Décision

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Luamba c. Procureur général du Québec

2022 QCCS 3866

COUR SUPÉRIEURE

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

DISTRICT DE

MONTRÉAL

 

N°:

500-17-114387-205

 

 

 

DATE :

Le 25 octobre 2022

______________________________________________________________________

 

SOUS LA PRÉSIDENCE DE :

L’HONORABLE

MICHEL YERGEAU, J.C.S.

______________________________________________________________________

 

 

JOSEPH-CHRISTOPHER LUAMBA

Demandeur

c.

PROCUREUR GÉNÉRAL DU QUÉBEC

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

Défendeurs

et

ASSOCIATION CANADIENNE DES LIBERTÉS CIVILES

(CANADIAN CIVIL LIBERTIES ASSOCIATION)

et

CANADIAN ASSOCIATION OF BLACK LAWYERS

 Intervenantes

______________________________________________________________________

 

JUGEMENT

______________________________________________________________________

 

Table des matières

1. En guise d’introduction....................................................2

2. Cerner le problème en mots simples........................................3

3. Mise au point.............................................................5

4. La notion de profilage racial................................................6

5. Ce que le demandeur recherche...........................................12

6. Les dispositions législatives pertinentes....................................12

7. Les questions en litige....................................................15

8. Un sujet déjà tranché?...................................................16

9. La force du stare decisis  dans le système de droit...........................21

10. S’écarter de l’arrêt Ladouceur.............................................28

10.1. Une nouvelle question juridique........................................30

10.2. Un changement de l’environnement social suffisamment étayé pour conclure à un changement radical              33

11. La preuve : une synthèse critique..........................................33

11.1. La preuve qualitative.................................................37

11.2. La preuve quantitative, la preuve d’experts, la littérature spécialisée et le contexte social              68

11.2.1. La preuve du fait social..........................................74

11.2.2. La preuve d’un changement de culture............................90

11.3. Synthèse..........................................................107

12. Les atteintes aux droits et garanties de la Charte...........................111

12.1. L’article 9 de la Charte...............................................115

12.1.1. L’atteinte.....................................................116

12.1.2. Un effet dérogatoire de la règle de droit ou un problème d’application de la loi?              117

12.1.3. La justification................................................124

12.2. L’article 7 de la Charte...............................................134

12.2.1. Une question nouvelle.........................................134

12.2.2. L’atteinte.....................................................140

12.2.3. La justification................................................148

12.3. L’article 15 de la Charte.............................................151

12.3.1. L’égalité réelle, un concept fuyant...............................151

12.3.2. L’atteinte.....................................................158

12.3.3. La justification................................................162

13. Réparation............................................................163

14. Remerciements........................................................168

15. Conclusion et dispositif..................................................168

 

À la mémoire de l’Honorable Eva Petras (1950-2022), juge en chef adjointe de la Cour supérieure du Québec.

1.                 En guise d’introduction 

[1]               En règle générale, le seul fait qu’une personne se trouve au volant ne suffit pas à amener la police à l’intercepter sans un motif ou un soupçon quelconque et à exiger qu’elle s’identifie. Pourtant, la preuve nous apprend qu’il en va autrement auprès de certaines personnes, en particulier les hommes de race noire. Pour plusieurs d’entre eux, conduire un véhicule automobile suffit à entrainer cette forme d’interpellation. L’expression Driving while black traduit bien cette réalité.

[2]               C’est ce dont est convaincu le demandeur, un étudiant d’origine haïtienne dans la jeune vingtaine vivant à Montréal et titulaire depuis 2019 d’un permis de conduire.

[3]               À trois reprises en l’espace d’à peine plus d’un an, le véhicule qu’il conduit est immobilisé par un policier qui, sans motif de reproche, lui demande de s’identifier et qui, après vérification, le libère sans émettre de constat d’infraction.

[4]               Plusieurs autres personnes témoignent au procès après avoir été interceptées dans des circonstances semblables alors qu’elles étaient au volant d’un véhicule.

[5]               Toutes ces personnes ont en commun d’être noires.

[6]               Pour banales qu’elles puissent paraître, ces interceptions routières se révèlent intolérables aux intéressés puisqu’elles reposent sur des apparences et des préjugés plus ou moins conscients associés à la couleur de leur peau plutôt que sur un objectif de sécurité routière.

[7]               Ce phénomène est aujourd’hui connu, documenté et nommé pour ce qu’il est : le profilage racial. Vécu comme un stigmate par les collectivités noires, il marque à la fois le cœur et l’esprit de leurs membres qui perçoivent très tôt dans la vie que la loi ne s’applique pas à eux comme aux autres et que la liberté n’est pas garantie de la même façon selon qu’on est noir ou blanc.

[8]               Le demandeur dans son recours attaque donc la validité constitutionnelle de la règle de common law et la validité de la disposition législative sur lesquelles s’appuient ces interceptions routières au Québec. Il se fonde pour ce faire sur les articles 7 et 9 et sur le paragraphe 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés[1]Charte canadienne» ou «Charte»).

[9]               Au terme d’un procès qui aura duré 21 jours, le Tribunal conclut, pour les motifs qui suivent, que le recours du demandeur est bien fondé et qu’il doit être accueilli.

2.                 Cerner le problème en mots simples

[10]           Ce dossier, comme on le verra, soulève plusieurs questions complexes de droit ou de fait. Mais à la base, le problème exposé est relativement simple. Le vulgariser est important pour permettre aux lecteurs de partir du même pied.

[11]           Des personnes de race noire, en grande majorité des hommes, soutiennent être de façon récurrente interceptés alors qu’ils conduisent un véhicule automobile sans que les policiers qui leur intiment l’ordre de s’arrêter n’aient de motif réel de le faire.

[12]           Cette forme d’interpellation routière, même brève, relève de l’entière discrétion des policiers et s’exerce donc de façon arbitraire.

[13]           En 1988, la Cour suprême a statué[2] qu’une interpellation au hasard de ce type constitue une détention[3] arbitraire. Dans cette affaire, il s’agissait d’une interpellation à un point fixe de contrôle routier. La Cour a conclu que, bien qu’arbitraire au sens de l’article 9 de la Charte, une telle interception pouvait se justifier en vertu de l’article premier de celle-ci compte tenu des statistiques présentées sur la conduite automobile avec les facultés affaiblies en lien avec le nombre d’accidents de la route.

[14]           Deux ans plus tard, dans l’arrêt R. c. Ladouceur[4]arrêt Ladouceur» ou «Ladouceur»), un problème du même type se présente. Mais il s’agissait cette fois d’une interception d’un véhicule au hasard non pas à un point de contrôle mais à partir d’une voiture de patrouille. Fortement divisée, à cinq juges contre quatre, la Cour suprême est parvenue à la même conclusion comme nous le verrons de plus près à la section 8.

[15]           Les policiers se sont ainsi vus reconnaître le droit de procéder sans motif réel à cette forme de détention. Bien souvent, lorsque le conducteur du véhicule demande la raison de l’interception, il reçoit du policier pour toute réponse que la loi le permet. Bref, l’argument devient vite circulaire : le policier arrête un véhicule au seul motif qu’il a le droit de le faire, sans motif réel ou soupçon véritable, n’importe où et n’importe quand et répond au conducteur qui lui demande le motif de l’interception précisément cela : qu’il a le droit de le faire, sans motif réel ou soupçon.

[16]           Le demandeur, appuyé en cela par les intervenantes, plaide que la règle de common law établie par la Cour suprême dans Ladouceur et les dispositions législatives qui en découlent, en l’espèce les articles 320.27, alinéa 2 du Code criminel[5] et 636 du Code de la sécurité routière («C.s.r.»)[6], ont été peu à peu perverties et détournées de leur fin première, c’est-à-dire la sécurité routière.

[17]           Selon le demandeur, le «hasard» des interceptions routières auxquelles procèdent des patrouilleurs a pour résultat concret de sélectionner des conducteurs de race noire dans des proportions qui n’ont aucun rapport avec le poids démographique des collectivités noires au Québec ou avec la représentation des personnes noires dans les bilans annuels de criminalité.

[18]           En somme, la règle établie par l’arrêt Ladouceur serait devenue un sauf-conduit permettant aux policiers d’exercer une forme de profilage racial à l’égard des conducteurs noirs de véhicules automobiles. Les droits fondamentaux des personnes noires garantis par la Charte seraient ainsi bafoués jour après jour sans que cette pratique policière puisse se justifier en vertu du premier article de celle-ci.

[19]           À l’opposé, le ministère public soutient que le profilage racial est un problème connu autant des dirigeants politiques que des autorités policières qui ont pris des mesures pour le combattre. Les policiers et policières sont maintenant formés pour ne pas tenir compte des considérations raciales ou sociales dans l’exercice de leurs pouvoirs discrétionnaires au moment de procéder à des interpellations ou à des interceptions. Interpeller des personnes à partir d’un véhicule de patrouille au motif qu’elles sont de race noire est un usage déviant du pouvoir qu’accorde la règle de droit, lequel doit être condamné, plaident les Procureurs généraux.

[20]           Cette disproportion, aujourd’hui documentée, des interceptions routières dites à l’aveugle au détriment des conducteurs noirs découle-t-elle de la règle de common law établie par le plus haut tribunal du pays et cristallisée dans le Code de la sécurité routière ou est-elle le fruit de l’usage dérogatoire qu’en font les policiers? Ce sont là les questions centrales du dossier. Selon qu’on y aille dans un sens ou dans l’autre, la réponse en scelle l’issue.

3.                 Mise au point

[21]           Le format dans lequel le problème du profilage racial est posé est celui d’une action en justice. Le présent jugement dispose des conclusions recherchées par la Demande introductive d’instance telle que modifiée durant le procès.

[22]           Ce jugement ne porte donc que sur une pratique policière spécifique : l’interception sur un chemin public par la police du conducteur d’un véhicule automobile de façon totalement discrétionnaire, sans motif réel ou même sans un simple soupçon d’infraction[7], à des fins de vérification et de contrôle dans un objectif de sécurité routière, hors du cadre d’un programme structuré et d’une façon non régie ou encadrée par une règle de droit. C’est cette pratique policière que sanctionne l’arrêt Ladouceur. Il s’agit de la «mesure attentatoire» au sens que donne à ces mots l’arrêt R.J.R.-MacDonald inc.[8]. Dans le présent jugement, c’est ce créneau particulier des interpellations policières que le Tribunal désigne par les mots «interception routière sans motif réel»[9].

[23]           En corollaire, le présent jugement ne déclare pas inopérantes les règles de common law ou les dispositions législatives qui autorisent les autres formes d’interpellation policière, y compris celles réalisées en vertu du paragraphe 320.27(2) du Code criminel, ou de collecte de renseignements criminels.

[24]           Ce jugement n’est donc pas le rapport d’une commission d’enquête sur le racisme systémique ou encore sur le profilage racial ou social à l’endroit des personnes racisées, des membres des premiers peuples ou des individus marginalisés à un titre ou à un autre.

[25]           Il n’a pas non plus pour objet le racisme au sein des forces policières sous une forme ou sous une autre. Le Tribunal tient d’entrée de jeu, pour éviter toute méprise, à préciser qu’il n’a reçu aucune preuve à ce propos et qu’il ne tire aucune conclusion en ce sens. Comme on le verra, le profilage racial peut s’inviter sournoisement dans la pratique policière sans que les policiers et policières en général soient animés de valeurs racistes.

[26]           Enfin, ce jugement ne porte que sur cette pratique policière. Aucune preuve n’a été apportée de pratiques du même type pouvant être exercées par d’autres agents de la paix, entre autres par les contrôleurs routiers.

4.                 La notion de profilage racial

[27]           Le profilage racial, ce qu’il est, ce qu’il représente et ce qu’il entraine, est au cœur de ce dossier. À cette étape, il convient donc de s’y arrêter pour en cerner les contours au plan juridique.

[28]           On peut situer au début des années 2000[10], le moment où ont émergé du concept plus large de discrimination raciale les notions de profilage racial et de profilage social. Elles désignent les actions de représentants des forces de l’ordre qui reposent non pas sur des motifs réels ou des soupçons raisonnables mais sur des facteurs d’appartenance réelle ou présumée, comme par exemple la race ou l’origine ethnique. Elles ont pour résultat d’exposer les personnes ciblées à un traitement différentiel qui se situe à l’opposé des idéaux d’égalité et de dignité de la personne auxquels la société adhère.

[29]           Sans être désigné sous ce vocable, le profilage racial s’annonçait déjà en 1985 dans l’arrêt Commission ontarienne des droits de la personne c. Simpsons-Sears Ltd.[11]. Dans cet arrêt, la Cour suprême a établi que la discrimination peut se manifester sous diverses formes et qu’elle peut être indirecte ou résulter d’un effet préjudiciable. Puis en 1994[12], le plus haut tribunal a conclu que le concept de discrimination indirecte est visé par la Charte des droits et libertés de la personne[13]Charte québécoise») qui prévoit, à l’article 10, qu’il y a discrimination lorsqu’une distinction, exclusion ou préférence a «pour effet de détruire ou compromettre le droit à l’égalité».

[30]           Or, comme nous l’enseigne la littérature spécialisée, et sur laquelle le Tribunal reviendra, le profilage racial dans les pratiques policières s’exprime très rarement de façon directe. Il le fait plutôt de façon insidieuse à travers des préjugés, des stéréotypes ou au nom de normes qui semblent neutres mais qui, au terme d’un raisonnement probabiliste, finissent par laisser les apparences prendre le pas sur les motifs réels d’intervention.

[31]           Compte tenu des faits allégués par le défendeur et des conclusions recherchées, le Tribunal s’en tiendra au profilage pratiqué à l’endroit des personnes racisées noires.

[32]           Sur cette notion de personnes racisées, le soussigné retient la définition suivante établie par la Ligue des droits et libertés :

Racisée désigne une personne qui appartient, de manière réelle ou supposée, à un des groupes ayant subi un processus de racisation. La racisation est un processus politique, social et mental d’altérisation.[14]

[33]           La Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse («CDPDJ») précise de son côté que :

La notion de groupe racisé fait ressortir le caractère socialement construit de l’idée de race. [Le terme «racisé»] renvoie au fait que les prétendues races «résultent d’un processus de catégorisation externe opérée par le groupe majoritaire».[15]

[34]           Qui plus est, le paragraphe 15(1) de la Charte emploie spécifiquement le mot race.

[35]           C’est donc en gardant à l’esprit ces paramètres et bien conscient des écueils que recèle la notion de race[16] que le Tribunal réfère dans ce jugement aux personnes de race noire ou aux personnes racisées noires ou encore aux personnes noires.

