Décision

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COUR DU QUÉBEC

 

 

JT1284

 
 COUR DU QUÉBEC

« Division des petites créances »

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

DISTRICT DE

SAINT-FRANÇOIS

LOCALITÉ DE

SHERBROOKE

« Chambre civile »

N° :

450-32-008550-030

 

DATE :

17 mai 2004

______________________________________________________________________

 

SOUS LA PRÉSIDENCE DE :

L’HONORABLE

PATRICK THÉROUX, J.C.Q.

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ANDRÉ POIRIER, 53 chemin Rhéaume Sud, Saint-Élie d'Orford (Québec), J0B 2S0,

Demandeur

c.

BERTRAND DEGRÉ INC., 1564 rue Denault, Sherbrooke (Québec), J1H 2R2,

Défenderesse et demanderesse en garantie

c.

SUCRE LANTIC LTÉE, 4026 Notre-Dame Est, Montréal (Québec), H1W 2K3,

-et-
LES ŒUFS BEC-O INC., C.P. 330, Upton (Québec), J0H 2E0,

-et-
ROBIN HOOD MULTIFOODS INC., 9001 boul. L'Acadie, #602, Montréal (Qc), H4N 3H5,

-et-
FARINEX, 3780 rue de la Vérendrye, BoisBriand (Québec), J7H 1R5,

-et-
VALPAC INC., 5475 Royalmount, #131, Mont-Royal (Québec), H4P 1J3,

-et-
S. GUADAGNO INC., 2 Place du Commerce, #100, Ile des Sœurs (Québec), H3E 1A1,

-et-
KRAFT CANADA INC., 4848 rue Levy, St-Laurent (Québec), H4R 2P1,

-et-
DAWN FOODS PRODUCTS, 75 Vickers Road, Etobicoke (Ontario), M9B 6B6,

-et-
ALIPRO INGRÉDIENTS, 135 Industrielle, Delson (Québec), J0L 1G0,

-et-
SIFTO CANADA, 7044 Notre-Dame Est, Montréal (Québec), H1N 3L6,

Défenderesses en garantie.

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JUGEMENT

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Le litige

[1]                André Poirier réclame de Bertrand Degré Inc. la somme de 7 000 $ suite à la découverte d'un corps étranger, en l'occurrence une dent humaine, dans un gâteau fabriqué et mis en marché par cette dernière.  Il allègue avoir subi un préjudice psychologique et développé un dégoût pour ce type de nourriture depuis cet événement.

[2]                La défenderesse nie sa responsabilité.  Elle soutient que le demandeur n'a pas établi la provenance de la dent et affirme que son processus de fabrication n'est pas en cause.  Il est impossible, selon elle, qu'un tel objet puisse être introduit dans son produit en cours de fabrication.  Elle appelle en garantie les fournisseurs de l'ensemble des ingrédients entrant dans la préparation de son gâteau.

La preuve

[3]                Le 11 août 2002, durant une pause à son travail, M. Poirier se procure, comme c'est son habitude, un gâteau aux carottes dans une distributrice automatique.  En le mangeant, il sent la présence d'un objet dur qu'il retire immédiatement de sa bouche.  Il s'agit d'une dent.

[4]                Les deux compagnons de travail qui l'accompagnent, Claude Meunier et Sylvain Royer, constatent l'incident.  Ils témoignent à l'audience et corroborent en tout point la version du demandeur.

[5]                Le rapport d'analyse du Laboratoire de pathologie du ministère de l'Agriculture, des Pêches et de l'Alimentation conclut qu'il s'agit d'une dent humaine dépourvue de sa pulpe, en l'occurrence, une dent caduque [1].

[6]                La preuve établit donc que le gâteau acheté par le demandeur contenait une dent d'enfant.

[7]                Cette conclusion exclut totalement la probabilité qu'il puisse s'agir d'un fragment de dent du demandeur.  Selon la preuve, cette dent était déjà dans le gâteau quand le demandeur l'a acheté.

La responsabilité

[8]                Bertrand Degré Inc. est une entreprise spécialisée dans le domaine alimentaire.  Elle fabrique et met en marché différents produits, dont le gâteau aux carottes en litige.  Son propriétaire, M. Pierre Degré, précise qu'elle en fabrique de 40 000 à 50 000 par année.

[9]                La défenderesse a l'obligation de fabriquer et de vendre des aliments qui sont exempts de corps étrangers.  Plusieurs jugements ont déjà établi qu'il s'agit là d'une obligation de résultat [2].

[10]            La défenderesse a manqué à son obligation légale de garantie de qualité des produits qu'elle vend.  À titre de fabricant, elle est réputée connaître le vice de son produit et est responsable des dommages-intérêts qui en résultent pour l'acheteur.

