE

MISE EN CAUSE - Intervenante

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU QUÉBEC

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

MIS EN CAUSE - Mis en cause

 

 

ARRÊT

 

 

[1]           L'appelante se pourvoit contre un jugement rendu le 19 septembre 2012 par la Cour supérieure, district de Montréal (honorable Hélène Langlois)[1], qui a accueilli en partie la requête en irrecevabilité et en rejet présentée par l'intimée contre sa requête introductive d'instance en recours collectif (art. 165(4) et 75.1 C.p.c).

[2]           Pour les motifs de la juge France Thibault, auxquels souscrivent les juges Bich et Bélanger, LA COUR :

[3]           ACCUEILLE en partie l'appel, avec dépens;

[4]           SUBSTITUE aux conclusions du jugement de première instance les conclusions suivantes :

ACCUEILLE en partie la requête en irrecevabilité et en rejet d'action, et

REJETTE la requête introductive d'instance quant aux dommages pour poursuites pénales abusives, avec dépens.

 

 

 

 

 

FRANCE THIBAULT, J.C.A.

 

 

 

 

 

MARIE-FRANCE BICH, J.C.A.

 

 

 

 

 

DOMINIQUE BÉLANGER, J.C.A.

 

Me Marie Pépin

Me Gilbert Nadon

Ouellet Nadon & Associés

Pour l'appelante

 

Me Pierre-Yves Boisvert

Me Chantal Bruyère

Dagenais Gagnier Biron

Pour l'intimée

 

Me Lysiane Clément-Major

Bois Drapeau Boudreau

 

Me Thi Hong Lien Trinh

Me Dana Pescarus

Bernard Roy (Justice Québec)

 

Me Jacques Savary (absent)

Joyal, LeBlanc (Justice Canada)

Pour les mis en cause

 

Date d’audience :

11 mars 2013



 

 

MOTIFS DE LA JUGE THIBAULT

 

 

[5]           L'appelante se pourvoit contre un jugement rendu le 19 septembre 2012 par la Cour supérieure, district de Montréal (honorable Hélène Langlois)[2], qui a accueilli en partie la requête en irrecevabilité et en rejet présentée par l'intimée contre sa requête introductive d'instance en recours collectif (art. 165(4) et 75.1 C.p.c).

[6]           Le recours collectif en dommages et intérêts repose sur deux causes d'action distinctes. La première concerne le caractère abusif des poursuites criminelles et la seconde a trait au caractère abusif des arrestations et détentions. La juge de première instance a déclaré irrecevable le recours fondé sur les poursuites abusives et elle a déclaré prescrit celui relevant des arrestations et détentions abusives.

1- Les faits

[7]           Les faits principaux reliés aux événements à l'origine du recours collectif se résument de la façon suivante.

[8]           Le 28 juillet 2003, une manifestation publique dans les rues de Montréal a été organisée pour dénoncer les politiques de l'Organisation mondiale du commerce. Lors de la manifestation, des actes de violence ont été commis par certains manifestants.

[9]           Plusieurs centaines de manifestants, dont l'appelante, ont décidé de quitter la manifestation pour se rendre à un endroit nommé la « Zone Verte », un lieu qui, selon la compréhension de l'appelante, était paisible et pacifique. Certains des manifestants réunis dans la « Zone Verte » ont ensuite décidé de quitter les lieux, mais ils en ont été empêchés par des policiers, qui ont encerclé le groupe et arrêté 238 personnes.

[10]        Après leur arrestation, plusieurs personnes ont été détenues pendant de nombreuses heures; l'appelante l'a été pendant 36 heures. Elle déplore la manière dont les arrestations ont été faites et les conditions inacceptables dans lesquelles les personnes arrêtées ont été maintenues. Elle allègue notamment avoir souffert de la chaleur, de la faim, de la soif, de douleurs au ventre causées par un accès limité à des toilettes, des douleurs causées par des menottes qui ont comprimé ses poignets. Selon l'appelante, plusieurs personnes ont vécu la même situation.

[11]        Quelques personnes ont été libérées le 28 juillet 2003. Les autres l'ont été le lendemain. Environ 238 personnes, dont l’appelante, ont été accusées d’avoir participé à un attroupement illégal en contravention de l'article 66 du Code criminel. Les accusations portées contre plusieurs personnes mineures ont été retirées le 2 octobre 2003. Les autres dossiers (211 personnes) ont été répartis entre quatre groupes et leur gestion a été confiée à quatre juges (le juge Antonio Discepola pour le premier groupe, la juge Sophie Beauchemin pour le deuxième, le juge Florent Bisson pour le troisième  - qui inclut l’appelante - et la juge Marguerite Brochu pour le quatrième groupe).

[12]        Une demande de divulgation de preuve supplémentaire a été présentée dans chacun des dossiers. L'intimée n'a pas donné suite à ces demandes. Une requête formelle a donc été présentée, puis accueillie dans chacun des dossiers. L'intimée a refusé de se conformer à ces ordonnances, ce qui a entraîné des requêtes en arrêt des procédures et en réparation additionnelle en vertu de l’article 24(1) de la Charte canadienne des droits et libertés[3].

[13]        Les accusations ont finalement été retirées (le 8 mars 2005 pour le premier groupe, le 11 avril 2005 pour le quatrième et le 24 novembre 2005 pour les deuxième et troisième groupes), et les requêtes en arrêt des procédures et en réparation additionnelle ont été rejetées.

[14]        Le 7 septembre 2005, l’appelante a signifié à l’intimée une requête pour être autorisée à intenter un recours collectif. Le 10 avril 2007, un jugement a autorisé l’appelante à intenter un recours collectif « en dommages et intérêts fondé sur la responsabilité extracontractuelle en vertu du droit commun et en vertu de la Charte des droits et libertés de la personne (ci-après Charte québécoise) et de la Charte canadienne des droits et libertés (ci-après Charte canadienne) ainsi qu'une demande en injonction permanente » contre l’intimée pour le compte du groupe décrit de la façon suivante dans le jugement d'autorisation :

«Toute personne arrêtée et détenue près du 2111, boulevard St-Laurent à Montréal par le Service de Police de la Ville de Montréal le 28 juillet 2003 vers 10h00-10h30 ou accusée d'avoir participé à un attroupement illégal dans le cadre du numéro d'événement 200300727-001 assigné par le SPVM (le recours collectif).[4]

[15]        Le jugement d'autorisation identifie de la façon suivante les principales questions de fait et de droit qui seront traitées collectivement :

1.            Les préposés de la Ville de Montréal ont-ils enfreint les droits constitutionnels ou quasi-constitutionnels des personnes arrêtées et détenues, tel que prévu à la Charte des droits et libertés de la personne, à la Charte canadienne des droits et libertés? Si oui, lesquels?

