[1] L’appelant, Dr Jean-Marie Lévesque, se pourvoit contre un jugement rendu le 14 septembre 2010 par la Cour supérieure, district de Québec (l’honorable Alicia Soldevila), jugement rectifié les 24 septembre, 14 octobre et 3 novembre 2010[1].
[2] La juge de première instance a accueilli en partie une action des intimés contre l’appelant et elle a condamné celui-ci à leur payer 42 % des dommages qu’ils ont subis.
[3] L’appelant, par son appel principal, appelle de cette condamnation prononcée contre lui.
[4] Pour leur part, les intimés, par leur appel incident, demandent que l’appelant soit condamné à leur payer 100 % au lieu de 42 % des dommages qu’ils ont subis.
[5] Pour les motifs du juge Morin, auxquels souscrivent les juges Thibault et Dufresne, la Cour :
[6] ACCUEILLE l’appel principal, sans frais;
[7] INFIRME partiellement le jugement de première instance en rejetant l’action contre le docteur Jean-Marie Lévesque, sans frais;
[8] REJETTE l’appel incident, sans frais.
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MOTIFS DU JUGE MORIN |
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[9] L'appelant se pourvoit contre un jugement rendu le 14 septembre 2010 par la Cour supérieure, district de Québec (l'honorable Alicia Soldevila), jugement rectifié les 24 septembre, 14 octobre et 3 novembre 2010[2].
[10] Les intimés se pourvoient aussi contre ce jugement au moyen d'un appel incident.
[11] La juge a accueilli partiellement une action des intimés en matière de responsabilité médicale et hospitalière. D'une part, elle a retenu la responsabilité de l'appelant, le docteur Jean-Marie Lévesque, et l'a condamné à payer 42 % des dommages subis par les intimés; l'appel principal et l'appel incident dans ce dossier-ci concernent cette décision. D'autre part, elle a rejeté l'action intentée contre les docteurs Réjean Cloutier et Louis Carpentier, de même que contre l'Hôpital du Saint-Sacrement; cette décision fait l'objet d'un appel distinct (dossier 200-09-007236-109), qui est traité séparément.
[12] En juillet 1985, l'intimé Ghislain Hudon (M. Hudon) se blesse au genou droit. Environ un mois plus tard, le 7 août 1985, il consulte le Dr Réjean Cloutier (Dr Cloutier) à ce sujet. Ce dernier diagnostique alors une déchirure du ménisque interne nécessitant une intervention chirurgicale.
[13] À la même occasion, le Dr Cloutier découvre que M. Hudon présente une thrombocytopénie asymptomatique, c'est-à-dire un bas niveau de plaquettes sanguines, ce qui exige de prendre certaines mesures de précaution comme la prise de cortisone avant d'effectuer une opération. Le 7 avril 1986, au terme de quelques mois d'attente, le Dr Cloutier procède à une arthroscopie avec méniscectomie.
[14] Malencontreusement, le 27 octobre 1998, alors qu'il occupe un poste de journalier, M. Hudon se blesse de nouveau au genou droit en descendant d'un camion. Quelques jours plus tard, le Dr Cloutier le rencontre à l'Hôpital du Saint-Sacrement et lui fixe un rendez-vous pour une arthroscopie simple afin d'évaluer la condition de son genou.
[15] Le 16 novembre 1998, le Dr Cloutier diagnostique une déchirure du ligament croisé antérieur et une déchirure du ménisque interne du genou droit.
[16] Par la suite, le 11 janvier 1999, M. Hudon est opéré par le Dr Cloutier qui procède à une arthroscopie avec reconstruction du ligament croisé antérieur droit par tendons rotuliens. Dès le lendemain, il obtient son congé du Centre hospitalier Paul-Gilbert.
[17] Le 21 janvier 1999, cette fois-ci à l'Hôpital du Saint-Sacrement, le Dr Cloutier rencontre M. Hudon pour une première consultation postopératoire. Lors de cet examen qualifié de routinier par le Dr Cloutier, ce dernier remarque la présence d'un œdème et d'une ankylose. Des traitements de physiothérapie et une orthèse sont alors prescrits à M. Hudon. En outre, un rendez-vous est fixé pour le mois suivant. Par ailleurs, le Dr Cloutier constate qu'un léger écoulement sanguin s'est échappé de la plaie lorsque l'infirmière a enlevé les agrafes du genou. Selon lui, il ne s'agit pas d'une situation anormale.
[18] Le 23 janvier 1999, M. Hudon consulte la Dre Jacinthe Hivon (Dre Hivon) à la Clinique médicale de Saint-Étienne. Dans sa note de consultation, cette dernière mentionne que le genou de M. Hudon est très gonflé, mais qu'il ne fait pas de température. Elle note, par ailleurs, la présence d'un écoulement sanguinolent. Néanmoins, elle n'est pas en mesure de poser un diagnostic d'arthrite septique puisque l'ensemble des symptômes n'est pas apparent. De ce fait, elle requiert une consultation à l'urgence de l'Hôpital du Saint-Sacrement pour pousser l'investigation plus loin. Dans la demande de consultation adressée au médecin de l'hôpital, elle inscrit la mention suivante : « Douleur au genou + écoulement + gonflement récent + To (température) 101.102 X 5 jours, arthrite septique genou? Merci »[3].
[19] Plus tard dans la journée, M. Hudon se rend à l'Hôpital du Saint-Sacrement. Il y sera pris en charge par le Dr Louis Carpentier (Dr Carpentier) et le résident en médecine Dr Trien Vu (résident Vu). Il semble que ce soit ce dernier qui effectue un prélèvement de la plaie et une prise de sang[4]. Dans les notes de consultations, on signale qu'il n'y a pas de manifestation d'arthrite septique.
[20] Le Dr Carpentier indique que le prélèvement de la plaie a été fait à titre préventif et qu'il considère que la plaie n'est pas infectée. Par ailleurs, le résident Vu remplit un formulaire de réquisition pour le laboratoire en vue de l'étude du prélèvement. Sur celui-ci, une étampe est apposée indiquant que la réquisition est une « URGENCE MINEURE ». Cependant, le résident omet d'indiquer le nom du médecin traitant sur le formulaire[5].
[21] Le 27 janvier 1999, les résultats de la culture de plaie deviennent disponibles. Cependant, étant donné la lacune dans le formulaire de réquisition, les résultats ne sont pas acheminés au Dr Carpentier.
[22] Deux jours plus tard, M. Hudon consulte son médecin de famille, le Dr Jean Rouiller (Dr Rouiller), à la Clinique médicale de Saint-Étienne. Aucun symptôme laissant présager une arthrite septique n'est alors observé. En conséquence, on désinfecte simplement la plaie, on y applique un onguent et on change le pansement. Le Dr Rouiller exige également que le patient soit revu.
[23] Malheureusement, le 31 janvier 1999, le Dr Cloutier subit une fracture à une jambe lors d'un accident de ski.
