Décision

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Grégoire c. Industrie Beco, s.e.c.

2013 QCCQ 15655

COUR DU QUÉBEC

« Division des petites créances »

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

DISTRICT DE

MONTRÉAL

« Chambre civile »

N°:

500-32-129156-115

 

DATE :

20 janvier 2014

______________________________________________________________________

 

SOUS LA PRÉSIDENCE DE

L’HONORABLE

DANIEL DORTÉLUS

______________________________________________________________________

 

 

JEAN GRÉGOIRE

-et-

MOïSE DÉSIR

Demandeurs

c.

INDUSTRIE BECO SOCIÉTÉ EN COMMANDITE

Défenderesse

 

______________________________________________________________________

 

JUGEMENT RECTIFIÉ

______________________________________________________________________

 

1.         LE LITIGE

[1]           Le Tribunal est saisi d’une demande d’indemnité à titre de délai-congé suivant l’article 2091 du Code civil du Québec C.c.Q »)[1]. Elle fait suite au licenciement des demandeurs résultant d'une réorganisation rendue nécessaire en raison de difficultés financières de leur employeur, « Beco Industries ».

[2]           Le 18 septembre 2009, l’employeur abolit près de quatre-vingts (80) postes et donne un préavis de huit (8) semaines aux demandeurs dont la date de fin d'emploi est fixée au 13 novembre 2009.

[3]           Les demandeurs soulèvent que le délai-congé de huit (8) semaines est insuffisant.

[4]           Le demandeur, M. Jean Grégroire, réclame à « Beco Industries » la somme de 13 090 $ représentant dix-sept (17) semaines de salaire à titre de délai-congé et 4 500 $ à titre de dommages moraux. Il comptait quinze (15) ans de service lors de son licenciement et occupait un poste de contremaître durant plusieurs années.

[5]           Le demandeur, M. Moïse Désir, réclame la somme de 5 139,20 $, représentant onze (11) semaines de salaire à titre de délai-congé et 1 000 $ à titre de dommages moraux. Il comptait onze (11) ans de service lors de son licenciement et occupait un poste de conducteur de chariot élévateur.

[6]           La défenderesse, « Beco Industries », conteste la réclamation. Elle allègue que les licenciements ont été faits en respectant les Lois et Règlements régis par la Commission des normes du travail (« CNT »).

[7]           Elle soulève que la Commission des relations de travail a déjà tranché en ce qui a trait au recours selon l’article 124 de la Loi sur les normes du travail[2], elle a conclu que les demandeurs ont fait l’objet d’un licenciement qui est la véritable cause de leur fin d’emploi.

2.         LES FAITS

2.1      La situation du demandeur, M. Jean Grégoire

[8]           L’employeur, « Beco Industries », opère depuis 1994, une manufacture spécialisée dans la transformation, fabrication, importation et exportation de produits de textiles. Il opérait à partir de trois (3) entrepôts situés dans la région de Montréal.

[9]           Serge Forget est le gérant général des opérations depuis plusieurs années. Il relate qu'au cours de l’année 2009, « Beco Industries » procède à une importante réduction de sa main-d'œuvre, ce qui occasionne des licenciements successifs.

[10]        Suite à des licenciements qui visaient soixante-quinze (75) postes au mois d'août 2009, le 18 septembre 2009, l’employeur prend la décision d'abolir près de quatre-vingts (80) postes effectifs pour le 13 novembre 2009. Les postes des demandeurs sont visés par cette décision.

[11]        Un dernier licenciement qui a lieu en mars 2010 réduit l'effectif de l'entreprise à cinquante (50) employés et tous les services sont regroupés à un seul endroit. Les entrepôts de fabrication et de distribution sont fermés.

[12]        Le demandeur, M. Jean Grégoire, est embauché en juin 1994 à titre de journalier et deviendra par la suite contremaître à la réception, à compter de 2001.

[13]         En 2004, il est transféré à l’entrepôt Jarry d’où il conserve son titre de contremaître et son salaire.

[14]        Selon M. Forget, dans les faits, M. Grégoire n'a seulement que le titre, car il effectue des tâches à la réception ou à l’expédition, dont la conduite d’un chariot élévateur, et remplace le contremaître lorsqu’il est absent.

[15]        L’entrepôt de Jarry est fermé à la suite de la réorganisation, ce qui entraîne le transfert de M. Grégoire au mois d'août 2009, à l'entrepôt Colbert.

