[1] L’appelante se pourvoit contre un jugement rendu le 4 mars 2013 par la Cour supérieure, district de Montréal (l’honorable Richard Nadeau), qui a rejeté sa requête en exception déclinatoire.
[2] Pour les motifs du juge Journet, auxquels souscrivent les juges Vézina et Savard;
LA COUR :
[3] REJETTE l’appel avec dépens.
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MOTIFS DU JUGE JOURNET |
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[4] L’appelante se pourvoit contre un jugement de la Cour supérieure, district de Montréal, rendu le 4 mars 2013 par l’honorable Richard Nadeau, j.c.s., qui a rejeté sa requête en exception déclinatoire reposant sur l’existence d’une clause d’élection de for[1] contenue dans la convention convenue entre les parties.
[5] L’appelante s’est vu signifier une requête introductive d’instance par les intimés qui allèguent avoir subi des dommages à la suite d’une inexécution des obligations contractuelles de l’appelante. La convention intervenue entre les parties contient une clause d’élection de for rendant le droit de la province de l’Ontario applicable aux litiges entre les parties et déclarant la Californie comme étant la juridiction compétente.
LES FAITS
[6] Le 21 février 2012, les intimés placent sur le site internet eBay une annonce dans le but de vendre des chaussures de sport « Nike » à tirage limité, produites dans le cadre du match des étoiles de la NBA. Ils comptent réaliser un profit en les revendant par l’intermédiaire des services de l’appelante.
[7] Ces chaussures doivent être vendues par une boutique de Montréal « ExcLuCity » le 24 février 2012 à minuit précis. Les intimés veulent profiter de l’engouement autour de ces chaussures qui aurait même provoqué des émeutes aux États-Unis parmi leurs acheteurs.
[8] Les intimés n’ont jamais vendu d’autres chaussures sur le site de la demanderesse, n’ont jamais constitué ou demandé la constitution d’une société à cette fin. Ils n’exploitent pas de commerce de chaussures de quelque façon que ce soit, ce sont deux étudiants qui espéraient faire un profit rapide pour subvenir à leurs besoins.
[9] Au moment de la conclusion du contrat avec eBay, les intimés n’ont pas encore acquis les chaussures. Ils les acquerront le 24 février 2012 pour un montant de 316,18 $.
[10] La mise à prix est de 750 $ et les enchères reçues pour les chaussures grimpent rapidement jusqu’à 50 000 $ US dans la matinée de la publication sur le site web de l’appelante.
[11] Le 24 février 2012 à 15 h 27 les intimés reçoivent un message d’un utilisateur du site Internet de l’appelante surnommé « irom 7370 ». Il propose d’acheter les chaussures pour 80 000 $ US. L’appelante avise alors les intimés qu’ils ne doivent pas donner suite à aucun message qu’elle envoie ni répondre à aucun message qui leur demande de conclure la transaction hors eBay. Les intimés ne répondent donc pas à l’offre malgré que cet utilisateur reçoive des évaluations positives des internautes à 100 %.
[12] Le 24 février 2012 à 1 h 49 min 58 s (heure du Pacifique)[2], l’appelante annonce par courriel aux intimés qu’elle interrompt unilatéralement les enchères, les privant ainsi d’un profit important. Vingt minutes avant l’interruption, les intimés ont constaté que les enchères avaient atteint 96 750 $ US.
[13] Les intimés réclament le montant qu’ils auraient dû percevoir n’eût été de l’interruption puisque maintenant que l’engouement du match des étoiles de la NBA est passé, ils ne peuvent plus revendre les chaussures au même prix.
LE JUGEMENT DONT APPEL
[14] Le juge de première instance qualifie le contrat conclu entre l’appelante et les intimés de contrat d’adhésion.
[15] Dans ce contrat, la clause litigieuse se lit comme suit :
Law and Forum for Disputes - This Agreement shall be governed in all respects by the laws of the Province of Ontario and the federal laws of Canada applicable therein. You agree that any claim or dispute you may have against eBay must be resolved by a court located in Santo Clara County, California, except as otherwise agreed by the parties or as described in the Arbitration Option paragraph below. You agree to submit to the personal jurisdiction of the courts located within Santa Clara County, California for the purpose of litigating all such claims or disputes. [Soulignement ajouté].
[16] Le juge de première instance décrit cette élection de for comme abusive et ayant été insérée pour rendre pratiquement impossible un recours contre l’appelante.
[17] Il conclut aussi que les intimés sont des consommateurs même s’ils recherchent un profit et qu’en conséquence la clause d’élection de for doit être mise de côté.
LES QUESTIONS À TRANCHER
[18]
Le litige devant nous a porté principalement sur la question de savoir
si les intimés étaient des consommateurs lorsqu’ils ont conclu le contrat avec
eBay. Auquel cas, la clause d’élection de for leur est inopposable en vertu de
l’article
[19]
Toujours si les intimés sont des consommateurs, une question subsidiaire
se pose, la clause d’élection de for est-elle abusive et donc nulle, en vertu
de l’article
[20] Pour l’avocat des intimés, ces derniers sont des consommateurs selon la preuve de leur conduite. Ils ont signé un contrat soumis à la Loi de la protection du consommateur et aux dispositions du Code civil.
