COUR SUPRÊME DU CANADA
Référence : R. c. Anderson, 2014 CSC 41, [2014] 2 R.C.S. 167 |
Date : 20140606 Dossier : 35246 |
Entre :
Sa Majesté la Reine
Appelante
et
Frederick Anderson
Intimé
et
Directeur des poursuites pénales du Canada,
procureur général de l’Ontario,
procureur général du Nouveau-Brunswick,
procureur général de la Colombie-Britannique,
David Asper Centre for Constitutional Rights et
Aboriginal Legal Services of Toronto Inc.
Intervenants
Coram : La juge en chef McLachlin et les juges LeBel, Abella, Cromwell, Moldaver, Karakatsanis et Wagner
Motifs de jugement : (par. 1 à 64) |
Le juge Moldaver (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et des juges LeBel, Abella, Cromwell, Karakatsanis et Wagner) |
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r. c. anderson, 2014 CSC 41, [2014] R.C.S. 167
Sa Majesté la Reine Appelante
c.
Frederick Anderson Intimé
et
Directeur des poursuites pénales du Canada,
procureur général de l’Ontario,
procureur général du Nouveau-Brunswick,
procureur général de la Colombie-Britannique,
David Asper Centre for Constitutional Rights et
Aboriginal Legal Services of Toronto Inc. Intervenants
Répertorié : R. c. Anderson
2014 CSC 41
No du greffe : 35246.
2014 : 19 mars; 2014 : 6 juin.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges LeBel, Abella, Cromwell, Moldaver, Karakatsanis et Wagner.
en appel de la cour d’appel de terre-neuve-et-labrador
Droit
constitutionnel — Charte des droits — Droit à la vie, à la liberté et à la
sécurité de la personne — Droit criminel — Détermination de la peine —
Délinquants autochtones — Peine minimale obligatoire — Accusé reconnu coupable
une cinquième fois de conduite avec facultés affaiblies — Demande d’une peine
minimale obligatoire par le procureur du ministère public — Lorsque le
ministère public demande une peine minimale obligatoire pour conduite avec
facultés affaiblies, l’art.
L’accusé a été
reconnu coupable de conduite avec facultés affaiblies. Une peine minimale de 30 jours d’emprisonnement est
infligée pour une deuxième infraction, et pour une infraction subséquente la
peine minimale est de 120 jours d’emprisonnement.
Ces peines minimales obligatoires ne sont infligées que si le ministère
public avise l’accusé, avant tout plaidoyer, de son intention de demander une
peine plus sévère. Le procureur du
ministère public a signifié un avis de son intention de demander une peine plus
sévère puisque l’accusé avait déjà été reconnu coupable de conduite avec
facultés affaiblies à quatre reprises. Le
juge du procès a estimé qu’en signifiant l’avis à l’accusé sans prendre en
considération son statut d’Autochtone, le procureur du ministère public avait
contrevenu à l’art.
Arrêt : Le pourvoi est accueilli et une peine d’emprisonnement de 120 jours est substituée à la peine infligée, avec sursis de ce qui reste à courir de la peine conformément à la concession du ministère public.
Le pourvoi soulève
deux questions. (1) L’art.
Aucune obligation constitutionnelle
Les procureurs du ministère public ne sont pas tenus par la Constitution de prendre en considération le statut d’Autochtone d’un accusé lorsqu’ils décident s’il y a lieu de demander une peine minimale obligatoire pour conduite avec facultés affaiblies, et ce, pour deux raisons.
Premièrement, même si, selon le principe de justice fondamentale, une peine doit être proportionnelle à la gravité de l’infraction et au degré de responsabilité du délinquant, le devoir d’infliger une peine proportionnée incombe aux juges et non aux procureurs du ministère public. Le principe de la proportionnalité exige du juge qu’il prenne en considération les facteurs systémiques ou historiques, y compris le statut d’Autochtone, qui peuvent influer sur la culpabilité du délinquant. Aucun principe de droit ne permet d’assimiler les rôles distincts du juge et du procureur dans le processus de détermination de la peine.
Deuxièmement, le principe de justice fondamentale que l’accusé demande à notre Cour de reconnaître ne respecte pas le critère qui régit les principes de justice fondamentale. Un principe de justice fondamentale doit satisfaire aux conditions suivantes : il doit s’agir d’un principe juridique; il doit exister un consensus sur le fait que cette règle ou ce principe est essentiel au bon fonctionnement du système de justice, et il doit être défini avec suffisamment de précision pour constituer une norme fonctionnelle permettant d’évaluer l’atteinte à la vie, à la liberté ou à la sécurité de la personne. Le principe que propose l’accusé ne satisfait pas à la deuxième condition puisqu’il est contraire à une approche reconnue depuis longtemps et fortement enracinée en ce qui concerne le partage de la responsabilité entre le procureur du ministère public et les tribunaux. Ce principe élargirait considérablement la portée du contrôle judiciaire des décisions discrétionnaires des poursuivants et mettrait en danger le caractère accusatoire de notre système de justice pénale en ouvrant la porte à la surveillance judiciaire des nombreuses décisions que prennent quotidiennement les procureurs du ministère public.
Pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites
Les décisions des
procureurs du ministère public visent soit l’exercice du pouvoir
discrétionnaire en matière de poursuites, soit la stratégie ou la conduite
devant le tribunal. Après l’arrêt
de notre Cour dans Krieger c. Law Society of Alberta,
L’expression « pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites » est une expression large. Elle renvoie à toutes les décisions concernant la nature et l’étendue des poursuites ainsi que la participation du procureur général à celles-ci. Le pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites justifie une grande déférence. Il ne doit pas être susceptible d’une remise en cause systématique par les tribunaux. Par principe, compte tenu du partage des pouvoirs, les tribunaux n’interviennent pas dans le pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites. Par contre, la stratégie et la conduite du procureur du ministère public devant le tribunal sont assujetties à la compétence inhérente du tribunal de contrôler sa propre procédure. La déférence ne s’impose pas envers les avocats qui se comportent de façon inopportune dans la salle d’audience, mais notre système fait preuve d’une grande retenue envers les décisions tactiques des avocats. L’abus de procédure n’est pas une condition préalable à l’intervention du juge relativement à la stratégie ou à la conduite d’une partie devant le tribunal.
