Décision

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Legault c. R.

2013 QCCA 1264

COUR D’APPEL

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

GREFFE DE

 

MONTRÉAL

N° :

500-10-004506-091

 

500-10-004507-099

(755-01-019962-064)

 

DATE :

 18 juillet 2013

 

 

CORAM :

LES HONORABLES

ANDRÉ ROCHON, J.C.A.

MARIE ST-PIERRE, J.C.A.

DOMINIQUE BÉLANGER, J.C.A.

 

 

SABRINA LEGAULT

APPELANTE - Accusée

c.

 

SA MAJESTÉ LA REINE

INTIMÉE - Poursuivante

 

 

ARRÊT

 

 

[1]           L'appelante se pourvoit dans le dossier no 500-10-004506-091 contre un jugement rendu le 22 mai 2009 par la Cour du Québec, chambre criminelle et pénale du district d'Iberville (honorable Richard Marleau), qui a déclaré l'appelante coupable de deux chefs d'accusation : (1) négligence criminelle ayant causé la mort (art. 220(b) C.cr.) et (2) délit de fuite (art. 252(1.3) C.cr.) et dans le second dossier portant le no 500-10-004507-099 d'un jugement rendu le 13 octobre 2009 qui lui a infligé une peine de quatre ans d'emprisonnement pour le chef de négligence criminelle et de six mois concurrents quant au chef de délit de fuite.


[2]           Pour les motifs du juge Rochon, auxquels souscrivent les juges St-Pierre et Bélanger, LA COUR :

[3]           ACCUEILLE l'appel;

[4]            CASSE le verdict de culpabilité, PRONONCE l'acquittement de l'appelante sur tous les chefs d'accusation et DÉCLARE sans objet l'appel de la peine.

 

 

 

 

ANDRÉ ROCHON, J.C.A.

 

 

 

 

 

MARIE ST-PIERRE, J.C.A.

 

 

 

 

 

DOMINIQUE BÉLANGER, J.C.A.

 

Me Christian Desrosiers

Desrosiers Joncas Massicotte

Pour l'appelante

 

Me Magalie Cimon

Me Stéphane Godri

Directeur des poursuites criminelles et pénales

Pour l'intimée

 

Date d’audience :

7 mai 2013



 

 

MOTIFS DU JUGE ROCHON

 

 

[5]           Sabrina Legault (Legault) fut déclarée coupable de trois chefs d'accusation : négligence criminelle ayant causé la mort (art. 220(b) C.cr.); conduite dangereuse ayant causé la mort (art. 249(4) C.cr.); délit de fuite (art. 252(1.3) C.cr.).  Suivant la règle sur les condamnations multiples, le juge de la Cour du Québec a ordonné un sursis conditionnel sur le chef de conduite dangereuse.

[6]           Legault fut condamnée à quatre années de pénitencier sur le chef de négligence criminelle et à six mois concurrents sur celui de délit de fuite.

[7]           Elle se pourvoit tant du verdict que de la peine.

LA TRAME FACTUELLE

[8]           Un accident tragique est survenu le 6 octobre 2005.  Une automobile de marque Hyundai, modèle Tiburon 2003 conduite par Stéphane Leblanc (Leblanc) circule sur l'autoroute 35 sud à 125 km / heure.  Soudainement, l'automobile dérape.  Elle traverse le terre-plein qui sépare les deux voies de l'autoroute.  Elle heurte de plein fouet une automobile qui circule en direction nord.  Le conducteur de cette auto, Mark Callaghan, perd la vie.  Sa famille demeurera inconsolable.

[9]           Ce sont les faits qui ont précédé le dérapage de la Tiburon et la collision mortelle qui sont à l'origine des accusations portées contre Legault.

[10]        Ce soir-là, Legault circulait également sur la 35 sud.  Elle conduisait une Honda Civic 1994 dont l'esthétique avait été modifiée.

[11]        La théorie de la poursuite est que Legault faisait une course automobile avec Leblanc lorsque ce dernier a perdu la maîtrise de son véhicule dans les secondes qui ont précédé l'accident fatal.  Cette course, au moment du dérapage de la Tiburon, aurait pour effet d'engager la responsabilité criminelle de Legault.  Legault nie qu'il y a eu une course à proprement parler.  Elle ajoute que même si l'on peut conclure à une course au début du parcours, elle s'en est désistée bien avant la collision fatale.

[12]        Le débat porte pour l'essentiel sur deux questions : (1) la preuve qu'un véhicule coursait avec la Tiburon au moment crucial de l'accident et (2) l'identification de ce véhicule comme étant celui de Legault.

[13]        Pour bien le cerner, il y a lieu de décrire les quatre manœuvres survenues sur ce tronçon de 7,3 km de l'autoroute 35 sud à compter de l'embranchement de l'autoroute 10 jusqu'à l'endroit de la collision fatale.

[14]        La première manœuvre ne fait pas l'objet de controverse.  Elle est décrite par le témoin Étienne Philbert (Philbert) et corroborée par le témoignage de Legault.  Cette manœuvre a lieu au moment où Legault quitte l'autoroute 10 pour s'engager dans la bretelle qui la mène à l'autoroute 35 sud.

[15]        À ce moment, la voiture de Legault précède la Tiburon.  Les deux se trouvent à l'arrière d'une série de voitures, dont celle du témoin Philbert, qui empruntent la même bretelle d'accès à l'autoroute 35 sud.  Bien que Philbert circule à 90 ou 100 km / heure, il se fait dépasser par les deux voitures qui se suivent de près.  Celles-ci, sans attendre leur tour, s'engagent directement dans la voie de gauche de l'autoroute 35 sud sans circuler d'abord dans la voie de droite.

[16]        La seconde manœuvre suit immédiatement.  Le conducteur de la Tiburon, qui suit de près la voiture de Legault, décide de dépasser par la droite.  Comme la voie de droite est occupée par un autre véhicule, le dépassement se fait sur l'accotement de droite.  Le temps du dépassement, il y a donc trois véhicules qui circulent en parallèle sur l'autoroute 35 sud qui compte deux voies.

[17]        La Tiburon complète sa manœuvre en revenant dans la voie de gauche et se place directement devant Legault.  C'est alors que le conducteur de la Tiburon lui fait un doigt d'honneur.  Legault réagit en accélérant.  Cette seconde manœuvre est complétée un peu avant le chemin Saint-Raphaël, soit à environ 2,8 kilomètres de l'intersection des autoroutes 10 et 35.

[18]        Selon le témoin Philbert, les deux véhicules circulent à environ 140 km / heure.  Le témoin les perd de vue dans la courbe qui mène au viaduc St-André.  Le témoin affirme à deux reprises qu'il est incapable d'identifier au loin les véhicules qui changent de voies en avant de lui comme il est incapable d'affirmer que la Tiburon et le véhicule de Legault se sont suivis à vitesse constante jusqu'au viaduc St-André.  Le témoin indique qu'il y a plusieurs autres voitures ce soir-là sur la route.

[19]        Legault corrobore de nouveau la version de Philbert.  Elle affirme également s'être désistée de la course ou de la poursuite après le chemin St-Raphaël alors qu'elle perd de vue la Tiburon dans la courbe du viaduc St-André.

[20]        Ce viaduc est situé à 4,5 km de l'intersection des autoroutes 10 et 35 et à 2,8 km du lieu de l'accident.  C'est à la hauteur de ce viaduc que se produit la troisième manœuvre.  Elle est décrite par les frères Vincent et Benoit Bouchard.

[21]        Vincent est passager dans le camion conduit par son frère Benoit.  Alors que le camion se trouve sur la bretelle d'accès qui conduit du chemin St-André à la 35 sud, il voit une Tiburon circuler à grande vitesse sur l'autoroute.  Il estime cette vitesse à 170 km / heure.  À titre indicatif, il y a lieu de préciser que si la Tiburon maintient cette vitesse, elle se rend au lieu de l'impact mortel en 59 secondes.

[22]        Il ne voit pas d'autres véhicules suivre la Tiburon et ne se rappelle pas avoir été dépassé par d'autres voitures qui auraient circulé à grande vitesse.

[23]         Moins d'une minute après avoir vu passer la Tiburon, il voit l'accident.  Contrairement à ce qu'affirme le juge au paragraphe 151 du jugement, Vincent n'a jamais vu circuler la voiture de Legault sur la 35 sud.

[24]        Son frère Benoit conduit le camion.  Il décrit la troisième manœuvre de la façon suivante.  Tout comme son frère, il voit passer la Tiburon au moment où il engage le camion dans la bretelle pour accéder à la 35 sud à la hauteur du viaduc St-André.  Il estime à 160 km / heure la vitesse de la Tiburon.

[25]        Au moment où il emprunte l'autoroute 35 sud, une berline, qui circule déjà sur la 35 sud, se tasse sur la voie de gauche pour lui permettre d'accéder à la voie de droite.  Benoit estime alors la vitesse de son véhicule à 80 km / heure et celle de la berline à 90 km / heure.  Environ cinq secondes plus tard, il voit arriver dans la voie de gauche une Néon qui se colle dangereusement à la berline.  Dès que cette dernière a dépassé le camion des Bouchard, elle revient dans la voie de droite et cède le passage à la Néon qui repart « en trombe ».