[21] En conséquence, l’élection de for contenue au contrat doit être considérée abusive quant à la juridiction du tribunal, ce qui entraîne sa mise de côté et son inapplicabilité.
[22] De son côté, l’appelante est d’avis que le contrat intervenu entre les parties découle de la validité des contrats électroniques confirmés par le législateur[3].
[23]
Elle est d’avis que les intimés sont des spéculateurs en raison de
l’opération d’affaires entreprise avec l’appelante. Il ne saurait être
question de contrat de consommation donnant ouverture à l’article
L’ANALYSE
[24] Les intimés sont-ils des consommateurs lorsqu’ils ont conclu le contrat avec eBay?
[25] Le premier juge a répondu affirmativement à cette question comme suit :
[17] En réponse à la demande de déclinatoire,
les demandeurs ont plaidé qu’ils doivent être considérés comme des
consommateurs au sens de l’article
[18] On a prétendu que la recherche d’un profit, tel qu’avoué par les demandeurs, était à elle seule suffisante pour que l’utilisateur perde son statut de «consommateur» en vertu de la Loi les protégeant ici.
[19] Or, il y a des décisions de nos tribunaux qui ont disposé assez sommairement de cet argument et que le soussigné fait siennes.
[20] Et
dans ces cas, comme ici, où un consommateur fait affaire avec un commerçant qui
offre des services comme la défenderesse, toute tentative d’échapper à la
juridiction des tribunaux du Québec et inopposable au consommateur (art.
[Renvois omis]
[26] Tenant compte des circonstances de l’affaire, il appert de la requête introductive d’instance que les intimés sont des personnes recherchant un profit lors d’une opération d’affaires.
[27]
La recherche du profit et le caractère isolé de la transaction des
intimés ne permettent pas à première vue de conclure à la perte du statut de
consommateur prévu à l’article
Art. 1384. Le contrat de consommation est le contrat dont le champ d'application est délimité par les lois relatives à la protection du consommateur, par lequel l'une des parties, étant une personne physique, le consommateur, acquiert, loue, emprunte ou se procure de toute autre manière, à des fins personnelles, familiales ou domestiques, des biens ou des services auprès de l'autre partie, laquelle offre de tels biens ou services dans le cadre d'une entreprise qu'elle exploite.
[28] La Loi sur la protection du consommateur [4] définit le terme « consommateur » et délimite son champ d’application aux articles 1er et 2e de la manière suivante :
1. Dans la présente loi, à moins que le contexte n’indique un sens différent, on entend par : […]
[…]
e) «consommateur» : une personne physique, sauf un commerçant qui se procure un bien ou un service pour les fins de son commerce;
2. La présente loi s’applique à tout contrat conclu entre un consommateur et un commerçant dans le cours des activités de son commerce et ayant pour objet un bien ou un service. [Soulignement ajouté]
[29]
Afin de déterminer si le contrat conclu entre les intimés et l’appelante
est « un contrat dont le champ d’application est délimité par les lois
relatives à la protection du consommateur » au sens de l’article
[30] La Cour a intégré les deux dispositions législatives dans l’arrêt Bérubé c. Tracto inc.[5]. Elle a décidé que le caractère commercial d’un acte particulier ne fait pas perdre la qualité de consommateur aux fins de la L.p.c. :
Dans la présente affaire, il ne fait pas de doute que Bérubé a acheté la débusqueuse à des fins commerciales. Il n’en perd pas son statut de consommateur pour autant. Le problème se situe au niveau de sa «personnalité physique». Est-il commerçant ou artisan ?
[31]
On trouve aussi un exemple d’une interprétation large et libérale de
l’article
a) il suffit que M. Rose ne soit pas commerçant de tableaux pour être considéré consommateur (paragr. 26);
b) il a acquis les tableaux à des fins professionnelles et non commerciales (paragr. 34 et 35);
c) rien n’empêche un consommateur de rechercher un profit à des fins personnelles : « seul le commerçant qui transige à des fins commerciales est exclu » (paragr. 41 et 42). [Soulignement ajouté]
[32]
Cette façon de voir le lien entre le C.c.Q. et la L.p.c.
correspond bien aux « Commentaires du ministre » qui font aussi le point en ce qui a trait à l'article
Commentaire
Cet article introduit, dans le Code civil, une définition du contrat de consommation qui circonscrit, par sa finalité personnelle, familiale ou domestique, l'acte de consommation; cette définition tient compte du fait que ce contrat dépasse le cadre de la définition qu'en donne la Loi sur la protection du consommateur (L.R.Q., chapitre P-40.1), et rejoint aussi les contrats que définissent d'autres lois relatives à la protection du consommateur, telles la Loi sur les arrangements préalables de services funéraires et de sépulture (L.R.Q., chapitre A-23.001) et la Loi sur les agents de voyage (L.R.Q., chapitre A-10).