[16]        Monsieur Serge Forget l'avise qu'afin de pouvoir conserver son emploi, il doit accepter une diminution de salaire et une affectation à un poste d’opérateur de chariot élévateur à cet entrepôt et lui laisse quelques jours pour réfléchir.

[17]        M. Grégoire proteste, il tente de négocier, entre temps, il intègre le poste offert avec une diminution de salaire. Son salaire passe du tarif horaire de 19 $/heure à titre de contremaître à 14 $/heure à titre de journalier. M. Forget lui garantit quarante (40) heures par semaine avec la possibilité de le transférer à un autre entrepôt au besoin.

[18]        Quelques jours plus tard, le 18 septembre 2009, M. Grégoire reçoit à son grand étonnement le préavis dans lequel l'employeur indique:

[…]

« La présente confirme que Industries Beco SEC (ci-après Beco) mettra fin a votre emploi en raison de la crise économique actuelle et d’une réorganisation de la compagnie. Nous regrettons sincèrement cette situation qui s’impose pour des motifs économiques.

Votre emploi sera terminé à compter du 13 novembre 2009.

Vous avez droit, lorsque votre emploi prendra fin, à votre indemnité pour vacances accumulées t non prises selon la Loi.

Nous vous remercions de votre contribution des dernières années et nous vous souhaitons du succès dans vos projets futurs. »

[…]

{SIC}

[19]        Le demandeur affirme que M. Forget ne voulait pas qu'il bénéficie de sa prime de départ en tant que contremaître.

[20]        Il lui reproche d'avoir utilisé un subterfuge pour le rétrograder comme simple employé dans le but de lui faire perdre son délai-congé à titre de contremaître qui est supérieur au préavis de huit (8) semaines.

[21]        Il réfute l'affirmation de M. Forget, voulant qu'il ne porte que le titre de contremaître. Il produit en preuve le rapport écrit de l'évaluation effectuée par son superviseur pour la période 2007-2008.

[22]        Au moment de son licenciement, M. Grégoire est âgé de 54 ans. Il s'est trouvé en avril 2010, un emploi temporaire comme chauffeur de chariot élévateur à un salaire de 16 $/heure. Ce n'est qu'en janvier 2012 qu'il a réussi à décrocher un emploi permanent.

[23]        M. Serge Forget affirme avoir agi de bonne foi en proposant une entente pour permettre au demandeur de conserver son emploi.

[24]         Selon lui, M. Grégoire a accepté ladite entente au mois d'août 2009, car il a continué de travailler après la réception de la lettre datée du 31 août 2009, qu'il lui a fait parvenir pour confirmer l'entente.

[25]        Quant au délai-congé, il précise qu'un employé qui comptait 31 ans de services a reçu un préavis de huit (8) semaines, tel que recommandé par la CNT, ce qui a été fait dans le cas du demandeur.

[26]        Il reconnaît que dans le cas des contremaîtres licenciés, une prime de départ leur a été accordée. Le montant du délai-congé accordé à un contremaître varie et est de l'ordre d'une semaine et plus par année de service.

[27]        M. Grégoire ne comprend pas pourquoi M. Forget n’a pas tenu sa promesse de le garder à l’emploi. C’est notamment pour cette raison qu’il dépose une plainte à la Commission des normes du travail.

[28]        Le 8 février 2011, dans une décision bien motivée par la Commissaire, France Giroux, qui dispose de la plainte des demandeurs, dans les motifs de la décision, elle indique :

[...]

[45]        La preuve convainc la Commission que les difficultés économiques sont réelles. L’employeur a subi des pertes financières importantes entre 2007 et 2009 et l’entrepôt où travaillaient les plaignants a fermé en 2009. Ces derniers sont transférés à Colbert, dans un premier temps.

[46]        De plus, au cours de l'année 2009, trois licenciements collectifs sont annoncés. Deux d’entre eux se produisent en août et en novembre 2009. Plus de 100 employés, sont licenciés, dont les plaignants. Un autre licenciement suivra quelques mois plus tard, ne laissant plus qu’environ 50 salariés au total dans l’organisation.

[47]        Les motifs étant réels, la Commission doit maintenant déterminer s’ils sont un prétexte pour se départir des plaignants ou la véritable cause de leur fin d’emploi.

