Groupe Essa inc. c. Directeur des poursuites criminelles et pénales | 2024 QCCA 30 | ||||
COUR D’APPEL | |||||
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CANADA | |||||
PROVINCE DE QUÉBEC | |||||
GREFFE DE
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N° : | |||||
(200-36-003047-214) (200-61-236462-204) | |||||
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DATE : | 15 janvier 2024 | ||||
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LE GROUPE ESSA INC. | |||||
APPELANTE – défenderesse | |||||
c. | |||||
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DIRECTEUR DES POURSUITES CRIMINELLES ET PÉNALES | |||||
INTIMÉ ‑ poursuivant | |||||
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[1] L’appelante se pourvoit contre un jugement rendu le 6 avril 2022 par la Cour supérieure, Chambre criminelle et pénale (l’honorable Richard Grenier), qui rejette son appel d’un jugement daté du 25 janvier 2021 rendu par la Cour du Québec, Chambre criminelle et pénale (Mme Nathalie DuPerron Roy, juge de paix magistrat), lequel la déclare coupable d’avoir, à titre de propriétaire, laissé circuler sur un chemin public un véhicule routier dont le nombre d’essieux excède celui inscrit dans le registre d’immatriculation que tient la Société de l’assurance automobile du Québec[1].
[2] Pour les motifs du juge Beaupré, auxquels souscrivent les juges Mainville et Gagné, LA COUR :
[3] REJETTE l’appel, avec les frais.
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| ROBERT M. MAINVILLE, J.C.A. | |
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| SUZANNE GAGNÉ, J.C.A. | |
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| MICHEL BEAUPRÉ, J.C.A. | |
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Me Kevin Laverdière | ||
KSA AVOCATS | ||
Pour l’appelante | ||
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Me Cathy Fortin | ||
Me Gabriel Bervin | ||
DIRECTEUR DES POURSUITES CRIMINELLES ET PÉNALES | ||
Pour l’intimé | ||
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Date d’audience : | 6 avril 2023 | |
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MOTIFS DU JUGE BEAUPRÉ |
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[4] L’appelante se pourvoit contre un jugement rendu le 6 avril 2022 par la Cour supérieure, Chambre criminelle et pénale (l’honorable Richard Grenier)[2], qui rejette son appel d’un jugement daté du 25 janvier 2021 rendu par la Cour du Québec, Chambre criminelle et pénale (Mme Nathalie DuPerron Roy, juge de paix magistrat)[3], lequel la déclare coupable d’avoir, à titre de propriétaire, laissé circuler sur un chemin public un véhicule routier dont le nombre d’essieux, en l’occurrence trois, excède celui inscrit dans le registre d’immatriculation que tient la Société de l’assurance automobile du Québec (la « Société »)[4], soit deux.
[5] Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis de rejeter l’appel.
[6] Une revue du contexte sera utile à la compréhension du dispositif que je propose et des raisons qui le sous-tendent. Pour favoriser davantage cette bonne compréhension, j’estime opportun de référer à certaines dispositions législatives ou réglementaires au fil de mon propos, plutôt que d’y venir plus loin lors de l’analyse des questions que soulève l’appel.
Le contexte
i) Les ensembles de véhicules routiers en litige
[7] Le Code de la sécurité routière[5] (le « Code ») définit un « ensemble de véhicules routiers » comme « un ensemble de véhicules formé d’un véhicule routier motorisé tirant une remorque »[6].
[8] L’appelante exploite une entreprise d’aménagement paysager et d’entretien extérieur, incluant entre autres du déneigement, la tonte de pelouses, la fertilisation et le balayage de rues. À cette fin, elle est propriétaire et utilise des camions ou camionnettes (les « camions ») et 45 remorques à roues simples. Quatorze de ces remorques, incluant les trois qui sont au cœur du litige, ont été modifiées par l’appelante de façon identique (« les remorques »).
[9] Les remorques sont d’abord constituées d’un espace de chargement fermé d’une longueur de 3,15 mètres monté sur une plate-forme comportant deux essieux, lesquels sont espacés de moins d’un mètre. Cette plate-forme est rattachée au camion qui la tire par une section de métal en forme de V. Cette section de la remorque est appelée le « timon ». L’appelante a modifié les remorques pour boulonner sur le timon un espace de chargement additionnel rectangulaire en acier long de 1,6 mètre. L’un de ses côtés est muni d’une rampe d’accès qui, une fois abaissée, permet le chargement de divers équipements, dont du matériel roulant telles des souffleuses à neige ou des tondeuses. Cet espace de chargement additionnel peut être déboulonné et retiré en quelques minutes. Un petit espace de rangement en plastique rigide, en forme de trapèze et fermé d’un couvercle, est ajouté entre cet espace de chargement additionnel et l’extrémité du timon[7].
ii) Le calcul du nombre d’essieux du camion formant un ensemble de véhicules routiers
[10] Le Règlement sur l’immatriculation des véhicules routiers[8] (le « Règlement ») prévoit à son sous-paragraphe 3(7°)c) que le certificat d’immatriculation délivré par la Société contient, entre autres, les renseignements obtenus du propriétaire concernant le nombre d’essieux dont un véhicule est muni. Les articles 16 à 18 du Règlement prescrivent quant à eux la façon de calculer le nombre d’essieux. Le premier alinéa de l’article 16 et les paragraphes 17(1°) et 18 al. 2(1°) sont plus particulièrement pertinents :
SECTION VII
RÈGLES GÉNÉRALES DE CALCUL
[…]
16. Lorsqu’il fait partie d’un ensemble de véhicules routiers, le nombre d’essieux d’un camion ou d’un véhicule de ferme s’obtient en calculant le nombre maximum d’essieux dont peut être formé cet ensemble de véhicules routiers.
[…]
17. Aux fins du calcul du nombre d’essieux, on entend par « essieux »: tout essieu portant ou pouvant porter une charge lorsque le véhicule routier ou l’ensemble de véhicules routiers est en mouvement, peu importe le nombre de roues qui y sont fixées, à l’exception:
1° des essieux de toute remorque dont l’espace de chargement a une longueur inférieure à 4 m;
[…]
18. Lorsque 2 essieux ou plus sont assortis sur un même axe transversal du véhicule, ils sont considérés comme un seul essieu.
Toutefois, dans le cas d’un ensemble de véhicules routiers, une remorque à roues simples est réputée:
1° n’avoir qu’un seul essieu lorsqu’elle a 2 essieux ou plus et que la distance entre le centre des axes des essieux extrêmes n’excède pas 1 m;
[…]
[Caractères gras et soulignements ajoutés]
iii) La Politique
[11] La Société publie une Politique intitulée Calcul du nombre d’essieux pour l’immatriculation (« la Politique »), et ce, depuis au moins 1994. Elle est utilisée notamment par les contrôleurs routiers afin de vérifier l’application du Code et des articles 16, 17 et 18 du Règlement aux ensembles de véhicules routiers circulant sur les chemins publics.