Comme chacune de ces lois comporte sa propre définition du contrat qu'elle vise, il a paru préférable de faire globalement référence, quant à la nature du contrat de consommation, à ces lois particulières. La notion de consommateur décrite par l'article peut s'appliquer à l'ensemble de ces lois, tout comme celle d'exploitation d'une entreprise, que définit l'article 1525, pour décrire l'activité de celui qui offre des biens ou des services au consommateur. [Les italiques sont du soussigné.]
[33] Le juge Jacques J. Levesque, alors à la Cour supérieure, soulignait avec justesse que l’arrêt Pacific National Leasing Corporation a établi qu’il n’y avait pas lieu de faire la distinction entre la notion de consommateur telle que définie au Code civil et celle contenue à la loi (L.p.c.) puisque la finalité de la transaction conclue par une personne physique est une composante déterminante de la définition de consommateur au sens de la loi[7].
[34]
Le profit personnel que les intimés recherchaient ne faisait donc pas
obstacle à leur qualification comme consommateur au sens de l’article
[35] Pour les auteurs, les définitions de commerçant impliquent plus d’une transaction d’achat pour revente :
Petit Robert : « personne qui fait du commerce par profession ».
Nicole L’Heureux, Droit de la consommation[8]. L’activité [dans un but de profit] doit cependant s’exercer de façon habituelle plutôt qu’occasionnelle ».
Black’s Law Dictionary, business : … particular occupation employment habitually engaged in for livelihood or gain ».
[36] Somme toute, la classification que l’on retrouve dans la L.p.c. et dans le C.c.Q. ne compte que deux classes qui s’excluent mutuellement : consommateur vs commerçant dans la première et consommateur vs entreprise dans le second.
[37]
Il n’y a pas lieu de différencier la notion « d’entreprise » contenue à
l’article
[38] Une personne physique qui n’est pas un commerçant ou qui ne tente pas de le devenir ou d’établir une entreprise dans une opération visant l’obtention d’un profit, demeure un consommateur assujetti à la L.p.c. et au Code civil.
[39] D’une part, la dualité consommateur-commerçant exclut une troisième classe entre les deux. D’autre part, le caractère non occasionnel des transactions pour qualifier une personne de commerçante oblige à conclure, comme la jurisprudence l’a fait, au maintien du statut de consommateur en présence d’une opération spéculative isolée qui, si elle était répétée, pourrait amener un changement de statut.
[40] La conclusion du juge de première instance voulant que les intimés soient demeurés des consommateurs est bien fondée.
[41] Je ne peux me convaincre que les intimés ont agi à titre de commerçants en recherchant un profit lors d’une transaction qui visait à leur assurer un revenu.
[42] Que l’on examine les transactions en regard de la finalité des biens acquis ou du nombre d’opérations de vente accomplies, les intimés sont demeurés des consommateurs, d’où les conséquences suivantes quant à la clause d’élection de for.
[43]
L’article
[44] La Cour suprême rappelle dans l’arrêt Dell Computer[9] les buts recherchés par le Code civil en donnant compétence aux tribunaux du Québec en matière de protection du consommateur dans les affaires de compétence internationale privée.
[45]
Quant à la question subsidiaire du caractère abusif de la clause d’élection
de for, puisque les intimés sont des consommateurs au moment du contrat avec
l’appelante, alors l’article
[46] L’appelante soutient par ailleurs que le juge de première instance ne pouvait se prononcer sur le caractère abusif de la clause en l’absence d’allégations de la part des intimés à cet effet et de représentations sur cette question lors de l’audience. Elle estime donc que le juge de première instance n’avait pas compétence pour déclarer la clause abusive.
[47]
Il n’est pas nécessaire d’aborder cette question, qui est devenue sans
objet compte tenu de la conclusion à laquelle j’en arrive quant à la compétence
de la Cour supérieure en l’espèce en vertu de l’article
[48] POUR TOUS CES MOTIFS, je propose donc de rejeter le pourvoi avec dépens.
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PIERRE JOURNET, J.C.A. (AD HOC) |
[1] Mofo Moko c. Ebay Canada Ltd, [2013] J.Q. no 1803, QCCS 856 [Jugement dont appel].
[2] Soit 16 h 49 (heure de l’Est).
[3] Loi concernant le cadre juridique des technologues de l’information, L.R.Q., c. C-1.1.
[4] L.R.Q., c. P-40.1.
[5]
Bérubé c. Tracto inc,
[6] Pacific national Leasing c. Rose,
[7] Première électronique Plus inc. c. Proc. général du Québec, 2003 CanLII 33332 (QCCS).
[8] Nicole L’Heureux, Droit de la Consommation, 6e éd., Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2011, p. 49.
[9]
Dell Computer c. Union des consommateurs,
AVIS :
Le lecteur doit s'assurer que les décisions consultées sont finales et sans
appel; la consultation
du plumitif s'avère une précaution utile.