Le pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites est susceptible de contrôle judiciaire s’il y a eu abus de procédure. La règle de l’abus de procédure s’applique en présence d’éléments de preuve démontrant que la conduite du ministère public est inacceptable et compromet sérieusement l’équité du procès ou l’intégrité du système de justice. Avant que le ministère public soit tenu de justifier sa décision, il incombe à l’accusé d’établir, par prépondérance des probabilités, l’existence d’une preuve suffisante qu’une allégation relative à l’abus de procédure peut être examinée.
La production de l’avis relevait du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites. En l’absence totale de preuve pour l’étayer, l’argument de l’accusé fondé sur l’abus de procédure doit être rejeté.
Jurisprudence
Arrêt appliqué : R. c. D.B.,
Lois et règlements cités
Charte canadienne des droits et libertés, art. 1, 7, 15(1).
Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C-46, art. 92, 94, 95, 151, 152, 253(1), 255, 267b), 271, 344, 718.1, 718.2, 727(1).
Loi réglementant certaines drogues et autres substances, L.C. 1996, ch. 19, art. 5, 6.
Loi sur l’extradition, L.C. 1999, ch. 18, art. 44(1)a).
Doctrine et autres documents cités
Code, Michael. « Judicial Review of Prosecutorial Decisions : A Short
History of Costs and Benefits, in Response to Justice Rosenberg »
Frater, Robert J. Prosecutorial Misconduct. Aurora, Ont. : Canada Law Book, 2009.
Vanek, David. « Prosecutorial Discretion » (1988), 30 Crim. L.Q. 219.
POURVOI
contre un arrêt de la Cour d’appel de Terre-Neuve-et-Labrador (le juge en chef
Green et les juges Welsh et Rowe),
Iain R. W. Hollett, pour l’appelante.
Derek Hogan et Darlene Neville, pour l’intimé.
David Schermbrucker et Carole Sheppard, pour l’intervenant le directeur des poursuites pénales du Canada.
Philip Perlmutter et Lorna Bolton, pour l’intervenant le procureur général de l’Ontario.
Kathryn A. Gregory et Cameron Gunn, c.r., pour l’intervenant le procureur général du Nouveau-Brunswick.
Joyce DeWitt-Van Oosten, c.r., pour l’intervenant le procureur général de la Colombie-Britannique.
Kent Roach et Cheryl Milne, pour l’intervenant David Asper Centre for Constitutional Rights.
Jonathan Rudin et Emily Hill, pour l’intervenante Aboriginal Legal Services of Toronto Inc.
Version française du jugement de la Cour rendu par
Le juge Moldaver —
I. Introduction
[1] Le présent pourvoi soulève la question suivante : les procureurs du ministère public sont-ils tenus par la Constitution de prendre en considération le statut d’Autochtone d’un accusé lorsqu’ils décident s’il y a lieu de demander une peine minimale obligatoire pour conduite avec facultés affaiblies? À mon avis, il faut répondre à cette question par la négative. Aucun principe de justice fondamentale n’appuie l’existence d’une telle obligation constitutionnelle. En l’absence d’une telle obligation, la décision du poursuivant est une question de pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites et les tribunaux ne peuvent contrôler cette décision que s’il y a eu abus de procédure.
[2]
Le pourvoi dont nous sommes saisis a pour objet un régime de
peines minimales obligatoires de sévérité croissante pour les infractions de
conduite avec facultés affaiblies. Ces peines minimales obligatoires sont
prévues à l’art.
[3]
L’intimé, M. Anderson, plaide que le ministère public a
l’obligation constitutionnelle, aux termes de l’art.
[4] Le ministère public nie l’existence d’une telle obligation. Il plaide que la décision de produire l’avis relève du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites. En conséquence, la décision ne peut être révisée que s’il y a eu abus de procédure. Le ministère public plaide en outre que si les peines minimales obligatoires prévues dans un régime législatif empêchent un juge d’infliger une peine appropriée et juste qui soit conforme au principe fondamental de proportionnalité, il y a lieu de contester le régime en tant que tel et non l’exercice du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites qui l’a fait entrer en jeu.
[5] Pour les motifs qui suivent, je conclus que la Constitution n’oblige aucunement les procureurs du ministère public à prendre en considération le statut d’Autochtone lorsqu’ils produisent l’avis. S’agissant d’une question de pouvoir discrétionnaire en matière de poursuite, la décision ne peut être révisée que pour abus de procédure.
II. Contexte
[6]
Monsieur Anderson a été accusé de conduite avec une alcoolémie
supérieure à 80 milligrammes par 100 millilitres de sang, une infraction prévue
à l’al.
A. Cour provinciale de Terre-Neuve-et-Labrador, 2011 NLPC 1709A00569
[7]
Avant l’audience de détermination de la peine, M. Anderson a
déposé une requête fondée sur la Charte dans laquelle il a plaidé que
les par.
[8]
En première instance, le juge English de la Cour provinciale a
accueilli les arguments fondés sur la Charte soulevés par M. Anderson et
a conclu que les atteintes à l’art. 7 et au par. 15(1) ne pouvaient se
justifier au sens de l’article
B.