[26]        Benoit Bouchard affirme n'avoir aucune idée de l'endroit où se trouve la Tiburon lorsqu'il constate la présence de la Néon dans la voie de gauche derrière la berline.  La dernière fois qu'il l'a vue, il se trouvait dans la bretelle d'accès et la Tiburon filait à 160 km / heure selon son estimation.

[27]        La quatrième manœuvre se produit au moment du dérapage de la Tiburon, dans les secondes qui ont précédé l'accident.

[28]        Deux témoins décrivent les évènements : Jean Santerre (Santerre) et Michel Caron (Caron).  Leurs témoignages sont contradictoires sur des éléments essentiels à l'affaire. 

[29]        Voici la version du témoin Santerre.

[30]        Après la courbe du viaduc St-André - lieu de la troisième manœuvre décrite par les frères Bouchard - Santerre affirme circuler à motocyclette dans la voie de droite à 110 km / heure.  Circule devant lui, à une distance d'environ trois véhicules, une Honda Civic rouge, soit l'automobile de Caron.

[31]        Santerre dit apercevoir derrière lui deux véhicules qui roulent à haute vitesse, côte à côte.  Il est d'avis qu'il s'agit des mêmes véhicules qu'il a observés dans son rétroviseur effectuer la deuxième manœuvre.  Il se trouvait alors à environ un mille devant ces véhicules.  Il est environ 22 h 30.

[32]        Le témoin précise que la Tiburon circule dans la voie de gauche.  Elle apparaît sous le viaduc St-André à un demi-mille derrière lui.  Au moment où la Tiburon rejoint la motocyclette de Santerre, ce dernier se fait dépasser par l'accotement de droite par un véhicule de marque Acura noir de modèle récent.

[33]        Après avoir dépassé Santerre par l'accotement, l'Acura revient partiellement ou entièrement dans la voie de droite entre lui et la Civic rouge.  À ce moment, la Tiburon se trouve dans la voie de gauche à la même hauteur que l'Acura.

[34]        Santerre a eu l'impression - ou a encore l'impression - qu'il y a collision entre la Tiburon et l'Acura, ce qui aurait provoqué le dérapage de la Tiburon, dérapage qui a mené à l'accident fatal.  Jusqu'à l'enquête préliminaire, le témoin situe la collision entre la Tiburon et l'Acura alors que ces véhicules se trouvent devant la Civic rouge.  Au procès, il situera cet impact alors que les deux véhicules se trouvent entre sa motocyclette et la Civic rouge.

[35]        Santerre précise qu'en tout temps le véhicule de Caron circule dans la voie de droite.  Il ajoute qu'après l'impact entre la Tiburon et l'Acura, ce dernier véhicule dépasse la Civic rouge en empruntant de nouveau l'accotement de droite.

[36]        Le témoignage de Santerre au sujet de la collision, ou à tout le moins d'un contact entre la Tiburon et l'Acura, est crucial.  Il y a lieu de s'y arrêter.

[37]        Santerre fournira quatre versions de l'incident.

[38]        Une première est donnée le soir même de l'accident au policier de la Sûreté du Québec.  Il explique qu'il y a eu collision entre la Tiburon et une Acura, ce qui a provoqué le dérapage de la Tiburon.  Il situe l'endroit de cette collision en avant de la Civic rouge conduite par le témoin Caron.

[39]        Le lendemain, 7 octobre, il donne une seconde version à une policière de la Sûreté du Québec.  Il réitère sa version de la veille.  Il y a eu collision, et ce, même s'il a pu observer dans le stationnement du poste de police un véhicule qu'il croit à 75 % être celui qu'il a vu la veille.  Son manque de certitude découle du fait que le véhicule n'est pas accidenté.

[40]        À l'enquête préliminaire, il maintient toujours qu'il y a eu collision.  Son témoignage, quant à l'endroit où s'est produite cette collision, varie.  Dans un passage, il indique que l'impact a eu lieu alors que la Tiburon et l'Acura sont devant la Civic rouge.  À un autre passage, la Tiburon et l'Acura entrent en collision alors que les véhicules sont situés entre lui et la Civic rouge.

[41]        Au procès, il affirme, à quelques reprises, qu'il y a eu une collision même s'il reconnaît que ça ne peut être le cas puisque la voiture de Legault n'est pas endommagée.  Il ajoute que la Tiburon dérape alors qu'elle se trouve à la hauteur de la portière gauche de Caron.

[42]        Sa conviction demeure profonde à ce sujet.  Lorsqu'il témoigne à propos de son examen de l'auto de Legault dans le stationnement du poste de police, il dit :

J'étais stationné du côté droit.  Je suis débarqué, j'ai fait le tour vers l'arrière pour me diriger du côté gauche, parce que je voulais aller voir s'il y avait des dommages, parce que pour moi encore j'ai la… j'ai encore, dans le fond, l'effet qu'il y a eu une collision.

[je souligne]

[43]        À la fin de son témoignage, il considère que, en toute logique - dans la mesure où c'est bien l'auto de Legault qui est impliquée dans l'incident - il n'a pas eu de collision puisque l'auto de Legault n'est pas endommagée.

[44]        La description que fournit Santerre du véhicule variera au gré de ses déclarations.

[45]        Le soir du 6 octobre, il indique au policier qu'il s'agit d'une Acura noire.

[46]        Le lendemain, 7 octobre, alors qu'il se rend au poste de police et après avoir eu l'occasion d'examiner le véhicule de Legault, Santerre donne la description suivante :

a)         une voiture japonaise deux portes;

b)         de couleur foncée;

c)         le devant de la voiture a l'air de celui d'une Néon;

d)         elle a des vitres teintées;

e)         elle n'a pas d'aileron.

[47]        Les caractéristiques c), d) et e) ne correspondent pas à celles du véhicule de Legault.

[48]        Cette seconde description est d'autant plus étonnante que Santerre est persuadé (à 75 %) que la voiture qu'il a vue dans le stationnement est bien celle observée la veille et qu'il s'agit d'une Honda.  Ces affirmations faites au procès n'apparaissent pas dans la seconde déclaration.

[49]        À l'enquête préliminaire, Santerre ajoute que ce n'est pas le devant du véhicule qui ressemble à une Néon, mais plutôt le véhicule vu de côté.  Ce dernier élément ne correspond pas au véhicule de Legault.  Il indique avoir reconnu le véhicule dans le stationnement en raison des enjoliveurs et des jupes, deux éléments dont il n'a jamais parlé auparavant.

[50]        Au procès, Santerre affirme que l'apparence du véhicule est « metal flake », ce qui cette fois correspond au véhicule de Legault.  Il affirme avoir parlé d'une Néon en raison de l'arrière du véhicule.  Le devant du véhicule serait celui d'une Acura.  En bref, c'est au procès que Santerre fournit pour une première fois la description exacte de la voiture de Legault.

[51]        Voici la version du témoin Caron.

[52]        Le soir du 6 octobre, il conduit une Civic rouge.  Il conduit dans la voie de gauche.  Il ne quittera pas cette voie jusqu'à ce que l'accident survienne.  Il circule à 110 - 120 km / heure.

[53]        Il aperçoit la Tiburon à sa gauche, alors que le véhicule circule sur l'accotement de l'autoroute.  Il est excessivement surpris de la manœuvre.  Il décélère pour permettre à la Tiburon de réintégrer la voie de gauche.

[54]        Il voit la Tiburon réintégrer la voie.  Caron n'est pas certain que la Tiburon ait pu réintégrer complètement la voie de gauche.  Il croit la chose possible.  Le juge de première instance note que le témoin « ne peut exclure qu'elle ait pu avoir ainsi les quatre roues sur l'asphalte ».

[55]        La Tiburon aurait donc circulé pendant un certain temps - que le témoin ne peut pas préciser - en partie sur la partie asphaltée de l'accotement et en partie sur la partie gazonnée qui jouxte l'accotement proprement dit.

[56]        Au moment où la Tiburon se ramène devant lui, Caron affirme que le véhicule freine une fraction de seconde.  Il y a alors perte de contrôle, dérapage et la Tiburon s'envole littéralement vers la voie opposée de l'autoroute.

[57]        Caron précise que le tout se passe devant lui.  Selon lui, il n'y a eu aucune collision ni même de voiture qui se serait approchée de la Tiburon.  Le témoin ajoute que ce soir-là, il n'a jamais aperçu la voiture de Legault près de l'endroit de l'accident ou ailleurs.

LE JUGEMENT A QUO

[58]        D'entrée de jeu, le juge précise l'objet du litige.  La poursuite soutient qu'il y a eu course entre les deux véhicules qui ont effectué des manœuvres dangereuses et imprudentes sur une distance d'environ 7 km sur l'autoroute 35 sud jusqu'au lieu de l'accident mortel.  Legault ne nie pas avoir interagi avec Leblanc, mais elle nie avoir coursé.  Elle affirme avoir été vite distancée par Leblanc qu'elle a perdu de vue quelques kilomètres avant le lieu de l'accident.

