C A N A D A |
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PROVINCE DE QUÉBEC |
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2020-CMQC-071 |
COMITÉ D’ENQUÊTE DU CONSEIL DE LA MAGISTRATURE __________________________________________ |
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Montréal, ce 21 septembre 2021 |
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PLAINTE DE : |
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Plainte anonyme |
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À L’ÉGARD DE : |
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Monsieur le juge Bruno Leclerc, Juge de la Cour du Québec, Chambre criminelle et pénale |
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EN PRÉSENCE DE : |
L’honorable Scott Hughes, j.c.q., Juge en chef associé et président
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L’honorable Lori Renée Weitzman,, j.c.q.
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L’honorable Martine St-Yves, j.c.m.
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Me Jocelyne Jarry, avocate
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M. Cyriaque Sumu
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[1] Le Comité d’enquête (ci-après « le Comité ») doit trancher une plainte anonyme concernant le comportement du juge Bruno Leclerc (ci-après « le juge »).
[2] La plainte fait état des faits suivants, qui se sont déroulés le 31 juillet 2020 :
M. X [l’accusé], non représenté, étant en discussion avec le juge Bruno Leclerc et à la fin de ladite discussion, il demande à quelques reprises le nom du juge de la cour et le juge Leclerc a répondu [le nom] Y, qui est aussi juge du district de Joliette.
[3] Le 30 novembre 2020, en réponse à la plainte, le juge explique :
Je suis l'auteur de cette très mauvaise blague dont vous me voyez contrit.
[...]
Je manie trop mal l’humour, un tel comportement ne se reproduira plus.
L’OBJET DE L’ENQUÊTE
[4] À la suite de l’examen de cette plainte[1], le Conseil de la magistrature conclut à la nécessité d’une enquête de la façon suivante :
[5] Bien qu’elle soit peu susceptible d’ajouter à la preuve reçue, une enquête est nécessaire pour évaluer si le comportement du juge à cette occasion constitue un manquement à son obligation déontologique.
LE DROIT APPLICABLE
[5] L’article suivant du Code de déontologie de la magistrature[2] est pertinent :
2. Le juge doit remplir son rôle avec intégrité, dignité et honneur.
[6] L’avocate assistant le Comité propose que la question en litige soit la suivante :
Le juge a-t-il manqué à son obligation de remplir son rôle avec intégrité, dignité et honneur, tel que stipulé à l’article 2 du Code de déontologie de la magistrature?
LA PREUVE
[7] La preuve étudiée par le Comité comporte d’abord l’écoute de l’enregistrement de l’audience du 31 juillet 2020.
[8] De plus, les faits reprochés au juge font l’objet d’admissions devant le Comité, et se résument ainsi:
8.1 Lors de cette audition, l’accusé est détenu et comparait par visioconférence, suite à trois accusations. Plusieurs personnes sont néanmoins présentes dans la salle d’audience.
8.2 L’avocat de l’accusé présente une requête verbale pour cesser d’occuper, laquelle est accordée.
8.3 Le juge demande ensuite à l’accusé quelles sont ses intentions.
8.4 Suite à quelques échanges, l’accusé mentionne au juge qu’il souhaite se présenter comme premier ministre dans 3 ans. Il souhaite que la cour lui accorde un répit pendant cette période.
8.5 Le juge rend alors une ordonnance d’évaluation de l’état mental de l’accusé en vertu de l’article 672.11a) du Code criminel et ordonne la détention de l’accusé à l’Institut Pinel.
8.6 L’accusé demande s’il va être libéré en attendant son évaluation. Le juge lui répond par la négative.
8.7 Dans l’attente de cette évaluation, le juge ne nomme pas d’office un procureur pour représenter l’accusé.
8.8 L’accusé demande au juge son nom et ce dernier lui donne le nom d’un collègue et ami siégeant dans le même district.
8.9 Le juge reconnaît qu’il a manqué de respect envers l’accusé et que son commentaire était susceptible de nuire à l’image de la magistrature.
[9] Le juge témoigne à l’audition devant le Comité. Il assure n’avoir eu aucune intention malveillante. Il dit s’être excusé auprès du juge dont il avait utilisé le nom, mais n’a pas cru bon s’excuser auprès de l’accusé qu’il a pourtant revu à la suite de l’évaluation de son état mental, alors qu’il s’est avéré qu’il était apte à subir son procès. Il ne croyait pas qu’il s’agissait d’un manque de respect à l’égard de l’accusé, dit-il, malgré son admission à l’effet contraire (paragraphe 8.9 ci-dessus).
ANALYSE
[10] Bien que le juge ait conseillé à l’accusé de consulter un nouvel avocat afin de le représenter dans ses dossiers, il ne lui a pas nommé d’office un procureur à la suite du prononcé de l’ordonnance de l’évaluation de son état mental afin de déterminer son aptitude à subir son procès. Le juge était toutefois conscient de l’état de confusion dans lequel se trouvait l’accusé. Visiblement, il s’agissait d’une personne vulnérable. La mention du nom d’un autre juge ne pouvait qu’en ajouter à cette confusion.
[11] Le juge admet que plusieurs des personnes présentes lors de l’audience ont ri de cette « blague », ce que le Comité a été à même d’entendre lors de l’écoute de l’enregistrement. De toute évidence, l’accusé ne pouvait rire de cette « plaisanterie » faite à ses dépens. Les conséquences de ce que le juge nomme « une mauvaise blague » risquaient d’être importantes pour l’accusé, particulièrement dans le contexte d’une évaluation de son état mental. Par exemple, lors de l’évaluation, s’il avait été questionné sur les circonstances qui ont mené à cette évaluation et sur le nom du juge qui l’a ordonnée, l’évaluateur aurait pu conclure à un état de confusion quant au nom du juge.