[12] L’appelante n’a pas contesté la conclusion de la juge de première instance selon laquelle la version de la Politique datée du 20 novembre 2009[9] est la même que celle qu’elle a consultée avant de modifier les remorques[10] et de déclarer, aux fins d’immatriculation, que les camions qui les tirent comptent deux essieux.
[13] Les extraits pertinents de la Politique aux fins qui nous occupent sont les suivants :
OBJECTIF
Cette politique concerne les véhicules dont l’immatriculation est basée sur le calcul du nombre d’essieux et elle indique les modalités de calcul du nombre d’essieux. Plus précisément, cette politique vise à :
[…]
- définir les particularités du calcul du nombre d’essieux : les exclusions et le mode de calcul.
[…]
MODALITÉS D’APPLICATION
Selon l’article 16 du [Règlement], l’immatriculation des camions […] faisant partie d’un ensemble de véhicules routiers doit être effectué en tenant compte du nombre maximal d’essieux dont peut être muni cet ensemble.
[…]
Tout essieu portant ou pouvant porter une charge lorsque […] l’ensemble de véhicules routiers est en mouvement, peu importe le nombre de roues qui y sont fixées, doit être considéré au moment du calcul du nombre d’essieux […].
Toutefois, certains essieux sont exclus du calcul […]
2.1 Essieux exclus du calcul
Certains essieux ne sont pas pris en considération dans le calcul du nombre d’essieux, soit :
- Les essieux de toute remorque dont l’espace de chargement a une longueur inférieure à 4 mètres;
Note 1 : L’espace de chargement se mesure entre chaque extrémité de la remorque lorsque celle-ci a un rebord et une plate-forme, en excluant le timon.
[Soulignements ajoutés; renvoi omis]
iv) Les interceptions et les constats d’infraction
[14] Le 28 mai et le 13 juin 2019, deux des camions de l’appelante tirant l’un et l’autre une des remorques sont interceptés à Québec. Le contrôleur routier, muni d’un ruban à mesurer fourni par l’employeur, indique essentiellement dans ses rapports d’infraction :
- que l’espace de chargement total de la remorque (incluant l’espace fermé et l’espace de chargement additionnel) mesure 4,90 mètres;
- que les deux essieux de la remorque sont espacés de 0,88 mètre;
- que le certificat d’immatriculation délivré par la Société et le registre de cette dernière indiquent deux essieux;
- que l’appelante ne peut bénéficier de l’exemption prévue au paragraphe 17(1°) du Règlement et que le nombre total d’essieux qui aurait dû être déclaré et apparaître dans le certificat d’immatriculation est donc de trois.
[15] Dans chaque cas, le contrôleur délivre en conséquence à l’appelante un constat d’infraction pour violation de l’article 518 du Code (les « constats A »).
[16] Le 14 juin 2019, l’appelante transmet des plaidoyers de non-culpabilité accompagnés d’une lettre explicative. Elle y avance que l’espace de chargement additionnel (qu’elle qualifie de « plateau ») est amovible et ajouté sur le timon (qu’elle qualifie de « perche »), que sa longueur ne doit donc pas être prise en compte, que la longueur de l’espace de chargement « fixe » est inférieure à quatre mètres et que les deux essieux de la remorque ne doivent donc pas être considérés dans le calcul du nombre total d’essieux (suivant le paragraphe 17(1°) précité du Code). Sans l’ajouter expressément, on comprend que, selon l’appelante, seuls les deux essieux des camions qui tiraient les remorques devaient être comptabilisés, d’où la conformité de ses certificats d’immatriculation.
[17] Puis, environ quatre mois plus tard, soit le 24 octobre 2019, un troisième ensemble de véhicules routiers de l’appelante comptant une autre des remorques est intercepté par un autre contrôleur routier. Ce dernier en arrive aux mêmes conclusions que son collègue et délivre un constat d’infraction pour les mêmes raisons (le « constat B »).
[18] L’appelante plaide non coupable pour les mêmes motifs.
Les jugements différents des juges de paix magistrats et le jugement entrepris
i) le jugement du 27 février 2020
[19] Le 27 février 2020, la juge de paix magistrat Marcotte préside l’instruction des constats A. Une fois la preuve close et sans suspension de l’audience, elle rend jugement oralement et acquitte l’appelante (le « jugement Marcotte »)[11].
[20] La lecture de la transcription de son court jugement permet de constater qu’elle conclut d’abord à une ambiguïté « au niveau de l’interprétation » de l’article 17 du Règlement et de la Politique qui doit bénéficier à l’appelante.
[21] Elle retient ensuite l’interprétation proposée par cette dernière et détermine que l’espace de chargement sur le timon de la remorque ne doit pas être tenu en compte dans la mesure de la longueur de l’espace de chargement total. La juge exclut donc cet espace de chargement additionnel et ramène la longueur totale de l’espace de chargement sur les remorques à la seule longueur de l’espace fermé, soit 3,15 mètres. Appliquant l’exception prévue à l’article 17(1°) du Règlement dans le cas d’un espace de chargement d’une longueur inférieure à quatre mètres, elle conclut que les deux essieux de la remorque ne doivent pas être calculés dans le nombre total d’essieux de chacun des ensembles de véhicules routiers en litige. Au bout du compte, elle « souscri[t] aux argumentations de la défense » et l’acquitte.
[22] L’intimé n’a pas interjeté appel de ce jugement.
ii) le jugement de première instance
[23] L’instruction du constat B a lieu le 16 novembre 2020 devant la juge de première instance.
[24] Au début de l’audition, l’appelante, sur la base du jugement Marcotte rendu environ 10 mois plus tôt, présente verbalement une requête préliminaire en rejet du chef d’accusation en vertu du paragraphe 184 al.1(1°) du Code de procédure pénale[12]. Elle invoque plus précisément la préclusion découlant d’une question déjà tranchée, d’une part, et la règle du stare decisis horizontal, d’autre part.
[25] La juge rejette cette requête. Elle conclut, en résumé, que la préclusion ne peut s’appliquer puisque les dates d’infractions, remorques et évènements dont la juge Marcotte était saisie sont différents de ceux visés par le constat B et que l’infraction en litige est continue et constitue une infraction à chaque jour qu’elle est commise[13]. En ce qui concerne l’argument du stare decisis, elle estime ne pas être liée par le jugement de sa collègue, notamment parce qu’il repose sur une question d’interprétation législative[14].
[26] L’instruction procède ensuite sur le fond et la juge met l’affaire en délibéré.
