Décision

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Karounis c. Procureur général du Québec

2021 QCCS 310

JC0BS9

 
COUR SUPÉRIEURE

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

DISTRICT DE MONTRÉAL

 

N° :

500-17-113300-209

 

 

DATE :

8 février 2021

______________________________________________________________________

 

SOUS LA PRÉSIDENCE DE L’HONORABLE CHANTAL CHATELAIN, J.C.S.

______________________________________________________________________

 

POLITIMI KAROUNIS

ANNA DRITSAS

KARINE SAMPAIO

SARAH GIBSON

ERICA MOODIE

MARISA FERNANDEZ

Demanderesses

c.

PROCUREUR GÉNÉRAL DU QUÉBEC

Défendeur

______________________________________________________________________

                                                           

JUGEMENT

______________________________________________________________________

 

I.              APERÇU

[1]           Instruire, socialiser et qualifier les élèves. Voilà la mission de l’école[1].

[2]           Tous les enfants au Québec ont droit à l’éducation et, pour la grande majorité d’entre eux, à la gratuité scolaire[2]. En corollaire, la loi oblige la fréquentation scolaire pour les enfants âgés de 6 à 16 ans, laquelle s’exerce traditionnellement par la présence physique à l’école, sous réserve des exemptions prévues.

[3]           Or, à l’instar de plusieurs services publics et de la majorité des activités de la vie quotidienne des individus, la capacité de l’école d’accomplir sa mission et de dispenser des services éducatifs se trouve fortement compromise à compter de mars 2020 dû à l’avènement de la pandémie liée à la COVID-19 qui frappe le Québec comme partout ailleurs.

[4]           Notamment, à la suite de la déclaration d’un état d’urgence sanitaire et de l’adoption de mesures gouvernementales sans précédent, les services éducatifs et, par voie de conséquence, l’obligation de fréquentation scolaire sont suspendus au Québec le 13 mars 2020. Alors que nul ne peut prédire avec certitude quels seront les impacts à long terme des bouleversements occasionnés par la COVID-19, une chose est incontestable, les élèves sont les premières victimes de la fermeture des écoles.

[5]           Vu la persistance de la pandémie de la COVID-19, c’est dans un contexte exceptionnel que le gouvernement doit planifier la reprise des services éducatifs à l’automne 2020. Dans le cadre du plan de retour à l’école adopté par le gouvernement du Québec, le Décret 885-2020 du 19 août 2020 lève donc la suspension des services éducatifs et rétablit l’obligation de fréquentation scolaire. Afin, dit-il, de protéger les personnes vulnérables tout en favorisant l’accomplissement de la mission de l’école, le gouvernement prévoit au Décret 885-2020 une exception à l’obligation de fréquentation scolaire en personne (en présentiel) lorsque certaines conditions sont satisfaites. L’exception s’applique aux élèves dont l’état de santé — ou celui d’une personne avec qui ils résident — les met à risque de complications graves s’ils contractent la COVID-19. Pour y avoir droit, il faut qu’un médecin recommande que l’élève ne fréquente pas l’école. Dans ces cas, l’élève n’est pas dispensé de fréquenter l’école; mais il n’est pas tenu de le faire en personne puisque le gouvernement lui offre des services éducatifs à distance. L’exception initialement contenue au Décret 885-2020 a depuis été reprise dans le Décret 943-2020 du 9 septembre 2020 qui élargit son champ d’application pour couvrir les élèves dont les classes sont fermées dû à une éclosion de COVID-19.

[6]           Vu l’état des connaissances actuelles quant à la COVID-19 et les difficultés à enrayer sa propagation, les demanderesses craignent que la fréquentation scolaire en personne mette leurs enfants, leur famille ou la population à risque. Dans le contexte particulier de cette pandémie, elles estiment que le gouvernement est tenu d’offrir des services éducatifs à distance à tous les parents qui le demandent, à leur seule discrétion. Elles s’attaquent donc à la constitutionnalité de la mesure contenue dans le Décret 943-2020[3] selon laquelle les services d’éducation à distance sont offerts aux élèves dont l’état de santé ou celui d’une personne avec qui ils résident les met à risque de complications graves s’ils contractent la COVID-19, lorsqu’un médecin recommande que ces élèves ne fréquentent pas un établissement scolaire (la Mesure contestée).

[7]           Elles plaident que la Mesure contestée viole la Charte canadienne des droits et libertés[4] (Charte canadienne) et la Charte des droits et libertés de la personne[5] (Charte québécoise). Elles demandent au Tribunal de maintenir l’obligation pour le gouvernement d’offrir des services éducatifs à distance, tout en biffant toute condition requise pour obtenir ces services.

[8]           Pour déterminer les questions soumises, il importe de garder à l’esprit que les demanderesses ne contestent aucunement l’obligation de fréquentation scolaire stipulée à l’article 14 de la Loi sur l’instruction publique (LIP), ni la décision du gouvernement de lever la suspension des services éducatifs, donc de rouvrir les écoles,  par l’adoption du Décret 885-2020. Plutôt, elles cherchent, en choisissant les extraits du Décret 943-2020 qui leur conviennent (soit ceux qui prévoient la possibilité pour certains élèves de bénéficier de l’école à distance) et en biffant les extraits qui ne leur conviennent pas (soit ceux qui prévoient que cette offre est destinée aux personnes à risque de complications graves en cas de COVID-19), à obtenir pour tous les élèves du Québec, peu importe leur situation, des services éducatifs à distance, et ce, au choix du parent.

[9]           Pour les raisons qui suivent, le Tribunal estime que la Mesure contestée résiste à l’attaque constitutionnelle et est valide.

II.            CONTEXTE

A.           L’objet de la demande

[10]        Par leur demande en jugement déclaratoire, les demanderesses cherchent à obtenir une déclaration voulant que le Décret 943-2020 viole leurs droits à la vie, à la liberté et à la sécurité protégés par l’article 1 de la Charte québécoise et l’article 7 de la Charte canadienne. À l’audition, elles précisent que seul le paragraphe 1° du 5e alinéa du dispositif du Décret est visé, lequel se lit comme suit : « 1° ceux dont l’état de santé ou celui d’une personne avec qui ils résident les met à risque de complications graves s’ils contractent la COVID-19, lorsqu’un médecin recommande que ces élèves ne fréquentent pas un établissement scolaire ».

[11]        En plus du droit à l’école à distance pour tous, sans condition, au choix du parent, les demanderesses veulent également que le Tribunal déclare que tout enfant retiré de l’école par son parent pour bénéficier de l’école à distance puisse automatiquement retrouver sa place dans son école si le parent décide de l’y retourner, et ce, à tout moment durant l’année scolaire.

[12]        Les conclusions recherchées se lisent comme suit :

DECLARE that the current directive is arbitrary in its application and ultra vires and violates section 1 of the Quebec Charter of Human Rights and Freedoms and section 7 of the Canadian Charter of Human Rights and Freedoms;

DECLARE that the medical note requirement part of the Directive be struck out or that the mandatory in-person attendance exemption must be extended to all students, without exception;

DECLARE that for the school year 2020-2021, those students who do not attend school in person shall be permitted to attend remotely by indicating their intention to do so to their schools;

DECLARE that no student will lose his or her spot in their school for the time that they are attending school remotely under the exemption;

DECLARE that students can use the exemption to opt for a distance program that may be offered by their school;

DECLARE that students can use the exemption to enroll in any of the distance options that are currently provided under the plan, except for those that are specific to school closures, until such time as those programs are available to everyone;

DECLARE that students benefitting from the exemption can reintegrate into the classroom at any time during the current school year, in the same manner as the student would reintegrate following an absence due to illness under the plan;

DECLARE that students benefitting from the exemption and who are attending school remotely, will be permitted to join their classmates on the virtual platform should their school make this option available at any time during the school year due to closure;

B.           Obligation de fréquentation scolaire

[13]        Les articles 1 à 3 de la LIP consacrent le droit des enfants à l’éducation et à la gratuité scolaire selon les conditions qui y sont prescrites[6] :

1. Toute personne a droit au service de l’éducation préscolaire et aux services d’enseignement primaire et secondaire prévus par la présente loi et le régime pédagogique établi par le gouvernement en vertu de l’article 447, à compter du premier jour du calendrier scolaire de l’année scolaire où elle a atteint l’âge d’admissibilité jusqu’au dernier jour du calendrier scolaire de l’année scolaire où elle atteint l’âge de 18 ans, ou 21 ans dans le cas d’une personne handicapée au sens de la Loi assurant l’exercice des droits des personnes handicapées en vue de leur intégration scolaire, professionnelle et sociale (chapitre E-20.1).

Elle a aussi droit, dans le cadre des programmes offerts par le centre de services scolaire, aux autres services éducatifs, complémentaires et particuliers, prévus par la présente loi et le régime pédagogique visé au premier alinéa ainsi qu’aux services éducatifs prévus par le régime pédagogique applicable à la formation professionnelle établi par le gouvernement en vertu de l’article 448.

L’âge d’admissibilité à l’éducation préscolaire est fixé à 5 ans à la date déterminée dans le régime pédagogique; l’âge d’admissibilité à l’enseignement primaire est fixé à 6 ans à la même date.

2. Toute personne qui n’est plus assujettie à l’obligation de fréquentation scolaire a droit aux services éducatifs prévus par les régimes pédagogiques établis par le gouvernement en vertu de l’article 448, dans le cadre des programmes offerts par le centre de services scolaire en application de la présente loi.

3. Tout résident du Québec visé à l’article 1 a droit à la gratuité des services éducatifs prévus par la présente loi et par le régime pédagogique établi par le gouvernement en vertu de l’article 447.

Tout résident du Québec visé à l’article 2 a droit à la gratuité des services d’alphabétisation et à la gratuité des autres services de formation prévus par le régime pédagogique applicable aux services éducatifs pour les adultes, aux conditions déterminées dans ce régime.

Tout résident du Québec a droit à la gratuité des services éducatifs prévus par le régime pédagogique applicable à la formation professionnelle; ce droit est assujetti aux conditions déterminées dans ce régime s’il a atteint l’âge de 18 ans, ou 21 ans dans le cas d’une personne handicapée au sens de la Loi assurant l’exercice des droits des personnes handicapées en vue de leur intégration scolaire, professionnelle et sociale (chapitre E-20.1).

Le droit à la gratuité des services éducatifs prévu au présent article ne s’étend pas aux services dispensés dans le cadre de projets pédagogiques particuliers et aux activités scolaires déterminés par règlement du ministre, dans la mesure et aux conditions qui y sont prévues. Toutefois, le droit à la gratuité s’applique dans tous les cas aux frais de nature administrative tels les frais de sélection, d’ouverture de dossier et d’administration d’épreuves de même qu’aux frais de formation du personnel.

Malgré le quatrième alinéa, une école ne peut exiger une contribution financière pour un service dispensé dans le cadre d’un projet pédagogique particulier que si elle offre le choix d’un cheminement scolaire exempt d’une telle contribution. Le présent alinéa ne s’applique pas à une école établie en vertu de l’article 240.

[14]        Le corollaire du droit à l’éducation est l’obligation de fréquentation scolaire pour tout enfant âgé entre 6 et 16 ans imposée par l’article 14 de la LIP :

OBLIGATION DE FRÉQUENTATION SCOLAIRE

14.        Tout enfant qui est résident du Québec doit fréquenter une école à compter du premier jour du calendrier scolaire de l’année scolaire suivant celle où il a atteint l’âge de 6 ans jusqu’au dernier jour du calendrier scolaire de l’année scolaire au cours de laquelle il atteint l’âge de 16 ans ou au terme de laquelle il obtient un diplôme décerné par le ministre, selon la première éventualité.

[Nos soulignements]

[15]        De façon traditionnelle, la fréquentation scolaire s’effectue par la présence physique de l’enfant à l’école où l’enseignement est dispensé par un ou plusieurs enseignants à qui un groupe d’élèves est confié. C’est ce qui ressort non seulement de l’usage, mais également de l’article 36 de la LIP qui définit l’école comme étant un « établissement », destiné à dispenser les services éducatifs selon la LIP.

[16]        L’article 36 établit par ailleurs la mission de l’école. Celle-ci repose sur trois piliers fondamentaux, à savoir instruire, socialiser et qualifier les élèves :

36. L’école est un établissement d’enseignement destiné à dispenser aux personnes visées à l’article 1 les services éducatifs prévus par la présente loi et le régime pédagogique établi par le gouvernement en vertu de l’article 447 et à collaborer au développement social et culturel de la communauté.

Elle a pour mission, dans le respect du principe de l’égalité des chances, d’instruire, de socialiser et de qualifier les élèves, tout en les rendant aptes à entreprendre et à réussir un parcours scolaire.

Elle réalise cette mission dans le cadre d’un projet éducatif.

[17]        La LIP prévoit néanmoins des exceptions limitées à l’obligation de fréquentation scolaire. Ces exceptions, décrites à l’article 15 de la LIP, sont essentiellement de deux ordres[7] :

a)            premièrement, un enfant pourra être exempté de l’obligation de fréquentation scolaire en raison de sa situation, soit pour cause de maladie ou de handicap (art. 15, al. 1, par. 1° et 2°); et

b)            deuxièmement, l’enfant qui reçoit l’école à la maison selon les conditions prévues à la LIP ne sera pas tenue de fréquenter l’école (art. 15, al. 1, par. 4°).

[18]        Il convient de citer au long l’article 15 LIP qui se lit ainsi :

15. Est dispensé de l’obligation de fréquenter une école l’enfant qui:

1° en est exempté par le centre de services scolaire en raison de maladie ou pour recevoir des soins ou traitements médicaux requis par son état de santé;

2° en est exempté par le centre de services scolaire, à la demande de ses parents et après consultation du comité consultatif des services aux élèves handicapés et aux élèves en difficulté d’adaptation ou d’apprentissage établi en application de l’article 185, en raison d’un handicap physique ou mental qui l’empêche de fréquenter l’école;

3° est expulsé de l’école par le centre de services scolaire en application de l’article 242;

4° reçoit à la maison un enseignement approprié, pourvu que soient remplies les conditions suivantes:

a) un avis écrit à cet effet est transmis par ses parents au ministre et au centre de services scolaire compétent;

b) un projet d’apprentissage visant à instruire, à socialiser et à qualifier l’enfant, par le développement de compétences fondamentales, notamment en littératie, en numératie et en résolution de problèmes, et par l’apprentissage de la langue française, est soumis au ministre et mis en oeuvre par ses parents;

c) le suivi de l’enseignement est assuré par le ministre;

d) toute autre condition ou modalité déterminée par règlement du gouvernement, notamment celles relatives aux caractéristiques du projet d’apprentissage, à l’évaluation annuelle de la progression de l’enfant et au processus applicable en cas de difficulté liée au projet d’apprentissage ou à sa mise en oeuvre.

Est dispensé de l’obligation de fréquenter l’école publique, l’enfant qui fréquente un établissement régi par la Loi sur l’enseignement privé (chapitre E9.1) ou un établissement dont le régime d’enseignement est l’objet d’une entente internationale au sens de la Loi sur le ministère des Relations internationales (chapitre M25.1.1) qui dispensent tout ou partie des services éducatifs visés par la présente loi.

Est également dispensé de l’obligation de fréquenter l’école publique l’enfant qui fréquente un centre de formation professionnelle ou reçoit un enseignement dans une entreprise qui satisfait aux conditions déterminées par le ministre en application du règlement pris en vertu du paragraphe 7° de l’article 111 de la Loi sur l’enseignement privé.

En outre, le centre de services scolaire peut dispenser un de ses élèves, à la demande des parents de ce dernier, de l’obligation de fréquenter une école pour une ou plusieurs périodes n’excédant pas en tout six semaines par année scolaire pour lui permettre d’effectuer des travaux urgents.