Cour d’appel de Terre-Neuve-et-Labrador,
[9]
La Cour d’appel de Terre-Neuve-et-Labrador a rejeté l’appel du
ministère public. À l’unanimité, la cour a statué que la production de l’avis
par le ministère public à l’audience de détermination de la peine, sans que
soit pris en considération le statut d’Autochtone de l’accusé, rendait
l’audience de détermination de la peine fondamentalement injuste, entraînant
une violation de l’art.
[10] La cour était partagée quant à la manière de qualifier la décision de produire l’avis. La juge Welsh estimait qu’il s’agissait d’un pouvoir discrétionnaire « essentiel » du poursuivant; selon le juge en chef Green et le juge Rowe, cette décision [traduction] « ne relevait pas d’une fonction essentielle du poursuivant » : par. 49 (soulignement omis). En définitive, cette divergence de vues n’a pas eu d’incidence sur l’issue de l’affaire et l’appel du ministère public a été rejeté.
III. Dispositions législatives applicables
[11]
Le paragraphe
253. (1) [Capacité de conduite affaiblie] Commet une infraction quiconque conduit un véhicule à moteur, un bateau, un aéronef ou du matériel ferroviaire, ou aide à conduire un aéronef ou du matériel ferroviaire, ou a la garde ou le contrôle d’un véhicule à moteur, d’un bateau, d’un aéronef ou de matériel ferroviaire, que ceux-ci soient en mouvement ou non, dans les cas suivants :
a) lorsque sa capacité de conduire ce véhicule, ce bateau, cet aéronef ou ce matériel ferroviaire est affaiblie par l’effet de l’alcool ou d’une drogue;
b) lorsqu’il a consommé une quantité d’alcool telle que son alcoolémie dépasse quatre-vingts milligrammes d’alcool par cent millilitres de sang.
[12]
L’article
255. (1) [Peine] Quiconque commet une infraction prévue à l’article 253 ou 254 est coupable d’une infraction punissable sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire ou par mise en accusation et est passible :
a) que l’infraction soit poursuivie par mise en accusation ou par procédure sommaire, des peines minimales suivantes :
(i) pour la première infraction, une amende minimale de mille dollars,
(ii) pour la seconde infraction, un emprisonnement minimal de trente jours,
(iii) pour chaque infraction subséquente, un emprisonnement minimal de cent vingt jours;
[13]
Le paragraphe
727. (1) [Condamnations antérieures] Sous réserve des paragraphes (3) et (4), lorsque le délinquant est déclaré coupable d’une infraction pour laquelle une peine plus sévère peut être infligée du fait de condamnations antérieures, aucune peine plus sévère ne peut lui être infligée de ce fait à moins que le poursuivant ne convainque le tribunal que le délinquant, avant d’enregistrer son plaidoyer, a reçu avis qu’une peine plus sévère serait demandée de ce fait.
[14] L’alinéa 718.2e) du Code dispose :
718.2 [Principes de détermination de la peine] Le tribunal détermine la peine à infliger compte tenu également des principes suivants :
. . .
e) l’examen de toutes les sanctions substitutives applicables qui sont justifiées dans les circonstances, plus particulièrement en ce qui concerne les délinquants autochtones.
[15]
Enfin, l’art.
7. Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu'en conformité avec les principes de justice fondamentale.
IV. Questions en litige
[16]
Le présent pourvoi soulève deux questions. (1) L’art.
[17] Il convient d’expliquer brièvement le lien qui unit ces deux questions avant de les analyser. L’intimé soutient que tous les représentants de l’État (y compris les procureurs du ministère public) doivent prendre en considération le statut d’Autochtone lorsqu’une décision porte atteinte à la liberté d’un Autochtone. Il s’agit selon lui d’un principe de justice fondamentale. Si cet argument est retenu, il n’importe pas que la décision relève du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites. Le principe de justice fondamentale — qu’il convient peut-être mieux de qualifier d’obligation constitutionnelle — s’appliquerait en tout état de cause. Comme nous le verrons plus en détail, le pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites n’est pas la solution au manquement à une obligation constitutionnelle. Si, par contre, l’argument de l’intimé est rejeté, la distinction entre, d’une part, le pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites et, d’autre part, la stratégie et la conduite devant la cour, revêt de l’importance car la qualification influe sur la norme de contrôle applicable à la décision.
V. Analyse
A.
L’article
[18]
Monsieur Anderson plaide que la prise en considération du statut
d’Autochtone dans la détermination de la peine est un principe de justice
fondamentale qui s’applique à tous les représentants de l’État, y compris les
procureurs du ministère public. Il s’ensuit que les procureurs du ministère
public sont tenus par la Constitution de prendre en considération le statut
d’Autochtone d’un accusé lorsqu’ils prennent une décision discrétionnaire qui
limite l’éventail des peines que peut infliger un juge, y compris la décision
de produire l’avis. Au soutien de cet argument, M. Anderson invoque l’al. 718.2e)
du Code, ainsi que les décisions de notre Cour dans R. c. Gladue,
[19] Le ministère public plaide que l’argument de M. Anderson étend la portée de l’al. 718.2e) du Code au-delà des fins qu’il est censé servir. Selon le ministère public, une directive législative adressée aux juges chargés de la détermination de la peine ne saurait être transformée en une obligation constitutionnelle imposée au ministère public de prendre en considération le statut d’Autochtone lorsqu’il prend une décision discrétionnaire qui limite l’éventail des peines que peut infliger un juge.
[20]
À mon avis, l’argument de M. Anderson doit être rejeté pour deux
raisons. Premièrement, cet argument confond le rôle du poursuivant et celui du
juge chargé de déterminer la peine car il impose au poursuivant un devoir qui
n’appartient qu’au juge — le devoir d’infliger une peine proportionnée.