[27] Le 25 janvier 2021, elle déclare l’appelante coupable. Je n’estime nécessaire de revoir que les arguments de l’appelante que la juge de paix magistrat rejette et qui font l’objet du présent appel.
[28] Ainsi, la juge conclut que la longueur totale de l’espace de chargement de la remorque est de 4,75 mètres[15] en considérant l’espace fermé et l’espace de chargement additionnel, voire 5 mètres en ajoutant la boîte en plastique située tout à l’extrémité du timon. Elle détermine ensuite que l’interprétation du Règlement et de la Politique par l’appelante, selon laquelle la longueur de l’espace de chargement installé sur le timon ne doit pas être prise en compte dans le calcul de la longueur totale de l’espace de chargement, ne peut être retenue[16]. L’appelante a choisi d’installer un espace de chargement additionnel sur le timon et la longueur de cet espace doit donc être considérée dans le calcul de la longueur de l’espace de chargement total de la remorque[17].
[29] La juge, réitérant ne pas être liée par le jugement Marcotte[18], en vient donc à la conclusion que l’immatriculation du camion composant l’ensemble de véhicules routiers en litige devait compter trois essieux, et non deux[19].
[30] Le 24 février 2021, l’appelante porte ce jugement en appel devant la Cour supérieure. Elle y réitère ses arguments préliminaires soumis à la juge de première instance fondés sur la préclusion découlant d’une question déjà tranchée et le stare decisis horizontal.
iii) le jugement entrepris
[31] Le 6 avril 2022, le juge rejette l’appel séance tenante. Il n’entre pas dans tous les détails, ce à quoi il n’était d’ailleurs pas tenu, mais on comprend l’essentiel de ses motifs.
[32] Selon le juge, les faits dont était saisie la juge de première instance n’étaient pas les mêmes que ceux prouvés devant sa collègue Marcotte. On en comprend que, même s’il n’utilise pas expressément ce terme, le juge conclut que la préclusion découlant d’une question déjà tranchée ne peut donc s’appliquer. Quant au stare decisis horizontal, aucun principe ne « fait en sorte qu’un juge est nécessairement lié par une décision d’un collègue de la même Cour »[20]. En somme, le juge conclut :
La lecture du jugement de première instance ne me permet pas de décider d’erreurs de droit qui justifieraient l’intervention de cette cour, pas plus qu’elle me permet de voir une erreur manifeste dans l’interprétation des faits.[21]
Les questions en litige
[33] L’appelante formule les questions suivantes :
a) Le juge de la Cour supérieure a-t-il erré en droit en refusant d’appliquer le principe de l’issue estoppel?
b) Subsidiairement, le juge a-t-il erré en droit en concluant que le principe du stare decisis horizontal ne trouvait pas application en l’espèce?
Analyse
a) Le juge de la Cour supérieure a-t-il erré en droit en refusant d’appliquer le principe de l’issue estoppel?
[34] Retenons d’abord qu’il n’a pas été contesté que l’appelante peut bénéficier de l’exemption prévue au paragraphe 18 al. 2(1°) du Règlement. Ainsi, les deux essieux de la remorque en litige étant espacés de moins d’un mètre, un seul doit être pris en compte. Cette exemption ne règle toutefois rien puisqu’en l’appliquant, le nombre total d’essieux des camions composant les ensembles de véhicules routiers en litige est de trois, soit un pour la remorque et deux pour le camion qui la tire, et non de deux, tel qu’indiqué dans le registre de la Société et sur le certificat d’immatriculation de l’appelante[22].
[35] Or, selon cette dernière, la question de savoir si l’immatriculation du camion doit compter deux ou trois essieux selon le Règlement et la Politique avait déjà été tranchée devant la juge de première instance, et ce, par le jugement de sa collègue Marcotte. En effet, ajoute-t-elle, suivant ce jugement, l’immatriculation, à deux essieux, des camions tirant des remorques identiques à celle en litige est conforme.
[36] Le juge de la Cour supérieure aurait donc commis une erreur de droit en ne concluant pas que la juge de première instance a elle-même erré en droit en rejetant l’argument de l’appelante fondé sur la préclusion découlant d’une question déjà tranchée, ou sur l’« issue estoppel » selon la question en litige telle qu’elle la formule.
[37] Je ne suis pas d’accord. Voici pourquoi.
[38] D’abord, une clarification conceptuelle est opportune. L’appelante utilise de façon interchangeable les notions d’issue estoppel et de préclusion découlant d’une question déjà tranchée. Elle n’a pas tort, la seconde étant la traduction française de la première[23]. Ces notions sont par ailleurs issues de la common law et, bien qu’elles y soient apparentées, elles diffèrent du concept de préclusion fondé sur la cause d’action et, à certains égards, de celui de chose jugée de tradition civiliste[24]. La Cour a d’ailleurs déjà eu l’occasion de mettre en garde contre l’importation sans nuances de ce concept issu de la common law dans notre système juridique[25].
[39] La préclusion découlant d’une question déjà tranchée, terme que j’utiliserai maintenant, constitue une doctrine distincte et adaptée aux caractéristiques propres aux procès criminels et pénaux[26]. Elle constitue l’un des volets du principe de la chose jugée[27]. S’agissant d’un moyen de défense, voire d’une fin de non-recevoir, reconnu en droit pénal québécois[28], elle « vise à empêcher la remise en cause relative à "des éléments particuliers sous-jacents à la preuve du ministère public" »[29] et permet ainsi « de résoudre les problèmes de remise en cause injuste, de cohérence des décisions et de caractère définitif des décisions »[30]. Ses conditions d’application sont les suivantes[31] :
- la question doit déjà avoir été décidée dans une instance antérieure;
- la décision invoquée comme créant la préclusion découlant d’une question déjà tranchée doit être finale; et,
- les parties dans la décision invoquée, ou leurs ayants droit, doivent être les mêmes que les parties, ou leurs ayants droit, engagés dans l’affaire ultérieure où la préclusion est soulevée[32].
[40] Le fardeau de prouver ces conditions d’application repose sur les épaules de la partie qui invoque la préclusion[33].
[41] Par ailleurs, mêmes si ces conditions sont satisfaites, le juge saisi d’un argument de préclusion ne devrait pas en appliquer les règles « machinalement » et conserve le pouvoir discrétionnaire de refuser d’en faire bénéficier le défendeur. Dans son opinion pour la Cour dans l’arrêt Danyluk[34], le juge Binnie écrit :
33 Les règles régissant la préclusion découlant d’une question déjà tranchée ne doivent pas être appliquées machinalement. L’objectif fondamental est d’établir l’équilibre entre l’intérêt public qui consiste à assurer le caractère définitif des litiges et l’autre intérêt public qui est d’assurer que, dans une affaire donnée, justice soit rendue. (Il existe des intérêts privés correspondants.) Il s’agit, au cours de la première étape, de déterminer si le requérant (en l’occurrence l’intimée) a établi l’existence des conditions d’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée énoncées par le juge Dickson dans l’arrêt Angle, précité. Dans l’affirmative, la cour doit ensuite se demander, dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, si cette forme de préclusion devrait être appliquée […].