[19]        Selon Mme Anne-Marie Lepage, sous-ministre adjointe du secteur de l’éducation préscolaire, de l’enseignement primaire et secondaire au ministère de l’Éducation, les exemptions de fréquentation scolaire prévues aux paragraphes 1° et 2° de l’alinéa 1 de l’article 15 de la LIP sont accordées si elles se fondent sur une recommandation médicale. Elle souligne que les enfants exemptés en vertu de ces dispositions peuvent néanmoins recevoir de l’enseignement dispensé par l’école ou le centre de services scolaire[8] lorsque leur situation le permet. Dans de tels cas, la scolarisation demeure sous la responsabilité de l’école et se fait à domicile ou dans le milieu de vie de l’enfant ou même à l’hôpital, et ce, par un enseignant déployé à cette fin. Ces exemptions ne sont pas destinées à être permanentes et font généralement l’objet d’une révision selon l’évolution de la situation de l’enfant puisque son intérêt commande généralement le retour de la fréquentation scolaire si sa situation le permet.

[20]        Quant à l’exemption prévue au paragraphe 4° de l’alinéa 1 de l’article 15 de la LIP, il s’agit de la situation où un parent retire l’enfant de l’école pour le scolariser lui-même à la maison, communément appelé l’école à la maison. Dans ce cas, la responsabilité de l’enseignement repose principalement sur le parent et non sur l’école. Le parent doit néanmoins satisfaire plusieurs conditions et soumettre son plan d’apprentissage au ministre de l’Éducation, lequel en assure le suivi. Aussi, les parents ne sont pas laissés entièrement à eux-mêmes puisque les centres de service scolaires sont tenus d’offrir du soutien aux parents et à l’enfant. Le Règlement sur l’enseignement à la maison[9] prescrit notamment les objectifs de l’enseignement à la maison, certains contenus d’enseignement, les modalités du suivi de cet enseignement que le ministre doit assurer ainsi que le soutien du centre de services scolaire.

[21]        Au niveau de la terminologie, il faut donc distinguer l’école à distance (qui demeure sous la responsabilité des centres de services scolaires) et l’école à la maison (dont les parents sont responsables).

[22]        Selon la preuve, en date du procès, sur plus de 1 300 000 élèves, environ 12 000 enfants sont scolarisés à la maison sous la responsabilité de leurs parents, alors que leur nombre s’établissait à 5 964 pour l’année scolaire 2019-2020. Tous conviennent que cette hausse est vraisemblablement attribuable à la pandémie de la COVID-19 alors que davantage de parents se sont prévalus de l’exemption du paragraphe 4° de l’alinéa 1 de l’article 15 de la LIP.

1.            Projet pilote de formation à distance

[23]        Comme l’indique le plan stratégique du ministère de l’Éducation 2017-2022[10], avant même l’avènement de la COVID-19, le gouvernement s’était engagé dans l’élaboration d’un projet pilote de formation à distance comme le permet l’article 459.5.3 de la LIP adopté en novembre 2017 :

459.5.3. Le ministre peut élaborer et mettre en œuvre un projet pilote visant à expérimenter ou à innover en matière de formation à distance ou à étudier, à améliorer ou à définir des normes applicables en cette matière.

Dans le cadre d’un tel projet, il peut:

1° offrir des services de formation à distance, autoriser à offrir de tels services un centre de services scolaire ou un établissement d’enseignement régi par la Loi sur l’enseignement privé (chapitre E-9.1) ou autoriser une personne à les recevoir selon des normes différentes de celles prévues par la présente loi ou par la Loi sur l’enseignement privé, le tout en s’assurant du respect du droit à la gratuité des services éducatifs;

2° établir, par directives, les normes et les règles applicables.

Il peut également, en tout temps, modifier le projet ou y mettre fin après en avoir avisé tout intéressé.

Un projet pilote a une durée maximale de trois ans que le ministre peut, s’il le juge nécessaire, prolonger d’au plus deux ans. Le ministre effectue et rend publiques une évaluation du projet pilote tous les deux ans ainsi qu’une évaluation à la fin de celui-ci.

[24]        Toutefois, lorsque la pandémie de la COVID-19 frappe au début de l’année 2020, le projet n’en est qu’au stade embryonnaire et n’est pas déployé. Le gouvernement se dit ne pas être en mesure d’offrir l’école à distance sur une base élargie de façon parallèle aux services éducatifs actuellement offerts.

[25]        D’autres initiatives locales de formation à distance ont également vu le jour, mais sont généralement destinées à des clientèles ciblées ou ne couvrent pas toutes les matières nécessaires pour tous les niveaux[11].

C.           Fourniture des services éducatifs dans le contexte de la pandémie liée à la COVID-19

1.            Suspension des services éducatifs au printemps 2020

[26]        Le 11 mars 2020, l’Organisation mondiale de la santé proclame la pandémie de la COVID-19. Deux jours plus tard, le 13 mars 2020, le gouvernement du Québec adopte le Décret 177-2020 qui déclare l’état d’urgence sanitaire dans tout le territoire québécois en application de l’article 118 de la Loi sur la santé publique[12].

[27]        L’article 118 de la LSP constitue une mesure extraordinaire qui autorise le gouvernement à « déclarer un état d’urgence sanitaire dans tout ou partie du territoire québécois lorsqu’une menace grave à la santé de la population, réelle ou imminente, exige l’application immédiate de certaines mesures prévues à l’article 123 pour protéger la santé de la population ».

[28]        L’une des mesures, habilitée par l’article 123 de la LSP, prise par le gouvernement du Québec consiste à suspendre les services éducatifs et d’enseignement dispensés par les établissements d’enseignement. Le Décret 177-2020 ordonne :

QUE, pendant l’état d’urgence sanitaire et conformément à l’article 123 de la Loi sur la santé publique (chapitre S-2.2), soient prises les mesures suivantes afin de protéger la santé de la population, malgré toutes dispositions inconciliables :

- les établissements d’enseignement doivent suspendre leurs services éducatifs et d’enseignement;

[29]        Cette décision a nécessairement pour conséquence de suspendre également l’obligation de fréquentation scolaire.

[30]        Néanmoins, en mai et juin 2020, bien que les services éducatifs et d’enseignement de même que l’exigence de fréquentation scolaire demeurent suspendus, le gouvernement considère que la situation de la pandémie de la COVID-19 permet d’assouplir certaines mesures mises en place pour protéger la santé de la population.

[31]        Ainsi, durant cette période, le gouvernement adopte plusieurs décrets ordonnant que soient organisés et fournis des « services d’encadrement pédagogique », en personne ou à distance[13]. Il importe de préciser que les « services d’encadrement pédagogique » ne constituent pas des services éducatifs au sens de la LIP et les parents ont le choix ou non de s’en prévaloir.

[32]        Essentiellement, aux termes de ces décrets, le gouvernement lève partiellement la suspension applicable à certains services éducatifs et ordonne que des services d’encadrement pédagogique soient organisés et fournis à certains élèves, à l’exception de ceux du territoire de la Communauté métropolitaine de Montréal, de la municipalité régionale de comté de Joliette et de la ville de L’Épiphanie.

[33]        De façon générale, des services d’encadrement pédagogique sont fournis en présence à certains élèves, dont les élèves du préscolaire et du primaire et les élèves handicapés ou avec un trouble grave de comportement, à l’exception de ceux inscrits à un établissement scolaire situé sur les territoires mentionnés ci-dessus, pourvu que la taille des groupes soit limitée. Des services d’encadrement pédagogique doivent également être offerts en présence pour d’autres élèves du primaire et du secondaire ayant des difficultés d’apprentissage et aux élèves du secondaire qui poursuivent les parcours particuliers décrits aux décrets. Pour la majorité des autres élèves du secondaire, les services d’encadrement pédagogique, le cas échéant, sont fournis à distance.

[34]        L’offre de services d’encadrement pédagogique pour les élèves visés prend fin à la date correspondant au dernier jour de classe prévu au calendrier scolaire de chaque établissement d’enseignement[14]. Néanmoins, des services d’encadrement pédagogique peuvent être organisés et fournis aux élèves de l’enseignement primaire et secondaire qui présentent des difficultés dans leurs apprentissages.

2.            Levée de la suspension des services éducatifs et exemption de fréquentation scolaire en certaines circonstances

[35]        Le 10 août 2020, le ministre de l’Éducation présente en conférence de presse les intentions du gouvernement concernant la rentrée scolaire 2020-2021 pour les élèves du préscolaire, du primaire et du secondaire[15].

[36]        Par la suite, le 19 août 2020, en prévision de cette rentrée scolaire, le gouvernement adopte le Décret 885-2020 qui lève totalement la suspension des services éducatifs qui subsistait depuis l’adoption du Décret 177-2020 du 13 mars 2020.

[37]        Comme déjà indiqué, cela a pour effet de rétablir l’obligation de fréquentation scolaire conformément à la LIP, à moins que l’élève ne soit couvert par l’une des exemptions qui y sont prévues.

[38]        Le Décret 885-2020 ajoute par ailleurs une exception à l’obligation de fréquentation scolaire en personne en lien particulièrement avec la COVID-19 en prévoyant une offre de services éducatifs à distance à certaines personnes. Cette exception à la fréquentation scolaire en personne s’applique à l’élève dont l’état de santé — ou celui d’une personne avec qui il réside — les met à risque de complications graves s’ils contractent la COVID-19, dans la mesure où un médecin recommande que l’enfant ne fréquente pas un établissement scolaire.

[39]        Le Décret 885-2020 libelle ainsi l’exception :

Que des services éducatifs soient dispensés à distance par les centres de services scolaires, les commissions scolaires et les établissements d’enseignement privés aux élèves de l’enseignement primaire et secondaire de la formation générale des jeunes dont l’état de santé ou celui d’une personne avec qui ils résident les met à risque de complications graves s’ils contractent la COVID-19, lorsqu’un médecin recommande que ces élèves ne fré­quentent pas un établissement scolaire;

Que ces services éducatifs à distance soient dispensés selon l’offre minimale de services prévue en annexe;

[40]        Le 9 septembre 2020, le Décret 943-2020 modifie le Décret 885-2020 pour élargir l’offre de services éducatifs à distance aux élèves dont la classe est fermée en raison d’une éclosion de COVID-19 au sein de l’établissement.

[41]        Suivant le Décret 943-2020, l’exception de fréquentation scolaire en personne qui est au cœur du présent litige se lit dorénavant comme suit, seul le paragraphe 1° étant contesté par les demanderesses :

Que des services éducatifs soient dispensés à distance par les centres de services scolaires, les commissions scolaires et les établissements d’enseignement privés aux élèves suivants de l’éducation préscolaire et de l’enseignement primaire et secondaire de la formation générale des jeunes :

1° ceux dont l’état de santé ou celui d’une personne avec qui ils résident les met à risque de complications graves s’ils contractent la COVID-19, lorsqu’un médecin recommande que ces élèves ne fréquentent pas un établissement scolaire;

2° ceux dont la classe est visée par une recommandation ou un ordre d’isolement de la part d’une autorité de santé publique en raison d’un cas de COVID-19 déclaré chez un employé ou un élève de l’établissement d’enseignement concerné, et ce, au plus tard deux jours à compter de la recommandation ou de l’ordonnance;

[42]        Ainsi, lorsqu’un élève tombe sous l’un des cas prévus au Décret 943-2020, les centres de services scolaires, commissions scolaires ou établissements d’enseignement privés doivent lui fournir des services éducatifs à distance. Il ressort par ailleurs du libellé du Décret que tous les élèves qui résident à la même adresse peuvent recevoir des services éducatifs à distance, du moment qu’une seule personne vivant à cette adresse reçoit une recommandation médicale à cet effet.

[43]        Selon Mme Lepage, en date du procès, près de 5 500 élèves bénéficient de cette exception de fréquentation scolaire en personne. Mme Lepage explique que l’enseignement à distance découlant de l’application du Décret nécessite des ressources additionnelles considérables. Des enseignants doivent être déployés précisément à ces fins pour chaque élève ou groupe d’élèves et les règles contenues aux conventions collectives, notamment quant au ratio enseignants-élèves, s’appliquent aussi pour la formule de l’enseignement à distance.

[44]        Quant aux modalités, le modèle mis en place par chaque centre de services scolaire demeure tributaire du volume d’élèves couverts par l’exception. Néanmoins, les contraintes liées à la dispense de services éducatifs à distance ne permettent pas d’offrir un niveau de services de même durée ou d’aussi bonne qualité que l’école en personne. Il importe ainsi de retenir, tel que le prévoit spécifiquement le Décret 885-2020, que l’offre de services éducatifs à distance n’est pas équivalente, et correspond dans les faits à un niveau de service moindre, que celle à laquelle bénéficient les autres élèves qui fréquentent l’école en personne. Pour l’école à distance, l’annexe jointe au Décret 885-2020 précise les heures minimales d’enseignement ou d’activité de formation, de travail autonome de l’élève et de disponibilités des enseignements, selon le niveau d’enseignement en cause. De façon générale, les heures d’enseignement à distance représentent environ la moitié des heures habituellement consacrées à l’enseignement lorsque l’élève fréquente l’école en personne.

3.            L’exigence d’une recommandation médicale et les Orientations du DSP

[45]        Selon le Procureur général du Québec, l’exigence d’une recommandation médicale s’explique par le fait qu’il s’agit d’une question de santé et que le médecin apparaît être le professionnel le mieux placé pour déterminer si son patient présente un risque de complications graves s’il contracte la COVID-19.

[46]        Ainsi, le Décret 943-2020 ne définit pas ce qui constitue une « complication grave », cette question étant laissée à l’appréciation du médecin.

[47]        Néanmoins, le 14 août 2020, en prévision de l’adoption du Décret 885-2020, le Directeur national de santé publique, le Dr Horacio Arruda, publie un document intitulé « Orientations intérimaires du Directeur national de santé publique au sujet des considérations médicales pour la fréquentation des milieux scolaires et de garde par les enfants et adolescents présentant des maladies chroniques en période de COVID-19 au Québec »[16] (les Orientations du DSP).

[48]        Ce document émane des travaux d’un groupe d’experts formé essentiellement de médecins, dont des pédiatres, des infectiologues, des médecins de famille, des médecins spécialistes en santé publique, dont trois de l’INSPQ et certains du ministère de la Santé et des Services sociaux, d’une représentante du Collège des médecins du Québec et d’autres intervenants. Les travaux du groupe d’experts ont essentiellement permis d’identifier des considérations médicales pour lesquelles la non-fréquentation des milieux scolaires par les enfants et adolescents présentant des maladies chroniques en période de COVID-19 pourrait être considérée par le médecin traitant.

[49]        Le groupe d’experts conclut que vu le portrait épidémiologique généralement rassurant de la COVID-19 en pédiatrie, ainsi que les nombreux bienfaits de la fréquentation des milieux éducatifs pour les jeunes, notamment pour leur santé, la majorité des enfants présentant des maladies sous-jacentes devraient être en mesure de réintégrer ces milieux. Le groupe d’experts identifie néanmoins certaines situations pouvant entraîner un risque plus élevé de complications liées à la COVID-19 et, partant, la dispense de la présence en milieu scolaire pour des motifs médicaux.

[50]        Le groupe d’experts conclut également que la fréquentation du milieu éducatif sera bénéfique pour la majorité des enfants ayant des troubles neurodéveloppementaux, comportementaux ou de santé mentale, étant entendu qu’ils pourraient ainsi bénéficier, selon les circonstances, de la mise en place d’un plan d’intervention et de l’accompagnement d’éducateurs ou de thérapeutes pour encadrer leurs apprentissages.

[51]        Les Orientations du DSP visent essentiellement « à guider les pratiques des professionnels de la santé qui doivent identifier les conditions de santé associées à un plus grand risque chez les enfants et conseiller les parents en vue de la rentrée scolaire »[17], tout en laissant au médecin traitant toute la latitude requise afin d’évaluer la condition médiale de son patient au cas par cas.