Deuxièmement, le principe de justice fondamentale que M. Anderson cherche à
faire reconnaître ne satisfait pas au critère énoncé dans R. c. D.B.,
(1) Il appartient au juge d’infliger une peine proportionnée
[21]
Comme l’a indiqué le juge LeBel au nom des juges majoritaires de
notre Cour dans Ipeelee, « [l]a proportionnalité représente la
condition sine qua non d’une sanction juste » et un principe de
justice fondamentale : par. 36-37. La proportionnalité signifie que la
peine doit être « proportionnelle à la fois à la gravité de l’infraction et
au degré de responsabilité du délinquant » (Ipeelee, par. 39
(italiques omis); voir également l’art.
[22]
Le principe fondamental de la proportionnalité a été codifié.
L’article
[23] Dans l’arrêt Gladue, notre Cour a examiné en détail l’al. 718.2e) du Code, notant qu’il a été édicté pour remédier au grave problème de la surreprésentation des Autochtones dans les prisons canadiennes et encourager les juges à aborder la détermination de la peine selon une approche corrective : par. 93. La Cour a expliqué que « les juges devraient porter une attention particulière aux circonstances dans lesquelles se trouvent les délinquants autochtones parce que ces circonstances sont particulières, et différentes de celles dans lesquelles se trouvent les non-autochtones » (Gladue, par. 37 (soulignement omis)). La Cour a estimé que, aux termes de l’al. 718.2e), un juge doit prendre en considération « (A) les facteurs systémiques ou historiques distinctifs qui peuvent être une des raisons pour lesquelles le délinquant autochtone se retrouve devant les tribunaux, [et] (B) les types de procédures de détermination de la peine et de sanctions qui, dans les circonstances, peuvent être appropriées à l’égard du délinquant en raison de son héritage ou ses attaches autochtones » : Gladue, par. 66.
[24]
L’alinéa 718.2e) est également au cœur de l’analyse dans Ipeelee.
Dans cet arrêt, la Cour a fait remarquer que les principes énoncés dans Gladue
se rapportent à la question ultime de savoir en quoi consiste une peine juste
et appropriée et aident le juge à établir une peine conforme au principe
fondamental de la proportionnalité. L’omission du juge chargé de déterminer la
peine de tenir compte des circonstances particulières propres aux délinquants
autochtones viole donc à la fois les obligations légales qui incombent au juge
aux termes des art.
[25] Fait important, il est question, dans Gladue et Ipeelee, des obligations qui incombent aux juges chargés de la détermination de la peine d’établir une peine proportionnée à l’égard des délinquants autochtones. Dans ces arrêts, il n’est nullement fait mention du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites et ces arrêts n’étayent pas l’argument de M. Anderson selon lequel les poursuivants doivent prendre en considération le statut d’Autochtone lorsqu’ils prennent une décision qui limite l’éventail des peines que peut infliger un juge. L’argument de M. Anderson assimile le devoir du juge à celui du poursuivant, mais aucun principe de droit ne permet d’assimiler leurs rôles distincts dans le processus de détermination de la peine. Il appartient au juge d’infliger la peine; il lui appartient également d’établir une peine proportionnée, sans s’écarter des paramètres juridiques applicables. Si un régime de peine minimale obligatoire oblige un juge à infliger une peine disproportionnée, il y aurait lieu de contester le régime.
[26]
Je ne suis pas arrivé à cette conclusion sans tenir compte de
l’arrêt United States of America c. Leonard,
[traduction] les facteurs énoncés dans l’arrêt Gladue ne se limitent pas à la détermination de la peine en matière pénale mais doivent être pris en considération par tous « les décideurs qui ont le pouvoir d’influer sur le traitement des délinquants autochtones dans le système de justice » (Gladue, par. 65) chaque fois que la liberté d’un Autochtone est en jeu dans un procès criminel et des instances connexes, notamment une procédure d’extradition. [par. 85]
[27]
M. Anderson prétend que, tout comme le ministre de la Justice
dans Leonard, les procureurs du ministère public devraient être tenus de
prendre en considération le statut d’Autochtone parce que ce sont des
« décideurs qui ont le pouvoir d’influer sur le traitement des délinquants
autochtones dans le système de justice » (Gladue, par. 65). En
toute déférence, je ne saurais être d’accord. L’extrait de Leonard sur
lequel s’appuie M. Anderson ne doit pas être pris hors contexte. Aux termes de
l’al.
[traduction] requiert la détermination du résultat que donneraient vraisemblablement des poursuites intentées au pays et la comparaison de ce résultat avec l’issue probable dans le pays étranger si la personne recherchée était extradée. Dans le cas d’un délinquant autochtone, je ne vois pas comment l’on peut faire cette détermination et cette comparaison sans se reporter aux principes établis dans Gladue. [par. 87]
[28] Par conséquent, je suis d’avis que l’arrêt Leonard n’étaye pas l’application beaucoup plus large de l’arrêt Gladue que M. Anderson cherche à obtenir.
(2) Le critère de l’arrêt R. c. D.B. n’est pas respecté
[29]
Une autre raison explique pourquoi l’argument avancé par M. Anderson
sur le fondement de l’art. 7 doit être rejeté. Le principe de justice
fondamentale que M. Anderson demande à notre Cour de reconnaître — à savoir que
les procureurs du ministère public doivent prendre en considération le statut
d’Autochtone de l’accusé avant de prendre des décisions qui limitent l’éventail
des peines que peut infliger un juge — ne respecte pas le critère qui régit les
principes de justice fondamentale. Comme la juge Abella l’a fait remarquer au
nom des juges majoritaires dans D.B., par. 46, un principe de justice
fondamentale doit satisfaire aux conditions suivantes : (1) il doit s’agir
d’un principe juridique; (2) il doit exister un consensus sur le fait que cette
règle ou ce principe est essentiel au bon fonctionnement du système de justice;
(3) il doit être défini avec suffisamment de précision pour constituer une
norme fonctionnelle permettant d’évaluer l’atteinte à la vie, à la liberté ou à
la sécurité de la personne. Voir aussi Canadian Foundation
for Children, Youth and the Law c. Canada (Procureur général),
[30] Le principe que propose M. Anderson ne satisfait pas à la deuxième condition selon laquelle il doit exister un consensus sur le fait que ce principe est essentiel au bon fonctionnement du système de justice. En fait, le principe proposé est contraire à une approche reconnue depuis longtemps et fortement enracinée en ce qui concerne le partage de la responsabilité entre le procureur du ministère public et les tribunaux.