[59]        Après avoir décrit les lieux, le juge relate chacun des témoignages de la poursuite.  Il note que, selon le spécialiste en reconstitution, « le véhicule se trouvait dans la voie de gauche de l'autoroute et à la suite d'une manœuvre inappropriée du conducteur, il a dérapé pour aller traverser le terre-plein central ».

[60]         Le juge rapporte par la suite la version de Legault.  Après avoir rappelé le cadre d'analyse juridique approprié aux versions contradictoires (R. c. W.(D.)), le juge rejette la version de Legault.  Il énumère neuf motifs à l'appui de sa décision.

[61]        Le juge procède par la suite à l'analyse de la preuve de la poursuite quant à l'identification du véhicule.  Il s'en remet au témoignage de Santerre rendu à l'audience.  Il admet que « son témoignage a évolué depuis le 6 octobre 2005 ».  Il exclut toutefois que Santerre n'ait rien vu ou ait tout inventé.

[62]        Après s'être mis en garde contre la fragilité d'une preuve d'identification oculaire, il se dit d'avis que la description faite par les différents témoins va au-delà d'une description générique d'une voiture de série.  Il conclut que Philbert, Bouchard et Santerre ont tous décrit la voiture de Legault hors de tout doute raisonnable.

[63]        Le juge se penche ensuite sur les contradictions entre les témoignages. Il estime que la preuve d'expert confirme la version de Santerre et contredit celle de Caron. Malgré certaines incertitudes quant aux comportements des véhicules, le juge estime que rien ne lui permet d'écarter les témoignages de la poursuite comme étant non fiables.

[64]        Le tribunal rappelle le fardeau de preuve en matière de preuve circonstancielle. Il ne retient pas le témoignage disculpatoire de Legault et estime qu'il n'est pas de nature à susciter un doute raisonnable eu égard à l'ensemble de la preuve. Le tribunal retient les témoignages de la poursuite quant au comportement routier des véhicules des coaccusés : Legault a amorcé un défi contre la Tiburon dès la bretelle d'entrée sur l'autoroute 35 et cette course s'est poursuivie après le dépassement de la motocyclette de Santerre, jusqu'à la perte de contrôle de la Tiburon. Cette conduite dangereuse pour le public constitue un écart marqué par rapport au standard d'une personne raisonnable et démontre une insouciance déréglée ou téméraire à l'égard de la vie ou de la sécurité d'autrui. Les éléments essentiels de la conduite dangereuse et de la négligence criminelle causant la mort sont prouvés hors de tout doute raisonnable. Il y a aussi preuve du délit de fuite, puisque le départ de Legault des lieux ne peut s'expliquer que par son désir d'échapper à sa responsabilité criminelle et civile.

LES MOYENS D'APPEL

[65]        Le procureur de Legault formule neuf moyens d'appel :

a)         Le juge de première instance a erré en droit en rendant un verdict déraisonnable;

b)         Le juge de première instance a erré en droit dans son appréciation des critères d'évaluation d'une preuve d'identification, notamment dans le caractère vicié de la procédure policière, de l'interrogatoire des témoins oculaires, de la fiabilité douteuse inhérente à celle-ci et les nombreux éléments de dissimilitudes;

c)         Le juge de première instance a erré en droit en concluant qu'il y avait un lien de causalité entre le décès de la victime et les manœuvres de la requérante;

d)         Le juge de première instance a erré en droit dans son analyse de l'infraction de négligence criminelle et en en faisant un crime de prévisibilité objective et en omettant de se pencher sur l'état d'esprit de la requérante;

e)         Le juge de première instance a erré en droit en rendant des verdicts incompatibles sur la culpabilité des deux coaccusés;

f)          Le juge de première instance a erré en droit en permettant le contre-interrogatoire de la requérante sur la véracité des autres témoignages et en en tirant des inférences défavorables (paragr. 117, 140 à 151);

g)         Le juge de première instance a erré en droit en imposant à la requérante le fardeau de prouver son innocence;

h)         Le juge de première instance a erré en droit dans son appréciation de la crédibilité des témoins, notamment :

1°        En omettant de considérer toute la preuve quant aux caractère, contradictions, incohérences et invraisemblances des témoins de la poursuite et, plus particulièrement, du témoin Santerre;

2°        En rejetant sans motif valable le témoignage de la requérante sans considérer son entièreté, et en concluant à des invraisemblances ou contradictions qui n'en sont pas, et en émettant des conclusions spéculatives;

i)          Le juge de première instance a erré en droit dans son interprétation de la négligence criminelle, notamment quant au lien de causalité et la mens rea.

 

L'ANALYSE

[66]        D'entrée de jeu, je reconnais que plusieurs des moyens d'appel de Legault sont sérieux.  Je suis toutefois d'avis que les deux premiers moyens invoqués suffisent à eux seuls pour trancher le pourvoi.

a) Le verdict déraisonnable

[67]        Il y a lieu d'admettre l'appel et de rejeter les verdicts au motif que ceux-ci sont déraisonnables ou ne peuvent s'appuyer sur la preuve (al. 686(1)a) C.cr.), et ce, dit avec égards pour le juge de première instance.

[68]        Très récemment, la Cour suprême du Canada a eu l'occasion de faire un rappel des règles applicables en la matière.  Dans R. c. W.H., pour une cour unanime, le juge Cromwell écrit :

Un verdict est déraisonnable ou ne peut s'appuyer sur la preuve lorsqu'un jury ayant reçu les directives appropriées et agissant de manière judiciaire n'aurait pu raisonnablement le rendre (R. c. Yebes, [1987] 2 R.C.S. 168 , à la p. 185, et R. c. Biniaris, 2000 CSC 15 , [2000] 1 R.C.S. 381 , au par. 36).  Le même critère s'est longtemps appliqué tant au verdict d'un jury qu'à celui d'un juge, mais, récemment, notre Cour a quelque peu accru la portée de l'examen qui permet de déterminer que le verdict d'un juge est raisonnable ou non (R. c. Beaudry, 2007 CSC 5 , [2007] 1 R.C.S. 190 , et R. c. Sinclair, 2011 CSC 40 , [2011] 3 R.C.S. 3 ).  Elle a ainsi reconnu l'existence d'une différence d'ordre pratique entre l'examen du verdict d'un juge et l'examen du verdict d'un jury.  En effet, contrairement au jury, le juge motive sa conclusion, de sorte que la cour d'appel peut tenir compte de ses motifs pour se prononcer sur le caractère raisonnable du verdict.  Cependant, cet élargissement de l'examen ne vaut pas pour le verdict d'un jury.[1]

[69]        Dans R. c. Lohrer[2], la Cour suprême du Canada a adopté la règle énoncée par le juge Doherty de la Cour d'appel de l'Ontario dans R. c. Morrissey[3] pour définir ce qu'est un verdict qui ne peut pas s'appuyer sur la preuve, au sens du sous-alinéa 686(1)a)(i) C.cr.

[70]        Reconnaissant qu'il s'agit d'une norme stricte, le juge Binnie écrit :

2. […] L'interprétation erronée de la preuve doit porter sur l'essence plutôt que sur des détails.  Elle doit avoir une incidence importante plutôt que secondaire sur le raisonnement du juge du procès.  Une fois ces obstacles surmontés, il faut en outre (le critère étant énoncé de manière conjonctive plutôt que disjonctive) que les erreurs ainsi relevées aient joué un rôle capital non seulement dans les motifs du jugement, mais encore « dans le raisonnement à l'origine de la déclaration de culpabilité ».[4]

[71]        Je suis conscient que le malaise ou le doute persistant ressenti à la lecture de la preuve ne constitue pas une raison valable pour casser les verdicts.  Toutefois, l'examen de l'ensemble de la preuve m'amène beaucoup plus loin que ce simple malaise ou ce doute persistant, et ce, même en excluant le témoignage de Legault rejeté par le juge de première instance.

[72]        Réduite à sa plus simple expression, il me faut conclure de la preuve que seul Santerre situe la voiture de Legault sur les lieux de l'accident pendant la période qui a précédé le dérapage de la Tiburon.  Au contraire, Caron, qui voit la scène se dérouler devant lui, témoigne qu'il n'y a aucune autre voiture d'impliquée lors du dérapage fatal.

[73]        Même si la voiture de Legault circule le soir du 6 octobre 2005 sur l'autoroute 35 sud, il n'y a aucun autre témoin que Santerre qui fait état d'une course entre les deux véhicules dans les trois ou quatre kilomètres qui ont précédé l'accident.  La proximité temporelle entre la preuve d'une course et l'accident est essentielle à la responsabilité criminelle de Legault.

[74]        Le lien de causalité entre l'infraction de négligence criminelle et la mort de la victime est établi par la course de rue elle-même[5] et il n'est pas nécessaire qu'il y ait un contact physique entre le véhicule qui course et celui de la victime pour établir un lien de causalité[6].  Néanmoins, il doit y avoir course au moment où l'accident a lieu.  Le lien causal est rompu si un conducteur se retire de la course avant l'accident, même quelques secondes seulement avant[7].