[36]           Cela dit, dans l’arrêt R. c. Brown[17] de 2003, la Cour d’appel de l’Ontario unanime, sous la plume du juge Morden, reconnaissait que le profilage racial policier «is supported by significant social science research»[18]. La Cour suprême formule un constat semblable en 2009 sous la plume du juge Binnie, dans l’arrêt R. c. Grant[19] :

[154] De plus en plus d’éléments de preuve et d’opinions tendent à démontrer que les minorités visibles et les personnes marginalisées risquent davantage de faire l’objet d’interventions policières «discrètes» injustifiées […][20]

[37]           À partir de l’analyse de la Cour d’appel de l’Ontario dans Brown, le professeur David Tanovich, dans un texte de conférence publié en 2017 sous le titre Applying the Racial Profiling Correspondence Test[21], en propose la définition suivante :

Racial profiling occurs when race or racialized stereotypes about offending or dangerousness are used, consciously or unconsciously, to any degree in suspect selection or suspect treatment. The one exception to this is where race is used as part of a known suspect’s physical description, the description is detailed and an individual is investigated because he or she reasonably matches that description.

[38]           Par ailleurs, en 2005, la CDPDJ adopte sa propre définition du profilage racial dans l’objectif de guider ses inspecteurs dans leur travail d’application de la Charte québécoise afin d’assurer la sauvegarde de la dignité humaine qui demeure la théorie fondamentale qui sous-tend aussi bien la Charte canadienne que la Charte québécoise[22]. C’est ainsi que la Commission, dans Le profilage racial : mise en contexte et définition[23], formule la définition suivante qui est aujourd’hui largement partagée :

Le profilage racial désigne toute action prise par une ou des personnes en situation d’autorité à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes, pour des raisons de sûreté, de sécurité ou de protection du public, qui repose sur des facteurs d’appartenance réelle ou présumée, tels la race, la couleur, l’origine ethnique ou nationale ou la religion, sans motif réel ou soupçon raisonnable, et qui a pour effet d’exposer la personne à un examen ou à un traitement différent.

Le profilage racial inclut aussi toute action de personnes en situation d’autorité qui appliquent une mesure de façon disproportionnée sur des segments de la population du fait, notamment de leur appartenance raciale, ethnique ou nationale ou religieuse, réelle ou présumée.

[39]           Maintes fois citée, cette définition sera consacrée en 2015 par la Cour suprême dans l’arrêt Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Bombardier inc. (Bombardier Aéronautique Centre de formation)[24] et reprise maintes fois par la suite.

[40]           En 2019, la Cour suprême y revient dans l’arrêt Le[25]. Après en avoir réitéré la définition, la majorité de la Cour, sous la plume conjointe des juges Brown et Martin, ajoute ce qui suit qui se révèle important dans le cadre du présent dossier :

[76] En revanche, la notion de profilage racial s’attache principalement à la motivation des agents de police. Le profilage racial se produit lorsque la race ou les stéréotypes raciaux concernant la criminalité ou la dangerosité sont dans une quelconque mesure utilisés, consciemment ou inconsciemment, dans la sélection des suspects ou le traitement des individus.

[…]

[78] Le profilage racial est donc ancré dans un processus mental que suit une personne en autorité […]. Ainsi, le profilage racial entre surtout en jeu au regard de l’art. 9 lorsqu’il s’agit de déterminer si la détention est arbitraire, parce que, par définition, la détention fondée sur un profilage racial ne repose pas sur des soupçons raisonnables. […]

(Le Tribunal souligne)

[41]           C’est cette définition que le Tribunal retiendra dans le présent jugement[26]. Il est toutefois conscient qu’elle ne représente pas le fin mot de ce qu’est le profilage racial sous tous ses angles. En effet, surtout depuis une vingtaine d’années au Canada, celui-ci fait l’objet d’une abondante littérature associée aux sciences sociales, à la psychologie comportementale et au droit. En faire la somme déborderait le cadre d’un jugement sur une demande en justice spécifique comme c’est le cas ici.

[42]           Au plan juridique, cette définition, couplée à d’autres déjà mentionnées, permet de dégager certains traits du profilage racial :

a)     action prise par des personnes en autorité, principalement par des policiers;

b)     sans motif réel ou soupçon;

c)     pour des motifs allégués de protection du public à un titre ou à un autre;

d)     envers des personnes ciblées, consciemment ou non, en raison de leur appartenance à une race, à une couleur ou à une origine ethnique;

e)     plutôt qu’en fonction de la description d’une personne sous enquête;

f)       avec pour effet de les exposer à un traitement différencié ou à l’application d’une mesure de façon disproportionnée.

[43]           En somme, un mélange d’attitude mentale chez la personne en autorité conjuguée à une conception biaisée du lien de causalité[27].

[44]           De ce qui précède découle que le profilage racial est presque à tout coup insaisissable et sournois puisqu’il repose sur une pratique policière trop souvent détournée de ses fins par des préjugés individuels, conscients ou non. Le problème n’en est que plus important lorsqu’une règle de common law ou une disposition législative comme l’article 636 C.s.r. prévoit qu’un agent de la paix, pourvu qu’il soit identifiable comme tel et qu’il agisse dans le cadre des fonctions que lui attribue le Code, peut ordonner, de façon discrétionnaire, à un automobiliste choisi «au hasard», qu’il immobilise son véhicule et s’identifie.

[45]           Certes, la Cour suprême, dans l’arrêt Bombardier précité, rappelle qu’en droit canadien et en droit québécois, le plaignant n’est pas tenu de démontrer que le défendeur avait l’intention de commettre un acte discriminatoire à son égard. Le contraire mènerait à élever une barrière pratiquement insurmontable pour la personne qui demande réparation[28]. Mais la preuve du profilage n’en demeure pas moins difficile à établir. Le Tribunal souscrit sur cet aspect aux remarques du juge Morden de la Cour d’appel de l’Ontario dans l’arrêt R. v. Brown[29] lorsqu’il écrit :

[44] A racial profiling claim could rarely be proven by direct evidence. This would involve an admission by a police officer that he or she was influenced by racial stereotypes in the exercise of his or her discretion to stop a motorist. Accordingly, if racial profiling is to be proven it must be done by inference drawn from circumstantial evidence.

(Le Tribunal souligne)

[46]           L’abondante jurisprudence en matière de déontologie policière ne laisse aucune place au doute que tel est le cas.

[47]           Il convient d’ajouter à ce qui précède ce passage des notes du juge Doherty de la Cour d’appel de l’Ontario dans l’arrêt Peart v. Peel Regional Police Service[30] qui traite de l’importance d’établir des indicateurs du profilage racial pour pallier à cette embûche :

[95] Racial profiling can seldom be proved by direct evidence. Rather, it must be inferred from the circumstances surrounding the police action that is said to be the product of racial profiling. The courts, assisted by various studies, academic writings, and expert evidence have come to recognize a variety of factual indicators that can support the inference that the police conduct was racially motivated, despite the existence of an apparent justification for that conduct […]

[48]           Aujourd’hui, des indicateurs factuels se sont développés permettant de présumer du profilage racial faute d’une preuve directe.

[49]           Des recherches ont par ailleurs été menées pour cerner le caractère insidieux de ce phénomène. Des experts ont exploré les effets individuels, collectifs et intergénérationnels reliés au profilage racial et son rôle sur la perte de confiance de segments de la population envers les forces de police. L’arrêt Le de la Cour suprême, déjà mentionné, est venu confirmer cette approche.

[50]           Tel qu’on le définit maintenant, le profilage racial était inconnu en 1990 au moment où a été rendu l’arrêt Ladouceur, lequel occupe ici une place centrale puisque c’est lui qui a établi la règle de common law dont le demandeur attaque aujourd’hui la constitutionnalité. Tout au plus retrouve-t-on dans cet arrêt-clé les deux brefs passages suivants, le premier pour le compte de la minorité sous la plume du juge Sopinka, le second souscrit au nom de la majorité des juges de la Cour sous celle du juge Cory :

Par contre, l'interception au hasard d'un véhicule au cours d'une patrouille permettrait à un agent de police d'intercepter n'importe quel véhicule, n'importe quand, n'importe où.  La décision pourrait reposer sur un caprice.  Chacun des agents de police aura des motifs différents.  Certains auront tendance à arrêter les conducteurs plus jeunes, d'autres les voitures plus vieilles, et ainsi de suite.  Comme le souligne le juge Tarnopolsky, des considérations raciales peuvent aussi entrer en ligne de compte.  Mon collègue dit que, dans ces circonstances, il serait possible de prouver l'existence d'une violation de la Charte.  Cependant, s'il n'est pas nécessaire de fournir quelque motif que ce soit, ni même d'en avoir, comment pourra-t-on savoir?[31]

Finalement, il faut démontrer que la vérification de routine ne porte pas atteinte gravement au droit garanti par l'art. 9 au point de l'emporter sur l'objectif législatif.  Ce qui nous préoccupe à ce stade-ci, c'est la perception du risque d'abus de ce pouvoir par les fonctionnaires chargés d'appliquer la loi.  À mon avis, ces craintes ne sont pas fondées.  Il y a déjà des mécanismes en place pour empêcher les abus.[32]

(Le Tribunal souligne)

[51]           Mis bout à bout, ces deux passages de Ladouceur mettent en lumière le fait qu’au moment où la Cour suprême s’est prononcée, les risques du profilage racial, s’ils étaient pressentis, n’étaient pas encore suffisamment connus pour que le plus haut tribunal s’y arrête.

5.                 Ce que le demandeur recherche

[52]           Le demandeur cherche à faire déclarer invalide constitutionnellement et inopérante la règle de common law octroyant à des policiers le pouvoir d’intercepter un véhicule routier sans motif réel de croire ou de soupçonner qu’une infraction à une règle de sécurité routière a été commise, lorsque cette interception ne fait pas partie d’un programme structuré. Il demande de faire de même avec l’article 636 C.s.r. Il plaide en substance que la règle de droit contrevient aujourd’hui aux garanties juridiques inscrites aux articles 7 et 9 et au paragraphe 15(1) de la Charte sans pouvoir être justifiée au sens de l’article 1 de cette dernière. Par règle de droit, le Tribunal entend l’effet conjugué de la règle de common law  et de l’article 636 C.s.r.

6.                 Les dispositions législatives pertinentes

[53]           Citons les principales dispositions législatives qu’invoque le demandeur.

[54]           Le 20 décembre 1990, l’Assemblée nationale a modifié l’article 636 C.s.r. pour en retirer l’obligation d’avoir un motif raisonnable de croire qu’une infraction à ce code avait été commise pour exiger du conducteur qu’il immobilise son véhicule[33]. Le législateur québécois s’assurait de la sorte d’arrimer le texte de la loi à la règle de common law établie par la Cour suprême sept mois plus tôt dans l’arrêt Ladouceur[34]. Du même coup, il permet aux policiers d’intervenir «conformément à une loi», tel qu’exigé par la Cour suprême[35].

[55]           L’article 636 ainsi modifié est entré en vigueur le 1er janvier 1991. Il a été remodifié à quelques reprises par la suite sans en altérer la portée. Il se lit aujourd’hui ainsi :


636. Un agent de la paix, identifiable à première vue comme tel, peut, dans le cadre des fonctions qu’il exerce en vertu du présent code, des ententes conclues en vertu de l’article 519.65 et de la Loi concernant les propriétaires, les exploitants et les conducteurs de véhicules lourds (chapitre P-30.3), exiger que le conducteur d’un véhicule routier immobilise son véhicule. Le conducteur doit se conformer sans délai à cette exigence.

[56]           Pour ce qui est des articles 7 et 9 et du paragraphe 15(1) de la Charte, ils se lisent de la façon suivante :

7.  Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale.

9.  Chacun a droit à la protection contre la détention ou l’emprisonnement arbitraires.

15. (1) La loi ne fait acception de personne et s’applique également à tous, et tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination, notamment des discriminations fondées sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l’âge ou les déficiences mentales ou physiques.

[57]           Ces dispositions sont évidemment indissociables de l’article 1 :

1.  La Charte canadienne des droits et libertés garantit les droits et libertés qui y sont énoncés. Ils ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique.

[58]           Quant au paragraphe 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982[36], il énonce que :

52. (1) La Constitution du Canada est la loi suprême du Canada; elle rend inopérantes les dispositions incompatibles de toute autre règle de droit. […]

[59]           Pour ce qui est de l’article 24 de la Charte, dont le ministère public a tiré argument, il se lit ainsi :

24.  (1) Toute personne, victime de violation ou de négation des droits ou libertés qui lui sont garantis par la présente charte, peut s’adresser à un tribunal compétent pour obtenir la réparation que le tribunal estime convenable et juste eu égard aux circonstances.

 (2) Lorsque, dans une instance visée au paragraphe (1), le tribunal a conclu que des éléments de preuve ont été obtenus dans des conditions qui portent atteinte aux droits ou libertés garantis par la présente charte, ces éléments de preuve sont écartés s’il est établi, eu égard aux circonstances, que leur utilisation est susceptible de déconsidérer l’administration de la justice.

[60]           Citons aussi pour clore cette section, le paragraphe 35(1) ainsi que les articles 36, 97 et 102 du Code de la sécurité routière qui se posent en corollaire de l’article 636 :

35. La personne qui conduit un véhicule routier ou qui en a la garde ou le contrôle doit avoir avec elle le certificat d’immatriculation du véhicule ou une copie de celui-ci, sauf dans les 10 jours de l’immatriculation, ainsi que l’attestation d’assurance prévue par la Loi sur l’assurance automobile […]

36. La personne qui conduit un véhicule routier ou qui en a la garde ou le contrôle doit, à la demande d’un agent de la paix, lui remettre pour examen les pièces visées à l’article 35.

L’agent doit remettre ces pièces à leur détenteur dès qu’il les a examinées.

97. La personne qui conduit un véhicule routier ou qui en a la garde ou le contrôle doit avoir avec elle son permis.

102. Les personnes visées dans les articles 97, 99 et 100 doivent, à la demande d’un agent de la paix, remettre leur permis pour examen.

L’agent doit remettre ce permis à son titulaire dès qu’il l’a examiné.

7.                 Les questions en litige

[61]           Les questions suivantes se posent dans le cadre de ce litige :

 

a)     L’arrêt Ladouceur a-t-il décidé en tout ou en partie du litige et constitue-t-il un précédent qui lie le Tribunal en vertu de la règle du stare decisis?

 

b)     Quels sont les cas où le juge d’instance peut s’écarter d’un précédent établi par un tribunal hiérarchiquement supérieur?

 

c)     Y a-t-il une nouvelle question juridique à résoudre à laquelle l’arrêt Ladouceur n’apporte pas réponse?

 

d)      Le demandeur a-t-il démontré que la situation exposée ou la preuve réunie «change radicalement la donne» / «fundamentally shifts the parameters of the debate» au sens des arrêts Bedford[37] et Carter[38]?