[31]
Il faut d’abord reconnaître que le principe que propose M. Anderson
élargirait énormément la portée du contrôle judiciaire des décisions des
poursuivants. Ce faisant, il met en danger le caractère accusatoire de notre
système de justice pénale en entravant les procureurs du ministère public dans
l’exécution de leur travail et en ouvrant la porte à la surveillance judiciaire
des nombreuses décisions que prennent quotidiennement les procureurs du
ministère public. Comme l’a fait remarquer le ministère public, les situations
où les décisions du ministère public peuvent limiter l’éventail des sanctions
que peut infliger le juge chargé de la détermination de la peine — et donc sa
faculté de prendre en compte l’al. 718.2e) — sont nombreuses :
m.a., par. 145. C’est le cas notamment des décisions suivantes : porter
des accusations qui entraînent une peine minimale obligatoire alors que
d’autres infractions connexes n’entraînent aucune peine minimale obligatoire (p.
ex., invoquer l’art. 95 plutôt que les art.
[32]
Indépendamment du nombre considérable de décisions qui
donneraient ouverture au contrôle judiciaire, la décision du ministère public
de demander une peine minimale obligatoire — comme nous le verrons — est une question
qui relève du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites. Il existe
depuis longtemps une réticence fortement enracinée à permettre le contrôle
judiciaire automatique de l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire. Comme elle
l’a affirmé dans R. c. Beare,
[33] En résumé, le principe de justice fondamentale que fait valoir M. Anderson doit être rejeté.
B. La décision du ministère public de produire l’avis à l’égard d’un délinquant autochtone peut-elle être révisée?
[34] Ayant conclu que la Constitution n’oblige pas le ministère public à prendre en considération le statut d’Autochtone de l’accusé lorsqu’il prend une décision qui limite l’éventail des peines que peut infliger un juge, il s’agit maintenant de déterminer si la décision du ministère public de produire l’avis peut être révisée d’une autre façon et, dans l’affirmative, selon quelle norme.
Contrôle des décisions du ministère public
[35] Le contrôle judiciaire des décisions du ministère public peut se faire suivant deux voies distinctes. L’analyse différera selon qu’il s’agit de contrôler (1) l’exercice du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites, ou (2) la stratégie ou la conduite devant le tribunal.
[36] Toutes les décisions du ministère public sont susceptibles de révision s’il y a eu abus de procédure. Toutefois, ainsi que je vais l’expliquer, l’exercice du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites peut être révisé en cas d’abus de procédure seulement. Par contre, la stratégie ou la conduite devant le tribunal peut être l’objet d’un contrôle plus large. La cour peut exercer sa compétence inhérente en vue de faire respecter sa propre procédure, même en l’absence d’abus de procédure.
a) Le pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites
[37]
Notre Cour a affirmé à maintes reprises que le pouvoir
discrétionnaire en matière de poursuites est un élément essentiel au bon
fonctionnement de la justice criminelle : Beare, p. 410; R. c.
T. (V.),
[38]
Malheureusement, après l’arrêt de notre Cour dans Krieger c.
Law Society of Alberta,
[39] Dans Krieger, notre Cour a décrit de la façon suivante le pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites :
L’expression « pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites » est une expression technique. Elle ne désigne pas simplement la décision discrétionnaire d’un procureur du ministère public, mais vise l’exercice des pouvoirs qui sont au cœur de la charge de procureur général et que le principe de l’indépendance protège contre l’influence de considérations politiques inappropriées et d’autres vices. [par. 43]
[40] La Cour donne ensuite les exemples suivants du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites : intenter ou non des poursuites relativement à une accusation portée par la police; ordonner un arrêt des procédures dans le cadre de poursuites privées ou publiques; accepter un plaidoyer de culpabilité relativement à une accusation moins grave; se retirer complètement de procédures criminelles; prendre en charge des poursuites privées (par. 46). La Cour ajoute ce qui suit :
Fait important, le point commun entre les divers éléments du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites est le fait qu’ils comportent la prise d’une décision finale quant à savoir s’il y a lieu d’intenter ou de continuer des poursuites ou encore d’y mettre fin, d’une part, et quant à l’objet des poursuites, d’autre part. Autrement dit, le pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites vise les décisions concernant la nature et l’étendue des poursuites ainsi que la participation du procureur général à celles-ci. Les décisions qui ne portent pas sur la nature et l’étendue des poursuites, c’est-à-dire celles qui ont trait à la stratégie ou à la conduite du procureur du ministère public devant le tribunal, ne relèvent pas du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites. Ces décisions relèvent plutôt de la compétence inhérente du tribunal de contrôler sa propre procédure une fois que le procureur général a choisi de se présenter devant lui. [Je souligne; soulignements dans l’original omis; par. 47.]
[41] Depuis l’arrêt Krieger, la distinction entre le pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites, d’une part, et la stratégie et la conduite, d’autre part, a donné du fil à retordre aux tribunaux. L’emploi de l’expression « au cœur de » dans Krieger a donné lieu à une définition étroite du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites, malgré la formulation libérale employée dans Krieger pour définir l’expression, à savoir : « . . . les décisions concernant la nature et l’étendue des poursuites ainsi que la participation du procureur général à celles-ci » (par. 47). La difficulté à définir l’expression a également semé la confusion quant à la norme de contrôle applicable à l’appréciation de décisions données du ministère public.