[24] Le 5 février 1999, puisque les écoulements de son genou ne cessent pas, M. Hudon se rend au Centre hospitalier Paul-Gilbert. À cet endroit, il rencontre la Dre Guylaine Fortier (Dre Fortier). Après avoir examiné le patient, cette dernière conclut qu’il n’y a pas d’épanchement intra-articulaire et que la douleur éprouvée par M. Hudon est normale. Néanmoins, elle juge nécessaire de prélever une culture de plaie. Avant même d'obtenir les résultats, elle prescrit un antibiotique oral à M. Hudon par précaution.
[25] Le 8 février 1999, M. Hudon se rend à l’Hôpital du Saint-Sacrement dans le cadre de sa deuxième visite postopératoire. C'est le Dr Jean-Marie Lévesque (Dr Lévesque), en remplacement du Dr Cloutier, qui l'examine. À l'occasion de cette visite, le Dr Lévesque est mis au fait des résultats des prélèvements de la plaie obtenus le 27 janvier. Ceux-ci indiquent un résultat bactérien positif au « staphylocoque aureus »[6]. À la lumière des faits qui lui sont présentés, le Dr Lévesque conseille au patient de continuer à prendre les antibiotiques qui lui avaient été prescrits quelques jours plus tôt par la Dre Fortier. Bien qu'il constate la présence d'un « léger épanchement », le Dr Lévesque ne croit pas nécessaire de poursuivre l'investigation concernant la possibilité d'une arthrite septique.
[26] Le lendemain, soit le 9 février 1999, M. Hudon rencontre une physiothérapeute. Celle-ci constate qu'il a beaucoup de difficulté à bouger sa jambe. Elle observe aussi une enflure de son genou et la présence d'un œdème. Plus tard dans la journée, M. Hudon consulte le Dr Rouiller. Ce dernier, alarmé par l'état du patient, le réfère d'urgence au département d'orthopédie de l'Hôpital Hôtel-Dieu de Lévis.
[27] Le 10 février 1999, M. Hudon se rend à l'Hôpital de l'Enfant-Jésus de Québec. Il y est accueilli par un résident en médecine ainsi que par le Dr Pierre Lavallée (Dr Lavallée). Après avoir examiné M. Hudon, le Dr Lavallée présume la présence d'une arthrite septique et prévoit une intervention chirurgicale d'urgence pour le lendemain, soit le 11 février 1999, afin de nettoyer le genou et de prendre des cultures stériles. Ce diagnostic sera confirmé postérieurement par un consultant en infectiologie.
[28] Lors de l'intervention chirurgicale du 11 février 1999, deux prélèvements sont faits. Ceux-ci révèlent la présence de « staphylocoques aureus ». Au moins un de ces deux prélèvements proviendrait du liquide intra-articulaire[7].
[29] Ensuite, le 24 novembre 1999, le Dr Cloutier procède à une arthroscopie et lyse d'adhérences pour un diagnostic d'arthrofibrose du genou droit.
[30] Le Dr Cloutier effectue, le 7 juin 2000, une arthrotomie avec arthrolyse du genou droit en lien avec le diagnostic d'arthrofibrose.
[31] Dans les mois suivants, le Dr Cloutier effectue un suivi régulier avec M. Hudon. Bien qu'une certaine amélioration soit constatée, les progrès malheureusement ne se poursuivent pas. Le 6 décembre 2001, le Dr Cloutier voit M. Hudon en consultation pour la dernière fois à l'Hôpital du Saint-Sacrement.
[32] Le 8 février 2002, les intimés intentent leur action.
[33] Dans un premier temps, la juge identifie les fautes reprochées aux Drs Cloutier, Carpentier et Lévesque, de même qu'à l'Hôpital du Saint-Sacrement.
[34] D'une part, on reproche aux Drs Cloutier et Carpentier leur manque de suivi, notamment quant à la culture de plaie effectuée par le résident Vu. Au surplus, on déplore que l'Hôpital du Saint-Sacrement n'ait pas fait de démarches relativement au prélèvement mal identifié afin de retrouver le médecin traitant.
[35] D'autre part, les intimés blâment le Dr Lévesque d'avoir omis de prodiguer les soins requis par l'état de santé de M. Hudon en traitant l'infection comme si elle était superficielle.
[36] Après avoir exposé les positions respectives des médecins et de l'Hôpital, la juge reproduit l'intégralité d'une trame factuelle admise par les parties. Elle expose ensuite les questions en litige.
[37] Essentiellement, la juge devait apprécier l'incidence des résultats d'analyse de la culture de plaie prélevée par le Dr Carpentier le 23 janvier 1999 avec un diagnostic d'arthrite septique. Par ailleurs, elle devait déterminer si le Dr Cloutier avait commis une faute dans le suivi post chirurgical. Enfin, elle avait pour mandat d'établir si l'examen conduit par le Dr Lévesque le 8 février 1999 s'était déroulé selon les règles de l'art.
[38] Afin d'évaluer la conduite des médecins qui ont traité M. Hudon, la juge a cerné, selon la prépondérance de la preuve, les symptômes composant le tableau clinique d'un patient souffrant d'arthrite septique :
· Douleur diffuse et persistante au niveau du genou;
· Rougeur locale;
· Chaleur locale et généralement persistante;
· Oedème;
· Épanchement intra-articulaire (présence de liquide à l'intérieur de l'articulation);
· Limitation de mouvement et mobilisation douloureuse;
· Augmentation des globules blancs (leucocytose);
· Fièvre possible, mais plus probable lorsque la condition infectieuse n'est pas traitée sur une longue période;
· Écoulement purulent présent dans certains cas.[8].
[39] La juge signale que le diagnostic d'arthrite septique s'établit principalement par l'examen clinique du patient et que, lorsqu'on se retrouve en présence de certains signes prédominants, un médecin omnipraticien est en mesure de poser un tel diagnostic.
[40] En outre, la juge évalue qu'un chirurgien orthopédiste prudent et diligent ne procédera à une ponction intra-articulaire qu'en présence d'un épanchement intra-articulaire puisque cette intervention est risquée.
[41] En conséquence, la juge écarte d'emblée le témoignage du Dr Godin, un expert pour la demande, puisqu'il est le seul ayant affirmé qu'il aurait ponctionné le genou de M. Hudon dès le 23 janvier, s'écartant de tous les témoignages des autres médecins entendus tant en demande qu'en défense.
[42] Par ailleurs, elle retient que le résultat d'une culture de plaie superficielle positive à la bactérie « staphylocoque aureus ++++ » ne démontre pas la présence d'une infection intra-articulaire ni même une infection de la peau si les autres signes cliniques ne sont pas observés. Les résultats doivent être mis en corrélation par le médecin avant de tirer un quelconque diagnostic. À l'inverse, la juge met en relief que le résultat d'analyse du liquide intra-articulaire permet quant à lui de poser immédiatement un diagnostic.
[43] Ensuite, la juge analyse chacune des visites de M. Hudon à l'hôpital pour déterminer le moment exact où un médecin prudent et diligent aurait été en mesure de poser un diagnostic d'arthrite septique.