[Soulignements ajoutés; les italiques sont dans le texte; renvois omis]
[42] Sept ans plus tard, dans son opinion majoritaire dans l’arrêt Mahalingan[35], la juge en chef McLachlin prévenait contre un élargissement de la portée de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée au point où elle engloberait des circonstances où son application ne servirait pas les fins de la justice[36] ou heurterait les « principes de bon sens »[37].
[43] En l’espèce, je suis d’avis que le juge de la Cour supérieure n’a pas erré en droit en concluant que la juge de première instance n’a elle-même pas commis d’erreur en rejetant l’argument de préclusion de l’appelante. Je diffère toutefois d’opinion avec l’un et l’autre quant au motif essentiel supportant cette conclusion. Je m’explique.
[44] Tant la juge de première instance, cette dernière dans son jugement rejetant la requête préliminaire de l’appelante, que le juge de la Cour supérieure ont conclu et confirmé que la préclusion ne pouvait s’appliquer parce que les questions de fait dont avait été saisie la juge de paix magistrat Marcotte n’étaient pas les mêmes que celles soumises à la juge de première instance. Selon cette dernière, les dates des infractions, les remorques concernées et, de façon générale, les « évènements » sont différents[38] : « Donc, c’est totalement des dossiers différents »[39]. Le juge de la Cour supérieure le confirme, quoique de façon laconique, en concluant que, contrairement aux prétentions de l’appelante, la preuve administrée par la poursuite n’était pas identique dans l’une et l’autre instance[40].
[45] À supposer même que la juge de première instance et celui du premier palier d’appel aient eu tort en concluant à l’absence d’identité des questions de fait soulevées ou de la preuve administrée dans l’une et l’autre instance, ce sur quoi je m’abstiendrai de me prononcer, cela ne me paraît pas déterminant. En effet, la question essentielle dont étaient saisies la juge Marcotte et la juge de première instance ne relevait pas des faits ou de la preuve, mais du droit, soit l’interprétation de l’article 17 du Règlement et de la Politique adoptée aux fins de son application. L’interprétation d’une loi ou d’un règlement soulève en effet une question de droit[41].
[46] Or, la préclusion n’englobe pas les questions de droit. Bien qu’un court extrait d’un arrêt de la Cour suprême ait permis à l’appelante d’avancer le contraire, une analyse plus exhaustive m’amène à conclure que cette dernière a tort.
[47] Certes, dans l’arrêt Danyluk[42], sur lequel l’appelante insiste, la Cour suprême a mentionné que « la préclusion vise les questions de fait, les questions de droit ainsi que les questions mixtes de fait et de droit qui sont nécessairement liées à la résolution de cette question dans l’instance antérieure »[43]. Toutefois, dans son opinion pour la Cour, le juge Binnie résume la notion de préclusion ainsi dans les lignes précédentes :
L’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée signifie simplement que, dans le cas où le tribunal judiciaire ou administratif compétent a conclu, sur le fondement d’éléments de preuve ou d’admissions, à l’existence (ou à l’inexistence) d’un fait pertinent […], cette même question ne peut être débattue à nouveau dans le cadre d’une instance ultérieure opposant les mêmes parties.[44]
[Soulignements ajoutés]
[48] D’ailleurs, dans l’arrêt ultérieur Mahalingan[45], la juge en chef McLachlin, qui ne discute et ne réfère incidemment pas à Danyluk, réduisait la portée de la défense de préclusion et relevait à répétition que la question « déjà tranchée » dont il s’agit en est une de preuve et de fait. Je me limiterai ici aux extraits suivants :
- J’estime plutôt qu’il faut modifier la façon de l’aborder en droit pénal canadien pour que son champ d’application soit limité à l’interdiction, pour le ministère public, de présenter une preuve incompatible avec des conclusions favorables à l’accusé formulées dans une instance antérieure.[46]
- Ainsi, ce ne sont pas toutes les questions de fait examinées dans un procès ayant mené à un acquittement qui donnent ouverture à la préclusion découlant d’une question déjà tranchée, mais seulement celles qui ont expressément été tranchées ou celles qui, compte tenu de la façon dont l’affaire a été plaidée, ont nécessairement dû être tranchées pour qu’il y ait acquittement.[47]
- Lorsqu’un juge du procès a déterminé que le ministère public n’a pas prouvé un fait, il rend une décision défavorable au ministère public, et celui-ci ne devrait pas être admis à remettre la question en cause. Il est sans importance que le ministère public n’est pas réussi à établir le fait parce que le juge du procès avait un doute raisonnable ou parce qu’il a écarté expressément le fait que le ministère public tentait de prouver.[48]
- [I]l faut se demander si le ministère public peut, dans le procès d’un accusé, soumettre une preuve susceptible de contredire des faits sur lesquels il a une conclusion favorable à l’accusé lors d’un procès antérieur. À mon avis, le principe qui interdit une telle remise en cause demeure essentiel […].[49]
- Dès que les questions factuelles ont été résolues, elles doivent être considérées comme définitivement réglées, sous réserve d’un appel. La remise en cause ne doit pas être permise. Cette règle s’accorde avec l’obligation du ministère public de faire diligence pour recueillir et présenter sa preuve, une obligation dont il s’acquittera d’autant mieux qu’il saura qu’il n’y aura pas de seconde chance.[50]
- Tous s’accordent pour dire que l’accusé ne doit pas avoir à se défendre deux fois contre la même allégation, que le droit pénal a horreur des conclusions contradictoires sur des questions de fait et que le caractère définitif des décisions et l’économie des ressources judiciaires constitue des valeurs institutionnelles importantes dans l’administration de la justice.[51]
[Soulignements ajoutés; renvois omis]
[49] Notre Cour a d’ailleurs retenu de l’arrêt Mahalingan que la préclusion découlant d’une question déjà tranchée, l’un des volets du principe de chose jugée comme on l’a vu[52], ne s’applique qu’aux questions de fait :
[16] Le pourvoi met en cause la protection contre ce que l’on nomme plus largement le « double péril ». Cette garantie juridique englobe trois règles analogues, mais distinctes : (1) le plaidoyer fondé sur l’alinéa 11h) de la Charte (autrefois acquit ou convict); (2) l’interdiction des déclarations de culpabilité multiples (res judicata); et (3) la chose jugée ou préclusion découlant d’une question déjà tranchée. Dans notre dossier, la défense fondée sur la chose jugée n’est pas en cause puisqu’elle ne s’applique qu’aux questions de fait déjà tranchées.[53]
[Soulignements ajoutés; renvois omis]
[50] Les auteurs Vauclair, Desjardins et Lachance vont dans le même sens :
8. LA PRÉCLUSION DÉCOULANT D’UNE QUESTION DÉJÀ TRANCHÉE
- Généralités
28.296 L’autorité de la chose jugée empêche que soit mise à nouveau en litige une question de fait tranchée en faveur de l’accusé. […] La Cour suprême du Canada a définitivement reconnu ce moyen de défense dans l’arrêt Mahalingan, tout en reconnaissant qu’une application trop large du principe avait rendu son application confuse depuis l’arrêt Grdic rendu en 1985.[54]
[Soulignement ajouté; renvois omis]
[51] Bien que, devant la Cour, l’appelante et l’intimé se soient respectivement attardés à tenter de démontrer que les questions de fait dans l’instance antérieure devant la juge de paix magistrat Marcotte étaient ou n’étaient pas différentes devant la juge de première instance, chacun a défendu l’interprétation que l’une et l’autre ont faite de l’article 17 du Règlement et de la Politique.