[42]
Le présent pourvoi illustre bien les deux problèmes. Rappelons
que la Cour d’appel de Terre-Neuve-et-Labrador était partagée quant à la
manière de qualifier la décision du ministère public de produire l’avis. La
juge Welsh a statué que la décision en cause relevait du pouvoir
discrétionnaire [traduction] « essentiel »
en matière de poursuites, alors que le juge en chef Green et le juge Rowe
(s’appuyant sur l’arrêt R. c. Gill,
[43] La cour était également divisée quant à la norme de contrôle applicable. La juge Welsh a statué que la distinction entre les décisions essentielles et celles qui ne l’étaient pas n’avait pas de conséquences, puisque, dans les deux cas, les décisions pouvaient être révisées selon la même norme de contrôle — la norme énoncée dans Gill, où la Cour d’appel de l’Ontario a statué que la décision de produire l’avis pouvait être révisée si l’une des conditions suivantes était remplie : (1) la décision a porté atteinte à l’intégrité de l’administration de la justice; (2) elle a eu pour effet de rendre la procédure de détermination de la peine fondamentalement inéquitable; (3) elle était arbitraire; (4) elle a donné lieu à une restriction de la liberté de l’accusé qui était exagérément disproportionnée à l’intérêt qu’a l’État à prendre une mesure donnée (Gill, par. 59). Le juge en chef Green et le juge Rowe n’étaient pas de cet avis. Selon eux, les décisions stratégiques (les décisions « non essentielles ») pouvaient être révisées selon la norme énoncée dans Gill, alors que le pouvoir discrétionnaire « essentiel » en matière de poursuites n’était susceptible de révision que s’il y avait eu abus de procédure. Les points de vue divergents en l’espèce, et dans beaucoup d’autres affaires, montrent bien que la règle de droit en la matière laisse à désirer.
[44]
En vue de clarifier la règle, je crois que nous devons d’abord
reconnaître que l’expression « pouvoir discrétionnaire en matière de
poursuites » est une expression large qui renvoie à toutes « les décisions
concernant la nature et l’étendue des poursuites ainsi que la participation du
procureur général à celles-ci » (Krieger, par. 47). Comme notre
Cour l’a fait remarquer à maintes reprises, « [l]e pouvoir discrétionnaire
[en matière de poursuites] renvoie à la discrétion exercée par le procureur
général dans les affaires qui relèvent de sa compétence relativement à
la poursuite d’infractions criminelles » (Krieger, par. 44, citant Power,
p. 622, citant D. Vanek, « Prosecutorial Discretion » (1988), 30 Crim.
L.Q. 219, p. 219 (je souligne)). Bien qu’il soit sans doute impossible de
dresser une liste exhaustive des décisions qui relèvent de la nature et de l’étendue
des poursuites, nous pouvons ajouter, outre ceux donnés dans Krieger,
les exemples suivants : la décision de répudier une entente sur le
plaidoyer (comme dans R. c. Nixon,
[45] En résumé, l’expression « pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites » renvoie à un vaste éventail de décisions que peut prendre un poursuivant. Cela dit, il faut prendre soin de faire la distinction entre les questions qui relèvent de ce pouvoir et les obligations constitutionnelles. La distinction entre le pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites et les obligations constitutionnelles du ministère public a été faite dans Krieger, où était en cause l’obligation du poursuivant de communiquer la preuve pertinente à l’accusé :
Dans l’arrêt Stinchcombe, précité, notre Cour a conclu que le ministère public est tenu de communiquer à la défense tous les renseignements pertinents. Par conséquent, bien que le procureur du ministère public conserve le pouvoir discrétionnaire de ne pas communiquer des renseignements non pertinents, la communication d’éléments de preuve pertinents est affaire non pas de pouvoir discrétionnaire mais plutôt d’obligation de sa part. [Je souligne; par. 54.]
Manifestement, le ministère public n’a pas le pouvoir discrétionnaire de porter atteinte aux droits que la Charte garantit à un accusé. Autrement dit, le pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites ne protège aucunement le procureur du ministère public qui ne s’est pas acquitté de ses obligations constitutionnelles, par exemple celle de communiquer adéquatement la preuve à la défense.
(i) La norme de contrôle du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites
[46]
Les nombreuses décisions que sont appelés à prendre les
procureurs du ministère public dans l’exercice de leur pouvoir discrétionnaire
en matière de poursuites ne doivent pas être susceptibles d’une remise en cause
systématique par les tribunaux. Les tribunaux reconnaissent depuis longtemps
que les décisions prises dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire en matière
de poursuites sont différentes de celles prises par l’exécutif : voir M. Code,
« Judicial Review of Prosecutorial Decisions : A Short History of
Costs and Benefits, in Response to Justice Rosenberg »
Dans notre système gouvernemental, c’est le souverain qui a le pouvoir de poursuivre ses sujets. Les autres organes du gouvernement ne peuvent pas modifier une décision que le procureur général ou l’un de ses mandataires a prise dans l’exercice du pouvoir que le souverain lui a délégué. Par conséquent, les tribunaux [et] les autres membres de l’exécutif [. . .] font preuve de retenue à l’égard de l’exercice du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites. [par. 45]
[47] Notre Cour a aussi souligné les problèmes pratiques particuliers liés à la révision systématique du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites :
La fonction quasi judiciaire du procureur général ne saurait faire l’objet d’une ingérence de la part de parties qui ne sont pas aussi compétentes que lui pour analyser les divers facteurs à l’origine de la décision de poursuivre. Assujettir ce genre de décisions à une ingérence politique ou à la supervision des tribunaux pourrait miner l’intégrité de notre système de poursuites. [par. 32]
[48] Manifestement, le pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites justifie une grande déférence. Toutefois, il n’est pas à l’abri de toute surveillance judiciaire. Notre Cour a affirmé à maintes reprises que le pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites est susceptible de contrôle judiciaire s’il y a eu abus de procédure : Krieger, par. 32; Nixon, par. 31; Miazga, par. 46.