2.            Les préposés de la Ville de Montréal ont-ils commis un ou des abus de procédures?

3.            Les préposés de Ville de Montréal ont-ils commis un ou des abus de droit?

4.            Les préposés de la Ville de Montréal sont-ils responsables des dommages corporels, moraux et matériels encourus lors de l'événement précité?

5.            La Ville de Montréal est-elle responsable des dommages occasionnés par ses préposés?

6.            Existe-t-il un lien de causalité entre les fautes commises par les préposés de la Ville de Montréal et les dommages subis par les membres du groupe?

7.            Y a-t-il lieu d'accorder des dommages intérêts ?  Si oui, quel est le montant?

8.            Y a-t-il lieu d'accorder des dommages exemplaires pour abus de droit, de procédures et pour violation des droits fondamentaux en vertu de la Charte des droits et libertés de la personne et de la Charte canadienne des droits et libertés?  Si oui, quel est le montant?

9.            Y a-t-il lieu d'ordonner à la Ville de Montréal de cesser de transmettre à qui que ce soit tout renseignement, sous quelque forme que ce soit, concernant les membres ayant un lien avec l'événement concerné, de fournir la liste des personnes et des organisations à qui de tels renseignements auraient été transmis et de remettre aux membres tous les renseignements obtenus ayant un lien avec l'événement et les concernant?[5]

[16]        La requête introductive en recours collectif, signifiée le 10 juillet 2007, a été amendée à plusieurs reprises par la suite. Le 17 octobre 2008, l’intimée a interrogé l'appelante hors cour. Le 22 avril 2009, l’intimée a signifié à l'appelante une requête en irrecevabilité et en rejet d’action fondée sur les articles 165 (4) et 75.1 C.p.c.

2-Le jugement de première instance

[17]        La juge traite d'abord du recours en dommages et intérêts lié aux poursuites abusives. Elle rappelle les quatre éléments qui doivent être établis pour écarter l'immunité relative doit jouit le procureur de la Couronne : 1) la poursuite a été engagée par la partie défenderesse, 2) le tribunal a rendu une décision favorable à la partie demanderesse, 3) la poursuite a été intentée sans motif raisonnable et 4) la partie défenderesse était motivée par une intention malveillante ou un objectif principal autre que celui de l'application de la loi.

[18]        L'existence des deux premiers éléments a été admise par l'intimée.

[19]        La juge analyse ensuite les allégations de la requête introductive d'instance ainsi que les pièces déposées à son soutien incluant quatre rapports de police complémentaires datés du 28 juillet 2003 et elle vérifie si les faits, tenus pour avérés, établissent l'existence de motifs raisonnables de croire que les accusés seront trouvés coupables d'avoir participé à un attroupement illégal. Elle écrit :

[67]        Les informations détenues étaient à l'effet que des manifestants sont arrivés au Carré Philipps masqués et munis de bâton de hockey, la manifestation étant dès lors déclarée illégale.

[68]        Ensuite, après que les deux groupes de manifestants aient été réunis, certains manifestants fracassent des vitrines, endommagent des véhicules, dessinent des graffitis, déplacent des clôtures pour barrer l'accès à certaines rues.  À un moment donné, les manifestants montrent un degré d'agitation telle qu'une personne responsable juge la manifestation non sécuritaire en avise les manifestants présents qui, sur sa suggestion, se rendent à la zone verte où, peu de temps après, les personnes accusées d'avoir participé à un attroupement illégal sont arrêtées.

[69]        À cela s'ajoute le fait que la requérante n'allègue aucun fait établissant l'absence de motif raisonnable et probable.

[20]        La juge retient aussi qu'aucune allégation ne supporte l'idée que le dépôt des accusations était motivé par une intention malveillante des procureurs de la Couronne ni que ces derniers poursuivaient un objectif autre que celui d'appliquer la loi. Elle affirme que le retrait des accusations ou le délai mis pour le faire ne traduit pas, en soi, une intention malveillante, à moins d'indices contraires.

[21]        Elle conclut à l'irrecevabilité du recours en dommages et intérêts pour poursuites pénales abusives.

[22]        La juge examine ensuite le recours en dommages et intérêts lié aux arrestations et détentions abusives pour trancher le moyen de non-recevabilité fondé sur la prescription.

[23]        Elle note que les faits à l'origine du recours sont survenus les 28 et 29 juillet 2003 et donc que la prescription de six mois prévue à l'article 586 de la Loi sur les cités et villes[6] (ci-après la LCV ) arrive à terme le 29 janvier 2004.

[24]        Elle étudie les cinq questions qui découlent des arguments des parties :

·         quel est le point de départ du délai de prescription ?

·         l'article 586 LCV s'applique-t-il à la situation ?

·         le délai de prescription de six mois a-t-il été interrompu par le dépôt de la plainte de madame Thibodeau auprès de la Commission des droits de la personne ?

·         y a-t-il eu impossibilité d'agir dans le délai de six mois ?

·         l'article 586 L.C.V. doit-il être déclaré inopposable ou inapplicable aux poursuites basées sur une atteinte aux droits et libertés fondamentaux garantis par la Charte canadienne et la Charte ?

[25]        Quant au point de départ de la prescription, elle affirme que l'on ne doit pas confondre le recours en dommages et intérêts lié aux arrestations et détentions abusives et celui découlant des poursuites abusives. Elle conclut que le premier ne bénéficie pas nécessairement de la suspension de la prescription dont jouit le second jusqu'au jugement d'acquittement ou au retrait des procédures.