[75]        Au viaduc St-André, Vincent Bouchard ne voit qu'un seul véhicule, la Tiburon, qui circule à 170 km / heure sur l'autoroute 35 sud.  Il ne voit aucun autre véhicule circuler à haute vitesse.

[76]        Au même endroit, le frère de Vincent, Benoit, voit également passer la Tiburon à haute vitesse.  À ce moment, Benoit Bouchard engage son camion dans la bretelle d'accès à l'autoroute 35 sud.  Lorsqu'il accède à l'autoroute proprement dite, une berline se tasse dans la voie de gauche pour lui permettre l'accès à la voie de droite.  Cinq secondes plus tard, Benoit aperçoit une Néon qui se place tout près de l'arrière de la berline.  La berline se déplace à environ 90 km / heure.  Après avoir complété le dépassement du camion de Benoit Bouchard, la berline revient dans la voie de droite.  C'est alors que la Néon, qui était coincée derrière la berline pendant le dépassement, repart rapidement.

[77]        Au moment du redémarrage de la Néon, la Tiburon poursuivait sa route à grande vitesse.  Les Bouchard arrivent sur les lieux de l'accident 1 minute plus tard.  Celui-ci s'était déjà produit.  À 170 km / heure, il suffisait de 59 secondes à la Tiburon pour franchir la distance entre le viaduc St-André et le lieu de l'accident à partir d'où la Tiburon fut aperçue par les Bouchard alors qu'ils se trouvaient dans la bretelle d'accès.

[78]        Restent les témoins Caron et Santerre.

[79]        Caron ne constate pas que deux véhicules sont en course.  Le témoin ne voit même pas la voiture de Legault.  Il ne détecte la présence d'aucun véhicule près de la Tiburon.  Le dérapage et l'accident se déroulent immédiatement devant lui alors qu'il circule dans la voie de gauche.

[80]        Santerre affirme plutôt que Caron circule dans la voie de droite et la Tiburon dans la voie de gauche.  Selon le témoin, l'auto de Legault s'approche à un point tel de la Tiburon qu'il persiste à croire jusqu'au procès qu'il y a eu contact entre les véhicules - la voiture de Legault aurait « bumpé » la Tiburon - ce qui aurait causé le dérapage.  Ce n'est qu'à la fin de son témoignage, à la suite des questions du juge de première instance, qu'il finit par rejeter cette hypothèse.

[81]        De toute évidence, il y a des contradictions entre ces deux témoignages.  Le juge de première instance le reconnaît même s'il les qualifie d'apparentes.

[82]        Manifestement, il écarte la version des faits de Caron et il s'en explique de la façon suivante :

[158] Cette perception de Caron est manifestement erronée.

[159] D'une part, les plans du reconstitutionniste et la preuve obtenue des traces de dérapage démontrent clairement que le véhicule Tiburon était entièrement dans la voie de gauche lorsqu'il a entamé son dérapage.

[160] Au surplus, l'expert et son assistant ont marché les deux kilomètres séparant le viaduc St-André de l'endroit de la perte de contrôle et n'ont remarqué aucune trace ou aucun indice qui permet de croire que la Tiburon a pu circuler dans la pelouse du côté gauche de la 35.

[161] En fait, l'expert confirme la version décrite par Santerre.  Comment croire ou conclure que Santerre a tout inventé quand sa version est corroborée par une preuve scientifique dont il n'avait manifestement pas connaissance le soir même de l'accident quand il a décrit la scène aux enquêteurs?  Il faut aussi exclure que Santerre ait été contaminé par Caron sur les lieux avant d'offrir sa version des faits, sinon, il aurait repris la version de Caron à son compte en ne parlant que de la Tiburon.  Il aurait aussi situé la Honda et la Tiburon dans les voies de circulation comme Caron le percevait.

[162] Cela dit, il subsiste encore des incertitudes dans les témoignages quant aux comportements exacts des véhicules.  Caron est même contredit par une preuve d'expert.  Mais ceci n'enlève rien à ces témoignages.

[83]        Le juge commet ici une erreur sur l'essence de plusieurs éléments de preuve.  Cette interprétation de la preuve est au cœur du raisonnement du juge pour écarter la version du témoin, qu'il juge pourtant crédible, devant lequel se produit l'accident.  Le juge doit écarter ce témoignage à défaut de quoi il ne peut conclure à la culpabilité de Legault.  En retenant le témoignage de Caron, il n'y a pas de course et sans course, la responsabilité criminelle de Legault ne peut pas être engagée.

[84]        Le juge conclut que Caron est contredit par la preuve du spécialiste en reconstitution alors que cette même preuve d'expert corrobore la version de Santerre.

[85]        Il n'en est rien.

[86]        Caron témoigne que la Tiburon a circulé à sa gauche sur l'accotement pendant que lui circulait dans la voie de gauche.  Il a décéléré pour permettre à la Tiburon de réintégrer devant lui la voie de gauche.  La Tiburon a réintégré la voie de gauche.  Le témoin affirme qu'il n'est pas certain si la Tiburon se trouvait en partie ou en totalité dans la voie de gauche lors du dérapage.  Il ajoute à deux reprises qu'il est possible que la Tiburon soit complètement dans la voie de gauche.  Ce qui ne manque pas de surprendre est le fait que le juge le note expressément à son jugement : « Il [Caron] ne peut exclure qu'elle [la Tiburon] ait pu avoir les quatre roues sur l'asphalte ».

[87]        La version de Caron est tout à fait compatible avec la version de l'expert qui affirme que la Tiburon avait les quatre roues sur l'asphalte au moment du dérapage.

[88]        Mais il y a plus.

[89]        Le juge retient de la preuve d'expertise qu'il est impossible que la Tiburon ait pu circuler dans l'herbe sur l'accotement. Ceci est erroné.  L'expert a marché à rebours l'autoroute 35 sud sur deux kilomètres depuis le lieu de l'impact.  Il n'a retracé aucune trace de véhicule dans l'herbe.  Ce constat est exact, mais il est pour l'essentiel incomplet.

[90]        L'expert affirme que lorsqu'un véhicule circule sur le gazon ou le gravier de façon rectiligne, il ne laisse pas de trace ou du moins il est possible qu'il ne laisse pas de trace.  Voici la question et la réponse du témoin :

Q.        Mais la question que je veux vous poser, c'est : si un véhicule avait circulé pendant une certaine distance, juste avant les événements, avec deux (2) roues dans le gazon, avec les constatations que vous avez faites, est-ce que ça aurait laissé une trace?

R.        Je vais répondre : ça dépend.  Si un véhicule va rectilignement, passe dans le gazon, le gazon va s'écraser, puis après un certain temps le gazon va revenir debout, je voudrais…je vais répondre : ça peut dépendre.

Q.        O.K.

R.        Si un véhicule est en dérapage dans le gazon, je l'aurais vu, c'est officiel.

Q.        O.K.

R.        S'il est en freinage je l'aurais vu, le gazon aurait été arraché de la terre.  En dérapage je l'aurais vu parce que le même effet, les pneus en rotation latérale auraient arraché du gazon.  Mais un véhicule qui est rectilignement… rectiligne dans le gazon, moi je répondrais : ça dépend, le gazon pourrait se replacer au fil des heures ou…

Q.        O.K.  Est-ce que c'est la même chose pour du gravier?  Là, je ne me rappelle pas si… je vais y aller comme ça, est-ce que dans la portion, parce que vous avez dit que c'est vous qui l'avez regardée cette portion-là…

R.        Oui.

Q.        … de mémoire, entre la fin de l'asphalte et le gazon est-ce qu'il y avait du gravier?

R.        À cet endroit-là il y avait du gravier.

Q.        Est-ce qu'un véhicule, même hypothèse, je vous soumets qu'il circule soit rectiligne, soit en dérapage, quelles seraient vos conclusions sur est-ce que ç'aurait laissé des traces par rapport au gravier cette fois-ci?

R.        Je répondrais la même chose que le gazon…

Q.        O.K.

R.        … c'est-à-dire que…

Q.        Rectiligne ne laisserait pas de traces mais…

R.        Bien, probablement que le gravier serait déplacé, mais je ne peux pas arriver puis dire : « oh! Ce gravier-là a été déplacé…

Q.        C'est ça.

R.        « … t'sais, le gravier a été avancé par un mouvement… par un véhicule en mouvement rectiligne », je pourrais pas le dire.

[91]        L'expert poursuit son témoignage. On lui soumet différentes hypothèses. Pour l'essentiel, il répond qu'il y aura des marques dans le gazon si le véhicule fait un mouvement brusque vers la droite pour réintégrer la chaussée et dérape sur le gazon. Il n'y aura pas de marques s'il n'y a pas de dérapage, donc si la manœuvre est faite sur le long sans mouvement brusque.  La preuve ne permet pas de situer l'endroit où la Tiburon commence à circuler sur l'accotement.