 

e)     Le profilage racial, la façon dont il s’exerce auprès des conducteurs noirs, les difficultés de preuve qu’il soulève et son effet traumatisant sur les membres de la collectivité noire sont-ils le fait de la règle de common law et de la loi telles qu’en elles-mêmes ou résultent-ils de l’application dérogatoire de l’une et de l’autre?

 

f)       La preuve du profilage racial pratiqué par des policiers permet-elle de conclure à une négation des garanties juridiques prévues aux articles 7 et 9 de la Charte canadienne ou à une violation du droit à l’égalité inscrit au paragraphe 15(1)?

 

g)     Dans l’affirmative, les recours prévus aux alinéas 1 et 2 de l’article 24 s’avèrent-ils un redressement adéquat?

 

h)     Une fois reconnue la réalité du profilage racial dans les interceptions routières arbitraires sans motif réel d’automobilistes noirs, les moyens déployés au Québec au cours des dernières années par le ministère de la Sécurité publique, par certains services de police et par les maisons d’enseignement en techniques policières peuvent-ils constituer un correctif adéquat en matière de droits fondamentaux?

 

i)        Y a-t-il lieu de déclarer inopérants la règle de common law énoncée dans l’arrêt Ladouceur ainsi que l’article 636 du Code de la sécurité routière?

 

Le Tribunal répondra à ces questions au fur et à mesure dans le cours du jugement.

8.                 Un sujet déjà tranché?

[62]           Le problème que dénonce le demandeur a été tranché en 1990 par la Cour suprême dans l’arrêt Ladouceur. Faut-il s’en tenir à ce précédent ou s’en écarter? Il s’agit de la question d’amont. Pour le faire, voyons tout d’abord sur quelle base la Cour suprême a disposé à l’époque du problème qui lui était soumis.

[63]           Rappelons que cet arrêt a été décidé non pas à l’unanimité des neuf juges de la Cour suprême mais plutôt à 5 contre 4. Or, dans l’arrêt Ontario (Procureur général) c. Fraser[39], la juge en chef McLachlin et le juge LeBel, tous deux écrivant conjointement au nom de la majorité, soulignent que «l’avis réfléchi de majorités claires» et le «caractère récent» des précédents à reconsidérer «milite[nt] contre leur abandon». A contrario, l’évolution souvent rapide des données de société, des faits législatifs[40] et des enseignements des tribunaux d’appel permet de considérer qu’une règle énoncée il y a plus de 30 ans sur la base de données remontant aujourd’hui à près de 40 ans par une Cour suprême partagée presqu’à égalité prédispose à une plus grande ouverture.

[64]           L’affaire Ladouceur repose sur le paragraphe 189a (1) du Code de la route de l’Ontario[41] permettant les interpellations au hasard des automobilistes par la police pour effectuer des vérifications de routine. Ce paragraphe, tel qu’il se lisait au moment où le dossier a été judiciarisé en 1982, prévoyait ce qui suit :

189a (1)  Un agent de police, dans l’exercice légitime de ses fonctions, peut exiger du conducteur d’un véhicule automobile qu’il s’arrête. Si tel est le cas, à la suite d’une demande ou de signaux, le conducteur obéit immédiatement à la demande de l’agent identifiable à première vue comme tel.[42]

[65]           Les faits sous-jacents sont simples. Deux policiers du service de police d’Ottawa, le 27 avril 1982, étaient chargés de surveiller une résidence. En quittant, ils ont vu Ladouceur au volant de sa voiture. Ils l’ont suivi et peu après, lui ont fait signe de s’arrêter, ce qu’il a fait. Un des deux policiers lui a demandé de produire ses permis, certificat d’immatriculation et preuve d’assurance. Ladouceur a alors reconnu savoir que son permis était suspendu. Il a reçu une sommation l’accusant d’avoir conduit pendant la suspension de son permis. L’interception du véhicule a duré environ15 minutes. Il n’y a pas eu d’arrestation. Les policiers n’ont pas fait preuve de conduite incorrecte ou coercitive. L’appelant avait déjà été trouvé coupable à trois reprises d’avoir conduit alors que son permis était suspendu.

[66]           Au procès, en Cour provinciale de l’Ontario, Ladouceur a été trouvé coupable et condamné à une amende de 2 000$. En appel à la Cour provinciale (Division criminelle), il a soulevé que le paragraphe 189a (1) du Code de la route était inconstitutionnel parce qu’il violait les articles 7, 8 et 9 de la Charte canadienne. Le juge d’appel a écarté ce moyen puisque, selon lui, l’article 1 de la Charte s’appliquait de toute façon.

[67]           Mais la Cour d’appel de l’Ontario, dans Regina v. Ladouceur[43], à la majorité, sous la plume du juge Tarnopolsky, a conclu : a) que le pouvoir d’un agent de police d’interpeller des automobilistes au hasard constitue une détention arbitraire au sens de l’article 9 de la Charte et b) que le paragraphe 189a (1) du Code de la route ne satisfaisait pas aux exigences de proportionnalité et qu’il ne pouvait se justifier au sens de l’article 1 de la Charte. Par contre, la Cour d’appel a refusé de le déclarer inopérant comme le permet le paragraphe 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982. La majorité a plutôt donné une interprétation atténuée du paragraphe 189a (1) selon laquelle ce dernier ne vise qu’un programme structuré d’interpellations où tous les véhicules doivent s’arrêter ou encore une interpellation pour un motif précis. De toute façon, la Cour d’appel a considéré que l’admission de M. Ladouceur faite au policier voulant que son permis était suspendu ne devait pas être écartée par application du paragraphe 24(2) de la Charte.

[68]           Le juge minoritaire de la Cour d’appel était par contre d’opinion que, si l’interpellation au hasard constituait une détention arbitraire, elle pouvait se justifier en vertu de l’article 1 de la Charte.

[69]           En Cour suprême, deux questions constitutionnelles ont été abordées. D’une part, l’interception au hasard d’un véhicule et de son conducteur par un policier qui n’a ni motif raisonnable, ni soupçon précis de croire qu’une infraction a été commise est-elle compatible avec les articles 7, 8 et 9 de la Charte canadienne lorsque cette interception ne fait pas partie d’un programme structuré? Dans l’affirmative, le paragraphe 189a (1) est-il justifiable et proportionné au regard du premier article de la Charte?

[70]           Se basant principalement sur l’arrêt Hufsky[44], la majorité de la formation a conclu qu’immobiliser un véhicule au hasard pour les fins d’un contrôle routier ponctuel restreint la liberté d’action de son conducteur et constitue une détention arbitraire puisqu’il n’y a pas de critère, exprès ou tacite, qui régit l’exercice du pouvoir discrétionnaire des policiers en pareil cas.

[71]           Les interpellations de ce type violent donc l’article 9 de la Charte sans qu’il soit nécessaire de décider si elles portent atteinte en plus à l’article 7 de la Charte.

[72]           Abordant par la suite la question de la justification au sens de l’article 1 de la Charte, la majorité s’en tient à la grille d’analyse établie dans l’arrêt R. c. Edwards Books and Art Ltd.[45], laquelle reprenait les enseignements de l’arrêt R. c. Oakes[46] («test de Oakes») rendu peu avant :

  Pour établir qu'une restriction est raisonnable et que sa justification peut se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique, il faut satisfaire à deux exigences. En premier lieu, l'objectif législatif que la restriction vise à promouvoir doit être suffisamment important pour justifier la suppression d'un droit garanti par la Constitution. Il doit se rapporter à des "préoccupations urgentes et réelles". En second lieu, les moyens choisis pour atteindre ces objectifs doivent être proportionnels ou appropriés à ces fins. La proportionnalité requise, à son tour, comporte normalement trois aspects: les mesures restrictives doivent être soigneusement conçues pour atteindre l'objectif en question, ou avoir un lien rationnel avec cet objectif; elles doivent être de nature à porter le moins possible atteinte au droit en question et leurs effets ne doivent pas empiéter sur les droits individuels ou collectifs au point que l'objectif législatif, si important soit-il, soit néanmoins supplanté par l'atteinte aux droits. La Cour a affirmé que la nature du critère de proportionnalité pourrait varier en fonction des circonstances. Tant dans son élaboration de la norme de preuve que dans sa description des critères qui comprennent l'exigence de proportionnalité, la Cour a pris soin d'éviter de fixer des normes strictes et rigides.

[73]           En pareil cas, c’est au ministère public qu’il revient dès lors de démontrer, par la prépondérance des probabilités, que la disposition législative attaquée respecte le critère de proportionnalité.

[74]           Pour en venir à conclure à la validité constitutionnelle du paragraphe 189a (1) du Code de la route comme elle le fait, la Cour suprême s’appuie sur des données statistiques projetant «une image déprimante des décès et des blessures qui résultent de la conduite de véhicules automobiles sur les rues et routes du pays» qui démontrent «à quel point la préoccupation est réelle et urgente»[47].

[75]           Le bon entretien mécanique, la possession d’un permis de conduire valide et d’une preuve d’assurance et la sobriété du conducteur ont retenu l’attention de la majorité : «Ces facteurs  […], s’ils peuvent être contrôlés, il y aura alors réduction du nombre d’accidents causant des décès et des blessures»[48].

[76]            Après avoir passé en revue chacun de ces facteurs, la Cour en tire la conclusion qu’«il vaut certainement mieux permettre les interpellations au hasard et empêcher qu’un accident survienne que refuser le droit d’interpeller et confirmer de façon répétée les tristes statistiques à la morgue et à l’hôpital»[49].

[77]           La «corrélation indéniable»[50] entre la conduite sans permis et l’accroissement du risque d’accidents graves, la «preuve écrasante»[51] confirmant le rapport entre ces derniers et la conduite sous l’influence de l’alcool et de la drogue, la similitude avec la preuve présentée dans l’arrêt Hufsky amènent donc la majorité à conclure que les interpellations au hasard réalisées en vertu du paragraphe 189a (1) du Code de la route sont destinées à répondre à une préoccupation urgente et réelle et qu’elles peuvent être justifiées aux termes de l’article premier de la Charte. Selon la Cour, «il s’agit de la seule façon de vérifier le permis de conduire et l’assurance d’un conducteur, l’état mécanique d’un véhicule ou la sobriété d’un conducteur»[52] (le Tribunal souligne).

[78]           La Cour suprême en arrive de la sorte à conclure que les interceptions à l’aveugle prévues au Code de la route de l’Ontario, ne faisant pas partie d’un programme structuré, s’avèrent constituer un moyen législatif proportionnel aux préoccupations de sécurité routière. Elles constituent de plus un moyen dissuasif pour éviter que des conducteurs sans permis ou sous l’effet de l’alcool prennent la route.

[79]           Il existe donc selon la Cour suprême un lien rationnel entre la vérification routière de routine et l’objectif derrière le paragraphe 189a (1) du Code de la route. Le moyen choisi par le législateur se révèle de plus proportionnel à l’intrusion que représente l’interception au hasard. L’inconvénient causé au conducteur étant minime, puisque selon la Cour les interpellations sont relativement brèves et n’exigent que la présentation de quelques documents, l’interpellation routière porte le moins possible atteinte à la garantie juridique contre la détention arbitraire.

[80]           Pour ce qui est de la perception du risque d’abus par les agents de police chargés d’appliquer le paragraphe 189a (1), la Cour la minore et l’écarte puisqu’«il y a déjà des mécanismes en place pour empêcher les abus» :

Les policiers ne peuvent interpeller des personnes que pour des motifs fondés sur la loi, en l’espèce des motifs relatifs à la conduite d’une automobile comme la vérification du permis de conduire, des assurances et de la sobriété du conducteur ainsi que de l’état mécanique du véhicule.[53]

[81]           Au final, dans Ladouceur, la Cour suprême conclut qu’une interpellation routière au hasard, à l’extérieur du cadre d’un programme structuré déployé par des points de contrôle : a) constitue une détention arbitraire contraire à l’article 9 de la Charte, b) représente une atteinte minimale au droit fondamental protégé par cet article et c) que cette atteinte se justifie dans le cadre d’une société libre et démocratique. Pour la majorité, il en résulte que le paragraphe 189a (1) du Code de la route est une disposition législative valide et constitutionnelle sans qu’il soit nécessaire d’en donner une interprétation atténuée. L’appel s’en trouve ainsi accueilli.

[82]           Par contre, dans la dissidence qu’il signe pour le compte de la minorité, le juge Sopinka conclut que «le droit absolu des agents de police d’intercepter des véhicules à moteur sans aucun motif [ne peut] se justifier en vertu de l’article premier de la Charte»[54]. Toutefois, les juges minoritaires en viennent à la conclusion que le pourvoi doit malgré tout être rejeté au motif qu’il n’y a pas lieu d’écarter des éléments de preuve en vertu du paragraphe 24(2) de la Charte.

[83]           Selon la minorité, le droit d’interpeller des automobilistes à des points de contrôle établis en vertu d’un programme structuré à des fins de vérification est justifié malgré la violation du droit garanti par l’article 9 de la Charte.

[84]           Par contre, intercepter n’importe quel véhicule peu importe le lieu et le moment alors qu’un policier n’a aucun motif réel de le faire est la «goutte qui fait déborder le vase»[55]. Approuver cette pratique mènerait à une négation totale de la liberté de ne pas être soumis à une détention arbitraire. Selon la minorité, la vérification au hasard, à un endroit fixe et choisi d’avance dans le cadre d’un programme structuré, tel que permis par l’arrêt Hufsky, constitue la limite extrême de l’article premier. À l’appui de cette position, le juge Sopinka écrit ce qui suit qui prend tout son sens dans les circonstances du présent dossier, surtout quand on la relie au passage précédemment cité de cette même dissidence[56]:

Mon collègue dit que, dans ces circonstances, il serait possible de prouver l'existence d'une violation de la Charte.  Cependant, s'il n'est pas nécessaire de fournir quelque motif que ce soit, ni même d'en avoir, comment pourra-t-on savoir?  L'agent n'a qu'à dire: "J'ai intercepté votre véhicule parce que j'ai le droit de le faire sans aucun motif.  Je suis à la recherche de conducteurs sans permis."  S'il est certain qu'il y aura des cas où, de l'aveu de tous, il se produira des violations de la Charte qui ne sont pas justifiables, pouvons-nous les ignorer et approuver une pratique, même si dans l'application générale de cette pratique les violations de la Charte sont justifiables?  De plus, un pouvoir absolu risque d'être beaucoup plus envahissant et de donner lieu à une atteinte plus grande au droit à la vie privée.  Tout citoyen parfaitement respectueux des lois qui circule tard la nuit sur une route de campagne déserte doit s'attendre à être rejoint, parfois par derrière, par une voiture de police, sirène hurlante et feux clignotants, et il doit s'arrêter immédiatement pour justifier son droit d'être sur la route.  Combien de conducteurs innocents faudra-t-il interpeller pour attraper un conducteur sans permis?  […][57]

(Le Tribunal souligne)

[85]            Sur cette base, la minorité conclut qu’il y a lieu d’endosser la position adoptée par la Cour d’appel de l’Ontario sous la plume du juge Tarnapolsky prônant une interprétation atténuée du paragraphe 189a (1).