[...]

[52]        Rien dans la preuve ne permet de conclure que ces critères ont été appliqués de manière discriminatoire, arbitraire ou abusive à l’égard des plaignants, d’autant plus que le critère d’ancienneté n’était qu’un parmi d’autres. Aucun indice ne permet d’établir que l’employeur a voulu se débarrasser d’eux. En fait, la Commission note plutôt que l’employeur a voulu les garder après la fermeture de leur entrepôt et qu’ils n’ont été visés qu’au moment du deuxième licenciement.

[53]        Par conséquent, pour le recours selon l’article 122 de la Loi, la Commission conclut que Grégoire Jean a fait l’objet d’un licenciement, étranger à l’exercice de son droit, d’autant plus que l’employeur n’a jamais été informé de ses démarches auprès de la CNT.

[54]        En ce qui a trait au recours selon l’article 124 de la Loi, la Commission conclut que les plaignants ont fait l’objet d’un licenciement qui est la véritable cause de leur fin d’emploi. »

[...]

2.2       La situation du demandeur, M. Moïse Désir

[29]        Monsieur Moïse Désir est embauché en 1998 comme manutentionnaire à la réception. Après avoir suivi une formation, il devient opérateur de chariot élévateur.

[30]        Il travaille à l'entrepôt Jarry et après sa fermeture, il est transféré à Colbert en août 2009.

[31]        Il reproche à l’employeur d'avoir conservé à son emploi des employés qui ont moins d'ancienneté que lui. Il estime avoir les compétences pour travailler à la réception et à l’expédition. Il connaît le processus d’étiquetage à l’expédition alors que, selon lui, parmi ceux qui sont restés, certains ne conduisent que des chariots élévateurs.

[32]        Il a reçu le même préavis de licenciement daté du 18 septembre 2009 et son emploi a pris fin le 13 novembre 2009.

[33]        Monsieur Désir estime qu'en raison de ses onze (11) ans de loyaux services, il aurait droit à un délai-congé de onze (11) semaines de salaire. Il réclame en sus le montant de 1 000 $ à titre de dommages moraux.

3.         questions en litige

[34]        Les principales questions que le Tribunal doit traiter afin de trancher ce litige, sont les suivantes :

·        Le fait que l'employeur ait donné aux demandeurs un préavis de licenciement conforme aux dispositions de la Loi sur les normes du travail fait-il obstacle au recours pour délai-congé en vertu de l'article 2091 C.c.Q.?

·        Le fait que la fin d'emploi des demandeurs résulte d'un licenciement occasionné par une restructuration de l'entreprise en proie à des difficultés financières fait- il obstacle au recours pour délai-congé en vertu de l'article 2091 C.c.Q.?

·        Les critères sont-ils rencontrés pour accorder le délai-congé réclamé par chacun des demandeurs?

·        Les critères sont-ils rencontrés pour accorder les dommages moraux réclamés par chacun des demandeurs?

4.         ANALYSE ET MOTIFS

Le droit applicable

[35]        Les dispositions pertinentes de la Loi sur les normes du travail « LNT »[3] applicables en matière de délai-congé sont les suivantes:

« 82.     Un employeur doit donner un avis écrit à un salarié avant de mettre fin à son contrat de travail ou de le mettre à pied pour six mois ou plus.

Cet avis est d'une semaine si le salarié justifie de moins d'un an de service continu, de deux semaines s'il justifie d'un an à cinq ans de service continu, de quatre semaines s'il justifie de cinq à dix ans de service continu et de huit semaines s'il justifie de dix ans ou plus de service continu.

[…]

Le présent article n'a pas pour effet de priver un salarié d'un droit qui lui est conféré par une autre loi.

83.        L'employeur qui ne donne pas l'avis prévu à l'article 82 ou qui donne un avis d'une durée insuffisante doit verser au salarié une indemnité compensatrice équivalente à son salaire habituel, sans tenir compte des heures supplémentaires, pour une période égale à celle de la durée ou de la durée résiduaire de l'avis auquel il avait droit. »

[…]

 

(Soulignements ajoutés)

[36]        Le régime du Code civil du Québec[4] en matière de délai-congé est défini aux articles suivants :

« 2091.   Chacune des parties à un contrat à durée indéterminée peut y mettre fin en donnant à l'autre un délai de congé.