[44] Tout d'abord, la juge considère qu'aucun médecin expert n'a établi que la première visite postopératoire, conduite par Dr Cloutier le 21 janvier 1999, ne s'était pas déroulée selon les règles de l'art.
[45] Qui plus est, la juge note que la Dre Hivon, rencontrée par le patient dans la nuit du 22 au 23 janvier, a envisagé le diagnostic d'arthrite septique et a voulu écarter cette possibilité en recommandant le patient à l'urgence de l'Hôpital du Saint-Sacrement.
[46] La juge relate ensuite la visite de M. Hudon à cet hôpital plus tard dans la journée. À cet endroit, il a été examiné par le résident Vu et le Dr Carpentier. Elle expose que le diagnostic d'arthrite septique a été écarté puisque le résultat de la formule sanguine ne révélait aucune anomalie. Elle ajoute que la culture de plaie a été faite par mesure de précaution et de façon routinière. En analysant la preuve, la juge conclut que c'est le résident Vu qui a prélevé cette culture de plaie et qui a rempli la réquisition destinée au laboratoire pour analyse, en omettant d'y inscrire le nom du Dr Carpentier. En vérité, c'est le Dr Lévesque qui a été le premier à prendre connaissance des résultats de la culture.
[47] Cela dit, la juge considère que, si la réquisition avait été correctement remplie par le résident Vu, le Dr Carpentier aurait été mis au courant des résultats le 28 janvier 1999. La juge conclut qu'il aurait alors référé M. Hudon à son chirurgien orthopédiste.
[48] Néanmoins, la juge ne croit pas utile de tirer des inférences négatives de la conduite de l'hôpital dans l'administration des résultats de l'analyse de la culture de plaie. En réalité, la preuve révèle selon elle que ces résultats n'auraient pas scellé un diagnostic d'arthrite septique. En examinant la condition de M. Hudon entre le 23 et le 28 janvier, la juge détermine que les symptômes auraient commandé un suivi dans la semaine suivante, ce qui aurait mené M. Hudon à être revu le ou vers le 5 février. Elle est d'avis que, dans les faits, il a été vu le 4 février par une physiothérapeute, Annie Marier, et qu'il s'est rendu à l'urgence du Centre hospitalier Paul-Gilbert le 5 février.
[49] Ensuite, la juge étudie la condition de M. Hudon lorsqu'il s'est rendu à l'urgence à cette dernière date. Elle remarque que les signes cliniques observés par la Dre Fortier indiquaient qu'il n'y avait pas d'épanchement intra-articulaire et que la douleur ressentie était normale. La juge accorde une grande crédibilité au témoignage de la Dre Fortier. Ainsi, elle conclut que, à cette date, M. Hudon ne présentait pas les symptômes cliniques d'une arthrite septique.
[50] Par ailleurs, la juge analyse le deuxième suivi postopératoire, réalisé par le Dr Lévesque en remplacement du Dr Cloutier. Parmi les symptômes observés, le Dr Lévesque a noté la présence d'un léger épanchement au genou. Ce symptôme n'a pourtant pas modifié son diagnostic de plaie surinfectée. Toutefois, la juge considère que la présence d'un épanchement est l'un des symptômes qui doit alerter un médecin quant à la présence d'une infection intra-articulaire.
[51] Subséquemment, la juge relate que le Dr Rouiller a été alarmé par l'état de son patient le 9 février 1999 et l'a référé d'urgence au service d'orthopédie de l'Hôtel-Dieu de Lévis.
[52] Elle mentionne que, le 10 février, un diagnostic d'arthrite septique a été posé par le Dr Lavallée et un résident en médecine. Celui-ci a été confirmé par un infectiologue.
[53] En faisant le point sur la situation, la juge indique que, à partir du moment où on a reconnu que le diagnostic a été posé le 10 février 1999, elle doit analyser les symptômes présentés entre le 28 janvier et le 8 février pour évaluer la responsabilité des médecins traitants.
[54] La juge évalue les témoignages et les rapports d'expertises présentés par les parties. De façon détaillée, elle retient et écarte certains segments des expertises. Elle conclut que le Dr Lévesque aurait dû, lorsqu'il a constaté la présence d'une plaie infectée, d'un épanchement et d'un retard de mobilité important plusieurs semaines après l'opération, soupçonner la présence d'une arthrite septique. Par conséquent, il avait le devoir de ponctionner le genou de M. Hudon ou, au minimum, le revoir le lendemain matin. Elle juge qu'une telle procédure aurait conduit à une intervention chirurgicale urgente le 8 ou le 9 février. Elle conclut que le traitement d'une infection intra-articulaire est plus efficace dans les 48 premières heures d'une infection. De plus, la juge constate que l'arthrite septique est la cause probable de l'arthrofibrose et de l'arthrose dont M. Hudon est affecté.
[55] En définitive, la juge écarte la responsabilité tant des Drs Cloutier et Carpentier puisqu'elle conclut que l'arthrite septique s'est développée aux environs du 8 février 1999. Quant à l'Hôpital du Saint-Sacrement, elle retient que celui-ci a commis une faute en ne tentant pas de retrouver le médecin traitant qui avait fait la réquisition au laboratoire le 23 janvier 1999. Cependant, en l'absence d'un lien de causalité, sa responsabilité n'est pas retenue. Quant au Dr Lévesque, la juge considère qu'il s'est écarté de la conduite médicale attendue d'un chirurgien orthopédiste en omettant de procéder à une ponction du genou lors de la consultation du 8 février 1999 ou, à tout le moins, en négligeant de le revoir le lendemain.
[56] En utilisant une formule mathématique approximative, la juge établit que les intimés ont droit à 42 % des dommages subis par eux. Finalement, elle décide que les calculs doivent être faits à partir des revenus bruts de M. Hudon pour évaluer les pertes à l'égard des revenus de ce dernier.
[57] L'appelant soumet à l'étude les questions suivantes :
1. L'appelant a-t-il agi conformément aux règles de l'art lors de sa consultation avec l'intimé le 8 février 1999?
2. Existe-t-il un lien de causalité entre la conduite de l'appelant le 8 février 1999 et les séquelles présentées par l'intimé?
3. À titre subsidiaire, les pertes salariales de l'intimé devaient-elles être calculées sur la base du revenu brut ou net?
[58] Dans l'exposé relatif à leur appel incident, les intimés soulèvent la question suivante :
4. La juge de première instance a-t-elle commis une erreur en attribuant 42 % des dommages aux intimés?
[59] L'appelant soutient que la juge de première instance a commis une erreur déterminante en se fondant sur son opinion personnelle pour conclure qu'il aurait dû pratiquer une ponction intra-articulaire le 8 février 1999. Selon lui, les règles de l'art ne lui ordonnaient pas de poser un tel geste, même en présence d'un léger épanchement. Au surplus, il affirme que la décision de procéder à une ponction relève du jugement du clinicien qui doit tenir compte des risques et des bénéfices associés. En présence d'une « surinfection cutanée », il devait plutôt éviter le risque de contaminer la plaie en faisant une ponction intra-articulaire.