[92]        Contrairement à ce que semble inférer le juge, même si la version des faits proposée par Caron suppose que la Tiburon a circulé dans le gazon, elle suppose aussi l'absence de marques de dérapage dans le gazon. En effet, la version de Caron veut qu'il n'y ait pas eu de mouvement brusque vers la droite pour réintégrer la voie de gauche puisque dans le cas contraire, la Tiburon n'aurait jamais dérapé comme Caron l'a vu, soit en plein milieu de la voie de gauche, sans influence d'éléments extérieurs.

[93]        L'expert explique que pour que la Tiburon effectue le dérapage latéral dont témoigne le type de traces relevées sur la chaussée, il a fallu que son coup de volant vers la gauche soit précédé d'un mouvement vers la droite durant lequel le véhicule ne dérape pas et ne marque pas la chaussée. Lors de ce premier mouvement, il n'y a ni dérapage, ni marque, puisque le véhicule est simplement en transfert de poids. Juste avant de donner le coup de volant fatidique vers la gauche, la Tiburon provenait donc forcément de près de l'accotement de gauche, sans déraper, sans laisser de trace.

[94]        Cette explication du dérapage par l'expert est, en conséquence, tout à fait conforme à la version de Caron.  Mais il y a plus.  Les explications de l'expert n'appuient aucunement la version de Santerre au procès.  Selon ce dernier, la Tiburon circulait en ligne droite, sans aucune déviation pouvant expliquer la survenance du dérapage latéral, d'où son idée d'une collision. Or, l'expert exclut qu'une collision ait engendré ou même précédé le dérapage de la Tiburon.

[95]        Ainsi, les motifs du juge de première instance pour écarter le témoignage de Caron ne peuvent s'appuyer sur la preuve.  Sur cet élément essentiel, le juge fait une interprétation erronée de la preuve.  Cet élément est au coeur de ses motifs et de la déclaration de culpabilité qui s'en est suivie.  Sans cette erreur, le juge n'aurait pas pu conclure à la responsabilité criminelle de Legault.  De plus, je le répète, il est tout aussi erroné de dire que l'expert confirme la version de Santerre.

b) La preuve d'identification

[96]        La question fondamentale est la suivante : en acceptant comme plausible la version des faits de Santerre voulant qu'il y ait eu une course au moment du dérapage de la Tiburon, la preuve est-elle suffisante pour permettre d'établir hors de tout doute raisonnable que l'autre véhicule impliqué dans cette course était celui de Legault? Seul le conducteur de ce véhicule peut être trouvé coupable de négligence criminelle causant la mort.

[97]        En matière d'identification oculaire, une cour d'appel est parfois aussi bien placée que le tribunal d'instance pour évaluer la force probante de la preuve offerte :

Dans les cas particuliers où l'issue d'un verdict repose sur une preuve d'identification oculaire, il est cependant reconnu que la cour d'appel peut être aussi bien placée que le tribunal d'instance afin d'évaluer la qualité de ce type de preuve. En effet, étant donné que l'appréciation de la force probante d'une preuve d'identification oculaire n'est généralement pas liée à une question de crédibilité, mais plutôt à l'ensemble des circonstances entourant cette identification, un verdict fondé sur une telle preuve pourra être écarté par la cour d'appel en vertu de l'alinéa 686(1)a)(i) du Code criminel si cette preuve a été obtenue de manière honnête, mais erronée.[8]

[références omises]

[98]        La Cour d'appel de Saskatchewan a effectué une revue de la jurisprudence des cours d'appel canadiennes en matière d'identification oculaire et en est venue à la conclusion suivante quant aux facteurs qui donnent ouverture à l'intervention :

41.  In the judge-alone cases, when a court of appeal will intervene depends on a variety of factors: (i) whether the trial judge can be taken to have instructed himself or herself regarding the frailties of eyewitness testimony and the need to test its reliability; (ii) the extent to which the trial judge has reviewed the evidence with such an instruction in mind; (iii) the extent to which proof of the Crown's case depends on the eyewitness's testimony or, in other words, the presence or absence of other evidence that can be considered in determining whether a court of appeal should intervene; (iv) the nature of the eyewitness observation including such matters as whether the eyewitness had previously known the accused and the length and quality of the observation; and (v) whether there is other evidence which may tend to make the evidence unreliable, i.e., the witness's evidence has been strengthened by inappropriate police or other procedures between the time of the eyewitness observation and the time of testimony.[9]

[99]        Dans le cas d'espèce, le juge s'est correctement mis en garde contre les dangers de la preuve d'identification. Toutefois, il a omis d'appliquer ces instructions aux écueils évidents de la preuve soumise. Celle-ci n'a pas le niveau de fiabilité requis pour baser un verdict de culpabilité, notamment en raison de la contamination évidente du témoin oculaire. De plus, la seule preuve qui aurait pu ajouter de la fiabilité objective à la preuve d'identification offerte par ce témoin a été erronément renforcée par une procédure policière inadéquate.

[100]     Le juge conclut que la description de tous les témoins va au-delà du descriptif général d'une voiture de série et que l'effet cumulatif de la preuve identifie hors de tout doute raisonnable le véhicule de Legault :

[152] Chacun des témoins donne suffisamment de signes distinctifs de la voiture qu’ils ont vue et qui sont uniques à la voiture de l’accusée pour conclure que cette preuve est fiable quant à l’identification.

[153] Le Tribunal conclut que tant M. Philbert que M. Bouchard ou M. Santerre ont décrit la voiture de l’accusée dans leurs témoignages hors de tout doute raisonnable.

[101]     M. Bouchard a vu une Néon foncée. Les deux témoins qui décrivent avec précision des « signes distinctifs » du véhicule de Legault à l’audition sont Santerre et Philbert.

[102]     L'identification par Philbert ne pose pas de problème, puisque Legault admet avoir été « l'autre véhicule » en début de parcours. Ce témoin a donc vraiment vu le véhicule de Legault. L'essence du litige est de déterminer si Legault était toujours la conductrice de l' « autre » véhicule plusieurs kilomètres plus loin.

[103]     Ce faisant, le juge ne pouvait pas utiliser le témoignage de Philbert pour corroborer le témoignage de Santerre comme il l'a fait. L'identification de Santerre doit se tenir en elle-même, puisqu'il est le seul à dire l'avoir vu au moment important.

[104]     Or, la preuve révèle que la description du véhicule qu'offre Santerre au procès est en contradiction avec celles fournies le soir de l'accident, le lendemain de l'accident et à l'enquête préliminaire.

[105]     Le soir du 6 octobre 2005, Santerre remplit une première déclaration dans laquelle il dit aux policiers avoir vu une Acura noire.

[106]     Le 7 octobre 2005, il se rend au poste de police pour remplir une seconde déclaration et observe le véhicule de Legault qui se trouve dans le stationnement.

[107]     Au procès, il témoigne que ce jour-là, il était sûr à 75% qu'il s'agissait du véhicule de la veille. Son doute provenait du fait que le véhicule n'était pas accidenté alors qu'il demeurait convaincu qu'une collision entre ce véhicule et la Tiburon avait engendré le dérapage de la Tiburon.

[108]     Il témoigne aussi reconnaître dès ce moment que le véhicule est de marque Honda. Il est à noter que le témoin connaît particulièrement bien les automobiles. Il a passé sa vie dans la carrosserie.  Il travaille chez Honda depuis 15 ans. Il est vendeur d'automobiles usagées et a fait lui-même de la carrosserie pendant une dizaine d'années.

[109]     Il témoigne être ensuite entré au poste pour remplir sa seconde déclaration et avoir communiqué à la policière le fait qu'il venait de voir le véhicule de la veille dans le stationnement.

[110]     La policière ne note pas cette information dans la seconde déclaration écrite de Santerre. Cette seconde déclaration contient la description suivante :

a)         une voiture japonaise deux portes;

b)         de couleur foncée;

c)         le devant de la voiture a l'air de celui d'une Néon;

d)         elle a des vitres teintées;

e)         elle n'a pas d'aileron.

[111]     Santerre ne note pas qu'il s'agit d'une Honda (a). Il ne peut décrire la couleur de la voiture plus précisément que de dire qu'elle est « noire » (b).

[112]     Il ne décrit pas le véhicule qu'il a vu à l'extérieur - et donc pas le véhicule de Legault - puisque le devant de la voiture n'a pas l'air de celui d'une Néon (c), elle n'a pas de vitres teintées (d) et elle a un aileron (e).

[113]     À l'enquête préliminaire, soit 3 ans et demi après les évènements, Santerre modifie sa description de façon plus substantielle.

[114]     Il affirme que c'est plutôt la forme de côté du véhicule qui ressemble à celle d'une Néon (c), ce qui ne correspond toujours pas au véhicule de Legault.

[115]     Il ajoute qu'il a reconnu le véhicule dans le stationnement « notamment » en raison des enjoliveurs et des jupes (f), deux éléments dont il n'avait jamais parlé auparavant. La voiture de Legault a des enjoliveurs et des jupes.

