Décision

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9255-3320 Québec inc. (Plan A) c. Duquette-Gagnon

2024 QCTAL 17358

 

 

TRIBUNAL ADMINISTRATIF DU LOGEMENT

Bureau dE Laval

 

No dossier :

755919 36 20240108 G

No demande :

4163406

 

 

Date :

23 mai 2024

Devant la juge administrative :

Sophie Alain

 

9255-3320 Québec Inc. / Plan A

 

Locateur - Partie demanderesse

c.

Pamela Duquette-Gagnon

 

Locataire - Partie défenderesse

 

D É C I S I O N

 

 

[1]         Le locateur demande la résiliation du bail pour le motif de retards fréquents dans le paiement du loyer. L'expulsion du logement, l'exécution provisoire de la décision malgré l'appel et les frais sont également demandés.

[2]         Les parties sont liées par un bail du 1er octobre 2023 au 30 septembre 2024 au loyer mensuel de 1 645 $, payable le premier jour de chaque mois.

Retards fréquents

[3]         Le loyer étant payable le premier jour de chaque mois, un locateur peut obtenir la résiliation du bail s'il démontre trois conditions qui sont cumulatives[1] : (1) des retards fréquents (c'est-à-dire souvent, se répètent à intervalles rapprochés), (2) qu'il subit un préjudice (3) qui se qualifie de sérieux.

[4]         La preuve démontre 14 retards dans les 18 derniers mois.

[5]         Les défauts de paiement sont réguliers et continuels; la fréquence de ces retards satisfait ce critère de l'article 1971 C.c.Q.

[6]         L’avocat du locateur invite le Tribunal à rendre une ordonnance de payer le premier jour de chaque mois.

[7]         Or, cela dit avec égard, pour rendre l'ordonnance prévue à l'article 1973 C.c.Q., un préjudice sérieux doit être prouvé[2].

[8]         Qu’en est-il ici?


[9]         Au soutien de la preuve d’un préjudice sérieux causé par les fréquents retards, le gérant de la section juridique chez le locateur témoigne que, comme tout propriétaire immobilier, des comptes doivent être payés. Mais surtout, les gestionnaires immobiliers, Élias et Philippe, ont des objectifs à atteindre. Or, lorsqu’un locataire paie en retard son loyer, il est convoqué en réunion. Un retard entraîne une perte de temps pour Élias et Philippe, tout comme l’équipe du bureau-chef, de l’administratif et de la comptabilité.

[10]     En réplique au contre-interrogatoire de Me Bouyela, Me LeBouthillier plaide qu’il n’est pas nécessaire de mettre en demeure le locataire avant d’introduire le recours vu l’obligation du paiement du loyer le 1er jour de chaque mois.

[11]     Pour sa part, Me Bouyela plaide qu’en l’absence des gestionnaires, Élias et Philippe, le Tribunal doit rejeter la demande, faute de plus amples explications quant aux conséquences et démarches réellement effectuées par ceux-ci.

Analyse et décision

[12]     Le locateur peut exiger le respect intégral de son droit d’être payé le 1er de chaque mois en vertu de l'article 1903 du Code civil du Québec (C.c.Q.) et de la clause du bail prévoyant que le loyer est payable le premier de chaque mois.

[13]     Le Tribunal convient que le locateur peut subir un préjudice sérieux par les retards fréquents d’un locataire même s’il est une grande entreprise ayant un grand nombre de portes et des responsabilités financières importantes[3].

[14]     Le Législateur considère beaucoup plus grave la situation de retarder fréquemment le paiement du loyer versus celle du simple retard de plus de trois semaines (auquel on peut remédier par un paiement avant jugement). En effet, le Législateur requiert la preuve d’un préjudice sérieux, comme il l’impose aux autres sortes d'inexécutions en vertu de l’article 1863 C.c.Q. À cet égard, la juge administrative Jocelyne Gravel écrivait dans la décision Scott c. Taylor[4] :

« En employant le terme sérieux, le législateur a imposé une preuve exigeante au locateur. La perception tardive d'un loyer crée en soi un préjudice. Pour justifier la résiliation d'un bail, il faut donc que ce préjudice soit plus grand que les simples inconvénients occasionnés par tout retard. Cette preuve ne peut donc uniquement se fonder sur une simple allégation. Le préjudice peut être prouvé par une preuve documentaire, le cas échéant, et il doit être fondé sur des faits objectifs et précis. (…) » (Caractère gras ajouté)

[15]     Ce paragraphe est repris depuis 2006 dans bon nombres de décisions du Tribunal; la preuve doit se fonder sur des faits objectifs et précis tout en démontrant un lien causal entre le préjudice sérieux et les retards fréquents comme le rappelle le juge administratif Daniel Gilbert dans la décision Lemay c. Labonté[5].