Le dommage

[11]            Il n'y a, en l'instance, aucun dommage physique.  Les dommages subis par le demandeur sont plutôt des dommages moraux découlant du stress et de l'anxiété provoqués par la découverte étrange qu'il a faite, dans des circonstances particulièrement répulsives.

[12]            Selon son témoignage, M. Poirier avait développé, certainement à juste titre, un goût et une confiance pour le produit de la défenderesse qu'il consommait régulièrement lors de ses pauses.

[13]            Il est particulièrement déplaisant et insécurisant de découvrir un corps étranger dans un aliment que l'on est en train de mastiquer.  S'il s'agit, comme ici, d'un objet de provenance humaine, la découverte provoque dégoût, répugnance, haut-le-cœur.

[14]            Le demandeur a établi la preuve du préjudice qu'il a subi.

[15]            Le préjudice moral est susceptible de réparation.  Son évaluation relève de la discrétion du tribunal qui doit tenir compte, dans l'analyse de chaque cas particulier, de la preuve de son caractère certain, direct et immédiat.

[16]            Ainsi, les montants accordés varient beaucoup d'un cas à l'autre, comme le montrent les exemples suivants:

·        Dans l'affaire Samson c. Pepsi-Cola Canada Ltd [3], un montant de 25 $ a été accordé suite à la découverte d'un corps étranger dans une bouteille de boisson gazeuse.  La demanderesse éprouvait du dédain en voyant des boissons gazeuses; elle avait pratiquement cessé d'en boire.

·        Dans l'affaire Carrier c. David Lord Limitée [4], un montant de 50 $ a été accordé suite à la découverte d'un insecte de couleur rougeâtre dans une boîte de haricots.  Le demandeur alléguait qu'il ne pouvait plus manger de légumes en conserve depuis.

·        Dans l'affaire Pelletier c. Coca-Cola [5], un montant de 1 435,60 $ a été accordé suite à l'ingestion d'une substance visqueuse ressemblant à des vers dans une bouteille de boisson gazeuse.

·        Dans l'affaire Ferrante c. Restaurant McDonald's du Canada [6], un montant de 500 $ a été accordé suite à la découverte d'un morceau de tissu provenant d'une guenille dans un « Big Mac »..

·        Dans l'affaire Cadieux c. Aliments Fontaine Santé Inc. [7], un montant de 1 000 $ a été accordé suite à la découverte d'un morceau de plexiglas alors que le demandeur consommait du taboulé.

·        Dans l'affaire Boucher c. McDonald's Canada Ltée [8], un montant de 4 042,78 $ a été accordé suite à la découverte d'un ver mort de couleur blanchâtre dans un « Big Mac ».

[17]            Le montant de 7 000 $ réclamé par le demandeur en l'instance est exagéré.

[18]            Les circonstances de la présente affaire se rapprochent de celles de l'affaire Cadieux citée plus haut.  Il faut cependant tenir compte de la nature de l'objet trouvé par le demandeur dans son gâteau.  Mastiquer un aliment contenant une dent humaine provoque davantage de dédain et de répugnance que s'il s'agit d'un morceau de plexiglas.

[19]            Un montant de 2 000 $ constitue une indemnité raisonnable dans les circonstances.  La défenderesse devra donc verser ce montant au demandeur.

Les recours en garantie

[20]            La défenderesse intente un recours en garantie contre tous les fournisseurs des ingrédients entrant dans la composition de ses gâteaux aux carottes.  Elle prétend que la dent découverte dans le gâteau acheté par M. Poirier provient du produit de l'un de ces fournisseurs et qu'elle s'y est retrouvée à son insu.

[21]            La dent ne provient pas du chef cuisinier de la défenderesse qui fabrique ces gâteaux, selon le même procédé, depuis 15 ans.  Il est seul lors de la fabrication; aucun enfant n'a accès aux installations de la défenderesse.

[22]            Le Tribunal retient le témoignage de M. Richard à l'effet que la dent a pu être intégrée au mélange, à son insu, en versant un ingrédient dans le malaxeur.  Selon lui, l'ingrédient le plus susceptible de contenir une telle chose sans qu'elle ne soit facilement détectable est la noix.  Il verse, à un étape de la fabrication, 0.216 kilogrammes de noix de Grenoble émiettées.  Ces noix sont achetées en vrac et fournies en boîtes de trente livres par la firme S. Guadagno Inc.   Elles proviennent de Chine.