[60] Par ailleurs, il souligne que les experts sont d'avis qu'il était approprié de revoir son patient dans les 24 à 48 heures. Or, M. Hudon a effectivement été vu le 10 février par un autre orthopédiste.
[61] L'appelant reproche à la juge d'avoir évalué sa conduite sous « l'angle de la rétrospective ». La preuve prépondérante démontre que les premiers signes cliniques d'arthrite septique chez M. Hudon se sont manifestés à compter du 9 février 2009. La juge a donc commis une erreur en tenant compte d'éléments cliniquement présents seulement les 9 et 10 février 1999, donnant ainsi un éclairage nouveau au diagnostic du 8 février.
[62] L'appelant indique que la juge a aussi commis une erreur en concluant qu'une ponction intra-articulaire effectuée le 8 février aurait conduit à une intervention chirurgicale d'urgence. L'appelant rappelle à ce sujet que le Dr Lavallée n'a pas fait une telle procédure avant de fixer une intervention chirurgicale pour le lendemain.
[63] Les intimés soutiennent que l'appelant n'a pas démontré que la juge a commis une erreur manifeste et dominante au sens de l'arrêt Housen c. Nikolaisen.
[64] Selon eux, les conclusions de la juge relativement à la responsabilité de l'appelant sont raisonnables et bien étayées par la preuve.
* * *
[65] La lecture des témoignages des experts et de la preuve volumineuse met en évidence le travail complexe et ardu d'un juge d'instance, principalement dans un dossier de responsabilité médicale. En effet, le juge a la responsabilité de concilier les différentes expertises, de dégager les principes de droit applicables pour enfin les appliquer à une trame factuelle qu'il aura graduellement construite au cours de l'audition.
[66] Cette tâche est complétée au fil du procès alors que le juge a l'opportunité d'entendre chacun des témoins, de jauger leur crédibilité et, surtout, de pouvoir les questionner dans le but de valider sa compréhension des différents concepts exposés.
[67] Ainsi, le juge de première instance se trouve dans une position privilégiée pour apprécier, interpréter et effectuer un travail de corrélation des faits. À cet égard, il convient de reproduire un extrait d'un arrêt récent rendu par la Cour :
[4] Tant sur l'appel principal que sur l'appel incident, les parties devaient démontrer que les conclusions du jugement de première instance sont entachées d'une erreur manifeste et dominante. L'appel, rappelons-le, n'est pas l'occasion de refaire le procès. C'est ce que notre Cour soulignait dans l'affaire Regroupement des CHSLD Christ-Roy :
[55] Lorsqu'une preuve de quelque complexité prête à interprétation et requiert de la part du juge de première instance l'appréciation individuelle puis globale de multiples éléments, dont certains sont divergents ou contradictoires, il ne suffit pas de sélectionner aux fins du pourvoi tout ce qui aurait pu être interprété différemment, à l'exclusion de tout le reste afin de réitérer une thèse déjà tenue pour non fondée par le juge qui a entendu le procès. Une erreur dans la détermination d'un fait litigieux n'est manifeste que si son caractère évident ou flagrant se dégage avec netteté du réexamen de la partie pertinente de la preuve et qu'une conclusion différente sur ce fait litigieux s'impose dès lors à l'esprit. Une erreur n'est déterminante que si elle prive le jugement entrepris d'une assise nécessaire en fait, faussant ainsi le dispositif de la décision rendue en première instance et commandant réformation de ce dispositif pour cette raison. […][9]
[soulignage ajouté]
[68] Dans le même ordre d'idées, les propos du juge Morissette dans l’arrêt P.L. c. Benchetrit expriment avec éloquence les rôles respectifs du juge de première instance et d'une cour d'appel:
[24] Cette réponse, qui n’est pas fausse, est cependant ambiguë et incomplète. « Étudier le dossier » ne signifie pas refaire le procès. Dans le domaine des faits, les rôles respectifs d’une juridiction de première instance et d’une juridiction d’appel sont dictés en grande partie par des considérations institutionnelles. Un juge de première instance, tout le monde le sait, a l’avantage de scruter la preuve documentaire ou matérielle, de voir et d’entendre les témoins, et d’assister au déroulement linéaire de la preuve, au rythme auquel les parties l’administrent. Un juge d’appel a l’avantage d’être saisi longtemps avant l’audience d’un dossier qui, en principe, contient déjà toute la preuve, ou du moins tout ce qui est pertinent au pourvoi. Il peut donc d’emblée demander aux avocats des éclaircissements sur le contenu du dossier et, comme il travaille avec les transcriptions des témoignages (ce qui est rarement le cas en première instance), il peut faire des recoupements pour confronter les informations contradictoires ou divergentes que contiennent presque tous les dossiers litigieux. Mais il ne voit ni n’entend les témoins et, surtout, les contraintes de temps que lui impose sa fonction ne lui permettent pas de refaire ce que l’on attend d’un juge de première instance, c’est-à-dire un examen minutieux de la preuve au rythme auquel elle fut présentée par les parties au procès. Hors les cas qui ne laissent pas de place au doute, il est donc mal placé pour réévaluer la crédibilité des témoins. Il lui faut par ailleurs compter sur l’assistance des avocats pour repérer et évaluer les prétendues erreurs de fait sur lesquelles se fonde une partie. D’où il suit qu’affirmer sans plus de précision qu’une conclusion de fait « est contraire à l’ensemble de la preuve » n’est d’aucune utilité en appel. Et prétendre qu’une chose est « manifeste » ne suffit pas à la rendre telle. À mon avis, c’est dans ce sens que doivent se comprendre les propos du juge Fish quand il écrivait ce qui suit dans l’arrêt H.L. c. Canada (Procureur général) :
… en plus de sa résonance, l'expression « erreur manifeste et dominante » contribue à faire ressortir la nécessité de pouvoir « montrer du doigt » la faille ou l'erreur fondamentale. Pour reprendre les termes employés par le juge Vancise, [TRADUCTION] « [l]a cour d'appel doit être certaine que le juge de première instance a commis une erreur et elle doit être en mesure de déterminer avec certitude l'erreur fatale » (Tanel, p. 223, motifs dissidents, mais pas sur ce point).
« Montrer du doigt » signifie autre chose qu’inviter la Cour à porter un regard panoramique sur l’ensemble de la preuve : il s’agit de diriger son attention vers un point déterminé où un élément de preuve univoque fait tout simplement obstacle à la conclusion de fait attaquée. Si cette conclusion de fait, dont on a ainsi démontré qu’elle était manifestement fausse, compromet suffisamment le dispositif du jugement, l’erreur sera qualifiée de déterminante et justifiera la réformation du jugement.[10]
[soulignage ajouté]
[69] Enfin, la déférence à l'égard de la crédibilité des témoins vaut autant à l'égard des témoins ordinaires que des témoins experts[11].