[116]     Il a entendu le bruit des pneus sur les vibreurs lorsque le véhicule circulait sur l'accotement. Il précise n'avoir entendu aucun autre bruit (g).

[117]     Au procès, soit 4 ans et demi après le soir de l'accident, Santerre précise la couleur du véhicule : elle est « metal flake » (b), soit l'apparence exacte du véhicule de Legault.

[118]     Il affirme qu'il a « toujours » parlé d'une ressemblance avec une Néon en raison de la forme de l'arrière du véhicule, ce qui correspond finalement à la forme du véhicule de Legault (c).

[119]     Il confirme son témoignage à l'enquête préliminaire sur un point : le véhicule a toujours des jupes (f).

[120]     Il affirme n'avoir « jamais » entendu le bruit des pneus sur les vibreurs, contrairement à son témoignage à l'enquête préliminaire (g).

[121]     Le son qu'il a entendu était celui d'un silencieux modifié en interrogatoire, et d'un moteur modifié en contre-interrogatoire.

[122]     Le véhicule de Legault a un silencieux modifié très bruyant.

[123]     Ainsi, le témoin Santerre décrit à l'audience le véhicule de Legault : « metal          flake », avec des jupes, des similitudes avec une Néon quant à l'arrière du véhicule et un silencieux modifié.

[124]     Après s'être valablement mis en garde contre la fragilité d'une preuve d'identification oculaire, le juge de première instance rapporte la description du véhicule offerte par Santerre au procès seulement. Le juge admet que cette description a évolué avec le temps, mais il retient la description à l'audience. Il en conclut que Santerre décrit hors de tout doute raisonnable le véhicule de Legault.

[125]     Ce faisant, le juge a commis deux erreurs fondamentales en matière de preuve d'identification : (1) il a omis de considérer les faiblesses évidentes de la preuve et (2), il s'en est remis uniquement à la crédibilité du témoin oculaire sans examiner la fiabilité objective de la preuve d'identification qu'il offrait. Ces erreurs sont fatales.

[126]     Premièrement, le juge devait faire plus que de se mettre simplement en garde contre les dangers inhérents à la preuve d'identification. Il devait appliquer cette mise en garde aux faiblesses particulières de la preuve d'identification dont il était saisi. Cet enseignement de l'arrêt Proulx c. R[10], initialement formulé comme une mise en garde que le juge devait faire au jury, est tout aussi applicable à l'analyse du verdict d'un juge siégeant seul tel qu'expliqué dans l'arrêt N.-I.B. c. R. :

[6] Il est bien établi, selon une jurisprudence constante, que si la culpabilité dépend d'une preuve d'identification oculaire, le tribunal doit se mettre en garde contre les dangers inhérents de ce type de preuve.  Dans l'hypothèse, comme en l'espèce, où la preuve d'identification contiendrait des faiblesses évidentes, le tribunal doit démontrer qu'il les a considérées dans son analyse, de la même façon qu'il est requis d'un juge, dans ses directives au jury, qu'il fasse le lien entre la nécessité de la mise en garde et les faiblesses particulières de la preuve dans chaque cas; [11]

[références omises et je souligne]

[127]     Cette approche est retenue dans le plus récent ouvrage des auteurs Béliveau et Vauclair :

Ainsi, la mise en garde doit alerter le jury à la faiblesse inhérente de cette preuve, expliquer la nécessité d'une telle mise en garde et l'inviter à examiner soigneusement les conditions dans lesquelles l'identification a été faite en plus de faire le lien entre cette nécessité et les faits de l'espèce. Si le juge siège sans jury, les motifs de sa décision doivent faire ressortir qu'il a dûment pris acte de ces écueils et de la preuve pertinente à cet égard.[12]

[références omises]

[128]     En l'espèce, le juge a omis de considérer plusieurs faiblesses dans la preuve d'identification offerte par Santerre. J'identifierai ces omissions au fur et à mesure de mon analyse.

[129]     La seconde erreur du juge a été d'accepter la preuve d'identification de Santerre parce qu'il accordait de la crédibilité à ce témoin sans examiner la fiabilité objective de la preuve d'identification qu'il offrait.

[130]     Pour conclure que Santerre décrit hors de tout doute le véhicule de Legault, le juge a dû retenir entièrement son témoignage à l'audience et mettre de côté ses déclarations antérieures.

[131]     Toutefois, une identification crédible à l'audience ne peut pas garantir la justesse d'une preuve d'identification. Le juge Arbour rappelle dans l'arrêt R. c. Hibbert que le danger de l’identification par témoin oculaire à l’audience est qu’elle donne l’illusion d’être crédible, surtout parce qu’elle est honnête et sincère, alors qu'elle est pratiquement dénuée de toute fiabilité[13]

[132]      Dans l'arrêt Proulx c. R, les juges Gendreau, Proulx et Fish rapportent les dangers de la preuve d'identification oculaire :

Il est depuis fort longtemps reconnu que

...de tous les types de preuves, c'est l'identification par témoin oculaire qui est la plus susceptible d'entraîner une erreur judiciaire.

Le même auteur poursuit:

Les commentateurs s'entendent à ce sujet depuis longtemps. Le Criminal Law Revision Committee a déclaré dans son onzième rapport: [TRADUCTION] "Nous considérons les identifications erronées comme la plus grande cause d'erreurs judiciaires réelles ou possibles, et de loin". Ce point de vue s'appuie sur des centaines de cas où des innocents ont été déclarés coupables, emprisonnés et même parfois exécutés à la suite de procès où l'accusation reposait en grande partie sur les dépositions de témoins oculaires. Les cas les plus célèbres ont été commentés en long et en large par les auteurs américains et britanniques. Dans les travaux portant sur les erreurs judiciaires, la conclusion est en fait toujours la même: l'identification erronée constitue la plus grande source d'injustice.[14]

[références omises]

[133]     Le juge Sopinka, au nom de la Cour suprême, explique que ces erreurs sont souvent commises de bonne foi par les témoins et résultent de la seule fragilité de la mémoire humaine :

[52] […] En raison de l'existence de nombreux cas où l'identification s'est révélée erronée, le juge des faits doit être conscient des [traduction] «faiblesses inhérentes de la preuve d'identification qui découlent de la réalité psychologique selon laquelle l'observation et la mémoire humaines ne sont pas fiables»: R. c. Sutton, [1970] 2 O.R. 358 (C.A.), à la p. 368.  Dans R. c. Spatola, [1970] 3 O.R. 74 (C.A.), le juge Laskin (plus tard Juge en chef de notre Cour) fait observer ce qui suit au sujet de la preuve d'identification (à la p. 82):

[traduction]  Les erreurs de reconnaissance ont un long passé documenté.  Les expériences en matière d'identification ont fait ressortir la fragilité de la mémoire et la faillibilité des pouvoirs d'observation.  Des études ont démontré l'assurance qui se bâtit progressivement à partir d'une identification initiale qui peut être erronée [. . .] La question même de l'admissibilité de la preuve d'identification, sous certains de ses aspects, a généré suffisamment de crainte dans certains ressorts pour qu'on hésite avant de s'en remettre aveuglément à une telle preuve, lorsqu'elle est admise, pour prononcer une déclaration de culpabilité . . .[15]

[soulignements originaux omis et je souligne]

[134]     La valeur probante d'une preuve d'identification oculaire ne peut pas être déterminée par le seul test de la crédibilité du témoin qui la rapporte. La jurisprudence exige que le juge des faits soit convaincu de surcroît de la fiabilité objective de cette preuve d'identification :

[3] The authorities have long recognized that the danger of mistaken visual identification lies in the fact that the identification comes from witnesses who are honest and convinced, absolutely sure of their identification and getting surer with time, but nonetheless mistaken. Because they are honest and convinced, they are convincing, and have been responsible for many cases of miscarriages of justice through mistaken identity. The accuracy of this type of evidence cannot be determined by the usual tests of credibility of witnesses, but must be tested by a close scrutiny of other evidence. […] As is said in Turnbull, the jury (or the judge sitting alone) must be satisfied of both the honesty of the witness and the correctness of the identification. Honesty is determined by the jury (or judge sitting alone) by observing and hearing the witness, but correctness of identification must be found from evidence of circumstances in which it has been made or in other supporting evidence. If the accuracy of the identification is left in doubt because the circumstances surrounding the identification are unfavorable, or supporting evidence is lacking or weak, honesty of the witnesses will not suffice to raise the case to the requisite standard of proof and a conviction so founded is unsatisfactory and unsafe and will be set aside. It should always be remembered that in the famous Adolph Beck case, twenty seemingly honest witnesses mistakenly identified Beck as the wrongdoer. [16]

[je souligne]

[135]     La fiabilité objective d'une preuve d'identification provient de l'examen minutieux des circonstances dans laquelle l'identification a initialement été faite.