[49] Dans la jurisprudence portant sur le contrôle du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites, le type de comportement de la poursuite qui constitue un abus de procédure a été décrit de diverses façons. Dans Krieger, notre Cour a employé l’expression « conduite répréhensible flagrante » (par. 49). Dans Nixon, la Cour a estimé que la règle de l’abus de procédure s’applique en présence d’éléments de preuve démontrant que la décision du ministère public « min[e] l’intégrité du processus judiciaire » ou « rend le procès inéquitable » (par. 64). La Cour a également fait état, dans son analyse, de « motif illégitime » et de « mauvaise foi » (par. 68).
[50] Indépendamment des termes employés, l’abus de procédure s’entend essentiellement d’une conduite du ministère public qui est inacceptable et qui compromet sérieusement l’équité du procès ou l’intégrité du système de justice. Les décisions du ministère public motivées par des préjugés à l’égard des Autochtones répondraient certainement à ce critère.
[51] En résumé, le pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites est susceptible de contrôle judiciaire seulement s’il y a eu abus de procédure. Le critère énoncé dans Gill qu’a appliqué la Cour d’appel de Terre-Neuve-et-Labrador a été élaboré à une époque où, après l’arrêt Krieger, la distinction entre ce qui relève du pouvoir discrétionnaire « essentiel » et ce qui relève du pouvoir « non essentiel » n’allait pas de soi pour les tribunaux. Avec égards, il n’y a pas lieu de retenir le critère énoncé dans Gill dans la mesure où il laisse entendre qu’une conduite qui ne va pas jusqu’à l’abus de procédure peut justifier le contrôle judiciaire du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites.
(ii) Le fardeau initial de preuve
[52]
Il incombe au demandeur de prouver par prépondérance des
probabilités qu’il y a eu abus de procédure : Cook, par. 62; R.
c. O’Connor,
[53] Dans Nixon, notre Cour énonce les raisons suivantes pour lesquelles il doit exister « une preuve suffisante » avant que l’allégation relative à l’abus de procédure puisse être examinée :
. . .
l’imposition aux tribunaux d’une exigence selon laquelle ils doivent d’abord se
prononcer quant à l’utilité de la tenue d’une enquête fondée sur la Charte n’a
rien de nouveau : R. c. Pires,
Pour que notre système de justice fonctionne, les juges qui président les procès doivent être en mesure de veiller au bon déroulement des instances. L’un des mécanismes leur permettant d’y arriver est le pouvoir de refuser de procéder à une audition de la preuve lorsque la partie qui en fait la demande est incapable de démontrer qu’il est raisonnablement probable que cette audience aidera à résoudre les questions soumises au tribunal.
Hormis de telles considérations pragmatiques, il existe de bonnes raisons d’imposer un fardeau initial au demandeur qui prétend qu’un acte résultant de l’exercice du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites constitue un abus de procédure. Comme de telles décisions échappent généralement à la compétence du tribunal, il ne suffit pas d’entreprendre un examen pour qu’un demandeur puisse faire une simple allégation d’abus de procédure. [Je souligne; par. 61-62.]
[54] L’arrêt Nixon portait sur la répudiation d’une entente sur le plaidoyer par le ministère public. Notre Cour a affirmé que la répudiation d’une entente sur le plaidoyer est « un événement rare et exceptionnel » qui répond au critère préliminaire de preuve et justifie un examen du bien-fondé de la décision du ministère public : Nixon, par. 63. En fait, il ressortait de la preuve dans Nixon que seulement deux autres ententes sur le plaidoyer avaient déjà été répudiées en Alberta. En conséquence, la Cour a affirmé ce qui suit :
. . . dans la mesure où la Couronne est la seule partie au courant de l’information, c’est à elle qu’il incombe d’exposer au tribunal les circonstances et les motifs qui sous-tendent sa décision de répudier l’entente. En d’autres termes, la Couronne doit expliquer au tribunal pourquoi et comment elle est parvenue à la décision de ne pas respecter l’entente qu’elle avait pourtant conclue. En bout de ligne, c’est au demandeur qu’il revient d’établir qu’il y a eu abus de procédure et, comme il a déjà été discuté, il doit satisfaire à un critère rigoureux. Cependant, le peu, voire l’absence d’explications de la Couronne, le cas échéant, constitue un facteur qui milite fortement en faveur de la thèse du demandeur qui cherche à établir qu’il y a eu abus de procédure. [par. 63]
[55]
Le fait d’obliger le demandeur à établir l’existence d’une preuve
suffisante avant que la cour entreprenne l’examen des motifs qui sous-tendent
l’exercice du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites respecte la
présomption selon laquelle ce pouvoir est exercé de bonne foi : Demande
fondée sur l’art.
[56]
Enfin, je note que la teneur d’une politique ou d’une ligne
directrice du ministère public peut être pertinente lorsqu’une cour examine une
contestation de l’exercice du pouvoir discrétionnaire en matière de
poursuites. Les énoncés de politique ou les lignes directrices peuvent
éclairer le débat sur la question de savoir si la conduite d’un procureur du
ministère public était appropriée dans les circonstances particulières. Voir R.
J. Frater,
b) Stratégie et conduite devant le tribunal
[57] Selon l’arrêt Krieger, la deuxième catégorie de décisions du ministère public susceptibles de contrôle judiciaire a trait « à la stratégie ou à la conduite du procureur du ministère public devant le tribunal » : par. 47. Comme la Cour l’affirme dans Krieger, « [c]es décisions relèvent [. . .] de la compétence inhérente du tribunal de contrôler sa propre procédure une fois que le procureur général a choisi de se présenter devant lui » (par. 47).