[70] Ceci étant dit, il importe de souligner que le présent dossier est essentiellement factuel et repose grandement sur la crédibilité accordée aux parties par la juge de première instance pour laquelle elle motive largement ses perceptions. Dans l'arrêt Stoneham et Tewkesbury c. Ouellet, le juge Beetz a affirmé que l'opinion du juge de première instance sur la crédibilité des témoins est à peu près intouchable, et ce, surtout lorsque le juge motive sa décision d'écarter un témoignage[12].
[71] En l'espèce, l'appelant prétend que la juge s'est fondée sur une opinion personnelle pour conclure qu'il aurait dû pratiquer une ponction intra-articulaire le 8 février 1999. Il convient de reproduire les extraits du jugement auquel l'appelant réfère dans son exposé :
[154] De l’avis du Tribunal, lors de l’examen par le docteur Lévesque, celui-ci notait un épanchement au genou de M. Hudon, la présence d’une infection à la plaie et un retard de mobilité importante à quatre semaines en postopératoire; ceci associé à la douleur importante exprimée par M. Hudon aurait dû conduire le docteur Lévesque à soupçonner une arthrite septique puisqu’il y avait plusieurs éléments cliniques classiques du processus infectieux intra-articulaire. Les règles de l'art commandaient dès lors au docteur Lévesque qu'il ponctionne l'articulation ou, au minimum, qu'il revoie son patient le lendemain matin. Dans les deux cas, le résultat préliminaire d'une ponction effectuée le 8 ou le 9 février aurait conduit à une intervention chirurgicale urgente sur le genou de M. Hudon. Tous les médecins entendus ont confirmé qu’un résultat préliminaire et urgent d'une ponction articulaire peut être obtenu dans les quinze à vingt minutes en requérant du laboratoire une analyse avec une coloration de Gram.
[155] L’opinion initiale du docteur Desnoyers dans son rapport du 11 avril 2007 relativement à la conduite du docteur Lévesque voulant que son diagnostic d’une « infection superficielle au niveau de la plaie » était « défendable », ne peut plus tenir à partir du moment où le docteur Lévesque a honnêtement reconnu qu’il avait noté un épanchement au genou de M. Hudon le 8 février, surtout en tenant compte de la douleur importante exprimée à cette date par M. Hudon qui fut mise en preuve devant le Tribunal.
[156] Rappelons que, selon le docteur Desnoyers, c’est à l’intérieur d’une période de quarante-huit (48) heures que le traitement d’une infection intra-articulaire est le plus efficace.
[157] Le docteur Desnoyers, au sujet des séquelles de M. Hudon, est d’accord avec l’affirmation du docteur Lenczner que l’arthrofibrose a causé l’arthrose, puisqu’elle a étouffé l’articulation, car lorsque celle-ci n'est pas nourrie, elle se détériore. Par contre, il ajoute que l’arthrofibrose peut se produire hors la présence d’une infection, conduisant éventuellement au même résultat. Aussi, selon lui, les séquelles de M. Hudon sont le résultat d’une arthrofibrose très importante et accélérée de l’articulation qui s’est développée devant le croisé antérieur.
[158] En somme, les parties conviennent que l’absence d’intervention du docteur Lévesque, le 8 février, a retardé d’au moins quarante-huit heures le traitement de M. Hudon. Le Tribunal considère ce retard fautif et il reviendra sur la question de savoir si ce retard a eu un impact sur les séquelles dont souffre M. Hudon.
[…]
[209] Le Tribunal considère que le docteur Lévesque s’est écarté de la conduite médicale attendue d’un chirurgien orthopédiste lors de l’examen qu’il a pratiqué le 8 février 1999. Son examen a été sommaire et, alors que plusieurs signes et symptômes présentés par M. Hudon le 8 février 1999 auraient dû l’amener à le revoir le lendemain matin selon certains experts de la défense, quarante-huit heures plus tard selon d’autres; le Tribunal est plutôt d’avis que la preuve démontre qu’il aurait dû procéder à une ponction intra-articulaire la journée même. Son défaut a privé le demandeur d’un traitement dans les premières quarante-huit heures, dont l’efficacité est reconnue par tous les médecins entendus. C’est à l’intérieur de cette « fenêtre idéale » permettant d’assurer le meilleur succès du traitement de l’arthrite septique que celui-ci doit être amorcé dès lors que ses symptômes classiques sont cliniquement observables.
[soulignage ajouté]
[72] Au cours de l'audition, la juge a eu l'opportunité d'entendre 7 médecins experts qui sont venus l'éclairer dans son appréciation des faits[13]. Parmi ceux-ci, certains ont reproché à l'appelant de ne pas être intervenu le 8 février 1999.
[73] L'expert de l'appelant, Dr Desnoyers, a lui-même indiqué au tribunal que le tableau clinique de M. Hudon aurait dû attirer l'attention du Dr Lévesque :
Dans un contexte où le monsieur n'a pas d'épanchement, le cinq (5), qu'il y en a eu aucun de décrit dans le dossier, de façon claire, et que, de façon spécifique, c'est écrit, au cinq (5), qu'il y en a pas, le huit (8), pour moi, c'est le début d'un signal d'alarme.[14]
[soulignage ajouté]
[74] Le témoin Dr Lavallée a abondé dans le même sens puisqu'il considère que l'épanchement du genou est un des critères importants au diagnostic d'arthrite septique.
[75] En somme, la juge a correctement jaugé tous les témoignages d'experts pour être en mesure de se forger une opinion reposant sur la preuve. D'ailleurs, elle n'avait pas à justifier tous ses motifs au regard des expertises et des pièces. La Cour l'a rappelé dans l'arrêt Rouillard c. St-Martin :
Le juge de première instance n'est pas non plus lié par les témoignages d'expert et n'est pas tenu de justifier à cet égard pourquoi il retient tel élément de preuve ou rejette tel autre, surtout, comme en l'espèce, lorsqu'il est en présence d'une preuve d'expertise contradictoire.[15]
[soulignage ajouté]
[76] En définitive, je suis d'avis que l'appelant n'est pas parvenu à identifier d'erreur manifeste et dominante dans l'analyse de la juge justifiant une intervention de la Cour en ce qui concerne la première question[16].
[77] L'appelant est d'avis que le lien causal ne peut pas être basé sur des hypothèses ou conjectures, bien qu'il puisse être prouvé au moyen de présomptions. Il croit que la juge a commis une erreur en tirant une inférence de causalité de sa conduite alors que la preuve prépondérante ne supportait pas le fait qu'un délai de 48 heures ait causé des séquelles à M. Hudon. Par le fait même, l'appelant soutient que la juge a compensé une « perte de chance ».