[52] En somme, la question essentielle et déterminante soulevée devant la juge Marcotte et devant la juge de première instance en était une d’interprétation de l’article 17 du Règlement, à la lumière de la Politique, soit une question de droit isolable, ce que la préclusion découlant d’une question déjà tranchée n’englobe pas.
[53] Pour ces raisons, je réponds négativement à la première question en litige.
b) Subsidiairement, le juge a-t-il erré en droit en concluant que le principe du stare decisis horizontal ne trouvait pas application en l’espèce?
[54] D’emblée, l’intimé a raison de souligner que l’appelante appuie sa prétention en partie sur des extraits jurisprudentiels auxquels elle réfère de façon incomplète ou hors contexte.
[55] C’est le cas notamment de la citation partielle, dans son exposé, du paragraphe 26 de l’arrêt Comeau[55], alors qu’elle omet le passage souligné suivant :
[26] Les tribunaux de common law sont liés par les précédents faisant autorité. Ce principe — celui du stare decisis — est fondamental pour assurer la certitude du droit. Sous réserve d’exceptions extraordinaires, une juridiction inférieure doit appliquer les décisions des juridictions supérieures aux faits dont elle est saisie. C’est ce qu’on appelle le stare decisis vertical. Sans ce fondement, le droit fluctuerait continuellement, selon les caprices des juges ou les nouveaux éléments de preuve ésotériques produits par des plaideurs insatisfaits du statu quo.
[56] De même, l’appelante réfère à l’arrêt Bois c. R.[56] pour supporter l’importance de la règle du stare decisis horizontal, sans prendre en compte et préciser que, dans cette affaire, la Cour discute de l’importance qu’elle-même suive ses propres précédents[57]. Il n’est pas question dans cet arrêt de l’application du stare decisis horizontal au sein d’un même tribunal d’instance.
[57] Si les juges suivent fréquemment les jugements rendus par leurs collègues de la même juridiction, ils le font « par courtoisie ou par solidarité professionnelle, mais surtout par souci d'une meilleure administration de la justice »[58]; ils n’y sont pas tenus aussi formellement qu’envers les arrêts des tribunaux d’appel, dont l’une des fonctions importantes dans notre système judiciaire est en effet de dire et clarifier le droit.
[58] Tout dépendra, au sein du tribunal d’instance, de la solidité et de la qualité des motifs du jugement invoqué comme « précédent »[59] ou, en l’absence d’un arrêt d’un tribunal d’appel, de l’unanimité de la jurisprudence de ce tribunal sur une question donnée :
Le magistrat de première instance suivra donc habituellement la décision de ses collègues et veillera d’autant plus à s’y conformer quand il s’agira, non pas d’une décision isolée, mais d’une décision qui fait jurisprudence en première instance, jusqu’à l’intervention possible d’une cour de juridiction supérieure.[60]
[59] À l’inverse, comme l’observe aussi à juste titre l’auteur Mayrand :
[L]ier les juges aux précédents, c’est leur mettre des entraves qui les empêchent de corriger des interprétations erronées. Obliger un juge à faire sienne l’erreur d’un autre, qui a eu l’occasion de s’exprimer avant lui, ne favorise pas le progrès du droit. Comme l’écrit monsieur le juge Jean-Louis Baudouin dans un arrêt récent de la Cour d’appel, « [u]ne erreur maintes fois répétée ne suffit jamais à créer la vérité »[61].
[60] D’ailleurs, dans l’arrêt Sullivan[62], que l’appelante invoque, c’est en référant expressément à une « décision faisant autorité »[63] au sein d’un tribunal d’instance que la Cour suprême limite les cas où un juge de la même juridiction peut mettre de côté la règle du stare decisis horizontal et s’en écarter.
[61] Or, en l’espèce, j’estime que le jugement Marcotte ne constituait pas une telle « décision faisant autorité » et que le juge n’a commis aucune erreur révisable en concluant que la juge de première instance n’était pas tenue de s’y conformer.
[62] Premièrement, une décision d’un juge d’instance ne fait pas autorité et ne lie pas les juges du même tribunal simplement parce qu’elle est la première à être rendue sur une question ou un sujet en particulier. En cette matière, autorité et chronologie ne vont pas nécessairement de pair. Ici, le jugement Marcotte semble non seulement constituer une décision isolée, mais il fut rendu avant le jugement de première instance parce que la date d’instruction des constats A fut fixée plus rapidement que celle du constat B.
[63] Deuxièmement, il m’apparaît évident qu’un juge d’instance ne saurait se sentir lié par le jugement d’un ou d’une collègue s’il estime qu’il comporte une erreur de droit, telle une erreur d’interprétation d’une disposition législative ou réglementaire. Dans un tel cas, plutôt que de référer à la règle du stare decisis horizontal, on devrait plutôt parler d’une question de droit faisant l’objet d’une jurisprudence contradictoire, ce qui peut d’ailleurs justifier l’octroi d’une permission d’appeler[64]. Ainsi, le juge de la Cour supérieure n’a pas erré en concluant que la juge de première instance pouvait substituer à l’interprétation de l’article 17 du Règlement proposée par sa collègue celle qui lui paraissait plus conforme, à la lumière de la Politique. Il me paraît d’ailleurs pertinent de souligner qu’aux fins du présent appel, l’appelante a renoncé au moyen qu’elle invoquait devant la Cour supérieure, selon lequel la juge de première instance a commis une erreur de droit dans l’interprétation du Règlement et de la Politique[65].