[26]        Elle se demande ensuite si le recours en dommages et intérêts pour arrestations et détentions abusives comporte une réclamation pour préjudice corporel. Une telle réclamation est sujette à la prescription triennale de l'article 2930 C.c.Q. plutôt qu'à celle de six mois prévue à l'article 586 LCV.

[27]        Après avoir analysé les faits allégués dans les procédures, l'interrogatoire hors cour de l'appelante, et énoncé les principes applicables en matière de préjudice corporel, la juge déclare que le préjudice subi par l'appelante est davantage de la nature de l'inconfort et qu'il ne constitue pas un préjudice corporel. En conséquence, elle décide que la prescription applicable est celle de six mois décrétée par l'article 586 LCV.

[28]        Selon la juge, la plainte déposée à la Commission des droits de la personne par Geneviève Thibodeau le 26 janvier 2004 (ainsi que les neuf consentements à se joindre à la plainte de cette dernière et signés par des membres du groupe) constituent des plaintes individuelles, qui ont suspendu la prescription à l'égard des signataires seulement suivant l'article 76 de la Charte québécoise[7].

[29]        Finalement, la juge est d'avis que l'article 586 LCV est opposable à l'appelante même si le recours collectif invoque une violation des Chartes québécoise et canadienne. Selon elle, l'arrêt Prete v. Ontario (Attorney General)[8] a développé une approche qui n'a pas été « suivie par la majorité des décisions qu'elles émanent de la common law ou du droit civil ».


 

3- Les questions en litige

[30]        L'appel pose les questions suivantes:

1.   Le recours en dommages pour poursuites abusives est-il recevable?

2.   Le recours en dommages pour arrestations et détentions abusives est-il prescrit?

3.   L'article 586 LCV est-il opposable à l'appelante?

4- L'analyse

La recevabilité du recours pour poursuites abusives

[31]        L'appelante plaide que la décision de la juge - sur l'absence de motif raisonnable et d'intention malveillante ou de poursuite d'un objectif autre que celui de l'application de la loi - est erronée. Selon elle, les allégations de sa procédure introductive d'instance démontrent qu'elle n'a pas commis l'infraction pour laquelle elle a été poursuivie.

[32]        Elle affirme que les notes des policiers, telles que consignées dans un « log », ont révélé que l'arrestation et la poursuite criminelle étaient sans lien avec les méfaits reprochés. Elle ajoute que les procureurs de la Couronne ont refusé de divulguer la preuve et qu'ils ont maintenu les procédures, tout en sachant qu'elles étaient sans fondement.

[33]        Conformément aux principes énoncés par la Cour suprême dans l'arrêt Nelles c. Ontario[9], la juge s'est demandé si les allégations de la requête introductive d'instance et les pièces déposées à son soutien établissent l'existence des quatre éléments nécessaires au maintien du recours pour poursuites abusives.

[34]        Comme je l'ai déjà énoncé, l'analyse de la juge a porté sur les deux derniers éléments puisque l'existence des deux premiers a été admise. L'étude des faits allégués dans la requête et des documents soumis à son soutien, qui doivent être tenus pour avérés à ce stade, l'a amenée à conclure que l'appelante n'avait pas établi prima facie l'existence des deux derniers facteurs.

[35]        Pour l'appelante, cette appréciation est erronée. Elle fait valoir qu'elle a manifesté de façon pacifique, qu'elle n'a transgressé aucun ordre de dispersement de la part des forces policières, qu'elle a été arrêtée dans un endroit très éloigné de celui où certains gestes de violence ont été observés, qu'elle cherchait refuge dans un endroit paisible et que c'est pour cette raison qu'elle se trouvait dans la « Zone Verte ». Elle souligne qu'aucun acte de violence ou autre activité criminelle ne peuvent lui être imputés de sorte que les allégations de sa procédure tendent à démontrer que les procédures criminelles ont été intentées sans motif raisonnable.

[36]        L'appelante plaide aussi que la juge d'instance a commis une erreur en ne concluant pas que les procureurs de la Couronne concernés étaient animés d'une intention malveillante lorsqu'ils ont autorisé les procédures criminelles. Invitée par la Cour à identifier les allégations de sa procédure susceptibles de supporter une telle affirmation, l'appelante a pointé le paragraphe 198 de sa procédure introductive d'instance ainsi que le paragraphe 14 de sa requête en conservation de preuve :

198.     La requérante a pu constater que les seuls éléments communs entre les personnes présentes à la manifestation et celles présentes à la « Zone Verte » résident dans leur apparence physique, leur statut social et leur désir d'exprimer leurs convictions politiques dans le cadre de la Mini-conférence de l'OMC;

14.       Une des observations policières qui apparaissait sur cette page et qui ne fût finalement pas divulguée à la défense faisait état de profilage politique et racial en identifiant des groupes présents dans une manifestation sur la base de leur appartenance à une idéologie politique ou sur la base de leur origine etnique;

[37]        L'appelante n'a pas démontré que la décision de la juge est erronée, du moins en ce qui concerne l'existence d'allégations suffisantes pour établir l'intention malveillante des procureurs de la Couronne ou la poursuite par ces derniers d'un objectif autre que celui d'appliquer la loi. Aucune allégation ne supporte cette proposition. Le retrait des accusations par les procureurs de la Couronne ne traduit pas, en soi, une intention malveillante, à moins d'indices contraires[10]. Le délai mis pour les retirer ne permet pas, non plus, d'inférer une intention malveillante de la part du poursuivant. Enfin, aucune allégation de la procédure ne permet de relier les procureurs de la Couronne à du profilage racial ou socio-politique.