Le délai de congé doit être raisonnable et tenir compte, notamment, de la nature de l'emploi, des circonstances particulières dans lesquelles il s'exerce et de la durée de la prestation de travail.

2092.      Le salarié ne peut renoncer au droit qu'il a d'obtenir une indemnité en réparation du préjudice qu'il subit, lorsque le délai de congé est insuffisant ou que la résiliation est faite de manière abusive.

[…]

2094.      Une partie peut, pour un motif sérieux, résilier unilatéralement et sans préavis le contrat de travail. »

Le fait que l'employeur ait donné aux demandeurs un préavis de licenciement conforme aux dispositions de la Loi sur les normes du travail fait-il obstacle au recours pour délai-congé en vertu de l'article 2091 C.c.Q.?

[37]        Sur cette question, l'auteur, Robert P. Gagnon[5] écrit :

« 229 - […]. Le préavis légal ainsi prescrit revêt un caractère minimal et n'empêche pas le salarié de réclamer un délai-congé plus important auquel il pourrait avoir droit selon les règles du droit civil (art. 82, al. 4 L.N.T.)92. Ce sera le cas, le plus souvent, d'un employé exerçant des fonctions de cadre inférieur ou intermédiaire, occupant un emploi à caractère professionnel ou comptant de nombreuses années de service.

[38]        Le Tribunal partage l'avis de l'auteur Gagnon qui s'inscrit dans l'application du dernier alinéa de l'article 82 LNT[6] qui énonce que le délai-congé prévu dans cet article n'a pas pour effet de priver un salarié d'un droit qui lui est conféré par une autre loi, ce qui s'applique dans la présente cause.

[39]        Un recours intenté en vertu de la LNT couvre, quant au délai-congé, des normes prévues dans la LNT en fonction du nombre d'années de service continu. Dans le cas de chacun des demandeurs qui comptaient plus de dix (10) ans de service continu, ils avaient droit à huit (8) semaines de délai-congé, ce qui a été respecté par la défenderesse qui leur a donné un préavis de licenciement de huit (8) semaines.

[40]        Le fait que les exigences de la LNT sont rencontrées et que la Commission des relations de travail ait disposé du recours des demandeurs sur l'article 124 LNT[7] pour congédiement injustifié, en concluant à un licenciement, ne fait pas perdre leur droit à un recours en vertu du Code civil du Québec pour délai-congé, selon le Tribunal.

[41]        Nous ne sommes pas devant une situation où il y a chose jugée quant à la réclamation relative au délai-congé puisque cette question n’avait pas été examinée par la commissaire dans le contexte du recours en vertu de l'article 124 LNT, la plainte de congédiement injustifié n’ayant pas été retenue[8].

[42]        Dans le cas d'un recours intenté en vertu de la LNT, le salarié est limité quant au montant maximum qu'il peut réclamer à titre de délai-congé. Ce montant est balisé par les dispositions de l'article 82 LNT, cité précédemment

[43]        Dans un recours en vertu du Code civil, le montant n'est pas limité par les balises de l'article 82 LNT, mais bien pas les critères établis par la jurisprudence dans l'application de l'article 2091 C.c.Q..

Le fait que la fin d'emploi des demandeurs résulte d'un licenciement occasionné par une restructuration de l'entreprise en proie à des difficultés financières fait-il obstacle au recours pour délai-congé en vertu de l'article 2091 C.c.Q.?

[44]        Suivant le principe bien établi par la doctrine et la jurisprudence, la situation économique difficile d’une entreprise ne peut servir de moyen de défense à la réclamation d’un délai-congé d’un salarié. Ce principe est repris dans la cause Stephens c. Aerospace Concepts of Canada Inc.[9], dans laquelle la Cour supérieure indique :

« It is an accepted rule of law that an employer has always the right to terminate a contract of employment with an indeterminate term even for the reason of lack of work or financial problems. But the alleged reason must be true, in good faith and not at the detriment of the employee. But even then, the financial situation or a reorganization of a company does not infringe with an employee’s right to a reasonable notice of termination. »

(Soulignements ajoutés)

[45]        L'employeur ne peut pour de simples raisons financières refuser de payer le délai-congé auquel son salarié a droit, c'est ce que la Cour supérieure a décidé dans la cause Isaac c. Mohawk Council of Kanesatake[10].