[58]
Une cour supérieure possède la compétence inhérente de veiller au
bon fonctionnement des rouages de la cour : R. c. Cunningham,
[59]
Bien que la déférence ne s’impose pas envers les avocats qui se
comportent de façon inopportune dans la salle d’audience, notre système
accusatoire fait effectivement preuve d’une grande retenue envers les
décisions tactiques des avocats. Autrement dit, bien que les tribunaux
puissent sanctionner la conduite des parties au litige, ils doivent
généralement s’abstenir de s’immiscer dans la conduite du litige en tant
que tel. Dans R. c. S.G.T.,
Dans un système de justice criminelle accusatoire, les juges instruisant les procès doivent, à moins de circonstances exceptionnelles, déférer aux décisions tactiques des avocats [. . .] [L]’avocat sera habituellement mieux placé que le juge du procès pour apprécier l’opportunité d’une décision tactique particulière en fonction de sa stratégie globale. Le juge du procès, lui, doit agir en arbitre impartial du litige dont il est saisi; plus un juge remet en question ou annule les décisions d’un avocat, plus il risque de s’écarter, en apparence ou dans les faits, de son rôle d’arbitre neutre et de devenir l’avocat de l’une des parties. . .
Il
en résulte que le juge du procès devrait rarement décider de son propre chef de
remettre en question les décisions tactiques d’un avocat, et encore moins être
tenu de le faire. Bien sûr, il doit toujours « s’assure[r] que le procès
reste équitable et se déroule conformément aux lois pertinentes et aux
principes de justice fondamentale » : Lavallee, Rackel &
Heintz c. Canada (Procureur général),
[60]
Le procureur du ministère public a le droit d’avoir une stratégie
de procès et de la modifier en cours de route, pourvu que la modification
n’entraîne aucune iniquité pour l’accusé : Jolivet, par. 21. De
même, comme notre Cour l’a affirmé récemment dans R. c. Auclair,
[61] Enfin, comme pour toute prise de décision du ministère public, les stratégies ou la conduite dans la salle d’audience peuvent équivaloir à un abus de procédure, mais l’abus de procédure n’est pas une condition préalable à l’intervention du juge comme c’est le cas pour les décisions qui relèvent du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites.
VI. Conclusion
[62] Dans les dispositions applicables du Code, le législateur a expressément conféré au ministère public le pouvoir discrétionnaire de produire l’avis à l’audience de détermination de la peine. Ce pouvoir discrétionnaire est conforme à nos traditions constitutionnelles. Comme le souligne le ministère public, la production de l’avis n’est pas simplement une décision quant aux observations qui seront faites à l’audience de détermination de la peine (m.a., par. 119). La production de l’avis modifie fondamentalement l’étendue de la poursuite — particulièrement l’étendue du risque auquel l’accusé est exposé. À cet égard, la décision du ministère public de produire l’avis est analogue à la décision de porter des accusations qui entraînent une peine minimale obligatoire alors que d’autres infractions connexes n’entraînent aucune peine minimale obligatoire, à la décision d’intenter une poursuite par mise en accusation, plutôt que par procédure sommaire, lorsque diverses peines minimales obligatoires sont prescrites, et à la décision d’intenter une poursuite par mise en accusation plutôt que par procédure sommaire, lorsque cette décision exclut la possibilité d’infliger certaines peines.
[63] Pour ces motifs, je conclus que la production de l’avis relève du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites. Par conséquent, elle n’est susceptible de contrôle judiciaire que s’il y a eu abus de procédure. En l’absence totale de preuve pour l’étayer, l’argument fondé sur l’abus de procédure invoqué par M. Anderson doit être rejeté.
[64]
Enfin, je note que la contestation de la constitutionnalité du
régime législatif sur le fondement du par.
[65] Je suis en conséquence d’avis d’accueillir le pourvoi. L’ordonnance de la Cour d’appel de Terre-Neuve-et-Labrador est annulée et une peine d’emprisonnement de 120 jours est substituée à la peine infligée, avec sursis de ce qui reste à courir de la peine conformément à la concession du ministère public.
Pourvoi accueilli.
Procureur de l’appelante : Procureur général de Terre-Neuve-et-Labrador, St. John’s.
Procureur de l’intimé : Newfoundland and Labrador Legal Aid Commission, St. John’s.
Procureur de l’intervenant le directeur des poursuites pénales du Canada : Service des poursuites pénales du Canada, Halifax.
Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Ontario : Procureur général de l’Ontario, Toronto.
Procureur de l’intervenant le procureur général du Nouveau-Brunswick : Procureur général du Nouveau-Brunswick, Fredericton.
Procureur de l’intervenant le procureur général de la Colombie-Britannique : Procureur général de la Colombie-Britannique, Vancouver.
Procureur de l’intervenant David Asper Centre for Constitutional Rights : Université de Toronto, Toronto.
Procureur de l’intervenante Aboriginal Legal Services of Toronto Inc. : Aboriginal Legal Services of Toronto Legal Clinic, Toronto.
[1] Les énoncés de politique visent à aider les procureurs du ministère public dans l’exercice de leurs fonctions. En l’espèce, un énoncé de politique du ministère public traitait de la décision de produire ou non l’avis. L’énoncé de politique prévoyait que [traduction] « la signification de l’avis doit être prise en considération dans tous les cas, à la lumière de toutes les circonstances de l’infraction et des antécédents et de la situation du délinquant » (motifs de la Cour d’appel, par. 19 (soulignement omis)). L’énoncé de politique ne mentionnait pas particulièrement le statut d’Autochtone.
AVIS :
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