[38]        Dans l'arrêt Miazga c. Kvelle (Succession), la Cour suprême a écrit, au sujet du critère de la malveillance du poursuivant, que le fardeau de la preuve exige la démonstration d'une « fraude dans le processus de justice » :

[78]     Pour les besoins du critère permettant de conclure au caractère abusif d’une poursuite, le volet de la malveillance s’attache à l’état d’esprit du poursuivant défendeur.  La malveillance est une question de fait, et le poursuivant doit avoir été motivé par un « but illégitime ».  Dans l’arrêt Nelles, le juge Lamer précise ce qu’est un « but illégitime » dans ce contexte (p. 193-194) :

Pour avoir gain de cause dans une action pour poursuites abusives intentée contre le procureur général ou un procureur de la Couronne, le demandeur doit prouver à la fois l’absence de motif raisonnable et probable pour engager les poursuites et la malveillance prenant la forme d’un exercice délibéré et illégitime des pouvoirs de procureur général ou de procureur de la Couronne, et donc incompatible avec sa qualité de « représentant de la justice ».  À mon avis, ce fardeau incombant au demandeur revient à exiger que le procureur général ou le procureur de la Couronne ait commis une fraude dans le processus de justice criminelle et que, dans la perpétration de cette fraude, il ait abusé de ses pouvoirs et perverti le processus de justice criminelle.  En fait il semble que, dans certains cas, cela équivaille à une conduite criminelle.  [Souligné dans l’original.]

[79]     Suivant l’arrêt Nelles, pour établir la malveillance, le demandeur doit prouver que le procureur de la Couronne était mû par un but illégitime incompatible avec sa charge.  Rappelons que pour décider d’engager ou de continuer une poursuite, le poursuivant doit soupeser la preuve dont il dispose contre l’accusé.  Il ne doit enclencher le processus criminel que s’il croit, au vu des circonstances alors connues, que les faits reprochés pourraient être prouvés hors de tout doute raisonnable devant une cour de justice.  Partant, si le tribunal conclut que le poursuivant a engagé la poursuite ou l’a continuée sur la foi de sa croyance professionnelle sincère, mais erronée, à l’existence de motifs raisonnables et probables, la mesure a été prise dans le but légitime de faire appliquer la loi, en sorte que l’action est vouée à l’échec. 

[80]     L’inverse n’est toutefois pas vrai.  L’absence de croyance subjective à l’existence de motifs suffisants, bien qu’elle constitue un facteur pertinent, n’équivaut pas à de la malveillance.  Le demandeur n’est pas toujours en mesure de prouver directement l’absence de croyance du poursuivant.  Souvent, l’état d’esprit de l’intéressé peut s’inférer d’autres faits.  Dans certaines circonstances, notamment lorsque des motifs objectifs font cruellement défaut, on peut fort bien en inférer que le poursuivant ne croyait pas subjectivement à l’existence de motifs suffisants.  Toutefois, même si le demandeur réussit à prouver que le poursuivant ne croyait pas subjectivement à l’existence de motifs raisonnables et probables, il ne prouve pas pour autant la malveillance, car l’omission du poursuivant de s’acquitter de ses fonctions peut découler de son inexpérience, de son incompétence, de sa négligence, voire de sa négligence grave, et aucune de ces causes ne confère de recours : Nelles, p. 199; Proulx, par. 35.  Pour établir la malveillance, le demandeur doit prouver que le poursuivant a délibérément abusé des pouvoirs du procureur général ou qu’il a perverti le processus de justice criminelle.  Il faut se garder de fondre en un seul les troisième et quatrième volets.[11]

[Je souligne]

[39]        Pour ces motifs, je suis d'avis que le premier moyen d'appel est mal fondé.


 

La prescription du recours pour arrestations et détentions abusives

[40]        Selon l'appelante, la juge de première instance a commis deux erreurs en déclarant que son recours en dommages et intérêts fondé sur son arrestation et sa détention abusives est prescrit. Premièrement, elle plaide qu'elle aurait dû bénéficier de la suspension de la prescription jusqu'au retrait des accusations. Elle avance que la jurisprudence autorise la personne qui se croit victime d'une arrestation et d'une détention abusives à attendre l'issue des poursuites criminelles avant d'intenter un recours civil. Deuxièmement, l'appelante soutient que les allégations de sa requête permettent d'établir l'existence d'un préjudice corporel, ce qui entraîne l'application de la prescription triennale prévue à l'article 2930 C.c.Q.

[41]        La jurisprudence reconnaît que le recours pour poursuites abusives bénéficie de la suspension de la prescription jusqu'au jugement d'acquittement ou jusqu'au retrait des procédures. Dans ces situations, le point départ de la prescription du recours en dommages et intérêts pour poursuites abusives coïncide avec l'une ou l'autre de ces dates. Dans l'arrêt Popovic c. Montréal (Ville de)[12], mon collègue le juge Rochon résume les raisons qui justifient la suspension de la prescription en cas de recours en dommages et intérêts fondé sur une poursuite abusive :

[76]           Ainsi, des motifs d'intérêt public et d'équité militent en faveur d'une suspension de la prescription du recours en dommages-intérêts fondé sur une poursuite abusive ou malicieuse.  Il serait inapproprié de forcer une partie à entreprendre une poursuite avant que ne soit tranché un élément essentiel à son recours (le rejet ou l'abandon de la poursuite qualifiée d'abusive).  De même, il serait contraire aux intérêts de la justice d'être confronté à des jugements contradictoires sur une même question.[13]

[42]        Qu'en est-il du recours en dommages et intérêts pour arrestation et détention abusives? Bénéficie-t-il de la suspension de la prescription pour des raisons similaires? Dans l'arrêt Popovic, le juge Rochon précise que le recours pour poursuites abusives et celui pour arrestation et détention abusives ne doivent pas être confondus :

[78]           Par ailleurs, certains auteurs ont assimilé « poursuite abusive » et « arrestation abusive ». Sans s'expliquer davantage, ces auteurs réfèrent simplement à quelques décisions de la Cour supérieure dont certaines sont contradictoires.  Cette assimilation automatique entre les deux fondements des recours en dommages-intérêts m'apparaît inappropriée, et ce, pour plusieurs motifs.

[79]           En premier lieu, l'institution de la prescription extinctive repose sur des principes d'intérêt public et de préservation de l'ordre social.  Ce serait même « de toutes les institutions du droit civil la plus nécessaire à l'ordre social ». La prescription s'accomplit en faveur et à l'encontre de tous (art. 2877 C.c.Q.).  Dès lors, la suspension de la prescription s'inscrit à titre d'exception et ne vaut que s'il y a impossibilité en fait d'agir ou encore pour quelques cas particuliers qui ne s'appliquent pas en l'espèce (art. 2904 et suiv. C.c.Q.).