[52]        Sous la section intitulée « Analyse des données probantes disponibles actuellement », les Orientations du DSP détaillent une liste de maladies chroniques ayant été répertoriées en lien avec la COVID-19, étant entendu qu’il ne s’agit pas d’une liste exhaustive et que l’information disponible demeure limitée :

Dans une mise à jour de la revue scientifique de l’INSPQ qui sera publié sous peu, les catégories générales pour les maladies chroniques suivantes ont été répertoriées en lien avec la COVID-19 : maladies respiratoires (ex. : asthme, maladies pulmonaires chroniques), les maladies cardiovasculaires (ex. : maladies cardiaques congénitales), l’immunosuppression, les atteintes multisystémiques ou les autres problèmes de pédiatrie complexes, les maladies rénales (ex. : maladies rénales chroniques, hydronéphrose), les troubles neurologiques ou neurodéveloppementaux (ex. : trisomie 21, épilepsie, troubles neurologiques sans précision), les cancers et l’obésité. Peu d’études présentent des détails concernant le contrôle des maladies chroniques sous-jacentes ou sur la prise de traitements associés ce qui ne permet pas de quantifier le risque de maladies sévères de façon très précise.

De façon générale, les enfants présentant au moins une maladie chronique sous-jacente pourraient être plus à risque d’hospitalisation et d’admission aux soins intensifs à la suite d’une infection au SRAS-CoV-2. Souvent la proportion des enfants avec maladie chronique sous-jacente admis aux soins intensifs est élevée sans toutefois que cette proportion ne soit toujours comparée avec celle observée parmi les cas hospitalisés ou l’ensemble des cas. Des auteurs rapportent aussi des proportions d’hospitalisation similaires entre les enfants avec et sans maladie sous-jacente. Parfois, les auteurs précisent que la COVID-19 n’est pas la raison principale d’admission pour plusieurs patients. (Page 2)

[53]        Bien que les Orientations du DSP indiquent qu’il est généralement recommandé que les enfants avec des maladies chroniques fréquentent leur milieu éducatif, les Orientations précisent que les médecins doivent s’en remettre à leurs obligations professionnelles en évaluant si un patient peut présenter un risque accru en cas de COVID-19 et que les principes de précautions apparaissent justifiés :

Les professionnels de la santé entourant l’enfant doivent guider les familles pour une rentrée sécuritaire à l’école ou en milieu de garde, surtout ceux pouvant présenter des risques accrus de COVID-19, au meilleur de leurs connaissances, en se référant aux balises et recommandations de la santé publique, tout en respectant leurs devoirs et obligations professionnels. Ils doivent se rappeler que ces recommandations peuvent évoluer dans le temps et donc être à l’affut des nouvelles recommandations. Pour l’instant, il existe peu d’évidence pouvant guider les professionnels à identifier une patientèle particulièrement à risque de contracter la COVID-19 et de présenter des risques accrus l’entourant. Des principes de précautions apparaissent cependant justifiés dans certaines circonstances.

[…]

De manière générale, il est recommandé que les enfants avec des maladies chroniques fréquentent leur milieu éducatif. Certains enfants, et il s’agit de situations d’exception, pourraient être à risque élevé de complications liées à l’exposition au SRAS-CoV-2 et bénéficieraient d’un report de leur présence en milieu de garde ou scolaire pour des motifs médicaux. Ces situations exceptionnelles sont décrites dans la présente section du document. Il serait souhaitable dans certaines situations de permettre des ajustements dans les milieux éducatifs afin de permettre leur retour en milieu éducatif en diminuant leur risque, plutôt que de ne pas fréquenter ces milieux (section ultérieure).

Il demeure important que le médecin traitant ou autre professionnel de la santé impliqué dans la décision évalue chaque situation individuellement en considérant l’ensemble des facteurs pertinents. (Pages 5 et 6)

4.            Mesures sanitaires liées à la fréquentation scolaire

[54]        La reprise des services éducatifs à la rentrée scolaire 2020 s’est accompagnée d’une série de mesures de prévention des infections afin de diminuer les risques de contracter la COVID-19 découlant de la fréquentation scolaire. Ces mesures ont été modifiées à plusieurs reprises depuis le début de la rentrée scolaire pour tenir compte de l’évolution de la pandémie. Les témoins du gouvernement confirment par ailleurs que ces mesures continueront de faire l’objet d’autres ajustements, selon ce qui sera jugé opportun en fonction de l’évolution de la pandémie, des connaissances scientifiques et de l’organisation de la dispense des services éducatifs.

[55]        La demande des demanderesses ne tient pas compte de l’évolution de ces mesures entre le moment de l’institution de leur recours en août 2020 et celui du procès tenu en janvier 2021. Le Tribunal estime néanmoins utile de reprendre la description sommaire qu’en fait le Procureur général du Québec dans son plan d’argumentation en date du procès, laquelle n’est pas contestée[18] :

101.      On y comprend que la sécurité du milieu scolaire est assurée par l’application de la hiérarchie de mesures de contrôle applicables dans tous les milieux de travail, tel qu’indiqué dans le document de l’Institut national de santé publique du Québec (INSPQ) « Hiérarchie des mesures de contrôle en milieu de travail », pièce PGQ-19 (IGS-6), dont les mesures suivantes :

a)         l’exclusion des cas, des contacts de cas et des travailleurs symptomatiques,

b)         la distanciation et le port d'équipement de protection,

c)         l’application de l'hygiène des mains et le respect de l’étiquette respiratoire,

d)         le nettoyage et la désinfection des surfaces et des objets,

e)         la ventilation des lieux de travail (locaux et véhicules),

f)          la communication, l’information et la formation.

102.      Des mesures sanitaires additionnelles, plus précisément adaptées aux travailleurs en milieu scolaire, participent aussi à la protection du personnel et des élèves, tel qu’il appert du document de l’INSPQ « Milieux scolaires et d’enseignement », pièce PGQ-19 (IGS-7), dont :

a)         l’application de protocole de triage des travailleurs et des élèves. Les personnes qui présentent des symptômes ne sont pas admises à l’école. Elles doivent subir un test de dépistage ou rester à la maison pour une période minimum de 10 jours et ne doivent pas présenter de fièvre depuis 48 heures en plus de voir leurs symptômes améliorés depuis 24 heures (excluant la toux et la perte de goût ou d’odorat, qui peuvent persister plus longtemps),

b)         si un enfant ou un membre du personnel devient malade, il est tout de suite isolé. La pièce où il se situe est ventilée, nettoyée et désinfectée à son départ,

c)         les personnes ayant été en contact étroit et prolongé avec une personne en attente d’un résultat de test sont invitées à surveiller leurs symptômes. La vigilance est rehaussée et elles sont retirées du milieu de travail si un résultat positif confirme que leur collègue est atteint de la COVID-19,

d)         les déplacements dans les milieux sont limités afin de réduire les contacts entre les élèves et le personnel,

e)         les mesures de distanciation sont appliquées en dehors des membres des groupes-classes,

f)          des barrières physiques sont installées au besoin dans les locaux des écoles si la distanciation n’est pas possible dans la classe,

g)         en l’absence de barrière physique, l’INSPQ recommande notamment le port d’un masque de procédure médical lors d’interactions à moins de 2 mètres de collègues, plus de 15 minutes cumulatives dans une journée.

103.      Enfin, des mesures sanitaires s’appliquent plus directement aux élèves :

a.         la formation de groupes-classes stables,

b.         le port du couvre-visage obligatoire pour les élèves à partir de la 5e année du primaire à l’intérieur de l’établissement scolaire, sauf lorsqu’ils ne sont qu’en présence de leur groupe-classe.

104.      La formation de groupe-classe stable à l’école permet de limiter l’exposition potentielle au virus et de minimiser l’impact des mesures de santé publique sur le fonctionnement des écoles et services de garde en cas d’éclosion;

105.      Des mesures ont été ajoutées dans les zones rouges, en vertu du décret numéro 1039-2020 du 7 octobre 2020 et de l’arrêté ministériel numéro 2020-085 du 28 octobre 2020 :

a.         les activités parascolaires sont suspendues,

b.         les cours d’éducation physique, les sports-études et autres concentrations sportives se poursuivent mais avec des mesures sanitaires renforcées,

c.         le port du couvre-visage est obligatoire en tout temps pour les élèves du secondaire, y compris sur le terrain de l’établissement scolaire, sauf exceptions,

d.         des services éducatifs en mode hybride, 50% en présence et 50% à distance, sont dispensés aux élèves des 3e (2 novembre 2020), 4e et 5e secondaires (7 octobre 2020), sauf pour les élèves qui fréquentent des écoles, des classes ou des groupes spécialisés.

[…]

107.      Enfin, d’autres mesures ont été ajoutées dans les zones rouges, en vertu du décret numéro 2-2021 du 8 janvier 2021 :

a.         le port du couvre-visage à l’intérieur pour les élèves du premier et du deuxième cycle du primaire, sauf lorsqu’ils se trouvent uniquement en présence d’élèves de leur groupe ou de membres du personnel de l’établissement,

b.         le port du couvre-visage est obligatoire à l’intérieur en tout temps pour les élèves du 3e cycle du primaire, y compris lorsqu’ils sont assis en classe, sauf exceptions,

c.         le port du masque de procédure pour les élèves du secondaire, au lieu du couvre-visage.

108.      S’ajoute à l’ensemble de ces mesures sanitaires une définition sensible des symptômes comme critère de retrait préventif du personnel et des élèves est [sic] utilisée pour l’application du protocole de triage des travailleurs et des élèves, afin d’assurer une protection accrue du milieu.

109.      Ainsi, ces personnes sont retirées rapidement du milieu si elles ressentent le moindre des nombreux symptômes non spécifiques précisés notamment dans les guides de l’INSPQ.

110.      Plus précisément, pour les enfants, cette liste de symptômes est prévue à la pièce PGQ-19 (IGS-8). Depuis janvier 2021, la Santé publique recommande aux parents de ne plus attendre 24h après l’apparition d’un symptôme avant de faire tester un enfant qui fréquente l’école.

[Références omises]

[56]        Comme le souligne le Procureur général du Québec, les établissements scolaires constituent à la fois un lieu d’apprentissage et un lieu de travail. Ainsi, de nombreuses mesures liées à la pandémie de la COVID-19 applicables en milieu de travail s’appliquent également dans le milieu scolaire, en plus des mesures spécifiques aux établissements scolaires.

D.           Situation des demanderesses

[57]        Seules mesdames Karounis et Gibson témoignent à l’audience, la situation des autres demanderesses étant décrite uniquement dans leurs déclarations sous serment respectives souscrites au mois d’août 2020. Ces déclarations sous serment ne tiennent ainsi pas compte de l’évolution de la situation et, plus particulièrement, des mesures sanitaires accrues mises en œuvre depuis ce temps.

[58]        Mme Karounis a trois enfants, âgés de 10 ans, 7 ans et 2 ans. Elle est courtière immobilière et membre du Barreau du Québec, bien qu’elle ne pratique plus le droit. Elle se tient informée de l’évolution de la pandémie depuis son avènement en écoutant les nouvelles et en lisant les journaux de même que des articles et des études publiées sur Internet. Elle se dit très inquiète des impacts de la maladie de la COVID-19 sur elle et sa famille, d’où la raison pour laquelle elle tient à demeurer des plus prudente.

[59]        Sa mère, âgée de 65 ans, n’habite pas avec elle, mais vient généralement deux fois par semaine à la maison pour l’aider à s’occuper des enfants lorsqu’elle doit travailler. Quoiqu’aucune preuve médicale ne soit produite, Mme Karounis témoigne que sa mère a une condition auto-immune qui lui cause à l’occasion des réactions allergiques sans raison particulière. Par ailleurs, sa mère est active professionnellement et travaille encore.

[60]        Compte tenu des craintes qu’elle entretient quant aux impacts de la COVID-19 ainsi que de la condition de sa mère, Mme Karounis veut retirer ses enfants de l’école et demande qu’ils bénéficient de l’école à distance dispensée par le gouvernement.

[61]        Mme Karounis admet ne pas satisfaire aux critères pour que ses enfants soient exemptés de l’obligation de fréquentation scolaire en vertu des paragraphes 1° et 2° de l’alinéa 1 de l’article 15 de la LIP ou du Décret 943-2020. Ainsi, elle s’est prévalue de l’exemption prévue au paragraphe 4° de l’alinéa 1 de l’article 15 de la LIP, et a retiré ses enfants de l’école pour leur offrir l’école à la maison, avec l’aide notamment de tuteurs privés. Elle estime que cette situation n’est pas idéale compte tenu des exigences et des coûts afférents. Elle craint aussi que ses enfants ne bénéficient pas d’une éducation de la même qualité que celle offerte par l’école.

[62]        Mme Karounis insiste grandement à l’audition sur sa « crainte raisonnable » que ses enfants contractent la COVID-19 s’ils fréquentent l’école en personne et sur la nécessité de respecter à la lettre les consignes sanitaires les plus strictes, au-delà même de celles décrétées par les autorités gouvernementales, dont les directions de santé publique. Dans un courriel transmis à l’école le 2 août 2020, elle écrit que sa demande pour obtenir des services éducatifs à distance se fonde principalement sur la condition de sa mère[19]. D’emblée, sans remettre en question la croyance sincère de Mme Karounis, sa position semble antinomique. En effet, vu les craintes qu’elle exprime, il est difficile de comprendre, indépendamment de la question de la fréquentation scolaire, pourquoi elle tient à ce que sa mère, qui serait une personne à risque, continue de venir chez elle chaque semaine pour s’occuper de ses enfants.

[63]        Mme Gibson est directrice principale de la gestion du contenu pour une entreprise œuvrant dans le domaine de la technologie. Elle a deux enfants, âgés de 12 et 15 ans. À l’instar de Mme Karounis, elle se tient informée de l’évolution de la pandémie depuis son tout début en écoutant les nouvelles et en lisant plusieurs journaux, articles et études. Elle s’inquiète également des impacts de la maladie de la COVID-19 et la famille demeure extrêmement prudente. Elle estime que les mesures sanitaires mises en place par le gouvernement en prévision de la rentrée scolaire 2020 sont insuffisantes et comportent trop de risques de transmission du virus. Au début du mois d’août 2020, elle lance une pétition adressée au premier ministre du Québec, aux ministres de la Santé et de l’Éducation, au Dr Horacio Arruda, Directeur national de santé publique, ainsi qu’au Dr Mylène Drouin, Directrice régionale de santé publique pour la région de Montréal. La pétition critique le plan de retour à l’école du gouvernement du Québec annoncé le 10 août 2020 et demande des améliorations afin de rendre la fréquentation scolaire plus sécuritaire. Elle demande des mesures plus strictes quant à la distanciation sociale, le port du couvre-visage, la vérification des symptômes de la COVID-19 et la qualité de l’air. La pétition propose également que l'enseignement à distance soit offert à tout parent qui le demande :

4.          Apprentissage en ligne:

Dans le contexte de la pandémie actuelle, le gouvernement devrait mettre à disposition l’option de l’apprentissage en ligne à tous les parents qui le souhaitent. Chaque famille devrait avoir le droit de décider selon leurs propres circonstances si leur enfant fréquentera l’école cette année. Ceci permettrait conséquemment de réduire la taille des classes et d’améliorer la distanciation sociale.

[64]        Quant à la situation de ses enfants, le plus jeune bénéficie d’une exemption de fréquentation scolaire en vertu du Décret 943-2020 et obtient des services éducatifs à distance. Mme Gibson ne souhaite pas dévoiler la condition de santé de son enfant et l’exemption a été obtenue sur recommandation d’un médecin, sans que Mme Gibson ait eu à la divulguer. Elle n’a demandé aucune exemption de fréquentation scolaire en personne pour l’aîné, et ce, bien qu’elle paraisse y avoir droit.

[65]        Mme Dritsas a un enfant inscrit au niveau primaire. Les membres de sa famille ne présentent aucune condition particulière les mettant à risque de complications s’ils contractent la COVID-19. Ainsi, elle ne satisfait pas aux critères pour que son enfant soit exempté de l’obligation de fréquentation scolaire en vertu des paragraphes 1° et 2° de l’alinéa 1 de l’article 15 de la LIP ou du Décret 943-2020. Dans sa déclaration sous serment du 26 août 2020, elle se dit très préoccupée par la COVID-19 et ses conséquences, particulièrement dû au fait que les mesures sanitaires entourant la réouverture des écoles lui paraissent déficientes notamment quant à la distanciation sociale et l’obligation de porter un masque. Elle affirme qu’elle serait moins inquiète si des mesures plus strictes s’appliquaient et qu’elle enverrait son enfant à l’école si elle était satisfaite des mesures décrétées :

9.          If I knew that my school was following stricter guidelines with smaller class sizes and mandatory masks, I believe I would be much less apprehensive;

10.        In fact, what I want more than anything is for my child to return to school as soon as safely possible, but I can only do so if I know that some concrete measures are being taken, such as they were when schools reopened in the spring and there were strict guidelines on bubbles and social distancing;

[66]        Mme Dritsas n’ayant pas témoigné, le Tribunal ignore si les mesures actuellement en place apaisent ses craintes.