[64] Troisièmement, la lecture de la transcription du jugement Marcotte permet de constater que cette dernière semblait douter de l’interprétation que faisait l’appelante du Règlement et de la Politique. On comprend que c’est au bout du compte en lui faisant bénéficier de l’ambigüité qu’elle décelait dans l’article 17 du Règlement qu’elle l’a acquittée, et non parce qu’elle a formellement décidé que son interprétation était correcte en droit :
Ici, la particularité, c’est que sur le timon, effectivement, on a une boîte qui est amovible qui peut être retirée par des boulons, et ce que la défense mentionne c’est que cette boîte-là, elle est sur le timon. Timon qui n’est pas calculé et, donc, cet espace-là et cette boîte-là ne devraient pas être calculés comme espace de chargement, et donc on serait… on ferait partie de l’exception de l’article 17.
Au niveau de l’interprétation, ce que… c’est clair que lorsqu’il a ambiguïté au niveau de l’interprétation, le doute doit bénéficier à la partie défenderesse.
[…]
Donc, considérant la preuve, et je… je considère que, effectivement, je souscris aux argumentations de la défense et dans les circonstances, il y a un doute par rapport à cette partie-là qui n’est pas incluse dans l’interprétation de la… de… qui fait l’exclusion de l’article 17, donc, dans les circonstances, la partie défenderesse est acquittée.[66]
[Soulignements ajoutés]
[65] Il serait donc doublement problématique de reconnaître à son jugement un statut de « décision faisant autorité » qui contraindrait les autres juges de paix magistrat, voire les juges de la Cour du Québec, à suivre cette interprétation marquée au sceau de la rapidité, de l’ambigüité et du doute.
[66] Pour tous ces motifs, je propose de répondre négativement à cette deuxième question et, en conséquence, de rejeter l’appel, avec les frais.
[67] En terminant, bien que ce qui précède scelle le sort de l’appel, j’estime utile de discuter de l’interprétation de l’article 17 du Règlement. Le présent appel s’y prête en effet, ne serait-ce que pour clarifier cette question et éviter, dans la foulée des jugements rendus par les juges de paix magistrat en l’espèce, une jurisprudence contradictoire en première instance. C’est en effet essentiellement le rôle d’une cour d’appel d’établir une règle juridique correcte, juste et pratique[67], notamment en fournissant une interprétation claire d’une disposition réglementaire, de façon qu’elle soit appliquée de façon uniforme par les tribunaux d’instance québécois.
[68] Cela dit, je suis d’accord avec l’interprétation proposée par la juge de première instance, et ce, pour plus d’une raison.
[69] D’abord, l’objectif fondamental du Code est d’assurer la sécurité des usagers de la route. Son intitulé complet et certaines de ses dispositions l’établissent clairement, d’autres instaurent un principe général de prudence[68].
[70] Ainsi, bien qu’aucune preuve d’expert n’ait été administrée concernant la finalité du nombre d’essieux dont un camion composant un ensemble de véhicules routiers doit être muni, les dispositions du Règlement à ce sujet ont nécessairement été édictées dans le but d’atteindre les objectifs législatifs de sécurité et de prudence sous-jacents, et ce, au bénéfice non seulement des propriétaires d’ensembles de véhicules routiers, mais aussi, évidemment, de tous les usagers de la route, qu’ils soient piétons, cyclistes ou autres. Ainsi, la définition d’« essieux » à l’article 17 du Règlement comme étant : « tout essieu portant ou pouvant porter une charge lorsque le véhicule routier ou l’ensemble de véhicules routiers est en mouvement » implique qu’un ensemble de véhicules routiers dont l’espace de chargement n’est pas supporté par le nombre d’essieux prescrit par le Règlement présente un risque pour la sécurité des usagers de la route.
[71] Devant la juge de première instance, le représentant de l’appelante a admis que le timon de la remorque en litige « contient du chargement »[69], que l’espace de chargement fermé mesure 3,15 mètres de longueur et que l’espace de chargement additionnel sur le timon mesure 1,6 mètre[70]. Lors des plaidoiries, son avocat a toutefois avancé que l’espace de chargement ajouté sur le timon ne doit pas être pris en compte pour déterminer le nombre d’essieux requis selon le Règlement et la Politique, puisque cette dernière exclut le timon de la mesure de l’espace total de chargement de la remorque :
Là, par contre ce qu’on ajoute, c’est sur le timon, ça ne change rien à la capacité de la remorque en tant que telle, on n’ajoute pas du poids en arrière, de la longueur en arrière, on le met sur le timon qui est exclu selon la politique.[71]
[Soulignements ajoutés]
[72] Comme on peut le constater sur les photographies produites en première instance[72], les camions de l’appelante et la remorque modifiée qu’ils tirent comportent au total quatre essieux, soit deux pour les premiers et deux pour la seconde.
[73] L’appelante a proposé que l’exemption prévue au paragraphe 17(1°) du Règlement est applicable. Selon cette exception, les essieux de la remorque constituant un ensemble de véhicules routiers ne sont pas considérés aux fins d’immatriculation du camion qui la tire si cette remorque comporte un espace de chargement d’une longueur inférieure à quatre mètres.
[74] Si l’on calcule uniquement l’espace de chargement fermé à l’arrière des remorques modifiées, qui est long de 3,6 mètres, les ensembles de véhicules routiers concernés peuvent bénéficier de cette exemption (ce que plaide l’appelante). Toutefois, si on ajoute la longueur de l’espace de chargement additionnel installé par l’appelante sur le timon, il n’est pas contesté que la longueur totale de l’espace de chargement excède quatre mètres et que l’ensemble de véhicules routiers ne peut donc bénéficier de l’exemption (ce que plaide l’intimé).
[75] La Politique constitue par ailleurs une interprétation administrative des articles 16, 17 et 18 du Règlement, et ce, aux fins de leur application.
[76] Certes, une telle interprétation ne lie pas les tribunaux. Néanmoins, comme en matière fiscale et dans la mesure où elle ne va pas à l’encontre du texte réglementaire, ce qui est le cas en l’espèce, les juges peuvent en tenir compte aux fins d’interpréter la loi ou la réglementation[73]. Les auteurs Côté et Devinat font les distinctions qui s’imposent dans leur ouvrage Interprétation des lois:
1831. L'interprétation administrative ne saurait en principe exercer sur l'interprétation judiciaire une autorité contraignante. Cependant, lorsqu'il y a matière à interprétation, il est admis que le juge puisse tenir compte de l'interprétation administrative.
1832. Il est bien établi qu'en règle générale le juge n'est pas lié par l'interprétation que l'Administration a pu donner au texte d'une loi ou d'un règlement: c'est en principe au juge qu'il revient d'interpréter la loi et, sauf circonstances particulières, l'interprétation administrative ne peut exercer sur l'interprétation judiciaire aucune autorité contraignante.