[46]        La restructuration de l’entreprise en raison des difficultés financières engendrées par de mauvaises ventes n'est pas retenue comme constituant un motif sérieux au sens de l’article 2094 C.c.Q. en matière de résiliation unilatérale du contrat d'emploi[11].

[47]        L'application de ces principes amène le Tribunal à conclure que les difficultés financières de la défenderesse ne font pas obstacle au recours des demandeurs pour délai-congé en vertu de l'article 2091 C.c.Q.

[48]        Il ne reste qu'à déterminer si les critères sont rencontrés pour accorder le délai-congé réclamé par chacun des demandeurs.

4.1       La réclamation du demandeur, M. Jean Grégoire

[49]        Selon la trame factuelle, la défenderesse a mis un terme à l'emploi de M. Grégoire en novembre 2009 dans le cadre d'un licenciement causé par la réorganisation de l'entreprise en proie à des difficultés financières.

[50]        Lorsque le processus qui a débouché sur le congédiement de M. Grégoire débute au mois d'août, il était contremaître depuis huit (8) ans et comptait quinze (15) années de service au sein de l'entreprise.

[51]        En regard du contexte dans lequel M. Grégoire s'est retrouvé comme chauffeur de chariot élévateur quand il a reçu son avis de licenciement, le Tribunal estime non dénué de fondement la suggestion du demandeur voulant que M. Forget ne voulait pas qu'il bénéficie de son délai-congé en tant que contremaître et c'est pour cela qu'il a utilisé un subterfuge pour le rétrograder comme simple employé dans le but de lui faire perdre son délai-congé à titre de contremaître qui est supérieur au préavis de huit (8) semaines.

[52]        L'affirmation de M. Forget voulant que le demandeur n'a porté que le titre de contremaître et son attitude envers celui-ci supporte la position du demandeur.

[53]        M. Forget insiste à l'audience sur le fait que M. Grégoire aurait accepté pour conserver son emploi d'être rétrogradé à un poste de chauffeur de chariot élévateur et que c'est le poste qu'il occupe lors de son licenciement, ce qui justifie son délai-congé de huit (8) semaines. Cet argument ne bonifie en rien la position de la défenderesse, car faut-il rappeler que le salarié ne peut renoncer au droit qu'il a d'obtenir une indemnité en réparation du préjudice qu'il subit lorsque le délai-congé est insuffisant (art. 2092 C.c.Q.)[12].

[54]        L'initiative de son superviseur, M. Forget, de lui proposer un poste moindre en lui faisant miroiter qu'il pourrait ainsi conserver son emploi au sein de l'entreprise, ne peut pas être considéré comme étant un geste de bonne foi, dans la mesure que le demandeur allait de toute façon être licencié et privé de son délai-congé à titre de contremaître.

[55]        Le délai-congé de huit (8) semaines accordé à M. Grégoire était-il suffisant?

[56]        Afin de répondre à cette question, il est utile d'identifier les principes que le Tribunal doit appliquer.

[57]        Dans la Cause Lapointe c. Aliments La Brochette, l'honorable Jean-Paul Jolin de la Cour supérieure écrit :

« [43]            La jurisprudence maintenant codifiée par les articles 2091 et 2092 C.c.Q. veut qu'une partie peut en tout temps, mettre fin à un contrat de travail à durée déterminée comme ici, dans la mesure où elle donne à l'autre, un préavis raisonnable ou une indemnité équivalente.

[44]            Pour déterminer la durée du délai-congé auquel un employé licencié a droit, le Tribunal doit prendre en compte un certain nombre de facteurs dont les circonstances de son embauche, la nature et le niveau hiérarchique des fonctions qu'il occupait, l'intention des parties lors de l'embauche, le fait qu'il ait quitté ou non un emploi rémunérateur, son âge, les difficultés de trouver un nouvel emploi équivalent, etc.[18].