[86]           Avant d’enchaîner, le Tribunal souligne deux éléments à prendre en considération dans le contexte de ce dossier :

a)     selon la Cour d’appel dans l’arrêt R. c. Soucisse[58], l’article 636 C.s.r. est équivalent et a la même portée que le paragraphe 189a (1) du Code de la route de l’Ontario :

[…] Despite minor variances in the text, the similarity is so striking, that it compels the conclusion that the finding of the Supreme Court in Ladouceur applies equally to section 636 of the Highway Safety Code, and that section 636 is a justifiable infringement of section 9 of the Charter. Accordingly, section 636 of the Highway Safety Code is valid.

b)     contrairement au dossier à l’étude, la Cour suprême dans l’arrêt Ladouceur ne traite aucunement de l’atteinte au droit fondamental garanti par l’article 15 de la Charte et ne se penche pas vraiment sur l’application de l’article 7.

9.                 La force du stare decisis  dans le système de droit

[87]           Assise fondamentale de la common law[59], le stare decisis est l’autorité judiciaire que les tribunaux reconnaissent aux déclarations de droit antérieures portant sur une même question dans un souci de certitude du droit et de sécurité des transactions de tous ordres. Lord Scarman en saisit bien l’essence lorsqu’il formule l’aphorisme suivant : «Consistency is necessary to certainty»[60].

[88]           L’autorité du stare decisis s’applique à tous contrairement à la règle de la chose jugée qui ne vaut qu’entre les parties à un litige spécifique dans la mesure où sont réunies les trois identités énoncées à l’article 2848 C.c.Q.[61].

[89]           Même si le Québec, à cause de sa tradition civiliste, n’applique pas la règle du stare decisis avec la même rigueur que ne le font les juridictions de common law, il n’en demeure pas moins que les tribunaux d’instance ne dérogent aux données des juridictions d’appel qu’à titre exceptionnel et dans la seule mesure où un revirement de la jurisprudence leur apparaît nécessaire et pressant. On attend donc des juges de première instance qu’ils appliquent les enseignements des tribunaux d’appel, que ce soit ceux de la Cour d’appel du Québec ou de la Cour suprême du Canada. Il s’agit du stare decisis hiérarchique qu’on appelle aussi stare decisis vertical. C’est celui qui nous intéresse ici vu la teneur des arrêts Ladouceur et Soucisse.

[90]           En parallèle, existe aussi le stare decisis horizontal qui, ramené à sa plus simple expression, signifie que les membres d’un même niveau de juridiction appliquent leurs propres précédents. Inutile ici d’entrer plus avant dans les arcanes du stare decisis horizontal au sein des tribunaux d’instance[62]. Concentrons-nous sur l’application de cette règle par les tribunaux d’appel par rapport à leurs propres arrêts.

[91]           Depuis une trentaine d’années, la Cour d’appel du Québec a opté pour une approche souple de la règle du précédent au regard de ses propres décisions comme elle s’en est expliquée successivement dans les arrêts Lefebvre[63] et Laurentienne[64]. Cette approche moins rigide semble s’imposer aussi au sein de la Cour suprême[65], même si elle n’est pas sans essuyer des critiques à la fois à l’externe[66] comme à l’interne. À titre d’exemple, récemment, les juges Abella et Karakatsanis, dans l’arrêt Vavilov, n’ont pas hésité à qualifier cette approche plus flexible du stare decisis de «mépris des précédents» qui «risque […] d’ébranler la confiance du public à l’égard de la stabilité du droit»[67].

[92]           L’assouplissement progressif de la règle du stare decisis horizontal au sein des tribunaux hiérarchiquement supérieurs a pour objectif fondamental de conserver «un équilibre entre la prévisibilité et la cohérence, d’une part, et l’évolution de la situation sociale et le besoin de justesse, d’autre part»[68]. Cette approche découle du principe qu’«il vaut mieux réexaminer un précédent que de laisser perpétuer une injustice», comme l’écrit avec élégance le juge Kasirer au nom de la Cour suprême unanime dans le récent arrêt Sullivan[69]. À ce propos, la Cour enchaine en soulignant que :

[68] La règle du stare decisis est le meilleur cadre d’analyse à appliquer aux litiges concernant des questions constitutionnelles, car elle assure une meilleure protection contre la remise en cause du droit, alors que le principe de l’autorité de la chose jugée empêche la remise en cause des faits.

[93]           Cela dit, peu importe lequel des tribunaux d’appel est appelé à se pencher sur l’application d’un de ses propres précédents, il n’y revient jamais sans «être convaincu, pour des raisons impérieuses, que la décision est erronée et qu’elle devrait être écartée», comme l’écrit le juge Rothstein, au nom de la Cour suprême unanime, dans l’arrêt Canada c. Craig[70]. En somme, écarter un de ses précédents, pour un tribunal d’appel, ne se fait pas à la légère[71].

[94]           Dans ce contexte, il va sans dire qu’un tribunal de première instance ne peut remettre en question l’autorité du stare decisis vertical qu’avec une prudence redoublée qui doit être calibrée à l’aulne de celle que déploient les tribunaux hiérarchiquement supérieurs au moment d’écarter leurs propres précédents.

[95]           Mais pour autant, la circonspection ne doit pas mener à l’inaction.

[96]           La Cour suprême a balisé la voie à suivre en cette matière à deux reprises dans un passé récent, dans les arrêts Bedford[72] et Carter[73] déjà mentionnés. On en retient qu’il peut arriver qu’un tribunal inférieur soit justifié de ne pas suivre un précédent dans certaines situations exceptionnelles.

[97]           Tel peut être le cas lorsqu’une nouvelle question de droit se pose ou lorsqu’une modification de la situation ou de la preuve «change radicalement la donne» ou, selon la version anglaise de l’arrêt, «fundamentally shifts de parameters of the debate»[74], pour reprendre les mots de ce qui est devenu une formule consacrée.

[98]           Il s’agit, selon la Cour suprême, d’un «seuil exigeant»[75]. Il ne suffit donc pas «qu’une perspective différente sur la preuve existante [puisse] changer la réponse des juristes à la même question juridique»[76]. Il faut surtout éviter le piège de rendre aujourd’hui le jugement que le juge d’instance aurait aimé rendre s’il avait été saisi de l’affaire à l’époque.

[99]           Lorsque le tribunal inférieur est en désaccord avec la décision liante d’un tribunal qui lui est hiérarchiquement supérieur, sans qu’il n’y ait eu un tel changement radical, il peut exposer dans ses motifs ce qu’il estime problématique mais il ne peut pour autant refuser de l’appliquer[77]. C’est ainsi que dans l’arrêt Comeau[78], la Cour suprême a conclu à l’unanimité que «ce seuil exigeant n’a pas été atteint» au motif suivant :

[37] Puisque la preuve historique acceptée par le juge du procès n’est pas une preuve que les faits législatifs et sociaux ont changé ou qu’un autre changement fondamental est survenu, elle ne peut justifier la dérogation au principe du stare decisis vertical. Les interprétations divergentes de l’histoire ne changent pas radicalement la donne en l’espèce. Bien que la description particulière de faits historiques ou la perspective de quiconque à l’égard de cette preuve puisse militer pour une interprétation législative différente de celle adoptée dans une décision antérieure, la simple existence de cette preuve ne permet pas au juge de rompre avec un précédent qui fait autorité.

(Le Tribunal souligne)

[100]      Dans ce contexte, quelle est la marge de manœuvre du juge d’instance entre le précédent établi par un tribunal hiérarchiquement supérieur et la preuve des mutations sociales intervenues entre-temps?

[101]      La Cour d’appel de l’Ontario, dans l’arrêt Canada (Attorney General) v. Bedford[79], avait retenu une interprétation rigide du stare decisis hiérarchique : en aucun cas le juge d’instance ne peut modifier le droit établi. Il ne peut que tirer des conclusions sur les faits et la crédibilité afin de constituer le dossier de preuve à partir duquel le tribunal hiérarchiquement supérieur qui a établi la règle de droit pourra se prononcer et choisir de modifier son précédent s’il le juge bon.

[102]      En appel de ce jugement, dans l’arrêt Bedford déjà mentionné, la Cour suprême a plutôt choisi de laisser un espace, même contraint, permettant au juge d’instance d’aller au-delà de la fonction de scribe ou de «simple exécutant»[80].

[103]      Pour l’essentiel, ce dossier s’intéressait à la constitutionnalité de trois dispositions du Code criminel portant sur la pratique de la prostitution au Canada. Il s’agissait de déterminer si ces dispositions pouvaient toujours être considérées valides compte tenu des enjeux de sécurité qu’elles posaient aux personnes s’adonnant à la prostitution. Cet arrêt du plus haut tribunal traite à la fois du stare decisis hiérarchique et du stare decisis horizontal. C’est le premier des deux qui nous intéresse ici.

[104]      En effet, la validité constitutionnelle de deux des dispositions du Code criminel visant la pratique de la prostitution avait été reconnue en 1990 dans le Renvoi sur la prostitution[81]Renvoi»). La Cour suprême y avait confirmé la validité constitutionnelle des dispositions sur les maisons de débauche et la communication à des fins de prostitution, les jugeant conformes à l’article 7 de la Charte. Même si l’interdiction de communiquer à des fins de prostitution porte atteinte à une liberté garantie par l’article 2 b) de cette dernière, il s’agissait, selon la Cour suprême, d’une limite justifiable en vertu de son article premier.

[105]      Vingt ans plus tard, la juge du procès dans le dossier Bedford a décidé, en s’appuyant sur la preuve, de passer outre au précédent du Renvoi et d’examiner la constitutionnalité des trois dispositions avant de les déclarer invalides au motif qu’elles ont un effet préjudiciable sur la liberté et la sécurité des personnes pratiquant la prostitution.

[106]      Pour s’écarter du précédent, la juge du procès a tenu compte : a) de l’évolution depuis 1990 de la jurisprudence relative à l’article 7, en particulier sur les notions de caractère arbitraire, de portée excessive et de disproportion totale qui n’avaient pas pu être plaidées lors de l’instruction du Renvoi; b) des résultats de recherches qui n’étaient pas disponibles à l’époque du Renvoi, c) du caractère obsolète des données sociales, politiques et économiques qui sous-tendent le Renvoi et d) de la différence d’approche priorisant la sécurité des personnes et leur liberté plutôt que de combattre la prostitution, son étalage et les formes de nuisances sociales qui en découlent.

[107]      Que la Cour suprême soit allée plus loin que la Cour d’appel de l’Ontario pour rejoindre la juge du procès dans ses conclusions n’est pas ce qui importe pour les fins du présent dossier. C’est plutôt au rôle que le plus haut tribunal reconnaît au juge d’instance au regard de la règle du stare decisis hiérarchique qu’il faut s’arrêter. À ce propos, la juge en chef McLachlin écrit, au nom de la Cour unanime[82] :

[42] À mon avis, le juge du procès peut se pencher puis se prononcer sur une prétention d’ordre constitutionnel qui n’a pas été invoquée dans l’affaire antérieure; il s’agit alors d’une nouvelle question de droit.  De même, le sujet peut être réexaminé lorsque de nouvelles questions de droit sont soulevées par suite d’une évolution importante du droit ou qu’une modification de la situation ou de la preuve change radicalement la donne.

(Le Tribunal souligne)

[108]      Et plus loin, elle ajoute :

[44] […] la juridiction inférieure ne peut faire abstraction d’un précédent qui fait autorité, et la barre est haute lorsqu’il s’agit de justifier le réexamen d’un précédent.  Rappelons que, selon moi, le réexamen est justifié lorsqu’une nouvelle question de droit se pose ou qu’il y a modification importante de la situation ou de la preuve.  Cette approche met en balance les impératifs que sont le caractère définitif et la stabilité avec la reconnaissance du fait qu’une juridiction inférieure doit pouvoir exercer pleinement sa fonction lorsqu’elle est aux prises avec une situation où il convient de revoir un précédent.

       (Le Tribunal souligne)

[109]      Et avant de conclure comme elle le fait et d’ouvrir la porte à un réexamen des questions déjà tranchées dans le Renvoi deux décennies auparavant, la juge en chef ajoute ces mots pertinents à la solution du problème ici à l’étude :

[45] […] En l’espèce, ce sont le caractère arbitraire, la portée trop grande et le caractère totalement disproportionné qui sont allégués, des notions qui ont en grande partie vu le jour au cours des vingt dernières années.

[110]      En somme, comme le reconnaît la Cour suprême, la common law est elle-même subordonnée à la Constitution et ne peut avoir pour effet de contraindre le juge du procès à valider une règle de droit inconstitutionnelle.

[111]      D’autre part, le Tribunal note que la Cour suprême écarte la proposition voulant qu’il conviendrait d’appliquer aux faits sociaux et législatifs pris en compte par le juge d’instance une norme de contrôle d’appel distincte :

[56] La norme de contrôle applicable aux conclusions de fait — qu’elles portent sur les faits en litige, des faits sociaux ou des faits législatifs — demeure celle de l’erreur manifeste et dominante.[83]

[112]      Conclure le contraire aurait confiné le juge du procès dans le rôle limité de simple exécutant, en laissant aux tribunaux d’appel le soin de procéder de novo à l’examen constitutionnel.

[113]      Deux ans plus tard, l’arrêt Carter aborde à nouveau cette question.

[114]      Le problème se posait cette fois à propos de l’aide médicale à mourir. Dans l’arrêt Rodriguez, prononcé plus de 20 ans plus tôt[84], la Cour suprême avait, à la majorité de cinq juges contre quatre, confirmé la prohibition générale de l’aide au suicide.

[115]      Or, dans le dossier Carter, la juge de première instance s’est à nouveau penchée sur cette question pour conclure que la prohibition découlant de l’arrêt Rodriguez viole le droit à la liberté et à la sécurité de la personne que l’article 7 de la Charte garantit aux adultes confrontés à des souffrances intolérables et persistantes découlant de problèmes de santé graves et irrémédiables.

[116]      Selon la juge du procès, cette violation au droit garanti par l’article 7 ne pouvait se justifier au regard de l’article 1 de la Charte. Elle en a conclu que cette prohibition, inscrite aux articles 241 b) et 14 du Code criminel et confirmée par l’arrêt Rodriguez, était dorénavant inconstitutionnelle.

[117]      Après avoir souligné que le portrait législatif a changé au cours des deux décennies ayant suivi l’arrêt Rodriguez, la Cour suprême a rétabli le jugement de la juge d’instance qui, dans l’intervalle, avait été renversé par la Cour d’appel de la Colombie-Britannique au motif que la question de l’aide au suicide avait déjà été tranchée par la Cour suprême et que la juge chargée de l’instance ne pouvait se soustraire à ce précédent en vertu de la règle du stare decisis.