[78] L'appelant plaide que la simple affirmation générale que « chaque jour compte » n'est pas suffisante juridiquement pour permettre d'établir un lien causal relativement à un délai de 24 ou 48 heures. Il affirme que la preuve des experts, tant en demande qu'en défense, a indiqué que, bien qu'il soit préférable de traiter rapidement l'infection, une « période dorée » de traitement durant laquelle le traitement est efficace peut s'étendre jusqu'à 6 ou 7 jours selon le témoignage du Dr Godin.
[79] En outre, l'appelant soutient que les constatations opératoires faites par le Dr Lavallée confirment que l'arthrite septique a été traitée rapidement puisqu'elles indiquent que l'infection était au « stade 1, début stade 2 » sur l'échelle de Gächter comportant 4 paliers. Il prétend que cet élément est incompatible avec la présomption que la juge a appliquée et constitue un obstacle à l'inférence de causalité que la juge a retenue.
[80] De plus, l'appelant reproche à la juge de ne pas avoir expliqué pourquoi M. Hudon se serait trouvé parmi les 70 % des patients qui sortent indemnes d'une infection intra-articulaire.
[81] Pour leur part, les intimés soutiennent que la preuve démontre de façon prépondérante que la faute de l'appelant a été déterminante au point que la juge a estimé la probabilité de rétablissement complet à 60 %.
[82] Ils sont d'avis que les conclusions de la juge sont raisonnables et supportées par la preuve.
* * *
[83] Aux fins de cette analyse, il convient de reproduire les extraits du jugement traitant du lien de causalité :
[211] Le docteur Godin a affirmé que soixante-dix pour cent des personnes traitées à l'intérieur de six à sept jours du début d'une arthrite septique au genou ne conservent pas de séquelles. De plus, la littérature médicale scientifique produite ou commentée par le docteur Desnoyers confirme que les premières quarante-huit heures de traitement sont cruciales. Tous les médecins entendus ont convenu que « chaque jour compte ». Or, on sait que M. Hudon a été traité au bout de quatre jours, soit après quatre-vingt-seize heures.
[212] Le Tribunal conclut que le demandeur doit bénéficier en regard de la preuve d'une présomption causale ou d'une inférence, que les séquelles dont il aurait été affecté auraient été moindres s'il avait pu être traité dès le 8 ou le 9 février comme l'auraient permis des soins conformes aux règles de l'art, dont le Tribunal a traité au point 9 de ce jugement aux paragraphes 83 à 85.
[213] Le Tribunal croit qu'il y a lieu d'établir une équation qui, bien qu'approximative des séquelles attribuables au retard du traitement, s'appuie sur la preuve offerte. Considérant que M. Hudon a été privé des quarante-huit premières heures de traitement qui sont « cruciales » à la réussite du traitement et que ce qui est « crucial » est « décisif », « capital » et même « déterminant », ce qui se traduit en termes de pourcentage à une donnée supérieure à 50 %, le Tribunal l'arbitre à 60 %. La preuve révélant que M. Hudon avait au départ 70 % de possibilité de sortir indemne d'un traitement amorcé rapidement (selon le témoignage de son propre expert), il a droit d'être indemnisé de 42 % de ses dommages (60 % X 70 % = 42 %) :
[soulignage ajouté]
[84] Dans un premier temps, on constate que la juge a conclu que les 48 premières heures suivant la constatation d'une arthrite septique étaient déterminantes pour l'éradiquer au regard d'une certaine littérature médicale citée par le Dr Desnoyers.
[85] Qu'est-ce qui se dégage de la littérature médicale consultée par la juge ?
[86] Au paragraphe 200 du jugement, la juge utilise comme source un document intitulé Sepctic knee arthritis following ACL reconstruction : a systematic review[17]. Dans ce texte, on souligne que les buts du traitement contre l'arthrite septique sont de protéger le cartilage de l'articulation et de sauvegarder le greffon. On ajoute que si l'infection n'est pas traitée dans les 7 jours, le cartilage va perdre 50 % de sa glucosamine et de son collagène. Concernant les délais d'intervention, on écrit :
It is believed that the early onset of therapy, infection with low virulence bacteria, graft retention and early physical therapy are essential for successful treatment.
[…]
A second patient, who received treatment 1 week after the onset of the infection, also required graft removal because of the impregnation by a thick purulent exudate resulting in general postinfectious cartilage thinning and residual pain. The only patient infected with Staphylococcus aureus who did well, was diagnosed and treated early, almost 2 days after the clinical symptoms began.
[soulignage ajouté]
[87] À la lumière de ce passage, on constate que la « littérature » à laquelle la juge se réfère vise, en réalité, un seul cas tiré d'une étude scientifique. Nul ne remet en doute le fait qu'une infection doit être traitée le plus tôt possible, mais la question se situe davantage au niveau du lien causal attribuable à un délai de 48 heures quant au développement de l'arthrofibrose et, éventuellement, de l'arthrose. Certes, le patient cité dans l'article a bien récupéré, mais cela ne démontre en rien que son état se serait aggravé s'il avait été traité 2 jours plus tard.
[88] D'ailleurs, le Dr Desnoyers a lui-même reconnu la faiblesse de sa « théorie des 48 premières heures » :
R. Par contre, pour moi, il est clair que, à partir du 9, il fallait intervenir, et que, en fonction de la littérature qui nous est soumise, la période de 2 jours est une période de grande protection, dans le sens de grand encouragement, pour traiter une arthrite septique, à l'intérieur de l'articulation.
Q. 2 jours ?
R. Oui. Je peux vous citer la littérature à cet effet là … je peux vous citer la littérature à cet effet-là, puis je vous […] soumets, Madame la juge, encore une fois, qu'on parle de petits chiffres; donc, je peux accepter la critique, si on parle de 1 cas ou quoi que ce soit, mais c'est la littérature que l'on a.
[…]
Ce qu'on dit, c'est que le seul patient avec un staph aureus, qui s'est bien comporté, a été traité en 2 jours. Et, quand on veut comprendre qu'est-ce que ça veut dire, pour eux, « bien traité », ça fait référence au fait que, bon, il a … on a éradiqué l'infection, mais c'est surtout qu'il a été capable de garder son greffon.[18]
[soulignage ajouté]
[89] Plus tard dans son témoignage, il ajoute :
R. Ben, habituellement, quand le processus est assez avancé, Madame la juge, le greffon va être impliqué.
L'exemple que je vous ai cité, du patient au staph aureus qui a été traité à l'intérieur de 2 jours, un des critères du bon résultat, c'était qu'il avait été capable de garder son greffon, alors que, dans les autres, le greffon est malheureusement disparu et la littérature nous dit que c'est un peu malheureux, mais il faut qu'on parte avec le greffon, souvent, il est imprégné.[19]
[soulignage ajouté]
[90] En fait, pour le Dr Desnoyers, la réussite d'un traitement se traduit notamment par la conservation du greffon du patient. Dans le cas en l'espèce, le Dr Lavallée a noté que le genou de M. Hudon n'était « pas beaucoup magané » et que son greffon a pu être sauvé[20].