[…]
1835. Doit-on en conclure qu'en aucune circonstance le juge ne doit tenir compte de l'interprétation administrative? Même si la lecture de certains arrêts pourrait porter à le penser, la jurisprudence dominante admet que l'interprétation administrative peut être utile au juge, en particulier lorsque la loi présente un doute et que l'interprétation administrative a le caractère d'une pratique interprétative :
[…]
1836. La tâche du juge étant de rechercher par les moyens légaux l'intention du législateur, il est normal que l'interprétation administrative joue un rôle de second plan dans le processus interprétatif : elle ne fait évidemment pas partie du texte interprété, ni d'ailleurs du contexte d'élaboration de celui-ci, sauf les rares cas où l'on pourra supposer qu'une interprétation administrative donnée était connue du législateur et que ce dernier en a tenu compte au moment d'édicter le texte. En revanche, l'interprétation administrative fait partie du contexte d'application du texte législatif, et c'est à ce titre qu'il convient de la consulter.
[…]
1840. Certains juges toutefois ne sont prêts à reconnaître une autorité à l'interprétation administrative que si l'on peut faire état non pas d'une interprétation isolée, mais d'un véritable usage interprétatif. Dans cette perspective, seul donc l'argument de stabilité justifierait la prise en considération de l'interprétation administrative.
1841. C'est un principe largement admis que lorsque deux interprétations d'un texte sont susceptibles d'être retenues, les tribunaux hésiteront à rejeter celle qui a été consacrée par l'usage : […].[74]
[Soulignements ajoutés; renvois omis]
[77] En l’espèce, la pertinence et l’utilité de la Politique aux fins de l’interprétation et de l’application des articles 16, 17 et 18 du Règlement sont éloquemment illustrées par plus d’un élément. D’abord, la preuve en première instance a établi qu’elle existe et est utilisée depuis à tout le moins le milieu des années 1990. Deuxièmement, en l’espèce, des contrôleurs routiers différents ont rédigé, en lien avec trois remorques différentes appartenant à l’appelante, des rapports d’infraction similaires dont les conclusions découlent de l’interprétation contenue dans la Politique. Enfin, et surtout, loin d’en contester l’utilité aux fins d’interprétation du Règlement, le représentant de l’appelante a admis l’avoir consultée avant d’apporter les modifications à 14 de ses 45 remorques et l’appelante l’a invoquée devant la juge Marcotte, puis devant la juge de première instance, pour soutenir son interprétation de l’article 17 du Règlement.
[78] Cela dit, je me permets de citer à nouveau le paragraphe 17(1°) du Règlement et l’extrait correspondant de la Politique :
Le Règlement
17. Aux fins du calcul du nombre d’essieux, on entend par « essieux »: tout essieu portant ou pouvant porter une charge lorsque le véhicule routier ou l’ensemble de véhicules routiers est en mouvement, peu importe le nombre de roues qui y sont fixées, à l’exception:
1° des essieux de toute remorque dont l’espace de chargement a une longueur inférieure à 4 m;
[…]
La Politique
Tout essieu portant ou pouvant porter une charge lorsque […] l’ensemble de véhicules routiers est en mouvement, peu importe le nombre de roues qui y sont fixées, doit être considéré au moment du calcul du nombre d’essieux […].
Toutefois, certains essieux sont exclus du calcul […].
2.1 Essieux exclus du calcul
Certains essieux ne sont pas pris en considération dans le calcul du nombre d’essieux, soit :
- Les essieux de toute remorque dont l’espace de chargement a une longueur inférieure à 4 mètres;
Note 1 : L’espace de chargement se mesure entre chaque extrémité de la remorque lorsque celle-ci a un rebord et une plate-forme, en excluant le timon.
[Soulignements ajoutés]
[79] À même la Politique, une illustration suit immédiatement la « Note 1 » et permet de visualiser que le timon, conformément à l’usage usuel auquel un « timon » est destiné, est dépourvu de tout espace de chargement.
[80] Il ressort de tout ce qui précède que l’interprétation du paragraphe 17(1°) du Règlement, à la lumière de l’objectif législatif d’assurer la sécurité et d’encourager la prudence sur les chemins publics, d’une part, et de la Politique, d’autre part, commande de conclure qu’un espace de chargement demeure un espace de chargement, même s’il est aménagé sur le timon, et ce, sans égard à la manière dont il est fixé. Il serait illogique de conclure qu’un espace de chargement additionnel ajouté de façon artisanale sur un timon ne fait pas partie de la remorque aux fins du calcul du nombre d’essieux qui doivent supporter l’espace de chargement total d’un ensemble de véhicules routiers selon le Règlement. Une telle prétention me paraît ignorer les objectifs législatifs sous-jacents de sécurité et de prudence et participer d’une tentative de contourner les prescriptions réglementaires applicables.
[81] En d’autres mots, une interprétation du paragraphe 17(1°) du Règlement selon laquelle la longueur de l’espace de chargement additionnel installé sur le timon d’une remorque doit être exclue de la mesure de l’espace de chargement total, au motif que cette longueur se mesure « en excluant le timon » selon la Politique, n’est pas correcte et conforme à l’objectif législatif de sécurité et de prudence sous-jacent. On doit plutôt en comprendre que le timon est exclu de la mesure de l’espace de chargement total de la remorque parce que, conformément à sa finalité, il est destiné à la raccrocher au camion qui la tire, et non à supporter un espace de chargement supplémentaire.
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MICHEL BEAUPRÉ, J.C.A. |
[1] Code de la sécurité routière, RLRQ, c. C-24.2, art. 518 al.1.
[2] Le Groupe Essa inc. c. Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP), C.S. Québec, n° 200-36-003047-214, 6 avril 2022, Grenier, j.c.s.; la transcription du jugement rendu oralement séance tenante est reproduite dans l’exposé de l’appelante (« E.A. »), vol. 1, p. 20-23 (le « jugement entrepris »).
[3] Directeur des poursuites criminelles et pénales c. Groupe Essa inc., 2021 QCCQ 240 (le « jugement de première instance »).
[4] Code de la sécurité routière, RLRQ, c. C-24.2, art. 518 al.1.
[6] Id., art. 4.
[7] Photographies D-4.
[8] Règlement sur l’immatriculation des véhicules routiers, RLRQ, c. C- 24.2, r. 29.
[9] Pièce D-5.
[10] Jugement de première instance, paragr. 19-20.
[11] La transcription du jugement Marcotte est reproduite dans l’E.A., vol. 1, p. 284/31 à 285/35.
[12] Code de procédure pénale, RLRQ, c. C-25.1.