[45]            Le tout dépend d'un ensemble de circonstances propres à chaque cas et qui doivent être analysées dans une perspective globale. »

(Note de bas de page omise)

(Soulignements de la Cour)

[58]        Dans l'ouvrage Le congédiement en droit québécois[13], les auteurs Audet, Bonhomme, Gascon et Cournoyer-Proulx résument les facteurs qui sont retenus par la jurisprudence pour calculer le délai-congé raisonnable :

« 5.2.1  Les cinq facteurs de base pour déterminer le délai de congé raisonnable ont été avancés par l'honorable juge Rinfret dans l'arrêt Colombia Builders Suppliers Co. c. Bartlett, [1967] B.R. 111, où le juge s'exprimait comme suit:

« Dans cette nouvelle perspective, je ne crois pas qu'il soit hors d'ordre pour les tribunaux ayant à décider de cas « de ceux qui occupent un rang dans la hiérarchie des employés » de considérer les circonstances de l'engagement, la nature et l'importance du travail, le fait que l'employé a quitté un emploi certain et rémunérateur, l'intention des parties, la difficulté pour l'une ou l'autre des parties de trouver soit un remplaçant satisfaisant, soit une autre position d'égale importance et, au regard de ces considérations, de fixer pour l'avis de congé un délai raisonnable. »

(p.119-120).

5.2.2  À ces facteurs, nous devons en ajouter deux autres d'importance majeure, soit le nombre d'années de service de l'employé et son âge.

5.2.3  Un autre facteur semble avoir influencé les tribunaux, plus particulièrement lors de la cessation d'emploi pour des raisons économiques, soit la bonne foi de l'employeur.

[…]

5.2.5  En résumé, à moins de circonstances exceptionnelles, les facteurs les plus importants demeurent les suivants: l'importance et la nature de l'emploi, le nombre d'années de service, l'âge de l'employé, les circonstances de l'engagement et le fait d'avoir quitté un emploi certain et rémunérateur. »

Soulignements ajoutés

[59]        Dans l'arrêt Standard Broadcasting Corp. c. Stewart[14], la Cour d’appel traite de la question du délai-congé raisonnable en ces termes :

« Ce qui constitue un délai-congé raisonnable, dans l’hypothèse d’un contrat à durée indéterminée, est essentiellement une question de fait qui varie avec les circonstances propres à chaque espèce, à partir d’un certain nombre de paramètre connus : nature et importance de la fonction; abandon d’un autre emploi pour l’acquérir; âge, nombre d’années de service et expérience de l’employé; facilité ou difficulté de se retrouver une occupation identique ou similaire; recherche subséquente d’un travail; existence ou inexistence de motifs sérieux au congédiement (voir : I. Jolicoeur, L’évolution de la notion de délai-congé raisonnable en droit québécois et canadien (Cowansville : Éditions Yvon Blais, 1993).

[…]

Un délai-congé raisonnable dépend donc des circonstances propres à chaque espèce et d'une impressionnante conjonction de facteurs […]

[…]

Comme l'a affirmé plusieurs fois notre Cour, c'est essentiellement une perspective globale de l'ensemble des éléments individuels qui doit guider le juge[…]

[…] Le délai-congé doit être suffisamment long pour permettre à l'employé de retrouver une occupation lucrative, mais pas long au point de rendre illusoire l'exercice même du droit de congédiement de l'employeur. »

[60]        Dans la cause Boisvert c. Fabspec inc.[15], l’honorable Claude H. Chicoine, de la Cour du Québec, a reconnu que le demandeur Boisvert, un camionneur n'exerçait pas de hautes fonctions, ni n'était cadre d'aucune façon et que l'entreprise a agi à son égard en toute bonne foi comme elle l'a fait d'ailleurs à l'égard des autres employés qu'elle a été obligée, vu les circonstances de diminution de contrats, de mettre à pied, il écrit :

« Selon la doctrine, la difficulté de trouver un nouvel emploi serait le facteur le plus important lorsqu'il s'agit de déterminer la durée du préavis raisonnable[12].  Ici, malgré tous les efforts de Boisvert, il n'a trouvé aucun emploi dans les six mois ici demandés, il a même pris plus d'un an.  Mais cela ne veut pas dire que ce qui serait alors raisonnable pour l'employé deviendrait automatique pour l'employeur.  Ainsi l'employeur qui, dans un contexte économique défavorable, met à pied pour des motifs économiques ou de restrictions budgétaires, ne peut pas être condamné à payer le maximum. »

(Note de bas de page omise)

[61]        Le juge Chicoine, après avoir tenu compte de l'âge de M. Boisvert, de la difficulté à se replacer, de sa recherche d'emploi et de sa réelle volonté d'en trouver un, conclut qu'il a certainement droit à plus qu'un minimum et a jugé raisonnable de lui accorder un montant équivalant à dix (10) semaines à titre de délai-congé en application de l'article 2091 C.c.Q.. M. Boisvert était âgé de 48 ans et comptait six (6) années de service lors de son licenciement.