[80]           En second lieu, sans élaborer une théorie générale sur la question, je formulerais qu'il y a suspension de la prescription du recours en dommages-intérêts fondé sur une arrestation abusive uniquement dans la mesure où l'accusé démontre la nécessité d'un jugement sur les accusations portées à la suite de « l'arrestation abusive » pour précisément trancher de l'abus.

[81]           Je prends un exemple pour illustrer mon propos.  Il se peut fort bien qu'une arrestation abusive n'entraîne pas un acquittement de l'accusé.  L'infraction peut avoir été commise malgré l'arrestation arbitraire.  L'inverse est également vrai : l'on peut imaginer une poursuite malveillante ou abusive sans que l'arrestation du prévenu le soit.

[82]           Pour quel motif devrait-on suspendre la prescription du recours pour arrestation abusive si le jugement à venir n'est pas appelé à trancher de cette question ou encore si l'accusé connaît, dès son arrestation, tous les éléments de preuve susceptibles d'étayer son recours en dommages-intérêts ?  Je n'en vois aucun.

[83]           Dit autrement, dans la mesure où sont connus, au moment de l'arrestation, tous les éléments nécessaires à l'analyse de l'acte fautif du policier en vertu de l'article 1457 C.c.Q. et qu'il n'existe aucun lien avec le jugement à venir sur la poursuite criminelle, il n'y a, dans ces cas, aucune raison de suspendre la prescription.  Il n'y a pas impossibilité d'agir ni crainte de jugements contradictoires.[14]

[Je souligne]

[43]        L'intimée ne nie pas que, dans certains cas, le recours pour arrestation et détention abusives bénéficie de la suspension de la prescription jusqu'à l'issue des procédures criminelles lorsqu'il y a un lien entre la cause d'action du recours en dommages et intérêts et l'issue des procédures criminelles. Cependant, elle plaide que, dans le présent dossier, la procédure introductive d'instance ne fait pas voir un tel lien. La véritable cause d'action du recours en dommages et intérêts repose sur les conditions de l'arrestation et de la détention de l'appelante, peu importe ce qui a suivi.

[44]        L'analyse de la procédure introductive d'instance montre que le recours en dommages et intérêts fondé sur l'arrestation et la détention abusives reproche aux policiers d'avoir traité l'appelante de façon incorrecte lors de son arrestation, de lui avoir imposé des conditions de détention inacceptables et de l'avoir détenue pendant une période injustifiée. L'appelante connaissait, dès leur survenance, tous les faits nécessaires pour intenter son recours. L'issue des procédures criminelles n'était pas susceptible d'y changer quelque chose, ni d'apporter un éclairage différent. Par voie de conséquence, le point de départ de la prescription du recours civil relié à son arrestation et à sa détention abusives court à compter de la connaissance des faits, soit le 29 juillet 2003.

[45]        Quel est le délai de prescription applicable? La juge de première instance a conclu que c'est la courte prescription de six mois prévue à l'article 586 LCV parce que les dommages subis par l'appelante relèvent de l'inconfort et qu'ils ne constituent pas un préjudice corporel.

[46]        L'article 2930 C.c.Q. prévoit une prescription de trois ans lorsque l'obligation est fondée sur l'obligation de réparer un préjudice corporel :

2930. Malgré toute disposition contraire, lorsque l'action est fondée sur l'obligation de réparer le préjudice corporel causé à autrui, l'exigence de donner un avis préalablement à l'exercice d'une action, ou d'intenter celle-ci dans un délai inférieur à trois ans, ne peut faire échec au délai de prescription prévu par le présent livre.

[47]        L'article 586 LCV exige que les poursuites contre une municipalité soient intentées dans un délai de six mois  :

586. Toute action, poursuite ou réclamation contre la municipalité ou l'un de ses fonctionnaires ou employés, pour dommages-intérêts résultant de fautes ou d'illégalités, est prescrite par six mois à partir du jour où le droit d'action a pris naissance, nonobstant toute disposition de la loi à ce contraire.

[48]        Analysant les articles 585 LCV et 2930 C.c.Q., la Cour suprême a confirmé le caractère impératif et d’ordre public de l’article 2930 C.c.Q.[15]. Cela signifie que, dans la mesure où le recours en dommages et intérêts comporte une réclamation pour préjudice corporel, le délai de prescription de cette réclamation est de trois ans.

[49]        La plus grande prudence est de mise lorsqu'un tribunal analyse un moyen fondé sur les articles 165 (4) et 75.1 C.p.c. À cette étape préalable où il ne bénéficie pas du support de la preuve, seule une situation limpide autorise le rejet d'une demande en justice. À mon avis, les paragraphes 73 à 75 de la requête introductive d’instance commandaient la prudence :

73. La requérante, ayant eu les mains menottées dans le dos pendant plusieurs heures, ressent de la douleur dans ses mains, ses poignets, ses bras son cou et son dos ;

74. La requérante a connaissance, en le constatant d’elle-même, que plusieurs personnes vivent la même situation ;

75. La requérante a par la suite connaissance, en le constatant d’elle-même, que plusieurs personnes ont eu les doigts engourdis et ont gardé des marques sur les poignets pendant plusieurs jours parce que les menottes en plastique étaient trop serrées ;

[50]        Le raisonnement de la juge concernant l'inconfort lié à la faim, à la soif et aux  douleurs causées par le besoin d’uriner est peut-être justifié. En revanche, les faits devant être tenus pour avérés, elle devait retenir que les membres du groupe avaient éprouvé de la douleur physique et que certains avaient conservé des marques sur les poignets pendant plusieurs jours.

[51]        Il est possible que l’appelante n'ait éprouvé qu'un inconfort temporaire, mais une telle conclusion ne s'impose pas pour tous les membres du groupe visé par le recours collectif. Le juge du fond sera mieux placé pour évaluer le degré d’atteinte à l’intégrité physique des membres du groupe et pour déterminer s’ils ont subi un préjudice corporel.