[23]            Tous les fournisseurs appelés en garantie, sauf S. Guadagno Inc., ont fait entendre un représentant qui a expliqué en détail les différents procédés de fabrication et d'emballage de leurs produits respectifs.  Il ressort de cette preuve qu'il est à toutes fins utiles impossible qu'une dent d'enfant se soit retrouvée dans ces produits lors de leur fabrication ou leur emballage.

[24]            De plus, la texture, la couleur et l'apparence du sucre fin, des œufs liquide, de la farine et du bicarbonate de sodium rendent improbable le fait qu'une dent puisse passer inaperçue lors de l'intégration de ces ingrédients dans le mélange à gâteau.

[25]            Par ailleurs, le fromage à la crème, le stabilisateur et le fondant servent à la fabrication du glaçage appliqué sur le gâteau une fois cuit.  Ces produits ne peuvent donc être en cause.

[26]            Vu sa taille, sa forme et sa couleur, la dent a vraisemblablement été introduite dans le mélange en versant les noix émiettées.  Il s'agit là d'une présomption grave, précise et concordante découlant de la preuve.

[27]            Malgré sa vigilance, le chef cuisinier n'a pu éviter l'introduction de ce corps étranger dans le gâteau qu'il a fabriqué.

[28]            Le fournisseur S. Guadagno Inc. doit répondre, vis-à-vis la défenderesse, de la qualité de son produit.  Il a engagé sa responsabilité en fournissant un produit contenant un corps étranger et doit donc indemniser la défenderesse de la condamnation prononcée contre elle.

[29]           POUR CES MOTIFS, le Tribunal:

[30]           ACCUEILLE partiellement la demande;

[31]           CONDAMNE la défenderesse Bertrand Degré Inc. à payer au demandeur la somme de DEUX MILLE DOLLARS (2 000 $) plus les intérêts au taux légal et l'indemnité additionnelle prévue à l'article 1619 du Code civil du Québec à compter de la mise en demeure du 30 octobre 2002, plus les frais de CENT TRENTE-CINQ DOLLARS (135 $);

[32]           ACCUEILLE la demande en garantie de la demanderesse Bertrand Degré Inc. contre S. GUADAGNO INC., avec dépens;

[33]           CONDAMNE la défenderesse en garantie, S. GUADAGNO INC., à payer à la demanderesse en garantie, Bertrand Degré Inc., le montant de la condamnation prononcée contre elle, en capital, intérêts et frais;

[34]           REJETTE, avec dépens, les appels en garantie de Bertrand Degré Inc. contre SUCRE LANTIC LTÉE, LES ŒUFS BEC-O INC., ROBIN HOOD MULTIFOODS INC., FARINEX, VALPAC INC., KRAFT CANADA INC., DAWN FOODS PRODUCTS, ALIPRO INGRÉDIENTS, SIFTO CANADA.

 

 

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PATRICK THÉROUX, J.C.Q.

 

 

 

Date d’audience :

14 avril 2004

 



[1]    Voir Le grand dictionnaire terminologique de l'Office québécois de la langue française qui définit "dent caduque"  (dans la catégorie médecine (2)), comme suit:  « dent temporaire n.f.  « Chacune des dents apparte­nant à la première dentition, qui sont, chez l'homme, au nombre de 20. (…) synonyme(s):  dent de lait n.f., dent primitive (…). » 

[2]    Denis Carrier c. David Lord Limitée, [1989] R.R.A. 67 à 69.    Voir aussi Roland Pelletier c. Coca-Cola Ltée, C.P., Montréal, 500-02-037001-794, 5 septembre 1980, monsieur le juge Pierre Durand.    Pierre Cadieux c. Aliments Fontaine Santé Inc., C.Q., Montréal, 500-32-035271-982, 16 décembre 1998, monsieur le juge Raoul P. Barbe.    Filomena Ferrante c. Restaurant McDonald's du Canada -et- Entreprises Amico R.S. Inc., C.Q., Montréal, 500-32-070566-023, madame la juge Eliana Marengo.

[3]    Samson c. Pepsi-Cola Canada Ltd, C.P. Frontenac, 235-32-000474-812.

[4]    Denis Carrier c. David Lord Limitée, précité, note 2.

[5]    Roland Pelletier c. Coca-Cola Ltée, précité, note 2.

[6]    Filomena Ferrante c. Restaurant McDonald's du Canada -et Entreprises Amico R.S. Inc., précité, note 2.

[7]    Pierre Cadieux c. Aliments Fontaine Santé Inc., précité, note 2.

[8]    Jean-Pascal Boucher c. McDonald's Canada Ltée, C.S., Montréal, 500-17-002845-983, 17 février 1999, monsieur le juge Claude Larouche.

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