[136]     Ce faisant, les descriptions contemporaines aux évènements et la première identification hors cours ont une importance capitale dans l'établissement de la fiabilité objective du témoignage à l'audience. Cela est d'autant plus vrai que l'audience a lieu 4 ans et demi après les événements et déclarations initiales. Sans ces déclarations contemporaines et l'identification hors cours initiale, le témoignage lors de l'audience n'a peu ou pas de valeur probante.  À ce sujet, le juge Doherty de la Cour d'appel de l'Ontario fournit les explications suivantes :

36.  Clearly, the evidence of the prior descriptions given and the prior identifications made by the identifying witness constitute prior consistent statements made by that witness. Generally speaking, evidence that a witness made prior consistent statements is excluded as irrelevant and self-serving. However, where identification evidence is involved, it is the in-court identification of the accused which has little or no probative value standing alone. The probative force of identification evidence is best measured by a consideration of the entire identification process which culminates with an in-court identification: e.g. R. v. Langille, supra, at 555; DiCarlo v. The U.S., 6 F.(2d) 364 at 369, per Hough J., concurring, (2d cir. 1925); Clemons v. The U.S., 408 F. (2d) 1230 at 1243 (D.C. cir. 1968). The central importance of the pre-trial identification process in the assessment of the weight to be given to identification evidence is apparent upon a review of cases which have considered the reasonableness of verdicts based upon identification evidence: e.g. see R. v. Miaponoose (1996), 110 C.C.C. (3d) 445 (Ont. C.A.).

37.  If a witness identifies an accused at trial, evidence of previous identifications made and descriptions given is admissible to allow the trier of fact to make an informed determination of the probative value of the purported identification. The trier of fact will consider the entirety of the identification process as revealed by the evidence before deciding what weight should be given to the identification made by the identifying witness. Evidence of the circumstances surrounding any prior identifications and the details of prior descriptions given will be central to that assessment. [17]

 [références omises et je souligne]

[137]     L'importance des déclarations antérieures dans l'examen de la fiabilité objective est consacrée par le traitement que leur accordent les tribunaux.  Dans le même arrêt, le juge Dehorty rapporte les propos du professeur Libling qui explique que la corroboration de l'identification au procès par une déclaration antérieure au même effet permet de pallier les effets négatifs que la contamination ou l'oubli ont pu avoir sur les souvenirs du témoin :

38.  Where a witness identifies the accused at trial, evidence of prior identifications made and prior descriptions given by that witness do not have a hearsay purpose. In his influential article, Evidence of Past Identification, supra, Professor Libling explains the admissibility of the out-of-court statements where the witness makes an in-court identification in this way, at pp. 271-72.

There is no hearsay problem with this kind of evidence. It is not admitted to prove the truth of the earlier identification, but to add cogency to the identification performed in court. As a general rule, a witness is not permitted to testify as to his own previous consistent statements because they add nothing to the in-court testimony. But evidence of previous identification strengthens the value of the identification in court by showing that the witness identified the accused before the sharpness of his recollection was dimmed by time. Furthermore it is important, in assessing the weight of the identification in Court, to know whether the identifying witness was able to identify the accused before he was aware that the accused was the person under suspicion by the police.[18]

[je souligne]

[138]     En l'espèce, il y a eu identification préalable au procès à trois reprises. D'abord sur les lieux du crime, le 6 octobre 2005. Les constats de Santerre ce soir-là sont rapportés par une déclaration. Ensuite, Santerre aurait identifié la voiture de Legault le matin du 7 octobre 2005 comme étant celle de la veille. Puis finalement, Santerre signe le même jour une seconde déclaration.

[139]     Les deux déclarations contemporaines aux évènements (1) et l'identification physique du véhicule de Legault (2) sont donc cruciales à l'analyse pour établir la fiabilité objective de la preuve d'identification donnée à l'audience par Santerre.

1. Les deux déclarations contemporaines

[140]     La seule mention des déclarations antérieures par le juge est la suivante :

[141] Certains détails ou signes distinctifs du véhicule apparaîtront ou seront relatés différemment selon qu'il est sur la scène de l'accident, le lendemain au poste de police, à l'enquête préliminaire ou au procès.

[141]     Si le juge avait considéré les déclarations antérieures du témoin en leur accordant le poids qui leur revenait, il n'aurait pas pu accorder de fiabilité objective au témoignage de Santerre à l'audience. Aucune des déclarations antérieures ne décrit un véhicule similaire à celui que décrit Santerre à l'audience.

[142]     Les dangers que vise à prévenir la mise en preuve des déclarations contemporaines à l'identification initiale, soit la contamination ou l'altération des souvenirs par le temps, sont donc tous susceptibles de s'être produits.

[143]     Le juge se trompe lorsqu'il affirme que Santerre relate différemment certains             « signes distinctifs » du véhicule. Santerre n'identifie tout simplement pas le même véhicule. La description du véhicule qu'il donne au procès ne peut pas raisonnablement être considérée comme une représentation fidèle et fiable du véhicule qu'il a réellement vu le soir du 6 octobre 2005. Il s'agit plutôt d'une description de la photographie du véhicule de Legault, pièce P-2.

[144]     Santerre a clairement été contaminé par ce qu'il a vu ou ce qu'il a su du véhicule de Legault après le soir du 6 octobre 2005. Il ne témoigne pas de ce qu'il se souvient avoir vu, il témoigne de ce qu'il sait actuellement. L'évolution de son témoignage en constitue la preuve : au lieu de se souvenir de moins en moins de ce qu'il a vu le soir du drame, il décrit plus précisément à chaque étape du dossier le véhicule de Legault. Ses déclarations antérieures ne lui servent pas à se rafraîchir la mémoire,  il les contredit plutôt en ajoutant de nombreuses caractéristiques précises et distinctes du véhicule de Legault. Ce sont ces  détails sur des « signes distinctifs » du véhicule qui permettent au juge de conclure que Santerre identifie hors de tout doute raisonnable son véhicule. Pourtant, tous ces signes distinctifs ont commencé à apparaître à l'enquête préliminaire, soit trois ans et demi après les faits.

[145]     Il ne s'agit pas de contradictions qui résultent d'oublis, de l'impact du temps sur la mémoire ou de divergences sur « certains » aspects. Il s'agit de changements de version assumés. Le témoin infirme ce qu'il a dit auparavant pour affirmer autre chose. À titre d'exemple, à l'enquête préliminaire, il précise n'avoir entendu aucun autre bruit que celui des pneus sur les vibreurs. Au procès, il affirme n'avoir jamais entendu le bruit des pneus sur les vibreurs. Il dit avoir entendu le bruit d'un silencieux modifié (en interrogatoire) et/ou d'un moteur modifié (en contre-interrogatoire). Il dit pouvoir distinguer le son des vibreurs et le son d’un moteur « les yeux fermés » tellement il s’y connaît en matière d'automobile.

[146]     Un autre exemple démontre que Santerre modifie simplement sa version par rapport à ses déclarations antérieures, sans que cela puisse être assimilé à des oublis ou de simples divergences. Santerre précise au procès avoir toujours parlé d'une Néon en raison de l'arrière du véhicule. Pourtant, sa déclaration contemporaine aux événements n'est pas à cet effet.  De plus, il a donné encore une autre version à l'enquête préliminaire.  Je ne peux imaginer d'autres réponses que le fait qu'au procès, il est sûr que c'est l'arrière qui lui fait penser à celui d'une Néon et qu'il ne semble pas en mesure de se projeter dans le passé pour faire abstraction de quelque chose dont il est sûr dans le présent pour rendre un témoignage conforme à un souvenir. Il ne peut pas s'agir de souvenirs enfouis qui ont resurgi à l'audience et qu'il avait omis dans ses déclarations. Dans ces dernières, Santerre a pris la peine de consigner une information contraire précisément sur la forme du véhicule. Même chose pour la couleur de la peinture. Pourquoi aurait-il pris la peine de noter que le véhicule était noir ou foncé les 6 et 7 octobre 2005 s'il avait vraiment vu dès ce soir-là que le véhicule était précisément    « metal flake »?

[147]     À l'enquête préliminaire, Santerre dit avoir reconnu le véhicule dans le stationnement (le 7 octobre 2005) notamment en raison des enjoliveurs et des jupes. Juste après cette identification dans le stationnement, il ne note aucun de ces deux signes distinctifs et très précis dans la description qu'il donne à la police.  Je ne vois que deux possibilités : soit il se trompe à l'audience et n'avait pas remarqué ces deux éléments le 7 octobre 2005,  soit, à cette date, il voulait être intègre dans sa déclaration et ne noter que ce qu'il se souvenait de la veille, omettant ainsi volontairement de consigner ces éléments qu'il venait de remarquer. Dans les deux cas, lorsqu'il témoigne au procès avoir vu des jupes sur le véhicule l'ayant dépassé par la droite, il ne peut pas raisonnablement se fonder sur son souvenir. Cet ajout résulte forcément d'une contamination, soit involontaire, soit volontaire.

[148]     Tel que susmentionné, les identifications antérieures à celle au procès sont déterminantes dans l'établissement de la fiabilité de l'identification donnée au procès. J'estime que Santerre décrit un autre véhicule au procès que celui qu'il a décrit dans ses déclarations antérieures.