[91] À ce sujet, le Dr Vincent, à qui la juge a attribué une très grande crédibilité[21], note que :
R. À mon avis, c'est une arthrite septique qui commençait tout juste, et puis il a été opéré le 11. Même si on met l'arthrite septique le 8, on a un délai de quarante-huit (48) heures, on est dans un délai très précoce avant les chirurgies.
On a vu tout à l'heure, et puis c'est dans beaucoup de littératures, une intervention tôt est bénéfique, on essaie d'intervenir le plus tôt possible, mais s'il a été vu le 8, 9-10-11, on est vraiment dans une fenêtre très proche du début de l'infection. On n'est pas dans un patient qui est opéré sept (7) jours après, huit (8) jours après, on est dans un range très précoce, et ça correspond à ce qu'on va voir lors de la chirurgie. Pas un liquide purée de pois comme on s'attend d'une infection qui aurait évolué depuis plusieurs jours, c'est un liquide séropurulent, on est dans le début de l'infection.
Le cartilage est normal, la synoviale est normale, le tendon, excusez-moi, le greffon, la partie greffon est normale. Il y a pas de pus, il y a pas de sécrétion fibrineuse, il y a pas d'atteinte du tendon, on a rien qui indique une évolution depuis longtemps pour un staph aureus[22].
[soulignage ajouté]
[92] C'est ayant comme preuve ces éléments que la juge décide de faire jouer une présomption de causalité selon laquelle les conséquences auraient été moindres pour M. Hudon si l'appelant était intervenu le 8 ou le 9 février. Par ailleurs, en citant l'affaire Lafferière c. Lawson, la juge rappelle à bon droit que la causalité n'a pas à être scientifique, mais doit respecter la prépondérance des probabilités.
[93] La juge pouvait-elle légalement conclure qu'une présomption de causalité devait s'appliquer en tenant compte de la preuve soumise devant elle ?
[94] La juge a déterminé que celle-ci était suffisante pour fonder la présomption que les dommages de M. Hudon auraient été moindres s'il avait pu être traité le 8 ou le 9 février. Plus précisément, cette présomption a pour assise l'énoncé que « chaque jour compte » dans le traitement d'une infection.
[95]
Pour être retenue, l'article
[96] Le contexte médical ne modifie pas le fardeau de preuve d'une partie. Dans l'arrêt St-Jean c. Mercier, le juge Gonthier a traité des présomptions de fait dans un tel contexte :
L'article
La Cour d'appel déclare à bon droit qu'il ne suffit pas de montrer que le défendeur a créé un risque de préjudice et que le préjudice s'est ensuite réalisé dans l'aire de risque ainsi créée. Dans la mesure où cette notion est un moyen de preuve distinct comportant une norme moins exigeante à satisfaire, l'arrêt Snell et sans aucun doute l'arrêt Laferrière, précités, auraient dû mettre fin à ces tentatives de contourner les règles de preuve traditionnelles selon la prépondérance des probabilités. Il se peut que l'on ait mal interprété ce que je dis dans Laferrière, p. 609 : « Dans certains cas, lorsqu'une faute comporte un danger manifeste et que ce danger se réalise, il peut être raisonnable de présumer l'existence du lien de causalité, sous réserve d'une démonstration indiquant le contraire » (je souligne). Cet énoncé ne fait que répéter la règle traditionnelle applicable aux présomptions, et ne crée pas d'autres moyens de preuve en droit civil québécois relativement à l'établissement d'un lien de causalité. La Cour d'appel a eu raison de considérer que cet extrait avait trait aux présomptions dans le cadre des règles traditionnelles.[23]
[soulignage ajouté]
[97] Il y a lieu de noter également qu'aucune distinction ne doit être faite quant au lien de causalité lié à une faute d'action ou d'omission[24].
[98] Cela dit, un passage important de l'étude citée par la juge mérite d'être mentionné. Dans celui-ci, on identifie les risques de développer de l'arthrose à la suite d'une infection intra-articulaire :
Similarly, in McAllister et al. study, despite the early onset of treatment, within 24 h after the onset of symptoms, 3 out of 4 patients infected with Staphylococcus aureus, developped osteoarthritis. On the other hand, in the previous study it was suggested that in order to retain the graft in the cases of infections with Staphylococcus aureurs, the treatment must begin in the first 24 h.
Although it has been mentioned that the graft could serve as a nidus for infection, patients with retained graft have better clinical outcomes. Williams et al. reported on seven patients who had the graft retained at the initial wash out. Four of these patients had a repeat wash out 1 week later, with graft removal, because of persistent infection. About the 65% of the partients with graft removed experienced knee instability and were unable to participate in athletic activities. In contrast, only 30% of patients with graft retained experienced knee instability and were unable to participate in athletic activites.
[…]
Osteoarthritis is more often developed after septic knee arthritis following ACL reconstruction with patellar tendon graft. Patients with patellar graft have 2.75 more possibilities to present degenerative changes than patients with hamstrings graft. In Schollin-Borg et al. study, patients with patellar graft achieved worse KOOS score than patients with hamstrings graft (73.33 vs 80.25, respectively), but without statistical significance.
Also patient's age is related to the number of procedures needed to eradicate the infection. In patients older than 25 years, 1.12 more procedures are needed to control infection when compared with younger than 25 years old patients. Besides, osteoarthritis develops in older patients. […]
[…]
Complications after septic knee arthritis are postinfectious residual stiffness and arthrofibrosis or even articular cartilage degeneration and osteomyelitis and finally, graft failure or rupture - perhaps structurally weakened by the infection.
However, knee function after infection following ACL reconstruction, is impaired. The ability of patients to perform pain-free activities of daily living is likely. It is supported that a full return to athletic activities is less certain. In McAllister et al study the clinical outcome of the infected patients is reported to appear inferior to that of control subjects without infection. Similarly, Schollin-Borg et al. mentioned that each infected patient scored worse (in most cases) or equal to the noninfected group. In contrast, Viola et al. stated that the patients with postoperative arthritis are similar to those of uncomplicated reconstructions[25].
[soulignage ajouté]
[99] En résumé, il appert de ce passage que, selon une étude scientifique, les ¾ des patients souffrant d'une infection qui ont été traitées dans les 24 premières heures ont tout de même développé de l'arthrose. En parallèle, les risques d'arthrose sont plus grands lorsque le patient a subi une reconstruction du ligament antérieur croisé utilisant un greffon provenant du tendon rotulien, comme c'est le cas de M. Hudon. De surcroît, l'âge du patient augmente également les risques d'arthrose. Finalement, il ressort de ce passage que la doctrine n'est pas unanime concernant les chances de subir des complications à la suite d'une infection intra-articulaire. En effet, l'étude Viola démontre qu'autant de patients avec ou sans complications ont développé de l'arthrite.