[67]        Mme Sampaio a deux enfants inscrits au niveau primaire. Elle souffre d’une maladie génétique dégénérative dont elle ne précise pas la nature. Un médicament qu’elle prenait jusqu’en mars 2020 affectait son système immunitaire, mais elle ne prend plus ce médicament. Elle dit craindre que l’obligation de fréquentation scolaire imposée à ses enfants mette sa vie en danger. La déclaration sous serment de Mme Sampaio ayant été souscrite le 26 août 2020, le Tribunal ignore si elle a demandé ou obtenu une exemption de fréquentation scolaire en vertu du Décret 943-2020.

[68]        Mme Moodie a deux enfants inscrits au niveau primaire. Elle estime que les enfants sont à risque de contracter la COVID-19 à l’école, surtout dans les classes nombreuses où le port du masque n’est pas obligatoire. Elle souhaite que ses enfants fréquentent l’école, mais dans un environnement sécuritaire, ce qui ne serait pas le cas à son avis à la date à laquelle elle souscrit sa déclaration sous serment.

[69]        Mme Fernandez a deux enfants, âgés de 8 et 6 ans. Elle souffre d’une maladie qui la met à risque de complications graves si elle contracte la COVID-19. Ayant obtenu une exemption de fréquentation scolaire en vertu du Décret 943-2020, les enfants de Mme Fernandez bénéficient de l’école à distance. Elle relate les difficultés vécues pour obtenir rapidement un rendez-vous médical confirmant son état de santé.

III.           QUESTIONS EN LITIGE

[70]        Est-ce que l’exigence contenue au Décret 943-2020 d’une recommandation médicale pour qu’un enfant d’âge scolaire puisse bénéficier de l’exception de fréquentation scolaire en personne qui y est prévue, viole les droits des demanderesses garantis à l’article 7 de la Charte canadienne et à l’article 1 de la Charte québécoise ainsi que les droits prévus à l’article 39 de la Charte québécoise et aux articles 10, 14, 21, 32 et 33 du Code civil du Québec?

[71]        Dans l’affirmative, est-ce que la mesure contestée peut se justifier en vertu de l’article premier de la Charte canadienne ou de l’article 9.1 de la Charte québécoise?

IV.          PORTÉE DES DISPOSITIONS LÉGISLATIVES INVOQUÉES

[72]        Les demanderesses soutiennent que le Décret 943-2020 contrevient à l’article 7 de la Charte canadienne et à l’article 1 de la Charte québécoise.

A.           Article 7 de la Charte canadienne

[73]        L’article 7 de la Charte canadienne garantit le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne. Il ne peut être porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale.

[74]        La partie qui invoque une violation de l’article 7 de la Charte canadienne doit démontrer deux éléments :

a)            premièrement, que la mesure contestée porte atteinte à sa vie, à sa liberté ou à la sécurité de sa personne ou l’en prive; et

b)            deuxièmement, dans l’affirmative, que cette privation n’est pas conforme aux principes de justice fondamentale[20].

[75]        Si, à la première étape, le droit à la vie, à la liberté ou à la sécurité n’est pas mis en jeu, l’analyse prend fin. À cette fin, la Cour suprême du Canada rappelle dans Bedford que la démonstration d’un lien de causalité suffisant entre l’action de l’État et la restriction des droits en cause constitue un critère juste et fonctionnel pour déterminer si l’article 7 de la Charte est en jeu[21]. Néanmoins, s’il n’y a pas contravention aux principes de justice fondamentaux, l’article 7 de sera pas violé.

[76]        Le fardeau de prouver ces deux éléments, selon la balance des probabilités[22], repose sur les épaules de la personne qui invoque la violation de l’article 7 de la Charte canadienne. Cela signifie que si la preuve n’établit pas une violation, la Cour doit conclure qu’il n’y en a pas[23].

[77]        Si la partie demanderesse réussit à établir une contravention à l’article 7 de la Charte canadienne, la mesure contestée pourra néanmoins être préservée si le gouvernement établit que cette violation se justifie aux termes de l’article 1 de la Charte canadienne selon lequel les droits garantis par la Charte « ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique ».

[78]        Ici, même si elles disent invoquer également le droit à la vie, les demanderesses insistent surtout sur le droit à la liberté et à la sécurité de la personne. Bien que la liberté et la sécurité de la personne constituent des notions distinctes, elles sont souvent examinées ensemble lorsque les circonstances s’y prêtent.

1.            Le droit à la liberté et à la sécurité de sa personne

[79]        Dans Blencoe, la Cour suprême du Canada indique que le droit à la liberté de la personne « ne s’entend plus uniquement de l’absence de toute contrainte physique » et que ce droit protège aussi « les choix importants et fondamentaux qu’une personne peut faire dans sa vie », puisque « [d]ans notre société libre et démocratique, chacun a le droit de prendre des décisions d’importance fondamentale sans intervention de l’État »[24]. La Cour suprême nuance néanmoins son propos en précisant que « [m]ême si un individu a le droit de faire des choix personnels fondamentaux sans intervention de l’État, cette autonomie personnelle n’est pas synonyme de liberté illimitée »[25].

[80]        En l’espèce, le Procureur général du Québec admet que le droit à la liberté inclut celui de la liberté parentale et il s’en remet à la définition proposée par le juge La Forest dans B. (R.) c. Children's Aid Society of Metropolitan Toronto qui rend les motifs pour lui-même ainsi que pour les juges Gonthier et McLachlin et auxquels souscrit la juge L’Heureux-Dubé à ce sujet[26] :

[85]       Bien que je reconnaisse que les parents ont des responsabilités envers leurs enfants, il me semble qu'ils doivent jouir de droits corrélatifs de s'en acquitter. Une opinion contraire ferait fi de l'importance fondamentale du choix et de l'autonomie personnelle dans notre société. Comme je l'ai déjà mentionné, la common law a toujours présumé, en l'absence d'une démonstration de négligence ou d'inaptitude, que les parents devraient faire tous les choix importants qui touchent leurs enfants, et elle leur a accordé une liberté générale de le faire comme ils l'entendent. Ce droit à la liberté n'est pas un droit parental équivalent à un droit de propriété sur les enfants. (Heureusement, nous nous sommes dissociés de l'ancienne conception juridique selon laquelle les enfants étaient les biens de leurs parents.) L'État est maintenant activement présent dans bon nombre de domaines traditionnellement perçus comme étant, à juste titre, du ressort privé. Néanmoins, notre société est loin d'avoir répudié le rôle privilégié que les parents jouent dans l'éducation de leurs enfants. Ce rôle se traduit par un champ protégé de prise de décision par les parents, fondé sur la présomption que ce sont eux qui devraient prendre les décisions importantes qui touchent leurs enfants parce qu'ils sont plus à même d'apprécier ce qui est dans leur intérêt et que l'État n'est pas qualifié pour prendre ces décisions lui-même. En outre, les individus ont un intérêt personnel profond, en tant que parents, à favoriser la croissance de leurs propres enfants. Cela ne signifie pas que l'État ne peut intervenir lorsqu'il considère nécessaire de préserver l'autonomie ou la santé de l'enfant. Cette intervention doit cependant être justifiée. En d'autres termes, le pouvoir décisionnel des parents doit être protégé par la Charte afin que l'intervention de l'État soit bien contrôlée par les tribunaux et permise uniquement lorsqu'elle est conforme aux valeurs qui sous-tendent la Charte.

[Nos soulignements]

[81]        Quant au droit à la sécurité de la personne, il englobe « une notion d’autonomie personnelle qui comprend, au moins, la maîtrise de l’intégrité de sa personne sans aucune intervention de l’État et l’absence de toute tension psychologique et émotionnelle imposée par l’État »[27]. Ce droit est mis en jeu par l’atteinte de l’État à l’intégrité physique ou psychologique d’une personne, y compris toute mesure de l’État qui cause des sévices physiques ou de graves souffrances psychologiques[28].

2.            Les principes de justice fondamentale

[82]        Comme indiqué précédemment, l’article 7 de la Charte canadienne comporte une limitation intrinsèque; seules les atteintes à la vie, à la liberté ou à la sécurité de la personne qui ne sont pas conformes aux principes de justice fondamentale sont visées.

[83]        Nous y reviendrons.

B.           Article 1 de la Charte québécoise

[84]        La Charte québécoise prévoit pour sa part les droits suivants à son article 1 :

1.          Tout être humain a droit à la vie, ainsi qu’à la sûreté, à l’intégrité et à la liberté de sa personne.

Il possède également la personnalité juridique.

[85]        À nouveau, le fardeau de prouver une violation de ces droits s’impose à celui qui l’invoque.

[86]        D’entrée de jeu, bien que la formulation de la protection du droit à la vie, à la sécurité (ou à la sûreté selon la Charte québécoise) et à la liberté de la personne soit pratiquement identique sous les deux chartes, la portée des dispositions de chacune de chartes n’est pas la même.

[87]        En effet, comme nous l’avons vu, l’article 7 de la Charte canadienne comporte une limite intrinsèque - à savoir que l’atteinte au droit à la vie, à la liberté et à la sécurité qui y est garanti ne contreviendra à l’article 7 que si elle s’avère non conforme aux principes de justice fondamentale - qui ne se trouve pas à l’article 1 de la Charte québécoise. La juge Deschamps souligne ainsi cette distinction dans l’affaire Chaoulli[29] :

[28]       Les similarités entre ces deux dispositions expliquent probablement en partie le fait que le dossier ait été examiné exclusivement au regard de la Charte canadienne par la Cour supérieure et la Cour d’appel. En ce qui concerne certains aspects des deux chartes, le droit est le même. Par exemple, la formulation de la protection du droit à la vie et à la liberté est identique. Un rapprochement est alors indiqué. Des distinctions s’imposent cependant et j’estime qu’il est important d’examiner d’abord la protection particulière offerte par la Charte québécoise, parce qu’elle n’est pas identique à celle offerte par la Charte canadienne.

[29]       La distinction la plus évidente est l’absence, à l’art. 1 de la Charte québécoise, de mention des principes de justice fondamentale. L’analyse requise aux termes de l’art. 7 de la Charte canadienne est double. Selon l’approche généralement suivie pour cette disposition, le demandeur doit prouver, dans un premier temps, une atteinte au droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne, et, dans un deuxième temps, que l’atteinte n’est pas conforme aux principes de justice fondamentale (Gosselin c. Québec (Procureur général), [2002] 4 R.C.S. 429, 2002 CSC 84, par. 205, le juge Bastarache). Si cette preuve est faite, l’État doit alors démontrer, conformément à l’article premier de la Charte canadienne, que l’atteinte est justifiée dans le cadre d’une société libre et démocratique.

[30]       Conformément aux principes reconnus, il appartient au demandeur de prouver qu’il y a eu atteinte à ses droits constitutionnels : R. c. Collins, 1987 CanLII 84 (CSC), [1987] 1 R.C.S. 265, et Rio Hotel Ltd. c. Nouveau-Brunswick (Commission des licences et permis d’alcool), 1987 CanLII 72 (CSC), [1987] 2 R.C.S. 59; voir aussi Hogg, p. 44-3. En vertu de l’art. 7 de la Charte canadienne, le fardeau du demandeur serait donc double. L’imposition de ce fardeau de preuve au demandeur a pour effet d’alourdir sa tâche. Le double fardeau de preuve ne se pose pas dans le cas de la Charte québécoise en raison de l’absence d’incorporation des principes de justice fondamentale à l’art. 1 de la Charte québécoise. Celle-ci a donc une portée potentiellement plus large et cette caractéristique ne devrait pas être éludée.

[88]        Cela dit, mettant de côté la limite intrinsèque relative aux principes de justice fondamentale, vu le caractère presqu’identique de la formulation des droits à la vie, à la sécurité (ou à la sûreté selon la Charte québécoise) et à la liberté protégés par les deux chartes, le Tribunal se réfère à la définition de ces droits exposée précédemment.

[89]        Au surplus, la Charte québécoise protège le droit à l’intégrité de la personne. Ce droit, plus vaste que le droit à la « sécurité » prévu à l’article 7 de la Charte canadienne, vise tant l’intégrité physique que l’intégrité morale ou psychologique[30] :

[41]       La Charte québécoise protège aussi le droit à l’intégrité de la personne. Ce droit est très vaste. Le terme « intégrité » a une portée plus large que le mot « sécurité » utilisé à l’art. 7 de la Charte canadienne. Dans le domaine de la responsabilité civile, il est depuis longtemps reconnu au Québec que l’intégrité de la personne inclut tant l’intégrité physique que l’intégrité morale ou psychologique. L’arrêt Québec (Curateur public) c. Syndicat national des employés de l’hôpital St-Ferdinand, 1996 CanLII 172 (CSC), [1996] 3 R.C.S. 211, par. 95, le précise clairement :

L’article 1 de la Charte garantit le droit à l’« intégrité » de la personne. La majorité de la Cour d’appel a été d’avis, contrairement à l’interprétation du premier juge, que la protection de l’art. 1 de la Charte s’étend au-delà de l’intégrité physique. Je suis d’accord. En effet, la modification législative effectuée en 1982 (voir la Loi modifiant la Charte des droits et libertés de la personne, L.Q. 1982, ch. 61, en vigueur lors du présent litige), qui a, inter alia, supprimé l’adjectif « physique » qui qualifiait auparavant le terme « intégrité », indique clairement que l’art. 1 vise à la fois l’intégrité physique, psychologique, morale et sociale.

[90]        Dans un arrêt récent, citant notamment l’arrêt Québec (Curateur public) c. Syndicat national des employés de l'hôpital St-Ferdinand[31], où la juge L’Heureux-Dubé propose une définition du droit à l’intégrité qui fait toujours autorité, la Cour d’appel du Québec souligne que pour conclure à une violation du droit à l’intégrité, l'atteinte doit affecter de façon plus que fugace l'équilibre physique, psychologique ou émotif de la victime et il doit exister des conséquences définitives[32] :

[136]     Selon la jurisprudence, l’atteinte au droit à l’intégrité « doit laisser des marques, des séquelles qui, sans nécessairement être physiques ou permanentes, dépassent un certain seuil. L'atteinte doit affecter de façon plus que fugace l'équilibre physique, psychologique ou émotif de la victime ». […] Contrairement au droit à l’intégrité, le droit à la dignité « n’exige pas l’existence de conséquences définitives pour conclure qu'il y a eu violation ».

[91]        Finalement, la Charte québécoise comporte également une norme de justification à son article 9.1. La jurisprudence enseigne qu’il s’agit d’une disposition de même nature que l’article premier de la Charte canadienne[33] et que la même analyse de justification s’applique. L’article 9.1 de la Charte québécoise prévoit :

9.1.       Les libertés et droits fondamentaux s’exercent dans le respect des valeurs démocratiques, de l’ordre public et du bien-être général des citoyens du Québec.

La loi peut, à cet égard, en fixer la portée et en aménager l’exercice.

V.           ANALYSE

[92]        La Cour suprême du Canada enseigne qu’il y a lieu, en cas de contestation d’une mesure québécoise fondée tant sur la Charte canadienne que sur la Charte québécoise, de traiter de façon prioritaire les arguments fondés sur la Charte québécoise[34] :

[26]       En cas de contestation d’une loi québécoise, il est approprié de faire appel d’abord aux règles spécifiquement québécoises avant d’avoir recours à la Charte canadienne, surtout lorsque les dispositions des deux chartes sont susceptibles de produire des effets cumulatifs mais que les règles ne sont pas identiques. Cette démarche est d’ailleurs celle suggérée par le juge Beetz dans Singh c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, 1985 CanLII 65 (CSC), [1985] 1 R.C.S. 177, p. 224 :

Ainsi, la Déclaration canadienne des droits conserve toute sa force et son effet, de même que les diverses chartes des droits provinciales. Comme ces instruments constitutionnels ou quasi constitutionnels ont été rédigés de diverses façons, ils sont susceptibles de produire des effets cumulatifs assurant une meilleure protection des droits et des libertés. Ce résultat bénéfique sera perdu si ces instruments tombent en désuétude.