[149]     J'estime aussi qu'un des dangers que la mise en preuve des déclarations antérieures vise à prévenir s'est réalisé : le témoin a été contaminé.

[150]     La jurisprudence enseigne que le passage du temps rend l'identification au procès moins conforme en raison même de la mémoire humaine, d'où l'importance de l'identification contemporaine au crime.

[151]     Dans notre cas, au contraire, Santerre décrit de plus en plus précisément le véhicule de Legault. Cette évolution contre-naturelle de l'identification de Santerre obligeait le juge à considérer la possibilité d'une contamination à la suite des évènements.

[152]     Il s'agit d'une faiblesse de la preuve d'identification sur laquelle le juge avait le devoir de se pencher.

[153]     Le juge aborde la question de la contamination au paragraphe 148 de son jugement :

Rien dans la preuve ne permet de conclure que Santerre a pu obtenir des informations de la voiture de l'accusée le soir même de l'accident en discutant avec Caron et en reprenant son témoignage à son compte […]

L'évolution du témoignage de Santerre est survenue entre le soir de l'accident et les étapes ultérieures du processus policier puis judiciaire. Écarter une éventuelle contamination limitée au soir de l'accident est dénué de pertinence.  De plus, Caron n'a vu aucun véhicule le dépasser par la droite ou motocyclette au moment de l'accident. En quoi aurait-il pu le contaminer?

[154]     Le juge ne s'est pas suffisamment interrogé sur les possibilités que le témoin ait été contaminé en limitant son analyse au soir de l'accident et au témoin Caron.  Il est évident que Santerre ne témoigne plus sur ce qu'il a vu le soir du 6 octobre 2005, mais bien sur ce qu'il sait du véhicule de Legault aujourd'hui.

[155]     Dans R. c. Bigsky, la Cour d'appel de l'Ontario expose que dans les cas où des verdicts de culpabilité basée sur une identification oculaire ont été confirmés par une cour d'appel, « there has been no suggestion that the eyewitness identification has been contaminated or weakened by some sighting after the incident » [19].  En l'espèce, il y a eu cette suggestion. La contamination du témoin sur lequel repose la preuve d'identification suffit donc à justifier l'intervention de la Cour d'appel. L'absence d'analyse suffisante du juge à l'égard de cet important écueil dans la preuve justifie aussi en elle-même l'intervention de cette Cour.

2. L'identification du véhicule de Legault le 7 octobre 2005

[156]     Pour ce qui est de l'identification physique du véhicule de Legault, le juge l'aborde en ces termes :

[150] Malgré que le témoignage de Santerre ait évolué quant aux caractéristiques de la voiture, dès le 7 octobre il reconnaît d'emblée la voiture de l'accusée dans le stationnement.

[157]     En principe, ce motif aurait pu apporter suffisamment de fiabilité objective à la preuve d'identification offerte à l'audience par Santerre pour permettre au juge de la retenir. Toutefois, le juge a omis de considérer les faiblesses relatives à cette identification. Tel qu'expliqué ci-dessus, il s'agit d'une erreur importante en matière d'identification qui peut être fatale.

[158]     Les faiblesses évidentes que le juge se devait d'examiner sont les suivantes : (a) un manque de rigueur dans le processus suivi par les policiers et (b) l'incertitude qui persistait lors de la séance d'identification.

                        a) La procédure policière

[159]     La preuve qu'aucune mesure n’a été prise pour assurer l’intégrité du processus d'identification le 7 octobre 2005 est révélée par le témoignage de Philbert qui vient lui aussi au poste de police donner une déclaration à cette date. Les policiers le font sortir pour lui présenter le véhicule de Legault en lui demandant s'il reconnaît le véhicule de la veille. Cette procédure particulièrement suggestive constitue une erreur[20]. L'identification par Philbert n'est pas en litige, mais elle vient jeter un doute sur la procédure policière suivie pour Santerre. Ce doute n'est pas dissipé par le témoignage de Santerre.

[160]     Le juge a lui-même reconnu à l'audience que la preuve était contradictoire à savoir si Santerre avait été appelé ou non le 7 octobre 2005 dans le but de venir identifier le véhicule de Legault. Manifestement, le juge ne retient pas qu'il a été appelé dans ce but. Néanmoins, il devait évaluer dans ses motifs toute procédure irrégulière susceptible d'avoir faussé le processus et il ne l'a pas fait.

                        b) L'incertitude de cette identification

[161]     Deuxièmement, le juge devait rapporter la certitude relative de l'identification de Santerre le 7 octobre 2005. Il écrit dans son jugement que Santerre a « reconnu d'emblée la voiture de l'accusée ».  Pourtant, Santerre témoigne n'avoir été sûr qu'à 75% qu'il s'agissait du véhicule de la veille, puisqu'il cherchait un véhicule accidenté par une collision.

[162]     Par ailleurs, le fait qu'il ne note aucune des caractéristiques du véhicule qu'il vient de voir dans la déclaration qui suit, allant jusqu'à ne pas consigner la marque de la voiture, jette un sérieux doute sur la survenance, l'exactitude et la fiabilité de cette identification.

[163]     L'arrêt R. v. Atfield[21] enseigne que si les circonstances entourant l'identification initiale sont défavorables, la crédibilité du témoin à l'audience ne suffit pas à remplir le fardeau de preuve nécessaire à l'établissement de l'identité du contrevenant.  Les mêmes règles s'appliquent ici, même s'il s'agit plutôt de l'identification d'un véhicule. Une cour d'appel doit infirmer un jugement de culpabilité qui repose sur de telles considérations.

[164]     Dans le présent dossier, la question qui se pose va bien au-delà de la seule évaluation de la crédibilité d'un témoin.  Si la seule question était de croire ou de ne pas croire Santerre, il faudrait reconnaître la position privilégiée du juge du procès.  Ce n'est toutefois pas le cas.  Il s'agit essentiellement de décider si l'on peut retenir la version de Santerre au procès au mépris de tout le reste de la preuve, y incluant ses déclarations contemporaines aux événements.

[165]     Puisque la preuve d'identification offerte par Santerre ne présente pas la fiabilité objective nécessaire pour établir que le véhicule de Legault était bien celui qui coursait avec la Tiburon le soir du 6 octobre 2005, je suis d'avis d'accueillir également pour ce second motif l'appel, de casser le verdict de culpabilité, de prononcer l'acquittement et déclarer sans objet l'appel de la peine.

 

 

 

ANDRÉ ROCHON, J.C.A.

 



[1]     2013 CSC 22 , paragr. 26.

[2]     [2004] 3 R.C.S. 732 , 2004 CSC 80 .

[3]     (1995) 97 C.C.C. (3d) 193 (Ont. C.A.).

[4]     R. c. Loher, supra, note 2.

[5]     Olivier c. R., J.E. 2002-876 , paragr. 50 (C.A. Qué.), conformément aux enseignements de la Cour suprême dans R. c. Nette, [2001] 3 R.C.S. 488 , 2001 CSC 78 et R. c. Smithers, [1978] 1 R.C.S. 506 .

[6]     R. v. Rotundo (1993), 47 M.V.R. (2d) 90, paragr. 2 (Ont. C.A.) et R. c. Bhalru, [2002] B.C.J. no 3157 (B.S.C.S.), 2002 BCSC 1852, paragr. 42.

[7]     R. c. Dupuis, J.E. 2009-1685 (C.Q.), 2009 QCCQ 7582 , paragr. 137 ; R. v. A.A. [2003] B.C.J. no 765 (B.C.P.C.), 2003 BCPC 92, paragr. 41 ; R. c. Bhalru, supra, note 6, paragr. 50.

[8]     Tristan Desjardins, L'appel en droit criminel et pénal, 2e éd., Montréal, LexisNexis, 2012, paragr. 391.

[9]     R. v. Bigsky, [2006] S.J. no 801 (Sask. C.A.), 2006 SKCA 145 .

[10]    Proulx c. R., [1992] R.J.Q. 2047 (C.A. Qué.).

[11]    N.-I.B. c. R., J.E. 2004-1199 (C.A. Qué.).

[12]    Pierre Béliveau et Martin Vauclair, Traité général de preuve et de procédure pénales, 19e éd., Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2012, n° 2291, p. 988.

[13]    R. c. Hibbert, [2002] 2 R.C.S. 445 , 2002 CSC 39 , paragr. 50.

[14]    Proulx c. R, supra, note 10.

[15]    R. c. Burke, [1996] 1 R.C.S. 474 .

[16]    R. v. Atfield, [1983] A.J. no 870, 1983 ABCA 44.

[17]    R. v. Tat, (1997), 117 C.C.C. (3d) 481 (Ont. C.A.), 103 O.A.C. 15.

[18]    R. v. Tat, supra, note 17.

[19]    R. v. Bigsky, supra, note 9, paragr. 42.

[20]    Beaulieu c. R, [2007] R.J.Q. 561 , 2007 QCCA 402 , paragr. 48, confirmé par [2008] 1 R.C.S. 3 , 2008 CSC 1 .

[21]    R. v. Atfield, supra, note 16, paragr. 3.

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