[52]        Pour ces raisons, je suis d’avis qu’il était prématuré de déclarer prescrit le recours lié aux arrestations et aux détentions abusives.

Le caractère opposable de l'article 586 LCV

[53]        L'appelante plaide que l'article 586 LCV ne lui est pas opposable parce qu'une partie de sa réclamation est fondée sur une allégation de violation de la Charte canadienne. Elle prend appui sur les enseignements de la Cour d'appel de l'Ontario dans l'arrêt Prete précité. Dans cette affaire, la Cour d'appel de l'Ontario a refusé d'appliquer une courte période de prescription à une réclamation fondée sur la Charte canadienne en affirmant qu'elle avait une discrétion en pareille matière en raison de l'application de la théorie des laches.

[54]        La juge de première instance a rejeté l'argument de l'appelante. L'étude de la jurisprudence et de la doctrine l'a, en effet, convaincue que les courtes prescriptions s'appliquent aux recours fondés sur les Chartes.

[55]        En ce qui concerne la prescription des recours personnels fondés sur les Chartes, l’auteur Brunelle écrit :

Les droits reconnus par la Charte étant manifestement « personnels », la victime bénéficie donc d’un délai de trois ans pour en faire assurer la sanction. Par ailleurs, si une disposition plus spécifique du Code civil du Québec ou certaines lois particulières établissent, en faveur de certaines catégories de défendeurs, une période de prescription plus courte que celle du droit commun, c’est cette période écourtée qui s’appliquera. Il en serait de même, semble-t-il, pour les recours civils intentés sur le fondement de la Charte canadienne. Ainsi, le défaut d’agir dans le délai particulier prévu par une disposition d’exception pourrait être fatal à la partie demanderesse, sous réserve de l’application, le cas échéant, de la mesure de protection accordée par l’article 2895 du Code civil du Québec.[16]

[Références omises]

[56]        Dans une version antérieure de la Collection de droit, le même auteur s’intéressait à l’arrêt Prete. Il avait écrit :

Cela dit, la situation apparaît différente dans les provinces de common law. La Cour d’appel de l’Ontario a, de fait, refusé d’appliquer une courte prescription à un recours tiré de la Charte canadienne des droits et libertés. Le gouvernement ontarien opposait la courte prescription de six mois édictée par la Public Authorities Protection Act en défense à une action en dommages-intérêts fondée sur l’article 24 de la Charte canadienne. La cour allait juger cette loi inapplicable dans le contexte d’un litige portant sur la Charte constitutionnelle. Repoussant l’argument voulant qu’en l’absence de disposition portant sur la prescription, le droit commun doive s’appliquer, la cour affirme :

[…]

Ainsi, sans prétendre que les droits constitutionnels sont imprescriptibles, la Cour d'appel de l'Ontario estime préférable de laisser place à l'exercice de la discrétion judiciaire en s'appuyant sur la théorie des laches pour ainsi apprécier, dans chaque cas, les faits et gestes du demandeur et les circonstances propres à chaque affaire. Cette théorie des laches, propre à la common law, a son équivalent en droit civil, savoir la doctrine de la fin de non-recevoir, mais aucune décision québécoise ne l'a à ce jour appliqué pour établir le délai de prescription des recours civils intentés en vertu de la Charte canadienne.

Ainsi, malgré la nature pancanadienne du texte constitutionnel, il semble que les justiciables du pays ne disposeront pas tous du même délai pour faire valoir leurs droits fondamentaux.[17]

[Références omises]

[57]        Dans l’arrêt Alexis v. Darnley, la Cour d’appel de l’Ontario a eu l’occasion de revenir sur l’arrêt Prete. Elle écrit :

[14] In Prete, this court found that the Crown could not rely on the six month limitation period set out in s. 11(1) of the Public Authorities Protection Act, R.S.O. 1980, c. 406 to shield it from s. 24(1) Charter claims. In the appellant’s view, the effect of this decision is that the new Limitations Act does not apply to her claim.

[15] I disagree. The Prete decision does contain language that could be read as suggesting that the question of whether a s. 24(1) claim is time-barred should be governed by the doctrine of laches and not by statutory limitation periods: para. 13. However, read in context, these comments express the court’s preference for the laches approach over the limitation period set out in the Public Authorities Protection Act. They do not support the far broader proposition that s. 24(1) claims, brought by an individual and seeking personal remedies, cannot be subject to any statutory limitation period.[18]

[58]        Dans l’arrêt Ravndahl c. Saskatchewan, la Cour suprême enseigne que les délais généraux de prescription s’appliquent aux réclamations personnelles fondées sur la Charte canadienne :

[16] On a fait valoir devant les juridictions inférieures que les délais de prescription prévus par la loi ne s’appliquent pas aux demandes personnelles de réparation constitutionnelle. Il s’agit de demandes introduites par un individu, en tant qu’individu, en vue d’obtenir une réparation personnelle. Comme il en sera question plus loin, il y a lieu d’établir une distinction entre les demandes de réparations personnelles de ce type et celles sollicitant la déclaration d’inconstitutionnalité d’une loi qui peuvent profiter aux personnes touchées en général.

[17] Devant notre Cour, l’appelante a abandonné l’argument selon lequel la Limitation of Actions Act ne s’applique pas aux demandes de réparations personnelles, son avocat ayant reconnu que cette Loi s’applique à ce genre de demandes. Cette position est conforme à l’arrêt Kingstreet Investments Ltd. c. Nouveau-Brunswick (Finances), 2007 CSC 1 (CanLII), 2007 CSC 1 , [2007] 1 R.C.S. 3 , dans lequel notre Cour a statué que les délais de prescription s’appliquent aux demandes de réparations personnelles qui découlent de l’annulation d’une loi inconstitutionnelle.[19]

[59]        Qu’en est-il des courtes prescriptions?