[13] La transcription du jugement sur la requête de l’appelante en rejet (le « jugement sur la requête en rejet »), est reproduite dans l’E.A., vol. 2, p. 429-432; E.A., vol. 2, p. 430-431.
[14] Id., p. 431-432.
[15] Jugement de première instance, paragr. 16 et 18.
[16] Id., paragr. 21-22 et 29.
[17] Id., paragr. 29 in fine et 33-35.
[18] Id., paragr. 33.
[19] Id., paragr. 9-12 et 36.
[20] Jugement entrepris, p. 21.
[21] Id., p. 22 in fine et 23.
[22] En première instance, l’appelante a été condamnée à l’amende minimale de 300 $, plus les frais; bien que cela ne soit pas pertinent quant au sort de l’appel, selon l’art. 111 du Règlement, tel qu’en vigueur lors des trois interceptions en litige, les droits annuels payables pour circuler avec un camion à deux essieux d’une masse nette supérieure à 3 000 kg, mais inférieure à 4 000 kg, ce qui est le cas en l’espèce (E.A., vol. 1, p. 192, 214 et 245), étaient de 455 $ lors des interceptions; pour un véhicule à trois essieux, ils passaient à 1 370 $. En date du présent arrêt, ils sont de 495 $ et 1 492 $. Les modifications apportées aux 14 remorques en litige par l’appelante lui permettaient donc d’envisager une réduction globale significative des droits payables annuellement.
[23] Voir par exemple les versions anglaise et française des arrêts R. c. Cowan, 2021 CSC 45 et R. c. Mahalingan, 2008 CSC 63, ainsi que Nasifoglu c. Complexe St-Ambroise inc., 2005 QCCA 559, paragr. 69 (opinion concordante du j. Morissette).
[24] R. c. Mahalingan, supra, note 23, paragr. 149 (opinion de la j. Charron, dissidente mais non contredite par la majorité sur ce point).
[25] Bryant c. Benjamin, 2023 QCCA 1021, paragr. 84; voir aussi Nasifoglu c. Complexe St-Ambroise inc., supra, note 23, paragr. 69 (opinion concordante du j. Morissette).
[26] R. c. Mahalingan, supra, note 23, paragr. 2.
[27] Id., paragr. 16.
[28] Code de procédure pénale, supra, note 12, art. 60; voir aussi les commentaires de l’auteur Cournoyer sous l’article 174 (« Les moyens de défense reliés à la doctrine de l’autorité de la chose jugée (res judicata)/La fin de non-recevoir (issue estoppel) ») dans : Guy Cournoyer, Code de procédure pénale du Québec annoté, 12e éd., Montréal, Wilson & Lafleur, 2022, p. 405-406.
[29] R. c. Cowan, supra, note 23, paragr. 81, citant avec approbation R. c. Mahalingan, supra, note 23, paragr. 41.
[31] Id., paragr. 49, citant avec approbation le juge Dickson dans Angle c. Ministre du Revenu national, [1975] 2 R.C.S. 248, p. 254.
[32] R. c. Cowan, supra, note 23, paragr. 78; R. c. Mahalingan, supra, note 23, paragr. 49; Danyluk c. Ainsworth Technologies Inc., 2001 CSC 44, paragr. 25.
[33] R. c. Mahalingan, supra, note 23, paragr. 23.
[34] Danyluk c. Ainsworth Technologies Inc., supra, note 32.
[35] R. c. Mahalingan, supra, note 23.
[36] Id., paragr. 2.
[37] Id., paragr. 73 et 74.
[38] Jugement sur la requête en rejet, p. 431 et p. 432, ligne 10.
[39] Id., p. 432, lignes 23-24.
[40] Jugement entrepris, p. 21, lignes 12-18.
[41] Déneigement & Excavation M. Gauthier inc. c. Comité paritaire de l’entretien d’édifices publics, région de Montréal, 2022 QCCA 1586, paragr. 38; Ville de Québec c. East, 2021 QCCA 1611, paragr. 14.
[42] Danyluk c. Ainsworth Technologies Inc., supra, note 32.
[43] Id., paragr. 54 [soulignement ajouté].
[44] Ibid.
[45] R. c. Mahalingan, supra, note 23.
[46] Id., paragr. 2.
[47] Id., paragr. 23.
[48] Id., paragr. 29.
[49] Id., paragr. 37.
[50] Id., paragr. 46.
[51] Id., paragr. 47.
[52] Voir paragr. 39 des présents motifs et note infrapaginale correspondante.
[53] Pronovost c. R., 2018 QCCA 2212.
[54] Martin Vauclair, Tristan Desjardins et Pauline Lachance, Traité général de preuve et de procédure pénales, 30e éd., Montréal, Yvon Blais, 2023, no 28.296.
[55] R. c. Comeau, 2018 CSC 15.
[56] Bois c. R., 2011 QCCA 2163.
[57] Id., paragr. 10; dans le même sens : R. c. Lapointe, 2021 QCCA 360, paragr. 68-70, demande d’autorisation d’appel à la Cour suprême rejetée, 24 mars 2022, no 39655.
[59] Id., p. 773.
[60] Id., p. 792-793, citant avec approbation Gérald Fauteux, Le livre du magistrat, Ottawa, Ministre des Approvisionnements et Services Canada, 1980, p. 143.
[61] Id., p. 774.
[62] R. c. Sullivan, 2022 CSC 19.
[63] Id., paragr. 75.
[64] Art. 30 al. 3 C.p.c.
[65] Avis d’appel devant la Cour supérieure, E.A., vol. 1, p. 49, paragr. 34, à p. 50, paragr.-42.
[66] Jugement Marcotte, p. 284/33 et 285/35.
[67] Association québécoise des pharmaciens propriétaires c. Régie de l’assurance maladie du Québec, 2021 QCCA 699, paragr. 51.
[68] Voir les articles 1 et 3.1 du Code, supra, note 4, sous le titre CHAMP D’APPLICATION, PRINCIPE DE PRUDENCE ET DÉFINITIONS.
[69] E.A., vol. 2, p. 440.
[70] Id., p. 390 et 393.
[71] Id., p. 463, lignes 6-10.
[72] Photographies D-4.
[73] Harel c. Sous-ministre du Revenu (Québec), [1978] 1 R.C.S. 851, p. 858-859; Pellan c. Agence du revenu du Québec, 2016 QCCA 263, paragr. 60-67, demande d’autorisation d’appel à la Cour suprême rejetée, 22 décembre 2016, no 36945.
[74] Pierre-André Côté et Mathieu Devinat, Interprétation des lois, 5e éd., Montréal, Thémis, 2021; au même effet, voir Ruth Sullivan, The Construction of Statutes, 7e éd., Toronto, LexisNexis, 2022, p. 676-681.
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