[16]     Aussi, le Tribunal juge pertinent de citer un extrait du jugement Allaire c. Bourdeau[6] de la Cour du Québec le juge Breault précise :

« [57] La jurisprudence enseigne que le préjudice sérieux dont il est question ne se limite pas à une perte ou une menace pécuniaire. D’ailleurs, dans le contexte de l’application possible de l’article 1971 C.c.Q., le fait de payer les arrérages de loyer en tout temps avant jugement n’est pas pertinent. Il faut mais il suffit que les retards soient fréquents et que la situation cause un préjudice sérieux au locateur.

[58] Le préjudice sérieux dont il est question peut être d’une nature autre que pécuniaire :

  • alourdissement anormal de la gestion de l'immeuble, multiplicité des démarches auprès du locataire ou du tribunal pour percevoir les loyers ou coûts supplémentaires ;
  • soucis et tracas causés par l’entêtement du locataire à retenir son loyer, temps et énergie consacrés pour les vacations devant la Régie du logement, notes comptables et suivi des démarches effectuées ;
  • démarches constantes et multipliées pour se faire payer, demandes répétées à la Régie du logement afin d'obtenir le paiement du loyer, gestion de trois décisions de la Régie du logement ;
  • nombreux avis envoyés au locataire pour lui rappeler ses retards, remise du dossier à ses avocats pour récupérer le loyer dû et frais ainsi engagés ;
  • multiplication des démarches pour obtenir les loyers dus et paiement de frais bancaires pour de nombreux chèques retournés ;
  • impossibilité de disposer des sommes dues, procédures de recouvrement et pertes d’intérêts sur l’argent non reçu ;

[59] En l’espèce, on ne peut pas parler de simples inconvénients occasionnés par les retards de l’Appelante. Les Intimés, par prépondérance de preuve, ont démontré, selon ce que par la jurisprudence enseigne, qu’ils ont effectivement subi un préjudice sérieux en raison de la conduite de l’Appelante.

[60] Propriétaires d’un seul immeuble locatif, les Intimés ne peuvent évidemment pas être comparés aux grands propriétaires immobiliers. Les retards dans le paiement des loyers et les démarches pour les percevoir créent indubitablement une pression pécuniaire sur eux. Les Intimés vivent une insécurité financière probante.

[61] La preuve offerte sur les troubles, ennuis et inconvénients qu’ils ont vécus n’est pas contredite. La conduite fautive de l’Appelante a alourdi de manière importante la gestion de leur immeuble. De nombreuses pertes de temps ont également été subies en faisant valoir leur droit à l’encontre de l’Appelante. » (Caractère gras ajouté, références omises)

[17]     Me LeBouthillier a raison de plaider que la mise en demeure n’est pas nécessaire. D’autre part, cet élément constitue un élément parmi plusieurs que le Tribunal considère dans son analyse. En effet, avant de conclure qu’une situation donnée constitue un « préjudice sérieux », le Tribunal tient aussi compte d’un ensemble de facteurs. Par exemple :

  • Le locateur a-t-il déjà avisé la locataire ? A-t-il envoyé de nombreux avis de loyer impayé ? A-t-il mis en demeure la locataire avant d’introduire le recours ?
  • Quelles sont les démarches administratives à effectuer pour être payé ?
  • La locataire se fait-elle justice elle-même en retenant unilatéralement son loyer ?
  • Le locateur a-t-il déjà poursuivi la locataire au Tribunal administratif du logement ?[7] Le locateur a-t-il déjà fait preuve de générosité avant d’introduire son recours ?
  • Les paiements sont-ils complets ou en plusieurs versements ? Les retards compliquent-ils la tenue de livres du locateur ? Les retards sont-ils de quelques jours ou de quelques semaines ?

[18]     Dans une décision de 2018, la juge administrative Francine Jodoin fait une analyse du critère du préjudice sérieux, en présentant une revue jurisprudentielle sur le sujet. Après avoir cité l’affaire Allaire c. Bourdeau, elle écrit :

« [20]   On constate donc que la preuve du préjudice sérieux doit être complète et documentée.

[21]   La résiliation du bail étant une conséquence grave de tels manquements, la loi exige la démonstration d'un préjudice sérieux avant de résilier le bail qui constitue, somme toute, la sanction ultime d'un manquement contractuel.

[22]    Bien que le Tribunal n'exige pas la preuve d'un péril financier, une incapacité de rencontrer ses obligations financières ou une situation économique précaire, la preuve doit, à titre d'exemple, révéler, par prépondérance, un alourdissement anormal de la gestion de l'immeuble, la multiplicité des démarches auprès du locataire ou du Tribunal, des coûts supplémentaires.

