Décision

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Décision

Jeanty c. Saucier

2020 QCRDL 2329

 

 

RÉGIE DU LOGEMENT

Bureau dE Montréal

 

No dossier :

494887 31 20191203 G

No demande :

2905088

 

 

Date :

21 janvier 2020

Régisseur :

Robin-Martial Guay, juge administratif

 

Marie-Denise Jeanty

 

Locatrice - Partie demanderesse

c.

Normand Saucier

 

Locataire - Partie défenderesse

D É C I S I O N

 

 

[1]      Par un recours introduit le 3 décembre 2019, la locatrice demande l'autorisation à reprendre le logement à compter du 30 juin 2020 pour s’y loger.

Preuve et Analyse

[2]      Les parties sont liées par un bail reconduit du 1er juillet 2019 au 30 juin 2020 au loyer mensuel de 660 $.

[3]      Le 25 octobre 2019, la locatrice signifiait au locataire un avis l’avisant de son intention de reprendre le logement à l'expiration du bail se terminant le 30 juin 2020, et ce, afin d'y loger son frère, Frédéric Jeanty.

[4]      Le 7 novembre 2019, le défendeur a répondu qu’il refusait de quitter le logement, d’où le dépôt de la présente demande d’autorisation dans le délai imparti par la loi.

[5]      Le locataire présent à l'audience conteste la demande de reprise.

[6]      D’une part, le locataire s’étonne de ce que la locatrice, dont la vie de couple serait, selon elle, gravement atteinte et qui envisage de se séparer, veuille quitter sa résidence familiale pour aller s’établir dans un 5.5 pièces avec sa fille et son frère Frédéric, qui est âgé de 25 ans et qui habite chez elle depuis le mois d’août, lorsque le logement de ce dernier a été inondé. Bref, le locataire ne s’explique pas que la locatrice qui n’a pas, à ce jour, déposé des procédures de séparation ou de divorce et qui vit toujours avec son époux, qui est propriétaire de trois duplex, veuille inscrire en mars 2020 sa résidence familiale à vendre au profit d’un logement qui requiert des réparations.

[7]      D’autre part, le locataire questionne l’écart entre l’avis de reprise qu’il a reçu et la demande qui diffère au chapitre du bénéficiaire de la reprise du logement.


[8]      Si l’avis de reprise indique clairement que le seul bénéficiaire de la reprise est le frère de la locatrice; en ce que l’avis indique que c’est pour y loger son frère, Frédéric Jeanty, qu’elle souhaite reprendre le logement, cette dernière indique dans sa demande que c’est pour s’y loger qu’elle souhaite reprendre le logement.

[9]      Et l’avocate de la locatrice de suggérer au Tribunal que le libellé de la demande vise une reprise du logement à la fois pour y loger la locatrice, que pour y loger son frère compte tenu que la locatrice mentionne dans sa demande que c’est pour s’y loger, mais aussi qu’elle entend réelle reprendre le logement pour les fins mentionnées dans l’avis de reprise qui, insiste-t-elle à dire, indique que c’est pour y loger son frère Frédéric qu’elle reprend le logement. Le Tribunal ne retient pas cette prétention puisque la demande est très claire : c’est uniquement pour s’y loger elle qu’elle veut reprendre le logement, et non plus uniquement pour y loger son frère.

[10]   Qu’en est-il des prétentions des parties à propos du bénéficiaire de la reprise du logement qui diffère, selon qu’il s’agit de l’avis de reprise du 25 octobre 2019 de celui indiqué dans la demande d’autorisation du 3 décembre 2019?

[11]   Pour la locatrice qui désire faire valoir son droit à la reprise du logement, certaines règles doivent être observées sous peine de voir sa demande rejetée.

[12]   L'article 1960 C.c.Q. édicte que la locatrice doit aviser le locataire dans un délai de six mois avant la date prévue pour la reprise du logement. De plus, conformément à l'article 1961 C.c.Q., « l'avis de reprise doit indiquer la date prévue pour l'exercer, le nom du bénéficiaire et, s'il y a lieu, le degré de parenté ou le lien du bénéficiaire avec la locatrice. [...] ».

[13]   En l’instance, l’avis de reprise du 25 octobre remplit les conditions prévues par la loi en ce qu’il indique la date prévue pour l'exercer, le nom du bénéficiaire et le degré de parenté entre le bénéficiaire et la locatrice : qu’ils sont frère et sœur.

[14]   L'article 1963 C.c.Q. prévoit ce qui suit :

« 1963. Lorsque le locataire refuse de quitter le logement, la locatrice peut, néanmoins, le reprendre, avec l'autorisation du tribunal.

Cette demande doit être présentée dans le mois du refus et la locatrice doit alors démontrer qu'il entend réellement reprendre le logement pour la fin mentionnée dans l'avis et qu'il ne s'agit pas d'un prétexte pour atteindre d'autres fins. »

[15]   En l’instance, la demande a été déposée dans le mois de la réception de l'avis de refus, c’est là dire dans le délai prescrit par la loi.

[16]   Toutefois, force nous est de constater que le bénéficiaire indiqué dans l’avis de reprise n’est pas la même personne que celui indiqué dans la demande d’autorisation, ce qui, de l’opinion du Tribunal, est fatal à la demande de la locatrice.

[17]   En effet, alors que la locatrice signifie au locataire un avis de reprise faisant état de son intention de reprendre le logement pour y loger son frère Frédéric, ce n’est plus pour le loger lui qu’elle reprend le logement au moment du dépôt de sa demande, mais plutôt pour s’y loger elle, qu’elle entend reprendre le logement.