[100] Il faut donc éviter de mettre le focus sur les séquelles dont souffre M. Hudon et procéder plutôt à une analyse du lien de causalité selon la prépondérance des probabilités. À ce sujet, les auteurs Philips-Nootens, Lesage-Jarjoura et Kouri écrivent :
Si la preuve ne convainc pas le tribunal que le dommage est dû à une faute du médecin, l'action sera rejetée. En effet, inférer une faute du seul fait que l'intervention a causé un dommage serait méconnaître le rôle des risques associés à l'intervention et transformer l'obligation de moyens du médecin en obligation de résultat : comme le réaffirme la Cour d'appel dans la décision Vigneault c. Mathieu, « il ne suffit pas de prouver l'absence de résultat […]. Il est nécessaire que les présomptions de fait conduisent à la constatation de l'existence d'une faute. L'issue de l'intervention n'est pas le seul facteur à considérer. ».[26]
[soulignage ajouté]
[101] À la lumière de ces enseignements, je suis d'avis que la juge a commis une erreur manifeste et déterminante en concluant qu'une présomption de fait devait s'appliquer en faveur des intimés relativement à la causalité[27].
[102] Dans les faits, il se dégage de la preuve que l'infection a été traitée dans un délai d'intervention raisonnable, ne laissant pas le temps au virus de causer des dommages au genou, tel qu'il appert des constatations faites par le Dr Lavallée lors de l'intervention du 11 février 1999. En outre, l'incidence prépondérante du défaut par l'appelant d'avoir agi sans délai est douteuse. M. Hudon a, en effet, été opéré par le Dr Lavallée et il a conservé son greffon. Cet élément signifie que l'intervention a été complétée avec succès. D'autant plus que l'arthrite septique a été soignée dans « la période dorée » de 6 à 7 jours à laquelle le Dr Godin faisait référence.
[103] Je rappelle que les premiers signes qui pouvaient laisser soupçonner la présence d'une arthrite septique sont apparus le 8 février 1999. S'il avait été diligent, Dr Lévesque aurait revu son patient le 9 février et il aurait alors pu prévoir une opération le 10 février. Dans les faits, l'opération a été réalisée le 11 février et les signes cliniques constatés établissent que l'infection était à son stade préliminaire (grade 1).
[104] Selon la théorie de la période dorée du Dr Godin, qui a été retenue par la juge, M. Hudon conservait toujours 70 % de chance de ne pas garder de séquelles à la suite de l'opération du 11 février 1999.
[105] Je conclus que les faits en l'espèce ne sont pas suffisamment graves, précis et concordants pour qu'une présomption en soit inférée. De fait, focaliser uniquement l'attention sur les complications de M. Hudon revient à sanctionner une perte de chance. Or, cette théorie a été formellement désavouée par la Cour suprême[28].
[106] Dans leur ouvrage, les auteurs Philips-Nootens, Lesage-Jarjoura et Kouri définissent ce qu'est la théorie de la perte de chance :
Des tentatives ont été faites pour introduire en responsabilité médicale au Québec la notion de « perte de chance »; à défaut pour le demandeur de pouvoir établir, par la balance des probabilités que la faute du médecin est cause du dommage subi par le patient, il est allégué que cette faute lui a, à tout le moins, fait perdre une « chance de guérison ». Il y aurait donc lieu d'attribuer une indemnité partielle, une fraction, nécessairement arbitraire, du préjudice subi, qu'il s'agisse de la mort, de l'aggravation de la maladie, etc.
Controversée en droit français et écartée, après tergiversations, en droit anglais, cette approche a finalement été rejetée également par la Cour suprême du Canada dans la cause Laferrière c. Lawson
[…]
La responsabilité médicale ne fait donc pas exception au droit commun et continue à exiger la preuve du lien de causalité : l'on ne peut, par l'expédient d'une « perte de chance », passer outre cette obligation[29].
[107] Pourtant, c'est cette théorie que la juge d'instance a appliquée, tel que cela ressort du paragraphe 213 du jugement. En effet, elle a utilisé une présomption erronée pour déterminer que la faute de l'appelant avait fait perdre 42 % de chance à l'intimé de ne souffrir d'aucune séquelle. Bien que certains auteurs militent en faveur d'un fardeau plus léger en cas d'une faute d'omission, la Cour demeure liée par les conclusions de la Cour suprême voulant que le lien causal soit prouvé par la prépondérance des probabilités, sans égard au type de la faute[30]. Décider autrement astreindrait les médecins à un régime de responsabilité distinct[31].
[108] En définitive, la théorie de la perte de chance ne peut pallier l'absence de causalité. La conclusion de la juge concernant le lien de causalité est donc erronée et justifie l'intervention de la Cour.
[109] Vu cette conclusion relative à la deuxième question, il n'y a pas lieu d'examiner les troisième et quatrième questions.
[110] Pour les motifs ci-dessus mentionnés, je suis d'avis d'accueillir l'appel principal et d'infirmer partiellement le jugement de première instance en rejetant l'action contre le Dr Jean-Marie Lévesque, le tout sans frais.
[111] Je suis aussi d'avis de rejeter l'appel incident, sans frais.
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BENOÎT MORIN, J.C.A. |
[1]
Hudon c. Cloutier,
[2]
Hudon c. Cloutier,
[3] Pièce D-1.
[4] Jugement dont appel, paragr. 72.
[5] Jugement dont appel, paragr. 74.
[6] Jugement dont appel, paragr. 111.
[7] Jugement dont appel, paragr. 125.
[8] Jugement dont appel, paragr. 46.
[9]
2333-2244 Québec inc. c. Immeubles Y. Maheux,
[10]
P.L. c. Benchetrit,
[11]
Lapointe c. Hôpital Le Gardeur,
[12]
Stoneham et Tewkesbury c. Ouellet,
[13] Jugement dont appel, paragr. 40.
[14] Témoignage du Dr Desnoyers, notes sténographiques du 25 mai 2010, p. 321.
[15]
Rouillard c. St-Martin,
[16]
Housen c. Nikolaisen,
[17] Pièce DH-12.
[18] Témoignage du Dr Desnoyers, notes sténographiques du 25 mai 2010, p. 687-688.
[19] Ibid, p. 707.
[20] Témoignage du Dr Lavallée, notes sténographiques du 4 mai 2010, p. 86-87.
[21] Jugement dont appel, paragr. 173.
[22] Témoignage du Dr Vincent, notes sténographiques du 27 mai 2010, p. 262-263.
[23] St-Jean c. Mercier, [2002] 1 R.C.S., p. 491, paragr. 115-116.
[24]
Laferrière c. Lawson,
[25] Pièce DH-12, voir note 16, supra.
[26] Suzanne Philips-Nootens, Pauline Lesage-Jarjoura et Robert P. Kouri, Éléments de responsabilité civile médicale, 3e éd., Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2007, p. 62-63.
[27]
La question de la causalité est une question de fait. Voir : St-Jean c.
Mercier,
[28]
Laferrière c. Lawson,
[29] Voir note 27, supra, p. 80-82.
[30] Frédéric Desmarais, « L'indemnisation pour la perte de chance de guérison dans les cas de fautes d'omission », (2008) EYB2008REP707, p. 4.
[31]
Laferrière c. Lawson,