[93]        Ici, tout en reconnaissant ces enseignements, le Tribunal procède à l’analyse des violations invoquées de façon simultanée vu la similitude de la définition des droits en cause et le résultat identique auquel l’analyse mène.

A.           Le droit à la liberté ou le droit à la sécurité de la personne sont-ils en jeu (art. 1 de la Charte québécoise et art. 7 de la Charte canadienne)

1.            Risque de contracter la COVID-19 associé à la fréquentation scolaire

[94]        Les demanderesses allèguent que sans exemption de fréquentation scolaire, elles se trouvent obligées d’envoyer leurs enfants à l’école et d’assumer le risque que leurs enfants, elles-mêmes ou un proche contractent la COVID-19, ce qui constitue en soi une atteinte à leurs droits.

[95]        Les parties ont présenté une preuve scientifique détaillée portant sur les connaissances actuelles relatives à la propagation de la COVID-19 dans un contexte de fréquentation scolaire. Les experts reconnaissent unanimement que l’état des connaissances évolue au jour le jour et que serait bien malin celle ou celui qui pourra déterminer avec précision la source exacte des contaminations chez les enfants et la mesure exacte du risque de contracter la COVID-19 dans le milieu scolaire. Pour l’instant, les études et revues scientifiques arrivent à des conclusions qui se situent tout au long du spectre des possibilités.

[96]        D’une part, les demanderesses produisent une étude de la Dre Simona Bignami qui constate que, même aux jeunes âges, les enfants contractent la COVID-19 et représentent une partie importante de l’ensemble de cas confirmés[35]. Tout en reconnaissant que son étude descriptive ne vise pas à établir un lien de causalité statistique, Dre Bignami opine que « l’incidence de la COVID-19 chez les enfants de 10-19 ans n’a pas suivi, mais plutôt précédé, l’augmentation de cas chez les adultes âgés de 30-49 ans » et que « la transmission de la COVID chez les enfants d’âge scolaire ne semble pas être la conséquence, mais plutôt un déterminant important, du niveau général d’infection dans les communautés avoisinantes ». Pour Dre Bignami, les écoles s’avèrent un véhicule important des tendances observées. Elle conclut néanmoins que « la présence à l’école étant fondamentale pour le développement et la santé mentale des enfants du primaire et du secondaire, il est essentiel d’assurer un retour en classe sécuritaire ».

[97]        D’autre part, le gouvernement critique sévèrement le caractère et la démarche scientifique de l’étude de la Dre Bignami et ses constats. En se fondant sur d’autres études et sur l’avis de nombreux professionnels, le gouvernement plaide que les mesures sanitaires mises en place sont robustes, conformes aux plus hauts standards internationaux et limitent autant que possible les risques de contracter la COVID-19 en milieu scolaire. Selon le gouvernement, les données disponibles « démontrent clairement que le risque pour un enfant de contracter le virus dans un établissement scolaire demeure très faible », que « le risque pour un parent d’être infecté par son enfant peut également être qualifié de très faible ». Le gouvernement ajoute que les plus jeunes enfants d’âge scolaire sont souvent asymptomatiques et qu’ils présentent très rarement une maladie sévère causée par la COVID-19. Le gouvernement en conclut que la fréquentation scolaire en personne ne met pas en danger la vie ou la santé des enfants ou des adultes sans risque de complications graves s'ils contractent la COVID-19.

[98]        Il ne revient pas au Tribunal de trancher le débat scientifique puisqu’à ce stade de l’analyse, il importe peu que le risque soit élevé, modéré ou faible. Il suffit de retenir qu’il ne fait aucun doute que toute interaction avec d’autres personnes pose un risque accru de contracter la COVID-19.

[99]        Il ressort également de la preuve que malgré l’imposition de mesures sanitaires strictes, le risque demeure présent et des membres du personnel enseignant de même que des élèves peuvent, dans les faits, contracter la COVID-19 à l’école et la transmettre à d’autres. Le fait que les études scientifiques ne permettent pas d’identifier avec précision si un enseignant ou un élève, dans un cas donné, a contracté la COVID-19 à l’école ou dans un autre milieu a peu ou pas de pertinence à ce stade.

[100]     Également, à ce stade de l’analyse, nul besoin non plus de s’attarder aux craintes subjectives des demanderesses, puisqu’il ressort de la preuve qu’un risque, peu importe son degré, est objectivement présent. Le Tribunal reviendra toutefois sur le degré du risque en cause dans le cadre de l’analyse de la justification sous l’article 9.1 de la Charte québécoise ou l’article premier de la Charte canadienne.

[101]     Habilement, les demanderesses invoquent une violation à leur droit en plaidant que le gouvernement les oblige à exposer leurs enfants à un risque de contracter la COVID-19. Or, contrairement à ce que plaident les demanderesses, la Mesure contestée n’a ni pour objet ni pour effet de les obliger à envoyer leurs enfants à l’école ou de les exposer à un risque.

[102]     La fréquentation scolaire obligatoire découle plutôt de l’article 14 de la LIP et de la décision du gouvernement en août 2020 de lever la suspension des services éducatifs qui avait été décrétée en mars 2020, deux mesures que les demanderesses admettent spécifiquement ne pas contester en l’espèce.

[103]     Cette distinction est cruciale, voire fatale à la position des demanderesses et il ne s’agit pas, contrairement à ce que plaident les demanderesses, d’une simple technicité. En effet, l’attaque constitutionnelle engagée par les demanderesses ne peut viser une cible mouvante ou non identifiée. Les demanderesses répètent à plusieurs reprises durant l’audition qu’elles ne contestent pas la constitutionnalité des dispositions de la LIP, l’obligation de fréquentation scolaire ou la réouverture des écoles. Pressées de questions, elles réitèrent qu’elles ne s’attaquent qu’à l’exigence contenue au Décret 943-2020 d’une recommandation médicale pour avoir droit à l’école à distance. Elles identifient ainsi clairement leur cible et le cadre de l’analyse du Tribunal.

[104]     De la même façon, le Tribunal estime, avec égards, que les demanderesses posent mal la question lorsqu’elles suggèrent que les parents peuvent choisir entre l’école en personne ou l’école à distance et que le gouvernement leur impose de choisir l’école en personne. Il apparaît également inexact de dire que par l’adoption de la Mesure contestée, le gouvernement décide, de façon indirecte, de rendre obligatoire la fréquentation scolaire. À nouveau, l’obligation de fréquentation scolaire est prévue à l’article 14 de la LIP, disposition que les demanderesses choisissent de ne pas remettre en question.

[105]     Or, le choix clair et délibéré du recours entrepris et de la cible des demanderesses entraîne des conséquences que l’on ne peut ignorer.

[106]     Puisque la Mesure contestée ne force aucunement les demanderesses à envoyer leurs enfants à l’école, à les exposer à un risque de contracter la COVID-19 ou à choisir entre l’école en personne ou l’école à distance, il en découle, selon le Tribunal, que la Mesure contestée ne met aucunement en jeu le droit à la vie, à la liberté ou à la sécurité des demanderesses ou de leurs enfants.

[107]     Mais de toute manière, indépendamment de la cible choisie par les demanderesses dans leur recours, le Tribunal estime qu'elles ne sont aucunement obligées d'exposer leurs enfants au risque de contracter la COVID-19 par la fréquentation scolaire en personne. En effet, malgré le contexte de la pandémie, les demanderesses, comme tous les parents du Québec, ont le choix de faire l’enseignement à la maison si elles ne souhaitent pas que leurs enfants fréquentent l’école en personne. Ainsi, elles ne sont soumises à aucune contrainte de la part de l’État et elles disposent d’une option qui respecte à la fois leurs préoccupations et leurs droits constitutionnels.

[108]     Il est exact que l’école à la maison diffère de l’école à distance. Toutefois, malgré leurs différences indéniables, les deux modèles présentent des ressemblances. Il faut retenir notamment que tout comme l’école à la maison, l’école à distance comporte son lot de difficultés, d’exigences et de contraintes, tant pour les parents que pour les élèves. Ainsi, l’école à distance revendiquée par les demanderesses ne semble pas être la panacée qu’elles recherchent. Par ailleurs, contrairement aux prétentions des demanderesses, les parents qui scolarisent leurs enfants à la maison ne sont pas laissés à eux-mêmes. Le ministère de l’Éducation et les centres de services scolaires leur offrent un encadrement. Aussi, ils ont accès à plusieurs ressources pour les accompagner eu égard à l’éducation de leurs enfants. Une des témoins des demanderesses, Mme Marine Dumond, présidente de l’Association québécoise pour l’éducation à domicile, est notamment venue expliquer le rôle de son association et les services généralement disponibles.

2.            Obligation d’obtenir une recommandation médicale pour se prévaloir de l’exemption prévue au Décret 943-2020

[109]     Les demanderesses plaident que leurs droits constitutionnels sont mis en jeu par l’exigence que pose le Décret 943-2020 pour bénéficier de services éducatifs à distance, soit l’obtention d’un « billet médical » recommandant qu’un élève ne fréquente pas un établissement scolaire. Elles en concluent qu’il « est nécessaire de déclarer que tous les enfants ont droit à la fréquentation scolaire à distance à la demande de leurs parents sans devoir passer par le processus d’obtention d’une note médicale »[36].

[110]     Or, le Tribunal ne croit pas que l’exigence d’une recommandation médicale pour bénéficier de l’école à distance aux termes du Décret 943-2020 met en jeu le droit à la vie, à la liberté ou à la sécurité de la personne. Il n’est d’ailleurs pas exceptionnel que l’admissibilité à un service gouvernemental soit assujettie à une attestation médicale en justifiant l’octroi. À titre d’exemple, en vertu de l’article 73 du Code de la sécurité routière[37], la Société de l’assurance automobile du Québec peut exiger d’une personne qui demande l’obtention ou le renouvellement d’un permis qu’elle se soumette à un examen médical ou à une évaluation sur sa santé fait par un médecin spécialiste.

[111]     La preuve ne révèle par ailleurs aucune circonstance où un parent n’a pu obtenir une note médicale alors que son enfant ou une personne avec qui il réside était à risque de complications graves s’il contractait la COVID-19. Les cas relatés par les demanderesses concernent plutôt des situations où un médecin refuse de formuler une telle recommandation médicale puisque, selon son opinion professionnelle, son patient n’est pas à risque de complications graves ou bien des cas où des parents ont dû attendre de voir leur médecin pour obtenir la recommandation sollicitée, sans que le délai pour l’obtention du rendez-vous n’apparaisse excessif ou anormal ou leur cause un préjudice.

[112]     Les demanderesses se plaignent également du fait que le Décret 943-2020 ne définit pas ce qui constitue une « complication grave », ce qui rendrait d’autant plus difficile l’obtention d’un billet médical. Pourtant, la question de savoir ce qui constitue une complication grave relève de l’opinion professionnelle du médecin qui doit formuler une recommandation et le Tribunal ne voit pas en quoi le fait que le Décret laisse cette discrétion au médecin aurait pour effet de violer les droits invoqués, au contraire. Cela est d’autant plus vrai que la preuve ne révèle aucune situation où un médecin n’a pu se prononcer.

[113]     Du même souffle, les demanderesses plaident que les Orientations du DSP constituent une tentative illégale de légiférer sans adopter de lois et qu’elles lient les mains des médecins. Or, la preuve est à l’effet contraire. Les témoins du gouvernement admettent que les Orientations du DSP n’ont pas force de loi et ne sont pas contraignantes. Les Orientations visent plutôt à offrir des balises aux médecins afin de les guider dans leur prise de décision[38].

[114]      Finalement, selon les demanderesses, l’atteinte à leurs droits découle également du fait que des établissements scolaires refuseraient ou pourraient refuser de fournir des services éducatifs à distance malgré la recommandation d’un médecin. Or, les demanderesses ne présentent aucune preuve où une recommandation médicale a été refusée. Au soutien de leur prétention, elles invoquent notamment le formulaire exigé par le Sir Wilfrid Laurier School Board qui contient la mention suivante[39] :

Only legally licenced physicians are authorized to sign this form (stamps not accepted). It should be noted that the Sir Wilfrid Laurier School Board is not bound by the recommendations of the signing physician. Any incomplete report or any report whose content does not justify the recommendation made may be refused without any further formality.

[115]     Ce formulaire n’émane pas du gouvernement et ne peut servir de fondement à une allégation voulant que le gouvernement ou le Décret 943-2020 viole les droits et libertés des demanderesses. De plus, la mention sur laquelle elles s’appuient ne signifie pas nécessairement que la commission scolaire ne suivra pas la recommandation du médecin quant à savoir si un élève doit ou non fréquenter un établissement scolaire, mais uniquement qu’elle n’est pas liée par la recommandation du médecin si elle est jugée inadéquate.

[116]     Le Tribunal retient également de la preuve prépondérante du gouvernement que les centres de services scolaires acceptent à leur face même toute recommandation médicale et que cette dernière n’a même pas à indiquer le diagnostic, la recommandation étant suffisante en elle-même. Contrairement à ce que plaident les demanderesses, il n’y a aucune raison de ne pas croire les témoins du gouvernement. De plus, si les services éducatifs à distance ne sont pas fournis malgré une recommandation d’un médecin qui respecte les conditions du Décret 943-2020, les parents ont d’autres recours. Notamment, l’article 9 de la LIP prévoit que « l’élève visé par une décision du conseil d’administration du centre de services scolaire, du conseil d’établissement ou du titulaire d’une fonction ou d’un emploi relevant du centre de services scolaire ou les parents de cet élève peuvent demander au conseil d’administration du centre de services scolaire de réviser cette décision ».

[117]     Ainsi, l’exigence de l’attestation médicale prévue au Décret 943-2020 ne met pas en jeu les droits en cause.

3.            Enfants présentant des troubles neurodéveloppementaux, comportementaux ou de santé mentale

[118]     Les demanderesses font grand cas du fait que les Orientations du DSP indiquent que les troubles neurodéveloppementaux (déficience intellectuelle, trouble du spectre de l’autisme, trouble déficitaire de l’attention), comportementaux ou de santé mentale n’augmentent pas le risque de complications liées à la COVID-19. Elles estiment que cette position « frôle l’absurdité ». D’abord, les Orientations du DSP sont plus nuancées et indiquent ce qui suit quant aux enfants qui présentent ces troubles :

En ce qui concerne les enfants vivant avec ces conditions et présentant une atteinte légère à modérée, les cliniciens consultés ont pu observer plusieurs déstabilisations significatives par suite de l’arrêt de la fréquentation scolaire occasionnée par les fermetures au printemps. Pour des enfants avec des atteintes plus importantes nécessitant une institutionnalisation ou milieu de vie en foyer, par exemple des encéphalopathies avec quadriparésie spastique ou troubles de l’autisme sévères, certains ont été hospitalisés, mais principalement pour des raisons sociales et présentaient une atteinte de la COVID-19 légère avec bon pronostic.

La fréquentation du milieu éducatif sera bénéfique pour la grande majorité de ces enfants qui bénéficieront de l’accompagnement des éducateurs et des thérapeutes qui veillent à les encadrer à l’école et dans les services de garde. Il est possible, chez certains de ces enfants, que l’adhésion aux mesures de prévention des infections (par exemple la distanciation physique ou les mesures d’hygiène) soit difficile, ce qui les exposerait davantage à un risque de contracter le virus. Ceci peut être mitigé par l’application de mesures de prévention des infections appropriées dans les milieux. Malgré les défis que pourrait présenter pour certaines clientèles le respect des consignes de distanciation et mesures d’hygiène, il est improbable qu’un trouble du neuro-développement augmente le risque de complication liée à la COVID-19. La fréquentation du milieu éducatif est recommandée pour la plupart d’entre eux.