[18]   C’est donc pour une tout autre raison et une tout autre personne que celui indiqué sur son avis de reprise que la locatrice demande à reprendre le logement au moment de déposer sa demande devant la Régie, ce qui n’est pas sans impact sur le fardeau de preuve qui diffère selon qu’il s’agit d’une reprise pour s’y loger ou d’une reprise pour y loger un parent tel un frère.

[19]   Dans le cas où la locatrice souhaite reprendre le logement pour y loger un frère, celle-ci doit, selon l’article 1957 C.c.Q, démontrer qu’elle est le principal soutien de son frère; ce qui, au demeurant, ne s’est pas révélé être le cas en l’espèce, puisque Frédéric, qui est âgé de 25 ans, exploite sa propre entreprise duquel il a tiré un revenu net d’environ 22 000 $ pour l’année 2019.

[20]   Outre le fait que son frère, qui réside maintenant chez elle n’a pas à lui payer de loyer, son frère ne lui payait pas non plus de loyer lorsqu’il habitait un des logements appartenant à la locatrice jusqu’à ce qu’il soit inondé en juillet 2019, Frédéric n’est pas non plus tenu de payer une pension alimentaire pour ses trois enfants sauf sur une base purement volontaire.


[21]   Inquiète qu’elle ne puisse peut-être pas s’acquitter de son fardeau de preuve en démontrant qu’elle était le principal soutien de son frère, la locatrice a-t-elle décidé que la reprise du logement serait pour elle plutôt que son pour frère que la chose n’est pas dénué de tout sens, voir même probant.

[22]   Qu’importe, le Tribunal opine que la locatrice ne peut pas se substituer à la personne pour qui le logement était convoité initialement dans l’avis de reprise à savoir son frère.

[23]   En changeant le bénéficiaire dans la demande d’autorisation, du frère de la locatrice à elle-même, force-nous est de conclure que la finalité de la demande diffère substantiellement avec impact sur les éléments de preuve que doit administrer la locatrice, selon qu’elle reprend le logement pour s’y loger ou pour y loger un parent, tel un frère, mais aussi pour le locataire dans la préparation de sa défense.

[24]   L’art. 1963 C.c.Q impose deux conditions à la locatrice, dont celle de démontrer qu’elle exercera la reprise pour les fins indiquées dans son avis.

[25]   Il vaut aussi de souligner que les articles 1957 et 1963 sont d’ordre public. En cela, une conformité intégrale s’impose entre les intentions dénoncées au locataire dans l’avis et celles apparaissant dans la demande[1].

[26]   Dans la décision Reale c. Tomaszewsk [2], le juge administratif Éric-Luc Moffatt rejette la demande de reprise, en jugeant invalide l’avis de reprise du logement qui précisait que le locateur désirait reprendre le logement pour l’habiter lui-même alors que sur la procédure déposée devant la Régie du logement et lors de l’audience, il demandait à reprendre le logement pour y loger sa fille Rosa Reale.

[27]   Dans l’affaire Castor c. Cassamajor[3], la juge administrative Dina Mercier dispose de la demande de reprise en rejetant celle-ci au motif que :

« Le tribunal est d'avis que même en admettant que les locataires ont reçu l'avis de reprise de logement que la demande doit être rejetée.

D'une part, le nom de la fille n'est pas indiqué dans l'avis et de plus la locatrice ne demande plus uniquement la reprise du logement pour sa fille, mais également pour elle-même, et ses trois enfants dont sa fille Daphnee.

Les locateurs ne peuvent par un amendement à la demande de reprise du logement changer le nom des bénéficiaires.

La reprise du logement est une exception au droit au maintien dans les lieux, et il est impératif que les locateurs respectent les formalités prévues à l'article 1961 du Code civil du Québec. »

[28]   Il a été décidé, certes, qu’il est possible de modifier par voie d’amendement le nom d’un bénéficiaire tel celui de sa fille pour celui de son fils, sans que cela n’altère la bonne foi de la locatrice et cause un préjudice au locataire, puisque l’amendement n’était pas de nature à changer substantiellement la demande originaire[4]. A fortiori, il semble possible de corriger une demande au moyen d’un amendement pour la rendre conforme à l’intention annoncée dans l’avis de reprise[5]. Pour autant, ce n’est assurément pas le cas d’un amendement de l’avis de reprise ou de la demande qu’il s’agit dans le présent cas.

[29]   C’est là dire que si l’avis de reprise s’avère substantiellement défectueux une fois donné, on ne peut y remédier par la demande, car l’avis de reprise est générateur de droits. Même si le formalisme et la procédure ne doivent pas avoir préséance sur le fond, il en va tout autrement en matière de reprise de logement puisque le droit d’un locateur à la reprise constitue une exception au droit au maintien dans les lieux du locataire.

[30]   À défaut de respecter les règles relatives à l’avis de reprise du logement ou à la demande d’autorisation, celle-ci s’en trouvera irrévocablement atteinte et, incidemment, rejetée.  


POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :

[31]   REJETTE la demande de la locatrice qui en assume les frais.

 

 

 

 

 

 

 

 

Robin-Martial Guay

 

Présence(s) :

la locatrice

Me Wilerne Bernard, avocat de la locatrice

le locataire

Date de l’audience :  

8 janvier 2020

 

 

 


 



[1] Forget c. St-Jean, [2003] J.L. 63 (R.L.).

[2] Demande no 31 050202 089 G, décision du 13 mai 2005.

[3] Castor c. Cassamajor, no 31 020128 075 G (16 mai 2002).

[4] Cheng c. Kedan, 2010QCRDL 28724.

[5] Kobylski c. Guertin 2006 QCCQ 1476.

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