[118]      Sur cet aspect précis du dossier, la Cour suprême a réitéré la position développée dans l’arrêt Bedford en ajoutant que «le principe du stare decisis ne constitue pas un carcan qui condamne le droit à l’inertie»[85]. Le plus haut tribunal résume ainsi sa position, laquelle représente aujourd’hui l’état du droit sur la question du rôle du juge d’instance lorsqu’il juge nécessaire de prendre ses distances d’une déclaration de droit prononcée par un tribunal hiérarchiquement supérieur :

[44] […] Les juridictions inférieures peuvent réexaminer les précédents de tribunaux supérieurs dans deux situations : (1) lorsqu’une nouvelle question juridique se pose; et (2) lorsqu’une modification de la situation ou de la preuve « change radicalement la donne » […]

[44] […] Trial courts may reconsider settled rulings of higher courts in two situations: (1) where a new legal issue is raised; and (2) where there is a change in the circumstances or evidence that “fundamentally shifts the parameters of the debate” […]

[119]      Pour décider que la première juge s’était dirigée correctement en droit en s’écartant des enseignements de l’arrêt Rodriguez, la Cour suprême, per curriam, indique ce qui suit et qui peut servir de guide dans le présent dossier :

 [47] L’ensemble des faits législatifs et sociaux dans l’affaire qui nous occupe différait également des éléments de preuve soumis à la Cour dans l’affaire Rodriguez. Les juges majoritaires dans Rodriguez se sont fondés sur la preuve (1) de l’acceptation générale d’une distinction morale ou éthique entre l’euthanasie passive et l’euthanasie active (p. 605-607); (2) de l’absence de « demi-mesure » susceptible de protéger les personnes vulnérables (p. 613-614); et (3) du « consensus important », dans les pays occidentaux, sur l’opinion selon laquelle une prohibition générale est nécessaire pour empêcher un dérapage (p. 601-606 et 613). Le dossier soumis à la juge des faits en l’espèce comportait des éléments de preuve susceptibles de miner chacune de ces conclusions s’ils étaient acceptés […]

(Le Tribunal souligne)

[120]      De ce qui précède, le Tribunal retient qu’avant d’aborder au mérite la violation alléguée des droits garantis par les articles 7 et 9 et par le paragraphe 15(1) de la Charte que représenteraient les interceptions routières sans motif réel fondées sur la règle de common law énoncée dans Ladouceur, il lui faut répondre par l’affirmative aux six questions suivantes  :

a)     Le texte législatif à l’étude dans la présente affaire est-il similaire à celui sur lequel a eu à se pencher la Cour suprême dans l’arrêt Ladouceur?

b)     Les données factuelles à la base du recours du demandeur sont-elles semblables à celles mises en preuve dans le dossier Ladouceur?

c)     Les questions centrales à trancher sont-elles des questions constitutionnelles?

d)     Le jugement à être rendu est-il de nature à aller à l’encontre de la ratio decidendi de l’arrêt Ladouceur?

e)     Le demandeur soulève-t-il de nouvelles questions juridiques qui méritent d’être tranchées au fond qui ne l’ont pas été dans le dossier Ladouceur?

f)       Le demandeur a-t-il fait la preuve de faits législatifs ou sociaux qui étaient inconnus ou mésestimés par la Cour suprême en 1990 au moment de rendre l’arrêt Ladouceur au point de charger radicalement le tableau d’ensemble?

[121]      Le Tribunal estime qu’il convient de répondre affirmativement à chacune de ces questions pour les raisons exposées à la section suivante.

[122]      Le présent dossier s’apparente donc plus aux arrêts Bedford et Carter qu’à l’arrêt Comeau déjà mentionné.

[123]      En somme, l’évolution depuis 1990 des faits sociaux comme l’élargissement progressif de la portée des droits garantis par les articles de la Charte canadienne qu’invoque le demandeur justifie le juge du procès de procéder à nouveau à l’analyse constitutionnelle de la question des interceptions routières sans motif réel.

10.             S’écarter de l’arrêt Ladouceur

[124]      La ratio decidendi de Ladouceur, en somme la règle de common law établie par la Cour suprême, repose sur une disposition législative de l’Ontario similaire à l’article 636 C.s.r., tel que modifié par l’Assemblée nationale en 1990. Ainsi, un agent de police[86] identifiable comme tel peut exiger, sans motif réel ou soupçon, d’un conducteur choisi à l’aveugle qu’il immobilise son véhicule pour fins de vérification de ses permis de conduire, certificat d’immatriculation et preuve d’assurance, du respect de la loi en matière de sécurité routière et de l’état de ses facultés.

[125]      Comme on l’a vu précédemment, le plus haut tribunal nous enseigne que ce type d’interception, à l’extérieur du cadre d’un programme structuré, peut être justifié au sens de la Charte dans la mesure où l’agent de police agit conformément à une règle de droit. Même si ce pouvoir viole le droit à la protection contre la détention arbitraire garanti par l’article 9 de la Charte, il est justifiable au sens de son article premier compte tenu des données en matière de conduite automobile sans permis et d’accidents de la route ainsi que du lien rationnel et de la proportionnalité entre l’objectif visé de sécurité routière et le pouvoir octroyé aux policiers. Ce qui amène la majorité de la Cour à conclure ainsi :

Conclusion

Bien que la vérification de routine soit une détention arbitraire contrairement à l’art. 9 de la Charte, l’atteinte est raisonnable et peut être justifiée dans le cadre d’une société libre et démocratique. Par conséquent, le par. 189a(1) du Code de la route constitue une disposition législative valide et constitutionnelle. […][87]

[126]      La ratio decidendi ainsi circonscrite représente un élargissement de la règle de common law précédemment établie par le plus haut tribunal dans l’arrêt Hufsky, lui-même s’inscrivant dans la foulée de l’arrêt Dedman[88], l’un comme l’autre déjà mentionnés.

[127]      Le Tribunal en conclut que, compte tenu des allégations de la demande introductive d’instance, les conclusions recherchées par le demandeur vont à l’encontre de la ratio decidendi de l’arrêt Ladouceur. Le texte législatif à l’étude ici est similaire à celui que la Cour suprême avait devant elle dans cette affaire, comme l’a décidé la Cour d’appel dans l’arrêt Soucisse[89]. Les trames factuelles dans les deux cas, sans être semblables, présentent assez de similarités pour mener à une même déclaration judiciaire de droit. Il s’agit dans les deux cas de la même question constitutionnelle gravitant autour de l’article 9 de la Charte et de la justification au sens de l’article 1.

[128]      En somme, à moins que ne soient réunies les conditions préalables énoncées dans les arrêts Bedford et Carter, le Tribunal est verticalement lié par le précédent que constitue l’arrêt Ladouceur.

[129]      Par contre, 40 ans se sont écoulés depuis que les faits ayant conduit à cet arrêt se sont déroulés. En effet, les jugements successifs dans cette affaire ont été rendus les 15 novembre 1982 (Cour provinciale de l’Ontario), 13 juin 1983 (Cour provinciale de l’Ontario, Division criminelle), 8 avril 1987 (Cour d’appel de l’Ontario) et 13 mai 1990 (Cour suprême du Canada).

[130]      Or, la Cour suprême, dans l’arrêt Comeau[90], indique que le temps peut permettre à des faits sociaux précédemment inconnus ou mésestimés de se manifester avec pour résultat de changer la façon d’évaluer la nature des intérêts opposés en jeu. Il ne s’agit pas alors d’une simple différence de perspective sur une preuve existante mais d’une preuve nouvelle qui révèle une mutation telle que le juge d’instance est autorisé à se distancer du précédent qui autrement le lierait :

[33] Mettre ainsi l’accent sur la mutation des faits législatifs et sociaux est lié sur le plan conceptuel à la célèbre métaphore de l’« arbre vivant » de Lord Sankey, qui reconnaît que les interprétations de la Loi constitutionnelle de 1867 évoluent au fil du temps, compte tenu des changements qui surviennent dans les contextes législatifs et sociaux pertinents : Edwards c. Attorney-General for Canada, [1930] 1 D.L.R. 98 (C.P.), p. 106-107. Dans cet arrêt, les changements juridiques et sociaux qui avaient ouvert la porte à l’intégration accrue des femmes à la vie publique après la création de la Confédération ont confirmé qu’il ne convenait plus de donner au mot « personne » figurant dans la disposition constitutionnelle contestée un sens autre qu’un sens neutre sur le plan du genre […]

[131]      Passons donc en revue les éléments énumérés par la Cour suprême permettant au juge du procès de se pencher à nouveau sur une question déjà tranchée par un tribunal hiérarchiquement supérieur.

[132]      Comme on l’a vu, dans l’arrêt Carter, la Cour suprême reprend l’idée énoncée deux ans plus tôt dans l’arrêt Bedford ramenant à deux les situations où le juge du procès peut s’écarter d’un précédent. Ces deux situations sont ici réunies sans qu’il soit requis de décider si la conjonction «et» qu’utilise la Cour suprême au paragraphe 44 de l’arrêt Carter doit être interprétée de façon conjonctive ou disjonctive.

[133]      Le Tribunal abordera donc tour à tour : a) l’existence d’une nouvelle question de droit non invoquée dans le cadre de l’arrêt Ladouceur et b) l’émergence d’une situation sociale qui était inconnue ou mésestimée au moment où l’arrêt Ladouceur a été rendu.

10.1.       Une nouvelle question juridique

[134]      Le demandeur, appuyé en cela par les deux intervenantes, invoque à la fois la garantie juridique de la protection contre la détention arbitraire inscrite à l’article 9 et celle liée à son droit à la liberté et à la sécurité de la personne énoncée à l’article 7 de même que son droit à être traité également sans égard à sa couleur de peau comme prévu au paragraphe 15(1) de la Charte. Si l’article 9 a déjà fait l’objet d’une conclusion positive dans les arrêts Hufsky et Ladouceur, la Cour suprême ne s’est pas prononcée sur l’application de l’article 7 alors que le paragraphe 15(1) n’a pas été invoqué puisqu’il n’était pas encore entré en vigueur au moment des faits.

A)                  L’article 7

[135]      Pour ce qui est de l’article 7, pour conclure à une question nouvelle, le Tribunal s’en remet d’une part au texte même de l’arrêt Ladouceur et à l’évolution importante des enseignements des tribunaux supérieurs à ce sujet.

[136]      Sur le premier aspect, il est vrai que, dans Ladouceur, l’article 7 a été abordé par la Cour suprême. Strictement parlant, cette question a donc déjà été «invoquée» au sens de l’arrêt Bedford[91]. Par contre, la Cour suprême n’en a pas traité à proprement parler.

[137]      En effet, même si référence y est faite dans la première des deux questions constitutionnelles auxquelles la Cour répond dans Ladouceur, le juge Cory, au nom de la majorité, se borne à écrire ceci à ce propos :

Étant donné qu'il a été déterminé que les interpellations au hasard pour une vérification de routine violent l'art. 9 de la Charte, il n'est pas nécessaire de décider si ces interpellations au hasard portent atteinte à l'art. 7.[92]

[138]      Par contre, en conclusion des motifs de la majorité, dans la réponse que la Cour suprême apporte à la première question constitutionnelle, on lit :

Le paragraphe 189a(1) du Code de la route […] n’est pas incompatible avec les art. 7 ou 8 de la Charte canadienne des droits et libertés, mais est incompatible avec l’article 9.[93]

[139]      Pourtant, ni la majorité, ni la minorité ne se penchent sur l’application de l’article 7 à la situation donnée. Ainsi donc, aucun des droits garantis par cet article (vie, liberté, sécurité de sa personne) n’a été traité pour ce qu’il est. Or, dans l’arrêt R. c. Morgentaler de 1988[94], la Cour suprême nous enseigne que les droits énumérés à l’article 7 sont «trois intérêts indépendants auxquels la Cour doit respectivement donner un sens indépendant»[95].

[140]      Le demandeur plaide que la règle de common law établie par Ladouceur, dans le cas des interceptions routières à l’extérieur d’un programme structuré, et l’article 636 C.s.r. constituent une atteinte aux droits garantis par l’article 7 à la liberté et à la sécurité de sa personne; il y ajoute le droit à la vie privée qui découlerait de la conjonction des deux garanties précédentes.

[141]      Il reviendra ultérieurement au Tribunal de décider du mérite de ces propositions. Mais dans l’intervalle, il suffit de constater que, abordé sous cet angle, il s’agit d’une prétention d’ordre constitutionnel qui n’a vraisemblablement pas été traitée dans l’arrêt Ladouceur puisque ni l’arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario[96], ni celui de la Cour suprême n’en traitent au fond. Il s’agit d’une nouvelle question de droit qui justifie que le soussigné s’y penche de façon spécifique.

[142]      À ce qui précède, il convient d’ajouter qu’au moment où intervient l’arrêt Ladouceur, l’interprétation de l’article 7 de la Charte n’avait pas la portée qu’on lui connaît maintenant. En effet, les jugements déclarant inopérantes des dispositions législatives sur la base des garanties juridiques indépendantes qui y sont énumérées se sont développés peu à peu à partir des années 1990. Antérieurement, les tribunaux ont eu tendance à attribuer à l’article 7 une portée résiduelle par rapport aux articles 8 à 14. C’est ainsi que la Cour d’appel de l’Ontario, dans le dossier Ladouceur, affirmait que :

As far as s. 7 is concerned, since it is a kind of introductory or compendious provision to those in ss. 8 to 14 […] it should not be resorted to unless none of the more specific ones apply. Thus, only if a contravention of s. 9 is not found should ss. 7 or 8 be considered.[97]

[143]      Le Tribunal reviendra sur cet aspect dans le cadre de l’analyse de l’article 7.

B)                  L’article 9

[144]      Il est acquis que les interceptions routières du type de celles faisant l’objet des arrêts Hufsky, Ladouceur et Soucisse de la Cour d’appel constituent une forme de détention arbitraire. Elles se mettent en travers de la garantie juridique inscrite à l’article 9 de la Charte.

[145]      Demeure-t-elle aujourd’hui une mesure proportionnelle justifiée dans une société libre et démocratique en vertu de l’article 1 tel qu’en a décidé la Cour suprême dans les arrêts Hufsky et Ladouceur? Ou au contraire, la situation a-t-elle changé de façon importante au point où il revenait maintenant au ministère public d’apporter la preuve prépondérante que les conditions requises par l’article premier de la Charte sont encore réunies? Le Tribunal y reviendra à la section suivante consacrée à l’évolution du contexte. Dans l’intervalle, il considère que poser la question sous un angle différent en se fondant sur l’évolution des données et du contexte, soulève une nouvelle question juridique.