[Nos soulignements]

[119]     Mais de façon plus importante, rappelons que les Orientations du DSP n’ont pas force de loi et ne sont pas contraignantes. L’autonomie professionnelle du médecin est préservée. Ainsi, un médecin pourrait estimer, dans un cas donné, qu’un risque de complications graves est présent et formuler une recommandation de non-fréquentation scolaire en personne au sens du Décret 943-2020.

[120]     De plus, les exemptions à la fréquentation scolaire déjà prévues à la LIP demeurent applicables en tout temps. Ainsi, si la maladie, y compris la maladie mentale, ou le handicap d’un enfant le justifie, cet enfant pourra toujours bénéficier d’une dispense de fréquentation scolaire en vertu des paragraphes 1° et 2° de l’alinéa 1 de l’article 15 de la LIP.

[121]     Les droits invoqués ne sont par conséquent pas mis en jeu par la Mesure contestée.

4.            Risque de signalement à la DPJ

[122]     Les demanderesses estiment également que leurs droits sont mis en cause vu le risque de signalement à la direction de la protection de la jeunesse en cas de non-fréquentation scolaire de leurs enfants. Notamment, Mme Karounis explique avoir été avisée par la direction de l’école de ses enfants qu’elle s’exposait à un tel signalement si ses enfants s’absentaient sans raison de l’école.

[123]     En effet, les articles 17.1 et 18 de la LIP prévoient la possibilité d’un signalement auprès du directeur de la protection de la jeunesse dans certaines situations où un enfant ne fréquente pas l’école et que les démarches du centre de services scolaire ou de la direction de l’école ne permettent pas de connaître la situation de l’enfant ou de la régulariser.

[124]     Or, une simple possibilité de signalement à la direction de la protection de la jeunesse ne met pas en jeu les droits et libertés invoqués. En effet, on ne saurait sérieusement plaider que cette mesure qui vise à protéger les enfants constitue en elle-même une atteinte à leurs droits, quels qu’ils soient.

B.           Droit à l’intégrité de la personne (art. 1 de la Charte québécoise)

[125]     Les éléments sur lesquels s’appuie le Tribunal pour conclure à l’absence d’atteinte au droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne justifient également de conclure qu’il n’y a pas d’atteinte au droit à l’intégrité de la personne[40].

C.           Conformité aux principes de justice fondamentale (art. 7 de la Charte canadienne)

[126]     Ayant conclu que la Mesure contestée ne porte pas atteinte au droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne, il en découle qu’il n’y a pas de violation à l’article 7 de la Charte canadienne et il n’est pas nécessaire de s’attarder à la conformité de la Mesure contestée aux principes de justice fondamentale.

[127]     Néanmoins, s’il fallait se livrer à l’analyse, le Tribunal conclurait que l’atteinte - si atteinte il y avait - est conforme à ces principes. Voici pourquoi.

[128]     La Charte canadienne ne précise pas ce qui constitue un principe de justice fondamentale. Néanmoins, la jurisprudence « a défini les principes de justice fondamentale comme étant des principes juridiques qui peuvent être identifiés avec une certaine précision et qui sont fondamentaux en ce sens qu’ils sont généralement acceptés parmi des personnes raisonnables »[41]. C’est ainsi que « les principes de justice fondamentale définissent les conditions minimales auxquelles doit satisfaire la loi qui a un effet préjudiciable sur le droit à la vie, à la liberté ou à la sécurité de la personne »[42].

[129]     Pour être conforme à ces principes, la mesure contestée doit répondre minimalement à trois conditions. Cette mesure ne doit pas :

a)            être arbitraire. On qualifie « d’arbitraire » une mesure dont l’effet n’a aucun lien ou est incompatible avec son objet[43];

b)            avoir une portée excessive. Ce sera le cas si la mesure contestée va trop loin et empiète sur un comportement sans lien avec son objectif[44]; ou

c)            entraîner des conséquences totalement disproportionnées à son objet.

[130]     Comme l’indique la juge en chef McLachlin, qui écrit les motifs unanimes de la Cour suprême du Canada dans Bedford, il importe de retenir que malgré un certain chevauchement entre ces trois conditions, il s’agit de principes distincts et la présence d’un seul constitue une « faille fondamentale » ou un « manque de logique fonctionnelle » menant à un constat de violation des droits que protège l’article 7 de la Charte canadienne[45] :

[105]     L’enseignement primordial de la jurisprudence veut qu’une disposition aille à l’encontre de nos valeurs fondamentales lorsque les moyens mis en œuvre par l’État pour atteindre son objectif comportent une faille fondamentale en ce qu’ils sont arbitraires ou ont une portée trop générale, ou encore, ont des effets totalement disproportionnés à l’objectif législatif. Il n’est pas conforme aux principes de justice fondamentale de priver un citoyen du droit à la vie, à la liberté ou à la sécurité de sa personne au moyen d’une disposition ainsi irrégulière.

[…]

[107]     Bien qu’il y ait un chevauchement important entre le caractère arbitraire, la portée excessive et la disproportion totale, et que plus d’une de ces trois notions puissent bel et bien s’appliquer à une disposition, il demeure que les trois correspondent à des principes distincts qui découlent de ce que Hamish Stewart appelle un [traduction] « manque de logique fonctionnelle », à savoir que la disposition « n’est pas suffisamment liée à son objectif ou, dans un certain sens, qu’elle va trop loin pour l’atteindre » (Fundamental Justice : Section 7 of the Canadian Charter of Rights and Freedoms (2012), p. 151). […]

[131]     La juge en chef McLachlin précise que « l’analyse fondée sur l’art. 7 s’attache à débusquer les dispositions législatives intrinsèquement mauvaises, celles qui privent du droit à la vie, à la liberté ou à la sécurité de la personne au mépris des valeurs fondamentales que sont censés intégrer les principes de justice fondamentale et dont la jurisprudence a défini la teneur au fil des ans »[46].

[132]     Plus loin dans ses motifs, la juge en chef McLachlin développe ainsi chacune des notions de caractère arbitraire, de portée excessive et de disproportion totale :

[111]     Déterminer qu’une disposition est arbitraire ou non exige qu’on se demande s’il existe un lien direct entre son objet et l’effet allégué sur l’intéressé, s’il y a un certain rapport entre les deux. Il doit exister un lien rationnel entre l’objet de la mesure qui cause l’atteinte au droit garanti à l’art. 7 et la limite apportée au droit à la vie, à la liberté ou à la sécurité de la personne (Stewart, p. 136). La disposition qui limite ce droit selon des modalités qui n’ont aucun lien avec son objet empiète arbitrairement sur ce droit. Ainsi, dans Chaoulli, la Cour juge les dispositions arbitraires parce qu’interdire l’assurance maladie privée n’a aucun rapport avec l’objectif de protéger le système de santé public.

[112]     Il y a portée excessive lorsqu’une disposition s’applique si largement qu’elle vise certains actes qui n’ont aucun lien avec son objet. La disposition est alors en partie arbitraire. Essentiellement, la situation en cause est celle où il n’existe aucun lien rationnel entre les objets de la disposition et certains de ses effets, mais pas tous. Par exemple, dans Demers, le texte législatif en cause exigeait que l’accusé inapte comparaisse périodiquement devant la commission d’examen. Il n’était dissocié de son objet que dans la mesure où il s’appliquait à un accusé inapte en permanence; ses effets étaient liés à l’objet dans le cas de l’accusé temporairement inapte.

[113]     L’application de la notion de portée excessive permet au tribunal de reconnaître qu’une disposition est rationnelle sous certains rapports, mais que sa portée est trop grande sous d’autres. Malgré la prise en compte de la portée globale de la disposition, l’examen demeure axé sur l’intéressé et sur la question de savoir si l’effet sur ce dernier a un lien rationnel avec l’objet. Par exemple, lorsqu’une disposition est rédigée de manière générale et vise des comportements qui n’ont aucun lien avec son objet afin de faciliter son application, il n’y a pas non plus de lien entre l’objet de la disposition et son effet sur l’intéressé. Faciliter l’application pourrait justifier la portée excessive d’une disposition suivant l’article premier de la Charte.

[…]

[120]     La disproportion totale s’attache à d’autres éléments que ceux considérés pour le caractère arbitraire et la portée excessive. Elle vise la seconde faille fondamentale, à savoir le fait que les effets de la disposition sur la vie, la liberté ou la sécurité de la personne sont si totalement disproportionnés à ses objectifs qu’ils ne peuvent avoir d’assise rationnelle. La règle qui exclut la disproportion totale ne s’applique que dans les cas extrêmes où la gravité de l’atteinte est sans rapport aucun avec l’objectif de la mesure. Pour illustrer cette idée, prenons l’hypothèse d’une loi qui, dans le but d’assurer la propreté des rues, infligerait une peine d’emprisonnement à perpétuité à quiconque cracherait sur le trottoir. Le lien entre les répercussions draconiennes et l’objet doit déborder complètement le cadre des normes reconnues dans notre société libre et démocratique.

[121]     L’analyse de la disproportion totale au regard de l’art. 7 de la Charte ne tient pas compte des avantages de la loi pour la société. Elle met en balance l’effet préjudiciable sur l’intéressé avec l’objet de la loi, et non avec l’avantage que la société peut retirer de la loi. […]

[122]     Il peut y avoir disproportion totale indépendamment du nombre de personnes touchées; un effet totalement disproportionné sur une seule personne suffit.

[133]     Il faut notamment retenir que les trois notions (d’arbitraire, de portée excessive et de disproportion totale) supposent de comparer l’atteinte aux droits qui découle de la mesure contestée avec l’objectif de cette mesure, et non avec son efficacité. Ainsi, en l’espèce, pour déterminer la conformité avec les principes de justice fondamentale, il faut d’abord s’attarder à l’objet de la Mesure contestée.

[134]     À cet égard, il convient, à nouveau, de rappeler que les demanderesses ne contestent ni l’obligation de fréquentation scolaire contenue à l’article 14 de la LIP, ni la décision du gouvernement de lever la suspension des services éducatifs et par conséquent, la décision de rouvrir les écoles. Ces mesures ne sont pas celles auxquelles s’attaquent les demanderesses. La Mesure contestée concerne plutôt les conditions selon lesquelles le gouvernement (ou plus exactement les centres de services scolaires et autres établissements d’enseignement) fournit des services éducatifs à distance aux termes du Décret 943-2020. Le gouvernement a développé cette offre de services à distance dans un contexte précis et pour une fin particulière, c.-à-d. afin de protéger les personnes vulnérables que sont les élèves ou les personnes avec qui ils résident qui sont à risque de complications graves s’ils contractent la COVID-19.

[135]     En examinant l’objet de la Mesure contestée, on ne peut faire fi du fait que l’offre de services éducatifs à distance et les conditions pour en bénéficier forment un tout.

[136]     Le Tribunal retient donc que la Mesure contestée vise un double objectif :

a)            protéger la santé des élèves - et des personnes avec qui ils résident - les plus vulnérables aux complications graves que peut causer la COVID-19 en offrant à ces élèves des services éducatifs à distance; et

b)            assurer au plus grand nombre d’élèves un enseignement en présence conforme à la mission de l’école d’instruire, de socialiser et de qualifier les élèves dans le respect du principe de l’égalité des chances[47].

[137]     En tenant compte de cet objectif, le Tribunal conclut que la Mesure contestée n’est pas arbitraire (il y a un lien entre l’effet de la mesure et son objet), n’a pas une portée excessive (la disposition ne va pas trop loin et n’empiète pas sur quelque comportement sans lien avec son objectif) et n’est pas totalement disproportionnée (l’effet de la mesure n’est pas totalement disproportionné à l’objectif du gouvernement).

[138]     Quant au principe de l’arbitraire, rappelons qu’une mesure sera arbitraire si elle ne permet pas la réalisation de ses objectifs. Ici, au regard de l’effet de la Mesure contestée sur l’intéressé, les demanderesses ont tort de dire que la Mesure contestée les obligent à envoyer leurs enfants à l’école ou les prive d’un choix. Cette obligation ne découle aucunement de la Mesure contestée, mais plutôt de l’obligation de fréquentation scolaire prévue à l’article 14 de la LIP et de la décision du gouvernement de lever la suspension des services éducatifs, deux mesures que les demanderesses admettent spécifiquement ne pas contester en l’espèce.

[139]     S’il fallait tenir pour acquis, pour fins de discussion, qu’il y a une limitation en l’espèce au droit à la vie, à la liberté ou à la sécurité des demanderesses découlant de la Mesure contestée - ce qui n’est pas le cas selon le Tribunal -, il faudrait aussi conclure que cette limitation a nécessairement un lien avec le double objet de la Mesure contestée qui est de fournir l’école à distance aux élèves lorsqu’ils (ou une personne avec ils résident) sont susceptibles de complications graves découlant de la COVID-19 et d’assurer l’école en présence aux autres élèves. Plus précisément, quant au deuxième volet de l’objectif de la Mesure contestée, en limitant l’accès à l’enseignement à distance aux élèves dont un médecin a recommandé qu’ils ne fréquentent pas un établissement scolaire, le gouvernement assure également le respect de la mission de l’école, qui est d’instruire, de socialiser et de qualifier les élèves dans le respect du principe de l’égalité des chances.

[140]     Les demanderesses estiment que l’exigence d’une recommandation médicale pour bénéficier de l’école à distance relève de l’arbitraire. Or, pour les motifs exposés précédemment[48], il n’en est rien. Au contraire, l’exigence d’une recommandation médicale que les centres des services scolaires sont tenus de respecter assure que toute décision quant à l’exemption de fréquenter l’école en personne sera prise sur la base d’un fondement factuel raisonnable qui tient compte précisément de la situation de l’élève visé.

[141]     Le même raisonnement s’applique quant à la notion de portée excessive. Une mesure aura une telle portée si elle nie des droits d’une manière généralement favorable à la réalisation de son objet, mais va trop loin en niant les droits de certaines personnes d’une façon qui n’a aucun rapport avec son objet. Ici, à nouveau, la Mesure contestée n’enlève rien aux demanderesses et ne les prive d’aucun droit[49]. Cette Mesure ne fait qu’offrir des droits aux personnes vulnérables, sans rien enlever aux personnes qui ne sont pas à risque de complications graves s’ils contractent la COVID-19. Ainsi, en tant que telle, la Mesure contestée n’a aucun effet sur l’intéressé et on ne peut dire que sa portée est trop grande.

[142]     Les demanderesses plaident que la situation en l’espèce s’assimile à celle analysée par la Cour suprême du Canada dans Chaoulli. Or, la situation est toute autre. Dans Chaoulli, la législation interdisait carrément aux Québécois de souscrire une assurance privée pour des soins déjà assurés par l’État et il n’y avait aucune exception possible, ce qui constituait une atteinte au droit à la vie et à la sécurité selon la Cour suprême puisque les Québécois étaient privés d’une façon d’échapper aux délais d’attente inhérents au régime de santé public.

[143]     Ici, rien n’interdit aux parents d’offrir l’école à la maison à leurs enfants s’ils ne souhaitent pas qu’ils fréquentent l’école en personne. Bien que les demanderesses indiquent qu’il ne s’agit pas de l’option idéale pour elles, on ne peut dire que la Mesure contestée a une portée excessive du fait que des parents veulent bénéficier d’un service d’école à distance mis en place pour répondre aux besoins des personnes les plus vulnérables de complications graves s’ils contractent la COVID-19.

[144]     Quant au critère de la disproportion totale, il demande qu’on s’attarde à la gravité de l’atteinte alléguée par rapport à l’objectif de la Mesure contestée. À nouveau, ce n’est pas la Mesure contestée qui oblige la fréquentation scolaire. Si atteinte il y a, elle est limitée à devoir satisfaire les conditions prévues au Décret 943-2020, à savoir une recommandation médicale, pour pouvoir bénéficier de l’offre de services éducatifs à distance. Or, le fait de prévoir des conditions pour bénéficier de ces services n’est pas si totalement disproportionné par rapport aux objectifs de la Mesure contestée de sorte à contrevenir aux principes de justice fondamentale.