[12] Cette « mauvaise blague », et l’ensemble du comportement du juge à cette occasion, constituent-ils une contravention à l’article 2 du Code de déontologie de la magistrature? Ainsi, y a-t-il manquement à son obligation d’agir avec intégrité, dignité et honneur?
Devoir d’intégrité
[13] Le critère applicable est le suivant :
« [...] Pour ce qui est de l’intégrité, les juges sont invités à adopter une conduite qui est sans reproche aux yeux d’une personne raisonnable, impartiale et bien informée »[3].
[14] L’intégrité est la qualité d’une personne qui est d’une probité absolue, honnête et incorruptible[4].
Devoir de dignité et d’honneur
[15] La dignité est synonyme de « réserve » et de « retenue ». [5]
[16] Selon les professeurs Pierre Noreau et Emmanuelle Bernheim, l’humour déplacé peut contrevenir à l’obligation déontologique d’intégrité, de dignité et d’honneur de la magistrature[6].
[17] Pour constituer un manquement déontologique, la conduite du juge doit constituer une menace à l’intégrité de la magistrature[7].
[18] Dans l’affaire Therrien, la Cour suprême décrit la spécificité de la fonction judiciaire :
« [...] Puis, au-delà du juriste chargé de résoudre les conflits entre les parties, le juge joue également un rôle fondamental pour l'observateur externe du système judiciaire. Le juge constitue le pilier de l'ensemble du système de justice et des droits et libertés que celui-ci tend à promouvoir et à protéger. Ainsi, pour les citoyens, non seulement le juge promet-il, par son serment, de servir les idéaux de Justice et de Vérité sur lesquels reposent la primauté du droit au Canada et le fondement de notre démocratie, mais est appelé à les incarner (le juge Jean Beetz, Présentation du premier conférencier de la Conférence du 10e anniversaire de l'Institut canadien d'administration de la justice, propos recueillis dans Mélanges Jean Beetz (1995), P. 70-71). »[8]
[nos soulignements]
[19] Dans les
circonstances, il ne fait pas de doute que la réponse spontanée du juge à la
demande de l’accusé de s’identifier, constitue une blague au détriment de
l’accusé. Il s’agit d’un mensonge que le juge n’a jamais rectifié devant
l’accusé, bien qu’il ait eu l’occasion de le faire.
[20] Le juge n’a pas compris que l’état de vulnérabilité de l’accusé nécessitait qu’il s’assure du respect de ses droits les plus élémentaires et fondamentaux[9].
[21] Le Comité tient compte des remords exprimés par le juge, mais conclut néanmoins que ce dernier a manqué à son devoir d’agir avec intégrité, dignité et honneur. Son comportement a constitué une menace à l’intégrité de la magistrature aux yeux d’une personne raisonnable, impartiale et bien informée.
La sanction appropriée
[22] La sanction imposée doit être « proportionnelle à la gravité des manquements »[10]. Celle-ci doit prendre en considération autant les circonstances aggravantes que celles atténuantes[11], qui sont les suivantes :
· Aggravantes :
o La vulnérabilité de l’accusé, non représenté et confus, de toute évidence.
· Atténuantes :
o La reconnaissance du manquement par le juge;
o L’absence d’antécédents déontologiques du juge;
o Le juge a modifié sa façon de gérer les ordonnances d’évaluation de la santé mentale d’un accusé, pour les rendre plus conformes au Code criminel.
[23] À la lumière de toutes les circonstances, une réprimande constitue en l’espèce une sanction suffisamment sévère pour rétablir la confiance que les citoyens doivent entretenir à l’endroit du juge et de la magistrature[12]. Il s’agit d’une dénonciation non équivoque du manquement du juge et de son devoir d’amender sa conduite.
POUR CES MOTIFS, le Comité conclut que le juge Leclerc a enfreint l’article 2 du Code de déontologie de la magistrature et recommande au Conseil de la magistrature de lui adresser une réprimande.
Monsieur le juge Scott Hughes, j.c.q. Juge en chef associé et Président du Comité d’enquête
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Madame la juge Lori Renée Weitzman, j.c.q.
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Madame la juge Martine St-Yves, j.c.m.
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Me Jocelyne Jarry, avocate
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M. Cyriaque Sumu
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Me Lucie Joncas, Ad.E.
Avocate-conseil du Comité d’enquête
Me Giuseppe Battista, Ad.E.
Pour le juge Bruno Leclerc, j.c.q
[1] 2020 CMQC 071 (examen).
[2] R.Q., chapitre T-16, r. 1, établi en vertu de la Loi sur les tribunaux judiciaires, chapitre T-16, a. 261.
[3] Ruffo, 2005 QCCA 1197, paragraphe 52.
[4] C.M.-8-85, CM-8-86-11 (examen).
[5] Plante et Provost, 2007 CMQC 22 (enquête), paragraphe 81.
[6] Pierre Noreau et Emmanuelle Bernheim, La déontologie judiciaire appliquée, Wilson & Lafleur, Montréal, 4ième édition, 2018, sections 2.1, 2.2 et 11.1.
[7] 2003 CMQC 12 (examen).
[8] Therrien (Re), [2001] 2 R.C.S. 3, paragraphes 109 et 110.
[9] Therrien (Re), [2001] 2 R.C.S. 3, paragraphe 151.
[10] Charest c. Alary, 2008 CMCQ 87 (enquête), paragraphe 47.
[11] St-Louis et Gagnon, 2003 CMQC 35 (enquête), paragraphe 105.
[12] Madame A et Turgeon, 2011 CMQC 37 (enquête), paragraphe 67.
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