[60]        Dans l’arrêt Pearson c. Canada, la Cour fédérale fait une analyse exhaustive de l’application des prescriptions générales et des courtes prescriptions lorsque le recours est fondé sur la Charte canadienne. Elle conclut que la prescription est régie par les règles générales de la province concernée, mais elle fait quelques réserves pour les courtes prescriptions :

50 Peu importe la réponse à ces questions, un consensus clair se dégage quant au fait que l'octroi de dommages-intérêts pour une violation de la Charte doit être régi par le régime juridique général de la province où le fait générateur (ou la prétendue atteinte à un droit fondamental) est survenu. En d'autres termes, les règles régissant la preuve, la procédure et la compétence dans ce domaine du droit doivent généralement être appliquées, étant donné que la Charte elle-même ne crée pas un régime parallèle à celui prévu par les différentes lois provinciales et fédérales.

51 C'est ce point de vue qui a été adopté par la plupart des tribunaux du pays en ce qui a trait aux délais de prescription applicables aux demandes de dommages-intérêts résultant d'une atteinte à un droit garanti par la Charte : McGillivary c. New Brunswick (1994), 111 D.L.R. (4th) 483 (C.A. N.-B.); Nagy c. Phillips (1996), 137 D.L.R. (4th) 715 (C.A. Alb.); Gauthier c. Lac Brome (Ville), [1995] A.Q. no 762 (QL); Gauthier c. Lambert, [1988] R.D.J. 14 (C.A. Qué.); [1988] A.Q. no 56 (QL), autorisation de pourvoi à la Cour suprême refusée le 26 mai 1988. Dans ce dernier arrêt, la Cour d'appel a fait sien le raisonnement du juge de la Cour supérieure, lequel était assez explicite en ce qui a trait à l'application des délais de prescription dans le contexte d'une demande de dommages-intérêts découlant d'une atteinte extrêmement grave aux droits du demandeur :

[…]

52 La Cour d'appel fédérale a suivi la même logique dans St-Onge c. Canada, [2000] A.C.F. no 1523 (QL). Il faut considérer qu'en souscrivant à la décision rendue au procès par le juge Hugessen, la Cour d'appel fédérale a reconnu qu'« un délai de prescription qui s'applique généralement à toutes les actions de la même nature et qui ne fait aucune discrimination envers certains groupes de justiciables ne contrevient en rien à la Charte » ([1999] A.C.F. no 1842 (QL), au paragraphe 5). En fait, la seule note discordante est l'arrêt Prete c. Ontario, [1993] 16 O.R. (3d) 161, de la Cour d'appel de l'Ontario. Très préoccupée par la possibilité que l'État se protège contre les demandes fondées sur la Charte, vidant ainsi de sa substance la disposition de la Charte relative aux réparations, la Cour d'appel est arrivée à la conclusion que les lois accordant l'immunité et celles imposant des délais de prescription avaient beaucoup de choses en commun. Elle a conclu en conséquence qu'un délai de prescription de six mois devrait être interprété comme ne s'appliquant pas à la réparation demandée en vertu du paragraphe 24(1) de la Charte. Se fondant sur les remarques formulées par le juge Lamer dans Nelles, précité, selon lesquelles les procureurs du ministère public ne peuvent jouir d'une immunité absolue parce qu'une telle immunité menacerait les droits individuels de citoyens poursuivis à tort et abusivement, le juge Carthy a expliqué clairement, dans le paragraphe qui suit, ce qui semble être les raisons pour lesquelles le demandeur devait être autorisé à poursuivre l'État pour obtenir réparation malgré l'expiration du délai de six mois prévu par la Loi sur l'immunité des personnes exerçant des attributions d'ordre public, L.R.O. 1980, ch. 393 :

[TRADUCTION]

Dans l'affaire M. (K.) c. M. (H.) [...], le juge La Forest décrit les objets traditionnels des délais de prescription; ceux-ci fixent une date au-delà de laquelle un éventuel défendeur peut être certain qu'il ne sera plus redevable de ses anciennes obligations, empêchent les réclamations fondées sur des éléments de preuve périmés, permettent la destruction de documents et poussent les demandeurs à agir avec diligence. Ces objets sont très bien servis, dans les cas où une réparation est demandée en vertu de la Charte, lorsque la cour rejette la demande pour cause de retard excessif dans les cas appropriés. L'objectif de la Charte, en ce qui a trait au contrôle des excès commis par les gouvernements, n'est pas du tout réalisé si on permet à ces mêmes gouvernements de décider quand ils souhaitent être dégagés de ces contrôles et mettre de l'ordre dans leurs affaires sans qu'il y ait menaces de poursuites.

53 Même si cet arrêt n'a pas été suivi, les préoccupations concernant la possibilité que l'État se protège contre la Charte ont été réitérées dans des décisions subséquentes. Se référant explicitement à cet arrêt, le juge Hugessen a déclaré dans Duplessis c. La Reine, 2004 CF 154, qu'il « dout[ait] sérieusement » que l'État puisse se protéger contre une demande fondée sur la Charte en adoptant des dispositions législatives qui s'appliqueraient uniquement à ses préposés et en créant « des délais de prescription rigoureux » qui seraient beaucoup plus courts que ceux qui s'appliquent dans tout autre cas (voir également, dans la même veine, Ravndahl c. Saskatchewan, 2004 SKQB 260, [2004] S.J. no 374 (C.B.R. Sask.)).

54 Je pense que cette approche souple a une certaine valeur parce qu'elle établit un équilibre entre, d'une part, la nécessité de faire en sorte que les droits garantis par la Charte ne seront pas vidés de leur substance à cause d'un manque de moyens de les faire respecter et, d'autre part, la reconnaissance du fait que l'absence de dispositions et de règles de procédure régissant les prescriptions doit être considérée comme indiquant que les réparations accordés par les tribunaux en matière civile doivent ordinairement s'insérer dans les régimes de droit civil existants. En conséquence, il appartiendra à la personne qui demande des dommages-intérêts en application du paragraphe 24(1) de la Charte de prouver qu'un délai de prescription donné la prive d'une réparation convenable et juste. Ce n'est qu'une fois cette preuve faite que l'État devra justifier la restriction imposée au droit d'intenter contre lui une poursuite en dommages-intérêts fondée sur les actes qu'il a commis. En d'autres termes, les délais de prescription prévus par les lois provinciales et fédérales ne sont pas incompatibles avec le paragraphe 24(1) de la Charte. L'objet des délais de prescription est aussi valable dans le contexte d'une demande fondée sur la Charte que dans le cas de toutes les autres demandes. Un demandeur ne devrait pas avoir le droit de poursuivre l'État indéfiniment uniquement parce sa plainte concerne la violation d'un droit constitutionnel. Tant que l'État n'essaie pas de faire indirectement ce qu'il ne peut faire directement, je ne vois aucune raison de ne pas appliquer un délai de prescription.[20] 