D.           Autres dispositions législatives invoquées

[145]     Bien que les demanderesses invoquent également dans leur demande introductive d’instance les droits prévus à l’article 39 de la Charte québécoise ainsi que les articles 10, 14, 21, 32 et 33 du Code civil du Québec, elles n’en traitent aucunement pendant l’audition ou dans leur argumentation, sauf pour souligner l’importance à accorder à la famille et à l’intérêt de l’enfant dans toute décision le concernant. Tous en conviennent et l’analyse du Tribunal en tient compte.

[146]     Par ailleurs, malgré leur importance indéniable, aucune de ces dispositions n’a de caractère prépondérant permettant d’invalider d’autres lois ou des mesures gouvernementales.

[147]     Quant à l’article 39 de la Charte québécoise plus précisément, il prévoit que « Tout enfant a droit à la protection, à la sécurité et à l’attention que ses parents ou les personnes qui en tiennent lieu peuvent lui donner ». Cette disposition crée des droits sociaux et économiques et peut donner droit, en cas de violation, à un jugement déclaratoire constatant cette violation[50]. Toutefois, aucune violation n’est constatée en l’espèce.

VI.          JUSTIFICATION SELON L’ARTICLE 9.1 DE LA CHARTE QUÉBÉCOISE ET L’ARTICLE PREMIER DE LA CHARTE CANADIENNE

[148]     Les articles 9.1 de la Charte québécoise et premier de la Charte canadienne permettent de justifier une atteinte aux droits et libertés protégés par chacune des chartes. Le fardeau de la preuve quant à l’analyse de justification repose sur les épaules du Procureur général du Québec.

[149]     De façon générale, pour les besoins de l’analyse de justification, il faut se demander si l’effet préjudiciable sur les droits des personnes est proportionné à l’objectif urgent et réel de défense de l’intérêt public[51]. Comme l’explique la juge Deschamps dans Chaoulli, la démarche de justification sous les deux chartes est la même[52] :

a)            d’abord, il faut vérifier si l’objectif de la loi ou de la mesure contestée est urgent et réel;

b)            ensuite, il faut s’attarder aux moyens pris pour atteindre l’objectif identifié. Il s’agit de déterminer si le moyen utilisé est raisonnable ou proportionné eu égard à l’objectif poursuivi. Pour cette deuxième partie de l’analyse, trois critères sont utilisés :

(1)        existe-t-il un lien rationnel entre la mesure et l’objectif législatif?

(2)        la mesure porte-t-elle atteinte le moins possible au droit garanti?

(3)        y a-t-il proportionnalité entre l’effet de la mesure et son objectif?

[150]     Ici, comme le Tribunal conclut à l’absence de contravention à la Charte québécoise et à la Charte canadienne, il n’y a en principe pas lieu de procéder à l’analyse de justification. Néanmoins, il apparaît utile d’examiner de façon subsidiaire les arguments des parties et de formuler les commentaires suivants.

[151]     Avant de passer à cette analyse, soulignons que les demanderesses ont raison de dire qu’il existe des doutes quant à savoir si une atteinte au droit à la vie, à la liberté ou à la sécurité de la personne qui n’est pas conforme aux principes de justice fondamentale peut se justifier selon l’article premier de la Charte canadienne[53]. Notamment, la non-conformité aux principes de justice fondamentale au motif que la mesure contestée est de portée excessive pourra difficilement satisfaire au volet de l’atteinte minimale de l’analyse de justification. Cela dit, la jurisprudence évoque la possibilité d’une telle justification en cas notamment de désastres naturels, de guerre, d’épidémie ou d’urgence nationale[54]; or, la pandémie de la COVID-19 constitue certainement une situation exceptionnelle qui tombe dans ces catégories.

A.           L’objet de la Mesure contestée

[152]     Dans leur plan d’argumentation, les demanderesses reconnaissent que « l’objet de fournir une éducation aux Québécois pendant la pandémie est indéniablement urgent et important »[55].

[153]     Toutefois, l’objet de la Mesure contestée a une portée plus large.

[154]     Il vaut de rappeler que le Décret 943-2020 est adopté en vertu de la Loi sur la santé publique. L’article 1 de cette loi stipule qu’elle « a pour objet la protection de la santé de la population et la mise en place de conditions favorables au maintien et à l’amélioration de l’état de santé et de bien-être de la population en général ». Dans le contexte particulier d’une crise sanitaire sans précédent, le gouvernement a dû moduler l’offre de services éducatifs pour tenir compte tant des impératifs de santé publique que du droit à l’éducation des enfants d’âge scolaire au Québec et de la mission de l’école.

[155]     Ainsi, tel qu’indiqué précédemment, la Mesure contestée a comme double objectif :

a)            de protéger la santé des élèves - et des personnes avec qui ils résident - les plus vulnérables aux complications graves que peut causer la COVID-19 en offrant à ces élèves des services éducatifs à distance; et

b)            d’assurer au plus grand nombre d’élèves un enseignement en présence conforme à la mission de l’école d’instruire, de socialiser et de qualifier les élèves dans le respect du principe de l’égalité des chances[56].

[156]     Le Tribunal conclut que ces objets sont urgents et réels.

[157]     D’abord, quant au premier volet de l’objectif, vu le risque (peu importe son degré) de contracter la COVID-19 en milieu scolaire et les conséquences qui peuvent en découler pour les personnes susceptibles de complications graves si elles contractent la maladie, le caractère urgent et réel de ce premier volet est incontestable.

[158]     Ensuite, quant au deuxième volet, la preuve du Procureur général du Québec établit de façon convaincante l’importance et l’urgence de prioriser un enseignement en présence pour les élèves. Se fondant sur de nombreuses études et une volumineuse littérature, le gouvernement a établi comme l’une de ses priorités le maintien de l’enseignement en présence pour le plus grand nombre d’élèves possible, pourvu que la situation épidémiologique le permette. La preuve prépondérante démontre notamment que l’école exclusivement à distance exacerbe les inégalités sociales et comporte de nombreux désavantages pour les enfants. Parmi les considérations retenues par le Tribunal comme justifiant le caractère urgent et réel du deuxième volet de l’objectif, soulignons les suivantes :

a)            selon l’Unicef, le retour à l’école - réalisé en respect des mesures sanitaires - est un moyen pour promouvoir la santé publique[57];

b)            selon de très nombreux professionnels de la santé et de l’éducation, l’absence de fréquentation scolaire a des conséquences négatives sur l’éducation, la santé, y compris la santé mentale, la sécurité, le bien-être et l’avenir des enfants;

c)            la fréquentation scolaire en personne tient lieu de filet de protection pour plusieurs enfants vivant dans la pauvreté ou en situation de vulnérabilité;

d)            pour certains jeunes, l’absence de fréquentation scolaire entraîne l’isolement social, et rend difficile la détection de situations préjudiciables à leur développement, dont la maltraitance;

e)            l’école permet de diminuer les inégalités sociales et de favoriser la résilience communautaire en contexte de pandémie; et

f)             quant aux limites de l’enseignement à distance, soulignons que ce type d’enseignement:

-       présuppose une capacité de gestion de temps, une discipline personnelle et une solide motivation de l’élève, ainsi qu’une discipline et une organisation familiale pour assurer la progression des apprentissages et la réussite scolaire;

-       peut constituer une source de fatigue, d’anxiété et de stress pour l’élève et pour ses parents;

-       exige l’accessibilité à Internet et la disponibilité du matériel informatique ainsi que du soutien technique pour les enseignants, les élèves et leurs parents; et

-       ne favorise pas naturellement la socialisation et ne permet pas l’apprentissage par des échanges spontanés entre les pairs ou entre l’enseignant et l’élève.

[159]     Le premier critère est ainsi satisfait.

B.           La proportionnalité

1.            Le lien rationnel

[160]     Ce critère exige la démonstration que la Mesure contestée représente un moyen rationnel d’atteindre l’objectif identifié à la première étape.

[161]     Tel est le cas.

[162]     Selon la Mesure contestée, les élèves vulnérables ou qui résident avec une personne vulnérable peuvent recevoir des services éducatifs à distance sur recommandation d’un médecin, ce qui permet de protéger ces personnes, et d’assurer la présence du plus grand nombre d’enfants possible à l’école pour profiter de ses bienfaits.

2.            L’atteinte minimale

[163]     Selon la Cour suprême, « le critère de l'atteinte minimale consiste à se demander s'il existe un autre moyen moins attentatoire d'atteindre l'objectif de façon réelle et substantielle »[58]. Ainsi, l’analyse de l’atteinte minimale s’intéresse aux solutions de rechange raisonnables qui s’offrent au gouvernement. Il faut se demander si le gouvernement aurait pu concevoir une mesure moins attentatoire. Le gouvernement n’a pas à démontrer qu’il a choisi le moyen le moins restrictif pour réaliser son objectif; il doit plutôt démontrer que le moyen choisi appartient à une gamme de mesures raisonnables susceptibles de porter le moins possible atteinte au droit ou à la liberté en cause. Par ailleurs, seules les mesures de rechange qui permettraient au gouvernement d’atteindre son objectif sont considérées.

[164]     Ce critère est également satisfait.

[165]     Les exigences pour pouvoir bénéficier de l’école à distance ne sont ni strictes ni rigides. L’école à distance sera offerte dès qu’il y a des risques de complications advenant que l’élève ou une personne avec qui il réside contracte la COVID-19. À cet égard, le gouvernement s’en remet entièrement à la recommandation et à l’opinion professionnelle du médecin de la personne concernée quant à savoir s’il serait préférable que l’enfant ne fréquente pas l’école. Le cas de Mme Gibson est éloquent, son fils a obtenu une exemption sans même que la recommandation médicale ne divulgue sa condition médicale.

[166]     Quant aux parents qui ne satisfont pas à la condition d’une recommandation médicale pour obtenir des services éducatifs à distance aux termes du Décret 943-2020, les options déjà prévues en vertu de la LIP demeurent disponibles.

[167]     Notamment, le paragraphe 4° de l’alinéa 1 de l’article 15 de la LIP permet aux parents de choisir l’école à la maison s’ils ne souhaitent pas que leurs enfants fréquentent l’école en personne. Ce choix peut même être fait et modifié à tout moment au cours de l'année scolaire. D’ailleurs, Mme Karounis, comme plusieurs autres parents, s’est prévalue de ce droit. À ce sujet, il convient de réitérer que la preuve ne supporte pas les prétentions des demanderesses voulant que l’école à la maison ne soit l’apanage que de personnes privilégiées ou bien nanties et que ce choix implique la disparition totale de tout service d’aide, laissant le parent entièrement seul. Au contraire, la preuve démontre que les parents qui font le choix de l'enseignement à la maison sont représentatifs de la société. Au surplus, bien que l’école à la maison constitue un défi pour les parents et les enfants (tout comme l’école à distance), les parents peuvent bénéficier de plusieurs services d’aide, d’accompagnement, d’encadrement et de soutien. Notamment, le ministère de l’Éducation et les centres de services scolaires leur offrent l’encadrement prévu par la LIP et des organismes tels que l'Association québécoise pour l'enseignement à domicile offrent du soutien et des ressources aux familles qui choisissent ce type d'enseignement. Les enfants qui reçoivent l’enseignement à la maison demeurent également soumis à l’évaluation de leurs apprentissages, dont les évaluations ministérielles.

[168]     Signalons par ailleurs que les services éducatifs à distance réclamés par les demanderesses sont également contraignants pour les parents et exigent une disponibilité, des capacités et un accompagnement considérable de la part de ces derniers. Les services éducatifs à distance comportent de nombreuses limites; ils ne sont aucunement équivalents à ceux dispensés en présence à l’école et rien ne permet de soutenir que leur qualité est supérieure à ceux pouvant être obtenus par le biais de l’école à la maison.

[169]     Les demanderesses insistent sur le fait que l’Ontario offre le choix aux élèves de suivre leurs cours à distance. Le seul document produit relativement à l’offre de services éducatifs en Ontario est un document tiré du site Internet du gouvernement ontarien intitulé « Guide to reopening Ontario’s schools » en date du 30 juillet 2020, mis à jour le 13 août 2020, soit vraisemblablement avant la rentrée scolaire. Le document précise que sa teneur et les exigences qu’il contient seront mises à jour régulièrement selon les recommandations de la santé publique. Or, la preuve est autrement inexistante quant à la mise à jour du plan, quant à son application de même que quant à la situation qui prévaut en Ontario, de sorte que la preuve est nettement insuffisante pour permettre quelque comparaison que ce soit. Les demanderesses s’appuient sur les affaires Chaoulli et Charkaoui[59] pour inviter le Tribunal à une étude comparative de la situation du Québec par rapport à celle de l’Ontario et pour soutenir leur argument voulant que le gouvernement du Québec « peut faire mieux », comme l’aurait apparemment fait l’Ontario. Pourtant, les décisions de la Cour suprême du Canada dans Chaoulli et Charkaoui font clairement voir que les parties avaient administré dans ces affaires une preuve quant à la situation des autres provinces. Une telle preuve n’est pas faite de façon satisfaisante en l’espèce.

[170]     Parallèlement, selon la preuve, ailleurs au Canada, toutes les autres provinces, à l’exception de l’Ontario, ont choisi un retour en classe avec une présence physique à tous les jours ou au moins pour quelques jours par semaine[60]. L'Ontario représente la seule province canadienne qui offre l'école à distance au choix des parents.

[171]     Mais de toute manière, l’approche ontarienne forcerait le gouvernement du Québec à renoncer au deuxième volet de son objectif, soit d’assurer au plus grand nombre d’élèves un enseignement en présence conforme à la mission de l’école d’instruire, de socialiser et de qualifier les élèves dans le respect du principe de l’égalité des chances. Dans le cadre de l’analyse de l’atteinte minimale, on ne peut exiger du gouvernement qu’il opte pour une solution qui ne lui permet pas d’atteindre les objectifs poursuivis. Au contraire, l’objectif législatif sert de fondement à l’analyse de l’atteinte minimale[61] :

[53]       La question qui se pose à ce stade de l’analyse de la proportionnalité requise par l’article premier est celle de savoir si la restriction au droit est raisonnablement bien adaptée à l’objectif urgent et réel invoqué pour la justifier.  Autrement dit, existe-t-il des moyens moins préjudiciables de réaliser l’objectif législatif? Dans cette évaluation, les tribunaux font preuve d’une certaine déférence à l’égard de la législature, surtout en ce qui concerne les questions sociales complexes où la législature est peut-être mieux placée que les tribunaux pour choisir parmi une gamme de mesures.

[54]       Dans RJR-MacDonald, l’analyse de l’atteinte minimale a été expliquée de la façon suivante au par. 160 :

À la deuxième étape de l’analyse de la proportionnalité, le gouvernement doit établir que les mesures en cause restreignent le droit à la liberté d’expression aussi peu que cela est raisonnablement possible aux fins de la réalisation de l’objectif législatif.  La restriction doit être « minimale », c’est-à-dire que la loi doit être soigneusement adaptée de façon à ce que l’atteinte aux droits ne dépasse pas ce qui est nécessaire.  Le processus d’adaptation est rarement parfait et les tribunaux doivent accorder une certaine latitude au législateur.  Si la loi se situe à l’intérieur d’une gamme de mesures raisonnables, les tribunaux ne concluront pas qu’elle a une portée trop générale simplement parce qu’ils peuvent envisager une solution de rechange qui pourrait être mieux adaptée à l’objectif et à la violation [. . .]  Par contre, si le gouvernement omet d’expliquer pourquoi il n’a pas choisi une mesure beaucoup moins attentatoire et tout aussi efficace, la loi peut être déclarée non valide.  [Je souligne; citations omises.]

L’objectif législatif, dont le caractère urgent et réel a été établi, sert donc de fondement à l’analyse de l’atteinte minimale.  Comme le dit Aharon Barak, ancien président de la Cour suprême d’Israël, [TRADUCTION] « le critère du lien rationnel et celui de la mesure la moins attentatoire [atteinte minimale] sont essentiellement considérés dans le contexte de l’objectif approprié et reposent sur la nécessité de l’atteindre » : « Proportional Effect : The Israeli Experience » (2007), 57 U.T.L.J. 369, p. 374.  Le président Barak y voit une « limite interne » du critère de l’atteinte minimale qui « l’empêche [en soi] de protéger adéquatement les droits de la personne » (p. 373).  La limite interne découle du fait que le critère de l’atteinte minimale exige seulement que le gouvernement choisisse le moyen le moins attentatoire d’atteindre son objectif.  Les moyens moins attentatoires qui ne lui permettraient pas de réaliser son objectif ne sont pas examinés à ce stade.