C)                 Le paragraphe 15(1)

[146]      Le droit à l’égalité prévu au paragraphe 15(1) de la Charte n’a été abordé ni dans Hufsky, ni par la suite dans Ladouceur. Lors des événements dans ce dernier cas, l’article 15 n’était pas encore en vigueur et ne le sera qu’à compter du 17 avril 1985. Le Procureur général du Québec, en plaidoirie, convient qu’il s’agit d’une question de droit nouvelle.

[147]      Le Tribunal en vient à la conclusion que de nouvelles questions juridiques se posent qui n’ont pas été traitées au mérite par la Cour suprême dans l’arrêt Ladouceur.

10.2.       Un changement de l’environnement social suffisamment étayé pour conclure à un changement radical

[148]      Il faut retenir de la preuve que les faits sociaux et les données ont varié au fil du temps avec pour effet de modifier le contexte et de changer «la donne», par rapport à ceux prévalant lorsque l’affaire Ladouceur a été entendue.

[149]      Pour aborder les choses ainsi, le Tribunal tient compte à nouveau de l’évolution de la jurisprudence qui nous enseigne que la preuve des faits sociaux ou la connaissance d’office permettent, dans le respect de certains critères, d’élargir la perspective entre autre lorsque vient le moment de disposer d’une demande fondée sur l’article 9 de la Charte. C’est ce qu’il faut retenir, en sus des arrêts Bedford et Carter, de la lecture croisée des arrêts Mackay c. Manitoba[98] de 1989, R. c. Find[99] de 2001, R. c. Spence[100] de 2005, R. c. Grant[101] de 2009 et R. c. Le[102] de 2019.

[150]      Toutefois, pour éviter de surcharger cette section et créer de la confusion, le Tribunal abordera la preuve qualitative, quantitative, statistique et d’experts dans la section suivante.

[151]      Qu’il demeure toutefois compris à ce stade que le Tribunal conclut que les conditions établies par les arrêts Bedford et Carter sont réunies et que ce dossier se prête à réexaminer la règle de common law établie par l’arrêt Ladouceur en matière d’interception routière sans motif réel de conducteurs de véhicules automobiles.

11.             La preuve : une synthèse critique

[152]      La théorie de la cause du demandeur veut que les agents de police ciblent les conducteurs noirs de façon disproportionnée dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire d’interception routière. Cette disparité serait le résultat d’un raisonnement probabiliste de la part des policiers fondé sur les apparences plutôt que sur des motifs reliés à la conduite automobile et à la sécurité routière[103].

[153]      Or, comme le Tribunal l’a précédemment souligné, faire la preuve directe du profilage racial est une tâche presque insurmontable. Dans un litige constitutionnel comme celui-ci, s’en tenir à l’application traditionnelle de la règle de la prépondérance de preuve, comme s’il s’agissait d’un litige civil entre particuliers, mènerait plus souvent qu’autrement à nier aux demandeurs la protection des garanties juridiques et du droit à l’égalité qu’ils réclament.

[154]      C’est dans ce contexte que les tribunaux d’appel ont peu à peu ouvert la porte à une preuve se situant au-delà des faits en litige (adjudicative facts) pour l’étendre aux faits législatifs (legislative facts) et aux faits sociaux, pour reprendre la distinction sémantique établie en 1990 par le juge Sopinka dans l’arrêt Danson c. Ontario (Procureur général)[104] :

Il est nécessaire d'établir au départ une distinction entre deux catégories de faits dans un litige constitutionnel: "les faits en litige" et les "faits législatifs".  Ces expressions proviennent de l'ouvrage de Davis, Administrative Law Treatise (1958), vol. 2, par. 15.03, à la p. 353.  […] Les faits en litige sont ceux qui concernent les parties au litige: pour reprendre les termes de Davis, "qui a fait quoi, où, quand, comment et dans quelle intention. . ."  Ces faits sont précis et doivent être établis par des éléments de preuve recevables.  Les faits législatifs sont ceux qui établissent l'objet et l'historique de la loi, y compris son contexte social, économique et culturel.  Ces faits sont de nature plus générale et les conditions de leur recevabilité sont moins sévères […].

[155]      L’enjeu est donc de ne pas laisser les tribunaux décider de ces questions dans un vide factuel puisqu’«un différend relatif à la Charte ne survient pas en l’absence de tout contexte» comme le fait remarquer la Cour suprême dans l’arrêt Martin[105]. L’objectif de donner aux droits garantis par la Charte une protection réelle commande donc d’étendre le cadre factuel pour y inclure les faits sociaux et la connaissance d’office. Dans l’arrêt Mackay précédemment cité[106], c’est en ces termes que la Cour suprême mettait l’emphase sur la nécessité de présenter une preuve la plus complète possible dans les dossiers de Charte :

Compte tenu de l'importance et des répercussions que ces décisions peuvent avoir à l'avenir, les tribunaux sont tout à fait en droit de s'attendre et même d'exiger que l'on prépare et présente soigneusement un fondement factuel dans la plupart des affaires relatives à la Charte.  Les faits pertinents présentés peuvent toucher une grande variété de domaines et traiter d'aspects scientifiques, sociaux, économiques et politiques.  Il est souvent très utile pour les tribunaux de connaître l'opinion d'experts sur les répercussions futures de la loi contestée et le résultat des décisions possibles la concernant.

[156]      Cette ouverture à une preuve élargie a émergé durant les années 1980 pour s’accélérer avec le temps. Ainsi, entre 2010 et 2018, près de la moitié des dossiers de Charte entendus par la Cour suprême s’appuyait sur une preuve de faits sociaux par rapport à environ 20% au cours des années 1990-1999, comme le souligne l’auteur Benjamin Perryman dans un texte publié en 2018 sous le titre Adducing  Social Science Evidence in Constitutional Cases[107].

[157]      Dans l’arrêt R. v. Levkovic[108], la Cour d’appel de l’Ontario qualifie les faits sociaux de «cousins» des faits législatifs. Cette formule correspond d’assez près au sens que donne la Cour suprême à ces deux types de fait, comme l’indique le juge Binnie dans l’arrêt Spence[109] :

57 La preuve relative à un « fait social » a été définie comme la recherche en sciences sociales servant à établir le cadre de référence ou le contexte pour trancher des questions factuelles cruciales pour le règlement d’un litige […]  Tout comme les « faits législatifs », plus connus, les « faits sociaux » sont généraux.  Ils ne se rapportent pas aux circonstances d’une affaire en particulier, mais s’ils sont correctement reliés aux faits en litige, ils contribuent à expliquer certains aspects de la preuve. 

(Le Tribunal souligne)

[158]      L’introduction d’éléments de preuve issus des sciences sociales n’est pas pour autant synonyme de laxisme par rapport à la preuve plus traditionnelle des faits purs et durs[110]. En effet, même si le juge Sopinka, dans l’arrêt Danson, écrit, à propos de faits législatifs, qu’ils «sont de nature plus générale et les conditions de leur recevabilité sont moins sévères»[111], le juge Binnie, 15 ans plus tard, au nom de la Cour suprême unanime, tempère cette affirmation dans les termes suivants :

Cependant, décider qu’un élément est un «fait social» ou un «fait législatif» ne dispense pas le tribunal de l’obligation de s’assurer de la véracité des «faits» dont on lui demande l’admission d’office.[112]

[159]      Comment s’assurer de la véracité des faits législatifs et sociaux est la question à laquelle répond dans une large mesure la Cour suprême dans l’arrêt Le de 2019, déjà mentionné. Les juges Brown et Martin, écrivant conjointement et rejoints par la juge Karakatsanis pour former la majorité, abordent ainsi ce sujet:

[85] Le juge Binnie a précisé dans l’arrêt Spence que la prise de connaissance d’office est plus nuancée et dépend du rôle que jouent de tels faits dans l’issue du litige — plus ces faits sont décisifs quant à l’issue de l’affaire, plus il est impérieux qu’il soit satisfait aux deux critères de Morgan (par. 63). Dans le cas où les faits sociaux décrivent uniquement le contexte d’une question précise, les tribunaux en prendront généralement connaissance d’office et la barre sera moins haute. Par contre, dans les cas où les faits se situent entre ces deux extrêmes, le juge Binnie fait observer ce qui suit :

    J’estime que le tribunal auquel on demande de prendre connaissance d’office d’éléments se situant entre les faits qui touchent au cœur du litige et auxquels s’appliquent les critères de Morgan, et les faits généraux, qui touchent indirectement au litige et à l’égard desquels il supposera (consciemment ou non) qu’ils ne prêtent pas à sérieuse controverse, devrait se demander si une personne raisonnable ayant pris la peine de s’informer sur le sujet considérerait que ce « fait » échappe à toute contestation raisonnable . . . [par. 65]

[86] Le contexte des relations interraciales se retrouve dans la zone intermédiaire dont parle le juge Binnie; il ne permet pas de trancher la question de savoir quand M. Le a été mis en détention et ne constitue pas non plus une simple toile de fond. Il s’agit d’une considération parmi de nombreuses autres qui aide à analyser et à interpréter des événements cruciaux dans le présent pourvoi.

[87] Dans l’arrêt Grant, le juge Binnie prend connaissance d’office de l’incidence de la race sur l’analyse relative à la détention au regard de l’art. 9 lorsqu’il fait remarquer que l’expérience renseigne les tribunaux que « [d]e plus en plus d’éléments de preuve et d’opinions tendent à démontrer que les minorités visibles et les personnes marginalisées risquent davantage de faire l’objet d’interventions policières “discrètes” injustifiées » […]

[88] Suivant le critère et les termes utilisés par le juge Binnie dans l’arrêt Spence, il faut se demander en l’espèce qu’estce qu’une personne raisonnable qui aurait pris la peine de s’informer sur les relations interraciales entre la police et différentes collectivités racialisées saurait au sujet du type d’interaction qui a eu lieu dans la cour arrière? Quels faits seraient considérés comme échappant à toute contestation raisonnable?[113]

(Le Tribunal souligne)

[160]      Dans le présent dossier, le demandeur s’appuie à la fois sur son expérience personnelle d’interceptions routières vécues, sur une preuve qualitative s’appuyant sur le témoignage de plusieurs personnes noires ayant vécu des expériences d’interceptions routières sans motif réel, sur des observations de personnes en autorité, sur une preuve d’experts de même que sur une preuve documentaire considérable incluant divers rapports concluant à l’existence du profilage racial dans la pratique policière. Ces éléments de preuve permettent d’établir la réalité sociale sans laquelle le raisonnement judiciaire demeurerait cloisonné. Il y a donc un dialogue à établir entre les faits en litige et les faits législatifs et sociaux au moment de juger en contexte.

11.1.       La preuve qualitative

[161]      Le Tribunal a eu l’occasion d’entendre non seulement le demandeur mais aussi plusieurs personnes noires qui ont livré des témoignages éloquents d’épisodes d’interceptions routières. Non seulement ont-ils décrit avec précision les circonstances de leur détention provisoire mais aussi les traces, superficielles pour certains et plus profondes pour d’autres, qu’aura laissées sur eux l’exercice de la discrétion policière lorsqu’elle est laissée à elle-même. Leurs témoignages permettent aussi de mesurer les barrières qui se dressent devant eux au moment de se tourner vers les «mécanismes en place pour empêcher les abus» pour reprendre les mots du juge Cory dans Ladouceur[114].

[162]      La preuve qualitative, c’est-à-dire les témoignages livrés par des personnes noires interceptées, ne doit pas, selon le témoignage des experts Marie-Ève Sylvestre, Massimiliano Mulone et Robert S. Wright, être tenue pour le parent pauvre des données policières agrégées ou des données quantitatives et statistiques. Sur des questions du type de celles auxquelles s’intéresse ce dossier, les données qualitatives couplées aux données quantitatives et aux indicateurs de profilage racial[115], dans la mesure où les unes et les autres offrent une certaine congruence, permettent de répondre aux exigences de la prépondérance des probabilités.

[163]      Au cours de l’instruction, le demandeur et l’Association canadienne des libertés civiles («ACLC») auront fait entendre 14 témoins de fait, dont 12 conducteurs de race noire ayant été l’objet d’interceptions routières isolées ou à répétition. À ce nombre, s’ajoutent le témoignage de la Dre Karine Chevrette, l’épouse de M. François Ducas, une des victimes de profilage[116], et celui de Me Marc-André Dowd qui a occupé le poste de Commissaire à la déontologie policière de 2017 à 2022.

[164]      Un tel échantillonnage est suffisant selon l’experte Sylvestre dans la mesure où les membres du groupe sont sincères et qu’ils offrent une palette d’expériences. Elle-même, dans le cadre d’une étude qualitative entreprise en août 2021[117] sur le profilage racial et les interceptions routières, indique avoir participé jusqu’à ce jour à quatre entrevues individuelles et quatre entrevues de groupe pour un total de 17 participants. Même avec ce nombre de personnes, elle observe un certain taux de saturation des données, c’est-à-dire que les perceptions et expériences vécues par ces personnes, qui ont en commun d’être noires ou racisées et de conduire un véhicule sur les voies publiques, se recoupent et se confirment[118]. Dans le présent cas, le ministère public n’a apporté aucune preuve d’ordre méthodologique permettant d’écarter ce type de preuve.

[165]      Par ailleurs, chaque témoin de fait a été, de façon mesurée mais ferme, et parfois assez longuement, contre-interrogé par le Procureur général du Québec sans que les éléments essentiels de chaque témoignage ne soient battus en brèche. Ces contre-interrogatoires ont souvent permis d’apporter des nuances dont le soussigné tiendra compte dans les pages qui viennent.

[166]      Le Tribunal considère donc que le groupe des témoins de fait appelés en demande est suffisant en nombre pour jeter un éclairage diversifié sur les interceptions routières de conducteurs noirs, dégager des traits communs et conclure à une pratique policière qui ne peut être, une fois ces traits communs mis en lumière, qu’associée au profilage racial.

[167]      Voyons donc le contenu de ces témoignages dans l’ordre où les témoins se sont succédés.

  • Monsieur Joseph-Christopher Luamba

[168]      Le demandeur est âgé de 22 ans et étudie à l’UQAM. Il détient un permis de conduire depuis le 8 mars 2019[119]. Il n’a pas d’antécédent criminel.

[169]      En mars 2019, à Montréal, alors qu’il conduit une automobile de marque Ford Focus, modèle 2008, immatriculée au nom de son oncle, et qu’il se dirige vers le Cégep Montmorency, il aperçoit un véhicule de patrouille du Service de police de Montréal («SPVM») venant en sens inverse. Il remarque que le policier lui porte attention. Quelques secondes plus tard, alors qu’il vient de tourner à droite après avoir actionné son feu clignotant, il constate que le policier a fait demi-tour et aperçoit les gyrophares derrière lui. On verra que ce genre de manœuvre est souvent associé au profilage racial par les experts. Le témoin immobilise son véhicule. Le policier se présente à la portière gauche de l’automobile du demandeur et lui demande de s’identifier. Après avoir fait des vérifications, le policier revient vers M. Luamba et le libère. Le tout n’aura duré que quelques minutes. Au procès, il explique que son oncle lui avait fait don du véhicule peu avant, sans avoir encore pris le temps d’en régulariser l’immatriculation.