[Je souligne]

[61]        Dans l’arrêt Gauthier c. Lambert, la Cour a statué que la Charte canadienne n’avait pas modifié le régime de responsabilité civile de l’article 1053 C.c.B.-C. et, en particulier, les dispositions relatives aux prescriptions[21]. Elle a appliqué la courte prescription de l'article 586 LCV. La requête pour permission d'appeler à la Cour suprême a été rejetée[22].

[62]        Pour ce qui est de la Charte québécoise, la réponse est la même. Dans l’arrêt Gauthier c. Beaumont[23], la Cour a appliqué la prescription de l’article 586 LCV à un recours fondé sur l’article 49 de la Charte québécoise. La Cour suprême a appliqué le délai de prescription de six mois prévu à l’article 586 LCV[24], mais, à l'instar de la Cour d'appel, elle n'avait pas été saisie d'une contestation de nature constitutionnelle.

[63]        Il ressort de ces décisions que le régime général de la prescription est applicable aux recours fondés sur les Chartes. Il faut cependant reconnaître que, même si la Cour suprême a appliqué à un tel recours la courte prescription de l'article 586 LCV dans Gauthier c. Beaumont précité, elle n'a jamais été saisie d'un argument de nature constitutionnelle relatif à l'application de cette courte prescription.

[64]        En l'espèce, l'appelante n'a pas eu l'occasion d'établir le fondement factuel nécessaire à la présentation de son moyen constitutionnel. J'estime qu'il est préférable de ne pas statuer sur la question de l'opposabilité de l'article 586 LCV dans un vide factuel.

 

*     *     *

 

[65]        En conséquence, je suis d'avis que la juge de première instance a eu raison de déclarer irrecevable le recours fondé sur les poursuites abusives. Avec égards, j'estime cependant qu'elle n'aurait pas dû rejeter, pour le motif de prescription, le recours fondé sur les arrestations et détentions abusives sans avoir entendu la preuve au fond[25].

[66]        Je propose d'accueillir en partie l'appel, avec dépens, et de substituer aux conclusions du jugement de première instance les conclusions suivantes :

ACCUEILLE en partie la requête en irrecevabilité et en rejet d'action, et

REJETTE la requête introductive d'instance quant aux dommages pour poursuites pénales abusives, avec dépens.

 

 

 

FRANCE THIBAULT, J.C.A.

 



[1]     Engler-Stringer c. Montréal (Ville de), 2012 QCCS 4413 .

[2]     Engler-Stringer c. Montréal (Ville de), 2012 QCCS 4413 .

[3]     Charte canadienne des droits et libertés, partie 1 de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l'annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.-U.), 1982, c. 11.

[4]     Engler-Stringer c. Montréal (Ville de), 2007 QCCS 1627 , paragr. 74.

[5]     Ibid., paragr. 75.

[6]     Loi sur les cités et villes, L.R.Q., c C-19.

[7]     Pierre-Louis c. Québec (Ville de), 2008 QCCA 1687 , autorisation de pourvoi à la C.S.C. refusée, 5 mars 2009, 32870.

[8]     Prete v. Ontario (Attorney-General) (1993), 86 C.C.C. (3d) 442, autorisation de pourvoi à la C.S.C. rejetée, 28 avril 1994, 23973.

[9]     Nelles c. Ontario, [1989] 2 R.C.S. 170 , 204.

[10]     Popovic c. Montréal (Ville de), 2008 QCCA 2371 .

[11]    [2009] 3 R.C.S. 339 , 2009 CSC 51 , paragr. 78-80.

[12]    Popovic c. Montréal (Ville de), supra, note 9.

[13]    Ibid., paragr. 76.

[14]    Ibid., paragr. 78-83.

[15]    Verdun (Ville de) c. Doré, [1997] 2 R.C.S. 862 ; Jean-Louis Baudouin et Patrice Deslauriers, La responsabilité civile, 7e éd., Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2007, nº 1-1408, p. 1189.

[16]    Christian Brunelle, « Les considérations d'ordre pratique », Droit public et administratif, vol. 7, Collection de droit 2012-2013, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2012, p. 137.

[17]    Christian Brunelle, « Les considérations d'ordre pratique », Droit public et administratif, vol. 7, Collection de droit 2010-2011, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2010, p. 129-130.

[18]    Alexis v. Darnley, 2009 ONCA 847, autorisation de pourvoi à la C.S.C. refusée, 29 avril 2010, 33560, paragr. 14-17.

[19]    Ravndahl c. Saskatchewan, [2009] 1 R.C.S. 181 , 2009 CSC 7 , paragr. 16-17.

[20]    Pearson c. Canada, 2006 CF 931, conf. par 2007 CAF 380, autorisation de pourvoi à la C.S.C. refusée, 25 septembre 2008, 32639, paragr. 45-54.

[21]    Gauthier c. Lambert, [1988] R.D.J. 14 (C.A.).

[22]    Autorisation de pourvoi à la C.S.C. refusée, 26 mai 1988, 20769.

[23]    Gauthier c. Beaumont, [1996] R.D.J. 126 , inf. par [1998] 2 R.C.S. 3 , p. 132.

[24]    Gauthier c. Beaumont, [1998] 2 R.C.S. 3 , paragr. 47, 86.

[25]    Je rappelle que la jurisprudence de la Cour permet le rejet partiel d'une action lorsque les causes d'action sont distinctes. Voir par exemple, Telio c. Doueck (Telio) (Succession de), 2007 QCCA 751 , paragr. 9 et 12; Beaulieu c. Laflamme, 2011 QCCA 1909 , paragr. 6.

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