[Soulignements dans l’original]

3.            La proportionnalité

[172]     À cette étape, il s’agit de soupeser l’effet préjudiciable de la mesure attaquée sur les droits des personnes et son effet bénéfique sur la réalisation de son objectif dans l’intérêt public supérieur. Dans Bedford, la Cour suprême du Canada précise que l’effet est apprécié sur les plans qualitatif et quantitatif et, qu’à la différence d’un demandeur individuel, l’État est bien placé pour présenter une preuve relevant des sciences humaines ainsi que le témoignage d’experts qui justifient les répercussions d’une disposition sur l’ensemble de la société[62].

[173]     Ce critère est également satisfait.

[174]     Notamment, la fréquentation scolaire, même si elle comporte un certain risque, est assujettie à une panoplie de mesures sanitaires qui, selon la preuve administrée à l’audience, respectent les plus hauts standards en la matière.

[175]     La Mesure contestée cherche à atteindre un équilibre entre le contrôle et la diminution de la transmission de la COVID-19 dans la société québécoise, tout en minimisant les conséquences socioéconomiques pouvant découler de l’absence de fréquentation scolaire en personne.

[176]     Le Tribunal retient de l’abondante preuve administrée à l’audience[63] que, de l’avis de nombreux médecins, médecins spécialistes, économistes et professionnels de l’éducation, vu les mesures sanitaires mises en place, les avantages de l’enseignement en présence du plus grand nombre possible d’enfants surpassent largement le risque auquel ils s’exposent et exposent leurs parents en fréquentant l’école. Parmi les effets bénéfiques, mentionnons que la fréquentation scolaire en personne :

a)            favorise et promeut la santé publique et la santé en général des élèves, y compris la santé mentale, la sécurité, le bien-être et l’avenir des enfants;

b)            tient lieu de filet de protection pour plusieurs enfants vivant dans la pauvreté ou en situation de vulnérabilité;

c)            permet de diminuer les inégalités sociales et de favoriser la résilience communautaire en contexte de pandémie;

d)            évite de creuser les inégalités de réussite scolaire des enfants défavorisés ou en difficulté; et

e)            favorise la réussite éducative des élèves.

[177]     La preuve à cet égard est convaincante et les demanderesses, malgré leurs efforts, ne réussissent pas à convaincre le Tribunal qu’il y a lieu de l’écarter.

[178]     Finalement, le Procureur général du Québec plaide que la pénurie de personnel enseignant et des difficultés sur le plan des ressources technologiques rendent impossible la mise en œuvre de la demande des demanderesses voulant que des services éducatifs à distance soient offerts à tous les parents qui le demandent. Ces arguments, qui relèvent possiblement davantage de la détermination de la réparation adéquate en cas de violation constatée, ont peu ou pas de pertinence au stade de la détermination de l’existence d’une violation des droits protégés par les chartes. Ainsi, il n’est pas utile de s’y attarder.

VII.         CONCLUSION

[179]     Le Tribunal conclut qu’en offrant l’enseignement à distance uniquement aux élèves dont un médecin a recommandé qu’ils ne fréquentent pas un établissement scolaire, le gouvernement assure le respect de la mission de l’école, à savoir d’instruire, de socialiser et de qualifier les élèves dans le respect du principe de l’égalité des chances tout en protégeant raisonnablement la santé des personnes plus vulnérables. La Mesure contestée ne viole pas les droits constitutionnels des demanderesses, pour lesquelles l’école à la maison demeure une option raisonnable si elles ne satisfont pas aux conditions du Décret 943-2020, mais souhaitent néanmoins que leurs enfants ne fréquentent pas l’école en personne.

[180]     Les demanderesses n’ont pas réussi à démontrer que la Mesure contestée, adoptée pour protéger certaines personnes dont leur état de santé les rend vulnérables, devait se transformer en obligation positive pour le gouvernement d’offrir des services éducatifs à distance à tous les parents qui le demandent, à leur seule discrétion.

POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :

[181]     REJETTE la demande des demanderesses;

[182]     AVEC FRAIS DE JUSTICE.

 

 

__________________________________

CHANTAL CHATELAIN, J.C.S.

 

Me Julius H. Grey

Me Vanessa Paliotti

Grey & Casgrain s.e.n.c.

Avocats des demanderesses

 

Me Stéphanie Garon

Me Maryse Loranger

Ministère de la Justice (DGAJ)

Avocates du défendeur

 

Dates d’audition : 18, 19, 20, 21, 25, 28 et 29 janvier 2021

 


 

TABLE DES MATIÈRES

I.          APERÇU                                                                                                                               1

II.         CONTEXTE                                                                                                                           3

A.        L’objet de la demande                                                                                             3

B.        Obligation de fréquentation scolaire                                                                4

1.        Projet pilote de formation à distance                                                               9

C.       Fourniture des services éducatifs dans le contexte de la pandémie liée à la COVID-19          10

1.        Suspension des services éducatifs au printemps 2020                              10

2.        Levée de la suspension des services éducatifs et exemption de fréquentation scolaire en certaines circonstances                                                                                           11

3.        L’exigence d’une recommandation médicale et les Orientations du DSP 13

4.        Mesures sanitaires liées à la fréquentation scolaire                                    16

D.       Situation des demanderesses                                                                             19

III.        QUESTIONS EN LITIGE                                                                                                    21

IV.       PORTÉE DES DISPOSITIONS LÉGISLATIVES INVOQUÉES                                   22

A.        Article 7 de la Charte canadienne                                                                    22

1.        Le droit à la liberté et à la sécurité de sa personne                                     23

2.        Les principes de justice fondamentale                                                          24

B.        Article 1 de la Charte québécoise                                                                    24

V.        ANALYSE                                                                                                                            27

A.        Le droit à la liberté ou le droit à la sécurité de la personne sont-ils en jeu (art. 1 de la Charte québécoise et art. 7 de la Charte canadienne)                                        27

1.        Risque de contracter la COVID-19 associé à la fréquentation scolaire    27

2.        Obligation d’obtenir une recommandation médicale pour se prévaloir de l’exemption prévue au Décret 943-2020                                                                                                 30

3.        Enfants présentant des troubles neurodéveloppementaux, comportementaux ou de santé mentale                                                                                                                       32

4.        Risque de signalement à la DPJ                                                                    33

B.        Droit à l’intégrité de la personne (art. 1 de la Charte québécoise)       34

C.       Conformité aux principes de justice fondamentale (art. 7 de la Charte canadienne)          34

D.       Autres dispositions législatives invoquées                                                   39

VI.       JUSTIFICATION SELON L’ARTICLE 9.1 DE LA CHARTE QUÉBÉCOISE ET L’ARTICLE PREMIER DE LA CHARTE CANADIENNE                                                                                              40

A.        L’objet de la Mesure contestée                                                                        41

B.        La proportionnalité                                                                                               43

1.        Le lien rationnel                                                                                                43

2.        L’atteinte minimale                                                                                           43

3.        La proportionnalité                                                                                           46

VII.      CONCLUSION                                                                                                                    47

 

 



[1]     Loi sur l’instruction publique, RLRQ, c. I-13.3, art. 36.

[2]     LIP, art. 1 à 3.

[3]     Même si les demanderesses réfèrent uniquement au Décret 885-2020 dans leurs procédures ainsi qu’à l’audition, il est entendu qu’il s’agit d’une erreur et qu’elles visent plutôt l’effet combiné des Décrets 885-2020 et 943-2020 puisque ce dernier est venu modifier et remplacer le texte du Décret 885-2020 relativement à la Mesure contestée.

[4]     Loi constitutionnelle de 1982, annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, c. 11 (R.-U.).

[5]     RLRQ, c. C-12.

[6]     LIP, art. 1 à 3.

[7]     L’article 15 de la LIP prévoit également une dispense de fréquentation en cas d’expulsion ainsi que dans d’autres circonstances qui n’ont pas de pertinence en l’espèce. Ainsi, le Tribunal n’en traite pas.

[8]     En vertu de la Loi modifiant principalement la Loi sur l'instruction publique relativement à l'organisation et à la gouvernance scolaires, LQ 2020, c. 1, les anciennes commissions scolaires portent dorénavant la désignation centres de services scolaires, sauf pour les commissions scolaires anglophones qui sont actuellement visées par un sursis de l’application de cette loi (Quebec English School Boards Association c. Procureur général du Québec, 2020 QCCS 2444, appel rejeté 2020 QCCA 1171). Par commodité, aux fins du présent jugement, l’expression « centre de services scolaire » comprend également les commissions scolaires anglophones.

[9]     RLRQ, I-13.3, r. 6.01.

[10]    Pièce P-23, p. 30.

[11]    L'établissement Académie les Estacades offre un programme d'éducation à distance complet pour le 2e cycle du secondaire depuis 2010. Ce programme est destiné principalement aux élèves athlètes. Le centre de services scolaire de la Beauce-Etchemin dispense également des cours à distance au secondaire depuis 2001, visant certaines matières.

[12]    RLRQ, c. S-2.2 (LSP). L’état d’urgence sanitaire a depuis été renouvelé et demeure en vigueur à ce jour.

[13]    Décret numéro 505-2020 du 6 mai 2020; Décret numéro 540-2020 du 20 mai 2020; Décret numéro 566-2020 du 27 mai 2020; Décret numéro 588-2020 du 3 juin 2020; Décret numéro 615-2020 du 10 juin 2020 et Arrêté numéro 2020-044 du 12 juin 2020.

[14]    Décret 651-2020 du 17 juin 2020. Ce Décret prévoit également la levée de la suspension des services éducatifs notamment pour les centres de formation professionnelle, les centres d’éducation des adultes, les collèges, les CÉGEPS et les universités.

[15]    Pièce P-22.

[16]    Pièce P-15.

[17]    Pièce P-15, p. 1.

[18]    Ces mesures sont décrites de façon plus détaillée dans la déclaration sous serment de la Dre Goupil-Sormany, Pièce PGQ-19.

[19]    Dans son courriel, Mme Karounis indique que sa mère habite chez elle, ce qui est faux.

[20]    Carter c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 5 (Carter), par. 55.

[21]    Canada (Procureur général) c. Bedford, 2013 CSC 72 (Bedford), par. 75 et 78.

[22]    R. c. Dixon, [1998] 1 R.C.S. 244, par. 32.

[23]    R. c. Collins, [1987] 1 R.C.S. 265, p. 277.

[24]    Blencoe c. Colombie-Britannique (Human Rights Commission), 2000 CSC 44 (Blencoe), par. 49. Voir aussi, Carter, par. 64 et 68 et A.C. c. Manitoba (Directeur des services à l'enfant et à la famille), 2009 CSC 30, par. 100.

[25]    Blencoe, par. 54. Voir plus particulièrement, R. c. Malmo-Levine; R. c. Caine, 2003 CSC 74, par. 85-87.

[26]    B. (R.) c. Children's Aid Society of Metropolitan Toronto, [1995] 1 R.C.S. 315, par. 85.

[27]    Chaoulli c. Québec (Procureur général), 2005 CSC 35 (Chaoulli), par. 122, motifs de la juge en chef McLachlin et du juge Major. Trois séries de motifs sont rendues dans l’affaire Chaoulli : la juge Deschamps rend les motifs du jugement, la juge en chef McLachlin et le juge Major (avec l’accord du juge Bastarache) rendent des motifs conjoints concordants quant au résultat et les juges Binnie et LeBel (avec l’accord du juge Fish) rendent des motifs conjoints dissidents.

[28]    Carter, par. 64; Blencoe, par. 55-57.

[29]    Chaoulli, par. 28 à 30, motifs de la juge Deschamps.

[30]    Chaoulli, par. 41, motifs de la juge Deschamps.

[31]    Québec (Curateur public) c. Syndicat national des employés de l'hôpital St-Ferdinand, 1996 CanLII 172 (CSC), par. 97 et 106.

[32]    Procureur général du Canada c. Manoukian, 2020 QCCA 1486, par. 136.

[33]    Chaoulli, par. 47, motifs de la juge Deschamps.

[34]    Chaoulli, par. 26, motifs de la juge Deschamps.

[35]    Pièce P-42.

[36]    Plaidoirie des demanderesses.

[37]    RLRQ, c. C-24.2.

[38]    Pièce P-15, p. 1.

[39]    Pièce P-16.

[40]    Chaoulli, par. 43, in fine, motifs de la juge Deschamps.

[41]    Chaoulli, par. 127, motifs de la juge en chef McLachlin et du juge Major, citant Rodriguez c. Colombie-Britannique (Procureur général), 1993 CanLII 75 (CSC).

[42]    Bedford, par. 94. Voir également Chaoulli, par. 130, motifs de la juge en chef McLachlin et du juge Major.

[43]    Carter, par. 83.

[44]    Carter, par. 85.

[45]    Bedford, par. 105 à 107.

[46]    Bedford, par. 96.

[47]    Art. 36 de la LIP.

[48]    Voir la section des présents motifs intitulée « 2. Obligation d’obtenir une recommandation médicale pour se prévaloir de l’exemption prévue au Décret 943-2020 ».

[49]    Voir par analogie, Sprague v. Her Majesty the Queen in right of Ontario, 2020 ONSC 2335, par. 49. Dans cette affaire, la Cour divisionnaire de l’Ontario conclut que la politique du North York General Hospital limitant les visites dans le contexte de la pandémie de la COVID-19 aux visiteurs essentiels, sous réserve de certaines exceptions, constitue une limite conforme aux principes de justice fondamentale.

[50]    Gosselin c. Québec (Procureur général), 2002 CSC 84, par. 96, motifs de la juge en chef McLachlin.

[51]    Bedford, par. 125.

[52]    Chaoulli, par. 48, motifs de la juge Deschamps; Mouvement laïque québécois c. Saguenay (Ville), 2015 CSC 16, par. 90.

[53]    Carter, par. 95; Bedford, par. 129.

[54]    Renvoi sur la Motor Vehicle Act (C.-B.), 1985 CanLII 81 (CSC), [1985] 2 R.C.S. 486, p. 515. Voir également, Office des services à l'enfant et à la famille de Winnipeg c. K.L.W., 2000 CSC 48, par. 42; Godbout c. Longueuil (Ville), 1997 CanLII 335 (CSC), [1997] 3 R.C.S. 844, par. 91; R. c. Heywood, 1994 CanLII 34 (CSC), [1994] 3 RCS 761, par. 69.

[55]    Plan d’argumentation des demanderesses, paragraphe 84.

[56]    Art. 36 de la LIP.

[57]    Pièce PGQ-9, AML-3.

[58]    Alberta c. Hutterian Brethren of Wilson Colony, 2009 CSC 37, par. 55, motifs majoritaires de la juge en chef McLachlin, avec l’accord des juges Binnie, Deschamps et Rothstein.

[59]    Charkaoui c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CSC 38.

[60]    Pièce PGQ-17.

[61]    Alberta c. Hutterian Brethren of Wilson Colony, 2009 CSC 37, par. 53 et 54, motifs majoritaires de la juge en chef McLachlin, avec l’accord des juges Binnie, Deschamps et Rothstein.

[62]    Bedford, par. 126.

[63]    Notamment les témoignages des Drs Marie-France Raynault, Chantal Sauvageau, Éric Litvak et Isabelle Goupil-Sormany, médecins spécialistes en santé publique et en médecine préventive, du Dr Marc Lebel, pédiatre infectiologue, de la Dre Patricia Garel, psychiatre et pédopsychiatre, du Dr Denis Lafortune, psychologue, de M. Jean-François Vézina, travailleur social, de la Dre Catherine Haeck, économiste spécialisée en économie de l’éducation et en économie du travail, de la Dre Caroline Quach-Thanh, pédiatre, microbiologiste-infectiologue et épidémiologiste et de la Dre Hélène Carabin, épidémiologiste des maladies infectieuses.

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