[170]      À l’automne de la même année, vers deux heures du matin, alors que le demandeur est passager dans un véhicule Hyundai Elantra, modèle 2013, un scénario semblable se produit sur le boul. St-Laurent à Montréal. Le conducteur est un de ses amis. Il est noir. Il est le chauffeur désigné. Une autre personne prend place dans le véhicule. Tous trois sortaient d’un bar où ils avaient célébré l’anniversaire d’une amie. La personne au volant n’avait rien consommé. Les deux policiers du SPVM mettent fin à la détention après avoir vérifié les documents que leur avait remis le conducteur.

[171]      En novembre 2019, sur le Boul. Langelier en direction nord, à l’angle du Boul. Maurice-Duplessis, à Montréal-Nord, vers 21 :00, alors qu’il est arrêté à un feu rouge, il se retrouve côte-à-côte avec un véhicule de patrouille du SPVM ayant un policier à son bord. Le demandeur conduit à ce moment une automobile de marque Hyundai Elantra, modèle 2017, appartenant à une de ses cousines. Lorsque le feu passe au vert, le demandeur traverse l’intersection et remarque que le policier change de voie pour se placer derrière lui et le suivre. Au  bout de quelques secondes, ce dernier active les gyrophares pour indiquer à M. Luamba d’immobiliser son véhicule, ce qu’il fait immédiatement en se rangeant sur la voie de droite. Le policier se présente à la portière et indique au demandeur qu'il est intercepté pour fins de vérification. Il réclame ses permis de conduire, certificat d’immatriculation et preuve d’assurance et questionne M. Luamba sur le lien qu’il a avec la propriétaire de l’automobile. Après avoir procédé à des vérifications, le policier remet les documents au demandeur et met fin à la détention.

[172]      En mai 2020, à Gatineau cette fois, au début de l’après-midi, le demandeur, au volant d’un véhicule de marque Nissan Rogue, modèle 2011 immatriculé au nom du père de sa copine de l’époque, se dirige vers un restaurant pour y prendre livraison d’un repas à emporter, vu les contraintes liées à la pandémie de Covid-19. Il croise un véhicule de police circulant en sens inverse. Celui-ci fait demi-tour, se place derrière le véhicule du demandeur et actionne les gyrophares. M. Luamba immobilise son véhicule. Le policier lui explique qu’il s’agit d’une interception aux fins de vérification. Il lui demande de justifier ce qu’il fait à Gatineau, d’expliquer ses liens avec le propriétaire du véhicule et de remettre ses papiers. Après vérification, le policier met fin à la détention.

[173]      Dans le cadre de ces interceptions, le demandeur n’a reçu aucun constat d’infraction.

[174]      Lors de son témoignage au procès, il précise qu’il a été l’objet d’interceptions du même type une dizaine de fois entre mars 2019 et novembre 2020, soit à titre de conducteur, soit à titre de passager. Ainsi, à l’été 2020, alors qu’il est passager d’une automobile conduite par un ami, celui-ci est intercepté à Repentigny. À la demande du policier, même s’il n’est pas le conducteur du véhicule intercepté, il doit présenter ses papiers pour s’identifier.

[175]      De plus, à une autre occasion, à l’été 2019, alors que lui et cinq de ses amis sont en train de parler à l’extérieur de leurs véhicules sur le stationnement incitatif Radisson, des policiers leur demandent la raison de leur présence à cet endroit et exigent d’eux qu’ils s’identifient, ce que M. Luamba fait en présentant son permis de conduire.

[176]      S’ajoute à ce qui précède un autre épisode survenu le 14 novembre 2021, donc après le dépôt de la demande introductive d’instance. La scène se passe vers 02 :00 dans le parking du Centropolis à Laval. Au moment où il quitte en direction de l’Autoroute 15, un véhicule de police s’engage derrière le sien et l’intercepte avant qu’il ne sengage sur celle-ci. Deux policiers encadrent sa voiture une fois qu’il l’eut immobilisée. Ce sont des membres du Service de police de Laval. L’un d’eux lui demande de s’identifier au motif que sa plaque d’immatriculation porte un F. L’autre inspecte le véhicule du demandeur en s’aidant d’une lampe de poche. Après les vérifications d’usage, les policiers mettent fin à la détention. Il ne reçoit pas de contravention.

[177]      Le contre-interrogatoire du demandeur par l’avocat du PGQ permet d’apporter certaines précisions et nuances pour chacun des sept épisodes relatés.

[178]      Le demandeur reconnait sans hésiter avoir été pendant un an propriétaire d’une automobile de marque Kia. Durant cette période, il admet avoir été interpellé à trois reprises pour avoir excédé la vitesse permise. Il a contesté les contraventions qui lui ont été remises et a obtenu dans deux de ces cas une réduction du nombre de points d’inaptitude.

[179]      Cela dit, le demandeur n’a jamais porté plainte auprès du Commissaire à la déontologie policière ou auprès de la CDPDJ. Il qualifie le profilage racial de «fléau» mais semble peu enclin à croire qu’il soit possible d’y mettre fin. S’il n’a pas porté plainte, affirme-t-il, c’est que la démarche lui apparaît trop ardue, trop longue, trop compliquée et sans espoir de résultat.

[180]      Le témoin s’est porté demandeur dans la présente affaire et a témoigné avec une franchise évidente. Il a répondu aux questions des avocats de part et d’autre avec tact, sans cynisme et dans l’objectif de voir se dissiper une pratique policière qui intimide et, selon lui, génère nervosité et frustration dans la communauté noire de ses amis. Il affirme qu’à la longue, il connaît maintenant le pattern comportemental des policiers. Il dit se sentir impuissant devant eux et, plus que tout, se sentir coupable au volant à chaque fois qu’il croise un véhicule de patrouille même s’il ne fait rien de répréhensible. Ces sentiments mêlés à la fois de crainte, d’impuissance et de découragement s’avèrent partagés par les autres témoins au fur et à mesure que se succèdent les récits de ceux et celles qui ont vécu des expériences semblables.

  • Monsieur François Ducas

[181]      M. Ducas a 54 ans. Il n’a aucun antécédent criminel. Il est enseignant en adaptation scolaire. Il a toujours travaillé en éducation. Au moment des faits qui nous intéressent, il travaillait à l’école secondaire l’Horizon à Repentigny.

[182]      Marié à la Dre Karine Chevrette, il est père de trois enfants qui sont aujourd’hui de jeunes adultes.

[183]      Le couple vivait précédemment à Montréal avant de décider que déménager en banlieue serait préférable pour élever leurs enfants. L’Assomption ou Repentigny leur offraient ce qu’ils recherchaient, explique le témoin.

[184]      Il a souvent été intercepté alors qu’il était au volant, sans motif réel, à seule fin de vérification. Entre les mois daoût et septembre 2017, il aurait fait l’objet de cinq vérifications auprès du Centre de renseignements policiers du Québec («CRPQ»)[120].

[185]      Longtemps il a cru que ces vérifications dites «de routine» étaient le lot de tous pour finalement réaliser que ce type d’interception à l’aveugle était moins le fait du hasard qu’il n’y paraît puisqu’elle ciblait principalement les conducteurs racisés.

[186]      Un incident survient le 8 décembre 2017 qui est pour lui la goutte qui fait déborder le vase.

[187]      M. Ducas est alors au volant de sa voiture de marque BMW 328X, modèle 2014. Il se dirige ce matin-là vers un restaurant où une de ses étudiantes fait un stage afin d’en assurer la supervision.

[188]      Chemin faisant, il croise un véhicule du Service de police de la Ville de Repentigny («SPVR»). Quelques secondes plus tard, il constate que ce véhicule a fait demi-tour pour le suivre. Après deux kilomètres de filature, il voit les gyrophares en action et immobilise son véhicule. Il est pourtant convaincu de ne pas avoir contrevenu à la loi.

[189]      Deux policières sont à bord du véhicule de patrouille du SPVR. L’une d’elles se présente à la portière de M. Ducas et lui demande de s’identifier. Ce dernier refuse de collaborer si c’est uniquement au motif de vérifier son identité qu’on l’intercepte. Pour lui, c’en est assez. Il exige de connaître le motif de l’interception. Il explique au Tribunal avoir eu le sentiment d’être ciblé en raison de sa couleur et affirme avec émotion en avoir eu assez ce jour-là d’être traité de façon différenciée.

[190]      Plutôt que d’obtempérer, il compose le 911 pour obtenir de l’aide. L’enregistrement de cet échange est éloquent[121]. Les deux policières tournent en dérision cette initiative et en lui rappelant que c’est elles «la police».

[191]      Dans l’intervalle, un supérieur avec rang de sergent arrive en renfort. Après s’être identifié sous un nom autre que le sien, celui-ci ne passe pas par quatre chemins : ou vous donnez vos papiers immédiatement ou on vous arrête. Selon le témoin, les mots utilisés sont plus crus que ceux-là. M. Ducas refuse à nouveau d’obtempérer si on ne lui donne pas le motif de son arrestation. Finalement, il descend de son véhicule. Les policières le fouillent après lui avoir passé les menottes. On lui fait lecture de ses droits.

[192]      Puis une fois complétées les vérifications d’identité, on met fin à la détention. Au moment de remonter dans son véhicule, M. Ducas manifeste son exaspération à l’endroit des policières et du sergent et appuie ses mots d’un blasphème. Lorsqu’il leur indique avoir l’intention de porter plainte en déontologie, ils le tournent en dérision.

[193]      Quelques jours plus tard, il reçoit par la poste deux contraventions. La première pour avoir entravé le travail d’un agent de la paix. La seconde pour avoir blasphémé contre un policier. Les amendes et les frais s’élèvent à 631$.

[194]      Pour le témoin, il s’agissait de l’interception de trop. Le 20 décembre 2017, il décide de porter plainte auprès du Commissaire à la déontologie policière contre les trois membres du SPVR impliqués dans l’événement du 8 décembre 2017[122]. Son objectif, soutient-il, était ainsi de faire en sorte que des mesures soient prises pour encadrer le travail des policiers et policières pour que cesse le profilage.

[195]      Une semaine plus tard, on lui indique la marche à suivre et on lui fournit les informations sur le processus de traitement des plaintes[123].

[196]      Comme c’est la règle, la plainte est soumise à la conciliation. Le témoin s’est prêté à l’exercice comme requis. La séance de conciliation s’est déroulée au poste de police de Repentigny, une pratique maintenant fortement déconseillée, pour des raisons évidentes, selon le témoin Marc-André Dowd. M. Ducas y assiste en compagnie de son épouse. Il n’est pas accompagné d’un avocat ou d’un conseiller puisque les instructions qu’on lui a transmises ne lui donnent droit qu’à un seul accompagnateur. De leur côté, les policiers sont présents en personne accompagnés entre autres d’un représentant syndical et d’un avocat. M. Ducas n’avait pas été prévenu de la disproportion des forces en présence.

[197]      La conciliation a pour objectif, selon la documentation transmise à M. Ducas par le bureau du Commissaire[124], de permettre aux participants «d’exprimer leur point de vue afin de résoudre le litige par un règlement acceptable pour chacune d’entre elles».

[198]      Ayant signé une entente de confidentialité avant de participer à la conciliation, le témoin n’a pas été en mesure d’informer le Tribunal de son déroulement. Mais au total, cet exercice aura été un dialogue de sourds et n’aura mené à aucun résultat. Le Comité de déontologie policière n’a donc jamais été saisi du dossier de M. Ducas.

[199]      Ce dernier s’est plutôt tourné vers la CDPDJ le 9 mars 2018. Sa plainte auprès de l’organisme invoque la discrimination sur la base de la race et de la couleur et le harcèlement. Il y demande une compensation financière et que des mesures soient prises pour que cesse le profilage racial exercé par le SPVR[125].

[200]      Le 9 avril 2018, M. Ducas est informé que la médiation initiée par la Commission est dans l’impasse et que le dossier est transmis au Service des enquêtes. On l’informe dès lors que cette étape pourra prendre jusqu’à 12 mois[126]. L’enquête est menée par M. Mathieu Philippe Bouliane. M. Ducas est accompagné durant le processus par M. Fo Niemi du Centre de recherche-action sur les relations raciales («C.R.A.R.R.»)[127].

[201]      Au terme de l’enquête, M. Bouliane fait parvenir aux parties, y inclus la Ville de Repentigny, un résumé des faits pertinents et les invite à formuler leurs commentaires. La version finale de ce document porte la date du 14 mai 2020[128]. Elle fait entre autres référence à des rencontres organisées depuis 2016 par l’organisme Lakay Media «pour discuter de la problématique du profilage racial à Repentigny»[129], à des recommandations de la Commission adressées aux villes et aux services de police en matière de profilage et à un plan d’action visant le rapprochement avec les communautés culturelles élaboré par le SPVR.

[202]      Le 8 octobre 2020, la Commission rend publique la décision prise par le Comité des plaintes le 30 juillet 2020[130]. Elle conclut ainsi :

La Commission est d’avis, à la lumière des éléments recueillis en enquête, que la preuve selon laquelle le plaignant aurait été victime de discrimination, sous forme de profilage, fondée sur la race et la couleur, est suffisante pour soumettre le litige au tribunal et qu’il y a lieu, avant de s’adresser au tribunal, de proposer des mesures de redressement aux parties mises en cause sur le base de l’article 79 de la Charte. Selon la Commission, il ressort de la preuve que le plaignant aurait été l’objet d’un traitement différencié ou inhabituel de la part des agents mis en cause du fait, notamment, de son appartenance à un groupe protégé par la Charte.

[203]      Les mesures de redressement suggérées comprennent des compensations financières à être versées à M. Ducas par la Ville de Repentigny et par chacun des trois policiers impliqués et diverses mesures à être prises par la Ville et son service de police pour éradiquer le profilage.

[204]      Ces mesures de redressement n’ayant pas connu de suite, la Commission s’est tournée vers le Tribunal des droits de la personne («TDP») et a ainsi continué à agir pour le compte de M. Ducas.

[205]      Le 20 juillet 2022, le TDP a donné raison à M. Ducas, du moins en partie, en concluant que l’interception du 8 décembre 2017 représentait un cas de profilage racial de la part des deux policières qui en ont pris l’initiative[131]. Ce faisant, le plaignant a été traité de façon différenciée en raison de la couleur de sa peau «en contravention de l’article 10 de la Charte» conclut le jugement[132].