[23]   En soi, la seule déclaration du mandataire du locateur en l'instance est insuffisante pour permettre au Tribunal d'apprécier la gravité du préjudice subi.


[24]   Aussi, la preuve ne peut uniquement se fonder sur une simple allégation d'inconvénients subis ou de dépenses à faire. Le préjudice doit être prouvé par une preuve documentaire, le cas échéant, et fondé sur des faits objectifs et précis.

[25]   En l'occurrence, bien que le Tribunal ne doute pas que des retards de paiements puissent créer des tracasseries, des soucis ou des inconvénients, à moins d'une preuve sérieuse du préjudice subi, le Tribunal ne peut résilier le bail pour ce motif et par voie de conséquence, ne peut émettre l’ordonnance sollicitée. » [8] (Référence omise)

[19]     En l’instance, aucun préavis n’a été donné à la locataire avant d’introduire le recours et il s’agit du premier dossier pour le recouvrement du loyer. Le Tribunal convient que les très nombreux retards de la locataire ont entraîné des contraintes pour les gestionnaires notamment. La locataire paie son loyer en entier généralement avant le 10e jour du mois et celui de mars 2024 fut payé en trois parts.

[20]     Toutefois, la preuve soumise est insuffisante pour permettre au Tribunal d'apprécier la gravité du préjudice subi, au-delà des contraintes et suivis mensuels causés par les retards, et autres inconvénients[9] résultant de la gestion d'un immeuble locatif.

[21]     Par conséquent, le Tribunal ne peut pas résilier le bail pour le motif de retards fréquents dans le paiement du loyer ni prononcer une ordonnance sous l’article 1973 C.c.Q.

[22]     Le Tribunal rappelle néanmoins l’obligation légale de payer son loyer le premier jour de chaque mois en vertu de l’article 1903 C.c.Q. Advenant d’autres défauts, une nouvelle demande de résiliation du bail pour retards fréquents pourra être introduite, et cette fois, le préjudice sérieux pourrait être démontré.

[23]     La preuve soumise ne justifie pas l'exécution provisoire de la décision de l'ordonnance d'expulsion, même s'il y a appel, selon l'article 82.1 de la Loi sur le Tribunal administratif du logement.

[24]     Les frais applicables ne sont pas adjugés contre la partie défenderesse selon le Tarif des frais exigibles par le Tribunal administratif du logement, car le locateur n’a pas gain de cause.

POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :

[25]     REJETTE la demande du locateur.

 

 

 

 

 

 

 

 

Sophie Alain

 

Présence(s) :

Me Paul-André Lebouthillier, avocat du locateur

Me Yorrick Bouyela, avocat de la locataire

Date de l’audience : 

25 avril 2024

 

 

 


 


[1]  Allaire c. Bourdeau, 2017 QCCQ 4963, par. 54.

[2]  7037457 Canada Inc. c. Vanasse, 2013 QCRDL 9336, j. adm. F. Leblanc; Office municipal d'habitation de Montréal c. Jean-Baptiste, (C.Q., 2000-11-23), SOQUIJ AZ-50081132, J.E. 2001-63, [2001] R.J.Q. 251, REJB 2000-21492; Édifice 1175 Papineau Inc. c. Lanctôt, SOQUIJ AZ-92061046, [1992] J.L. 129.

[3]  Leiffer c. Creccal Investments Ltd. (C.Q., 1997-04-22), SOQUIJ AZ-97033204, [1997] J.L. 204. Repris dans la décision 2050 De Maisonneuve Inc. c. Eldabaa*, 2006 QCCQ 3359, par. 16 (Requête en révision judiciaire accueillie (C.S., 2006-11-02 (jugement rectifié le 2007-01-10)) 500-17-031163-069, 2006 QCCS 5824, SOQUIJ AZ-50409557. Requête rayée; désistement de la requête pour permission d'appeler (C.A., 2007-01-22) 500-09-017259-060.

[4]  Scott c. Taylor, [2006] J.L. 193, r. J. Gravel.

[5]  Lemay c. Labonté, 2016 QCRDL 27078.

[6]  Allaire c. Bourdeau, 2017 QCCQ 4963, j. A. Breault.

[7]  Les recours judiciaires peuvent constituer un préjudice sérieux (OMH Montréal c. Nantel, 2006 QCCQ 4923), mais pas toujours (Thomasson c. Wright, 2020 QCRDL 9470).

[8]  Co-op d'habitation la petite cité (Montréal) c. Johnson, R.D.L., 2018-09-12, 2018 QCRDL 29865, SOQUIJ AZ-51528436.

[9]  Caisse Desjardins de Montcalm c. Marcoux-Millette, 2016 QCRDL 13915, SOQUIJ AZ-51281018.

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