[62]        Le Tribunal suit le raisonnement du juge Chicoine qui trouve application en l'espèce.

[63]        Considérant que lors de son licenciement, M. Grégoire est âgé de 54 ans. Il comptait quinze (15) années de service et occupait un poste de contremaître durant les huit (8) années précédant la fin de son emploi;

[64]        Considérant qu'il a pris les moyens pour se trouver un autre emploi et qu'il s'est  trouvé en avril 2010 un emploi temporaire comme chauffeur de chariot élévateur à un salaire de 16 $/heure et ce n'est qu'en janvier 2012 qu'il a réussi à décrocher un emploi permanent;

[65]        Considérant que suivant la politique de l'entreprise, le délai-congé accordé par la défenderesse lors du licenciement des contremaîtres était de l'ordre d'une semaine et plus par année de service;

[66]        Considérant qu'il n'y a pas lieu d'accorder ici une double indemnité et que la preuve ne donne pas ouverture à l'octroi de dommages moraux, aucun montant ne peut être accordé à ce titre.

[67]        Tenant compte de tous ces éléments, le Tribunal estime que le préavis de huit (8) semaines qui a été accordé au demandeur ne constitue pas un délai-congé suffisant et estime raisonnable d'arbitrer à quinze (15) semaines le délai-congé auquel M. Grégoire a droit en sus des huit (8) semaines de préavis de licenciement.

[68]        Le Tribunal conclut que la réclamation de M. Grégoire est bien fondée jusqu'à concurrence du montant de 7 000 $, soit le montant maximal qui peut être accordé à la Division des petites créances.

4.2       La réclamation du demandeur, M. Moïse Désir

[69]        La situation du demandeur, M. Moise Désir, présente comme particularité, ce salarié a occupé un poste de journalier comme opérateur de chariot élévateur.

[70]        Le libellé de l'article 2091 C.c.Q n'exclut pas certains contrats de travail ou type d'emploi à la protection accordée par cet article.

[71]        Qu'en est-il de l'interprétation faite par les tribunaux?

[72]        Dans l’affaire Wisener c. Fine Togs Co., en décidant que l’employé cadre recevant l’indemnité de préavis de l’article 82 de la Loi sur les normes du travail peut également réclamer un délai-congé raisonnable en vertu de l’article 2091 C.c.Q., la Cour supérieure écrit :

« the notice provisions contained in Article 82 of la Loi sur les normes du travail are merely supplemental to the general rule contained in Article 2091 C.c.Q. The former provision establishes a basic minimum standard for non-managerial employees who do not benefit from collective agreements. The latter provision stipulates that all employees under contracts of indefinite term are to receive notice of termination of reasonable length, having regard to the nature of their employment, the special circumstances in which it is carried on and their length of service. »[16]

[Soulignements ajoutés]

[73]        Cette interprétation laisse inférer une certaine distinction entre un employé occupant un poste de cadre ou de non-cadre pour l'accès à un recours en vertu de l’article 2091 C.c.Q..

[74]        Dans l'arrêt Domtar Inc. v. Robert St-Germain, la Cour d’appel enseigne :

« Rank or status are relevant only insofar as they may indicate the degree of difficulty that discharged employees would likely have in finding comparable work. It is not their social prestige or authority as such that determines the length of notice. If those higher on the employment ladder generally receive longer notice, it is because their work is usually, but not invariably, harder to replace[17]. » 

[75]        Bien que  l'article 82 LNT établisse une distinction entre l'employé cadre et non- cadre et que le libellé de l'article 2091 C.c.Q. n'établit pas une telle distinction, force est de constater que selon l'interprétation qui se dégage de la jurisprudence, la règle générale tend vers le principe que l'employé́ non-cadre ne bénéficie que du délai de congé prévu à l'article 82 LNT et que l’employé cadre recevant l’indemnité de préavis de l’article 82 LNT peut aussi réclamer un délai-congé raisonnable en vertu de l’article 2091 C.c.Q..

[76]        En matière de délai-congé raisonnable, dans le cadre de l'application de l'article 2091 C.c.Q., un des facteurs les plus importants est l'importance et la nature de l'emploi et le niveau hiérarchique des fonctions occupées.

[77]        Selon l'auteure, Isabelle Jolicoeur, la difficulté de trouver un nouvel emploi serait le facteur le plus important lorsqu'il s'agit de déterminer la durée du préavis raisonnable[18].

[78]        Les deux facteurs cités précédemment qui sont utilisés pour déterminer le caractère  raisonnable du délai-congé peuvent aussi être considérés comme étant des facteurs déterminants, mais non exhaustifs afin de décider si un employé cadre ou non-cadre recevant l’indemnité de préavis de l’article 82 LNT peut aussi se prévaloir d'un recours pour délai-congé en vertu de l’article 2091 C.c.Q.. Ainsi, le fait de ne pas être un cadre ne constituerait pas automatiquement une fin de non-recevoir pour un recours pour délai-congé en vertu de l'article 2091 C.c.Q., c'est ce qui a été décidé dans la cause Boisvert c. Fabspec inc.[19], citée précédemment, le Tribunal adhère à ce principe.

[79]        Dans la situation de M. Moise Désir, l’absence de difficulté à se trouver un emploi comme chauffeur de chariot élévateur qui s’avère comme mentionné précédemment être le facteur le plus important, ne milite pas en faveur de l'octroi d'un délai-congé en vertu de l’article 2091 C.c.Q. en sus de l’indemnité minimale de l’article 82 LNT.

[80]        Considérant que nous ne sommes pas devant une situation où il existe de la difficulté pour l'employé à se trouver une occupation identique ou similaire;

[81]        Considérant que l'objectif essentiel, la fonction première du délai-congé demeurent l'octroi à l'employé d'une compensation monétaire adéquate pour la période de temps qui lui permettra, en principe, de se replacer sur le marché du travail[20];

[82]        Le Tribunal conclut que les critères ne sont pas rencontrés pour accorder un délai-congé en vertu de l’article 2091 C.c.Q. dans la situation de M. Moise Désir.

[83]        POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :

[84]        CONDAMNE la défenderesse à payer au demandeur, M. Jean Grégoire, la somme de 7 000 $ avec intérêts au taux légal, plus l’indemnité additionnelle prévue à l’article 1619 du Code civil du Québec à compter du 23 juin 2011, plus les frais judiciaires de 159 $.

[85]        REJETTE la réclamation du demandeur, M. Moïse Désir.

 

 

 

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DANIEL DORTÉLUS, J.C.Q.

 

 

Date d’audience :

3 décembre 2013

 



[1]     Code civil du Québec, L.Q., 1991, c. 64., art. 2091.

[2]     Loi sur les normes du travail, L.R.Q., c. N-1.1, art. 124.

[3]     Précité, note 2.

[4]     Précité, note 1, art. 2091, 2092 et 2094.

[5]     Robert P. GAGNON, Le droit du travail du Québec, 5e édition, Les Éditions Yvon Blais, 2003, p. 161

[6]     Précité, note 2, art. 82.

[7]     Précité, note 2, art. 124.

[8]     Trinh c. Hydro Québec, JE 2004-998.

[9]     Stephens c. Aerospace Concepts of Canada Inc. (A.C.I.), D.T.E. 2004T-100 (C.S.).

[10]    Isaac c. Mohawk Council of Kanesatake, 2012 QCCS 3525, J.E. 2012-1598, D.T.E. 2012T-558, EYB 2012-209531.

[11]    Lapointe c. Produits Choisy Saguenay inc., 2007 QCCS 5730.

[12]    Précité, note 4.

[13]    Volume 1, 3e édition, Les Éditions Yvon Blais inc.

[14]    Standard Broadcasting Corp. c. Stewart, [1994] R.J.Q., 1751(C.A.).

[15]    Boisvert c. Fabspec inc., 2007 QCCQ 6239.

[16]    Wisener c. Fine Togs Co., J.E. 99-1784, p.5.

[17]    Domtar Inc. v. Robert St-Germain, [1991] R.J.Q. 1271 (C.A.), p.5.

[18]    Isabelle JOLICOEUR, L'évolution de la notion de délai-congé raisonnable en droit québécois et canadien, Les Éditions Yvon Blais, 1993, p. 59.

[19]    Précité, note 15.

[20]    Farber c. Compagnie Trust Royal, [1997] 1 R.C.S. 846.

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