[206]      Le TDP condamne donc la Ville de Repentigny et les deux policières à verser 8 000$ à M. Ducas à titre de dommages moraux. Il refuse toutefois la demande de la Commission de les condamner à verser en plus des dommages moraux. De même le tribunal spécialisé refuse-t-il d’émettre contre la Ville des ordonnances visant à empêcher la répétition des cas de profilage racial au motif que cette dernière «est actuellement à l’étape de l’action et que des changements de pratiques policières en profondeur sont en cours, plusieurs sont déjà modifiées et la formation est continue»[133].

[207]      Revenant sur cet événement, M. Ducas souligne qu’il a été doublement ébranlé après avoir appris que ses élèves et ses collègues ont su qu’il avait été arrêté et publiquement menotté le long de la voie publique alors que ses facultés n’étaient pas affectées par l’alcool ou la drogue et qu’il n’avait d’aucune façon contrevenu au Code de la sécurité routière.

[208]      Le contre-interrogatoire de M. Ducas n’a pas remis en question les éléments essentiels ni même le fin détail de son témoignage.

[209]      Il apparaît clair que le témoin a été profondément meurtri d’être intercepté et traité comme il le fut. Être interpellé à répétition au volant sans motif réel par les policiers de Repentigny est pour lui le signe d’un traitement différentiel qui ne repose que sur des préjugés à l’égard des personnes noires. Il en a développé de l’anxiété au point d’avoir maintenant peur de conduire sa voiture. Sa personnalité a été bouleversée comme en témoigne son épouse. Élevé par un père adoptif blanc, il n’avait jusqu’alors jamais réalisé que la couleur de sa peau pouvait être un handicap. En conclusion de son témoignage, il dit ne rechercher aucun privilège et ne souhaiter qu’à se fondre dans la société, sans plus, sans moins. Le Tribunal le croit.

  • Madame Karine Chevrette

[210]      La  Dre Chevrette témoigne de l’impact que l’interception routière du 8 décembre 2017 aura eu sur la santé et le tempérament de son mari, sur leur vie de couple et sur les enfants. Le bilan qu’elle en fait est assez sombre.

[211]      Selon elle, tout en disant vouloir se garder de diagnostiquer son conjoint, ce dernier présente les signes d’un choc post-traumatique. Avant cet épisode, elle se définissait comme l’anxieuse du couple alors qu’aujourd’hui, c’est le contraire.

[212]      M. Ducas vit encore aujourd’hui très mal la honte et la perte d’estime de soi subies par le fait d’avoir été menotté aux yeux de tous. Pendant un temps, il ne voulait plus sortir de la maison, retourner au travail, aller s’entrainer. Aujourd’hui, les choses se sont un peu améliorées mais il rentre malgré tout à la maison immédiatement après ses activités. Lui qui n’avait connu aucun ennui de santé doit aujourd’hui prendre des médicaments pour des problèmes digestifs et souffre de pertes de sommeil.

[213]      Le couple qui avait décidé de déménager pour vivre en banlieue il y a une douzaine d’années a dû se résoudre à déménager. M. Ducas a quitté son emploi à l’école secondaire de Repentigny où il enseignait pour en trouver un autre dans la métropole. Leur maison a été vendue.

[214]      Selon la Dre Chevrette, leurs enfants ressentent ce que leur père a vécu et vit encore. Leurs parents les ont sensibilisés au fait de conduire tout en étant noirs. Ils ont installé des caméras dans leurs voitures de façon à être prêts à tout lorsqu’ils seront interceptés. Les enfants ont fini par prendre en grippe la ville qui les a vus grandir.

[215]      La Dre Chevrette est blanche et n’a jamais été interceptée de la sorte. Elle conduit pourtant fréquemment la BMW de M. Ducas, affirme-t-elle.

  • Monsieur Papa Ndianko Guèye

[216]      M. Guèye a 35 ans. Il habite la Ville de Carignan en banlieue sud de Montréal. Il n’a aucun antécédent criminel. Diplômé de l’UQAM en administration des affaires, il travaille dans le domaine de la vérification comptable et occupe la fonction de chef d’équipe par intérim à l’Agence de revenu du Canada. Il bénéficie d’une certaine aisance financière, déclare-t-il.

[217]      Il est titulaire d’un permis de conduire depuis 2002 et il a acquis sa première voiture en 2004. Il est amateur de voitures de luxe. Il est propriétaire d’une Porsche Cayenne et d’autres véhicules, dont une automobile de marque Audi S5.

[218]      Au cours des ans, il aura été l’objet d’une dizaine d’interceptions routières «de routine» sans motif réel. Il relate des épisodes de ce type survenus en octobre 2021 à Deux-Montagnes et en avril 2022 à Brossard. Il ne s’en étonne plus et sait que la vraie raison en est la couleur de sa peau.

[219]      Mais une interception l’a marqué en particulier. L’incident en question s’est produit le 26 mars 2021 à St-Hubert, en soirée. Il venait alors de recevoir un appel d'une de ses locataires, une dame âgée, et devait se rendre à son appartement pour résoudre un problème de détecteur de fumée. Il a quitté sa résidence vers 21 :15.

[220]      Une fois engagé sur la route 112, il suit un autre véhicule roulant en-deçà de la vitesse permise. C’est alors que les deux voitures se font doubler par la droite par un troisième véhicule filant à grande vitesse.

[221]      Par la suite, les deux voitures roulent côte-à-côte sur la Route 112 avant que le témoin ne se range à gauche dans le but de s’engager sur la rue Bernard-Hubert. Pendant qu’il attend au feu rouge, l’autre voiture se place à sa droite. Son conducteur s’identifie comme étant policier du Service de police de l’agglomération de Longueuil («SPAL») et ordonne à M. Guèye d’immobiliser son véhicule sur le terrain d’une station-service Esso. Le policier lui reproche d’avoir conduit au-delà de la vitesse permise. Le ton monte entre les deux hommes. Le policier appelle des renforts. Deux véhicules balisés et un véhicule de patrouille ont eu tôt fait d’encercler l’automobile du témoin.

[222]      Les policiers sont, aux dires de ce dernier, intimidants et méprisants à son égard. Sauf un qui lui remettra sa carte, les autres refusent de s’identifier malgré ses demandes. On lui fait reproche d’être sous l’effet de la drogue en raison de la vascularisation de ses yeux, un état que nie le témoin chez qui la vascularisation est chronique.

[223]      Par contre, si on en croit le rapport d’événement[134], M. Guèye se serait montré peu coopératif, arrogant et agressif. Au moment de s’identifier, ce dernier remet son permis de conduire à un policier l’ayant intercepté mais ne parvient pas à mettre la main sur son certificat d’immatriculation et sa preuve d’assurance. Les documents qu’il retrouve en premier sont périmés. Quand il finit par retrouver les certificat et preuve d’assurance valides, le policier qui avait procédé à l’interception refuse de s’en saisir.

[224]      Au moment de quitter, le rapport d’événement souligne que le témoin a été informé qu’il recevrait trois constats, soit un pour avoir roulé à 115 km dans une zone où la vitesse permise est de 70 km, un pour ne pas avoir eu en sa possession un certificat d’immatriculation valide avec lui et l’autre pour ne pas avoir pu présenter une preuve d’assurance. De fait, M. Guèye recevra les trois constats par la poste quelques jours plus tard.

[225]      Dans les jours et semaines suivants, le témoin multiplie les démarches pour obtenir des informations afin de démontrer qu’il ne roulait pas au-dessus de la vitesse permise[135]. Finalement, au procès, la poursuite ne sera pas en mesure de faire la preuve et le constat sera retiré.

[226]      Le 24 mars 2022, M. Guèye porte plainte auprès du Commissaire à la déontologie policière au motif qu’il a été intercepté sans motif valable, que le rapport d’événement contient des faussetés, que les policiers ont fait preuve d’un manque de respect à son égard et qu’ils ont usé de menaces et d’intimidation. Pour l’instant, le témoin n’a reçu qu’un accusé de réception de sa plainte.

[227]      Il n’appartient évidemment pas au Tribunal de décider de cette question qui relève du Commissaire à la déontologie policière. Toutefois, le Tribunal retient de ce témoignage deux éléments. Le premier est que M. Guèye est amateur de voitures de luxe et qu’il dit avoir été l’objet de fréquentes interceptions routières sans motif réel. La seconde est que les policiers ont été incapables d’apporter la preuve du motif de l’interception du 26 mars 2021, soit l’excès de vitesse. L’ajout, dans un rapport d’infraction abrégé rédigé un mois plus tard en complément du rapport d’événement déjà mentionné[136], d’une référence à l’usage d’un cinémomètre indiquant une vitesse captée de 115 km qui n’est nullement mentionné dans le rapport rédigé le jour même de l’incident, apparaît dans les circonstances douteux. Le policier qui a procédé à l’interception aurait affirmé, lors du procès à propos des deux autres constats, avoir suivi le véhicule de M. Guèye pour établir la vitesse, sans mentionner l’usage de cet appareil.

  • Monsieur Pierre-Richard Thomas

[228]      M. Thomas est né à Haïti en 1977 et est arrivé au Canada en 2008. Il a 44 ans. Il a d’abord vécu chez des membres de sa famille à Rivière-des-Prairies puis à Montréal-Nord. Il a eu à composer avec des revenus modestes à la fin de ses études. Les choses se sont améliorées depuis lors. Il est aujourd’hui le responsable numérique de l’Agence universitaire de la francophonie. Il vit à Repentigny depuis 2015. Il est de plus impliqué dans divers organismes dont Lakay Média; il préside le conseil d’administration de cet organisme depuis 2014.

[229]      Lakay Média a pour but de promouvoir le multiculturalisme et le vivre ensemble. À ce titre, cet organisme travaille depuis 2017 sur la question du profilage racial à Repentigny après s’être rendu compte que plusieurs personnes y ont connu des épisodes de profilage.

[230]      M. Thomas témoigne longuement des démarches entreprises par l’organisation qu’il préside pour sensibiliser la Ville de Repentigny, la mairesse d’alors et le SPVR à la réalité du profilage. Les résultats demeurent mitigés selon lui. La mairesse s’esquive souligne-t-il. Le SPVR soutient que la communauté noire ne comprend pas les difficultés du travail policier et a invité certains de ses membres à se joindre à des patrouilles pour apprécier comment les policiers composent avec ces difficultés. Un représentant du SPVR a proposé que les personnes qui se sentent victimes de profilage au volant à communiquer leur numéro d’immatriculation. Ces suggestions ont été rejetées selon M. Thomas parce qu’elles n’abordaient pas de front la source du problème.

[231]      Une manifestation contre le profilage racial s’est tenue le 22 septembre 2018 devant l’Hôtel-de-ville à l’initiative de Lakay Média malgré les pressions exercées par les autorités municipales et policières pour que cette protestation soit annulée.

[232]      Selon le témoin, l’adoption en novembre 2018 d’un plan d’action triennal pour favoriser le rapprochement entre le SPVR et les communautés culturelles, annoncée peu après par la mairesse de Repentigny, ainsi que la création d’un poste d’agent de liaison au sein du service de police pour «tisser des liens tangibles avec les différentes communautés de Repentigny afin de mieux comprendre leurs besoins et leurs attentes» ont été bienvenues[137]. Mais, selon M. Thomas, ces initiatives ont échoué à aborder de front le problème du profilage racial.

[233]      D’autres manifestations ont été organisées dans le but de sensibiliser les élus, y compris le Premier ministre, aux problèmes qu’engendre le profilage.

[234]      Selon le témoin, malgré les démarches, manifestations, pétitions, demandes d’enquête et même de mises en tutelle, et malgré un rapport rédigé par trois experts à l’initiative du SPVR[138], sur lequel le soussigné reviendra, le problème que soulève la communauté noire de Repentigny demeure entier. Le SPVR continue à vivre dans le déni, l’Hôtel-de-ville n’a pas d’orientation claire, les cas de profilage de conducteurs noirs s’accumulent et les actions pour prendre le taureau par les cornes restent à venir.

[235]      Le témoin est sans illusion. Il affirme éduquer son fils de 12 ans à la réalité du profilage racial. Il lui enseigne déjà comment il devra se comporter au volant lorsqu’il sera l’objet d’une interpellation routière pour une vérification «de routine», puisqu’il est convaincu qu’il n’échappera pas à la réalité des personnes racisées.

  • Monsieur Svens Télémaque

[236]      M. Télémaque est né et vit à Montréal. Il a 35 ans. Il est étudiant à l’Université Concordia. Il est chauffeur Uber à ses heures. Il est impliqué socialement dans le secteur de la Petite-Bourgogne, dans le centre-sud de la métropole, auprès d’organismes communautaires. Il travaille dans l’organisation de la banque alimentaire locale. Il donne aux jeunes hommes noirs une formation sur la façon de se comporter avec les agents de police en cas d’arrestation; dans ce cadre, il leur rappelle l’importance de rester calme, de faire preuve de patience et d’exercer leur vigilance en gardant en mémoire les numéros matricules et en filmant la scène s’ils le peuvent. Il leur enseigne que lorsqu’ils sont piétons, ils ne peuvent pas être interpellés sans motif. Selon son expérience, lorsque les jeunes noirs s’emportent, ils ouvrent la porte à des comportements policiers abusifs.

[237]      Il informe le Tribunal d’une expérience, humiliante à ses yeux, d’interception routière en janvier 2021, en milieu de la journée. L’incident sest produit alors qu’il travaillait comme chauffeur Uber. Il était au volant d’un véhicule de type VUS. Il avait un client à bord qu’il devait conduire d’Outremont à Boisbriand.

[238]      Des policiers dans une voiture de patrouille lui signifient d’immobiliser son véhicule. Il obtempère bien qu’il ne roulait pas au-dessus de la vitesse permise et qu’il respectait les indications routières. Motif de l’interception : simple vérification «puisqu’il y a de nombreux VUS volés dans le coin» lui dit un des policiers. Il s’agit encore là d’un prétexte fréquent nous apprennent les experts. Puis, après que l’autre policier ait constaté que le véhicule était identifié Uber et qu’il y avait un passager à bord, ils ne lui demandent pas de s’identifier et mettent fin à la détention arbitraire.

[239]      Le témoin n’a pas relevé leurs numéros matricules et n’a pas porté plainte en déontologie policière ou auprès de la CDPDJ. Il a trouvé très gênant d’être intercepté de la sorte alors qu’il avait un client à bord.

  • Monsieur Mathieu Joseph

[240]      M. Joseph a 25 ans. Il est né à Laval. C’est un  joueur de hockey professionnel connu. Il jouait pour le Lightning de Tampa Bay au cours de deux récentes saisons qui ont mené l’équipe au championnat et à la Coupe Stanley. Il est maintenant sous contrat avec les Sénateurs d’Ottawa. Il habite principalement la ville à laquelle son équipe de hockey est attachée.

[241]      Il détient un permis de conduire depuis qu’il a 17 ans. Lorsqu’il séjourne à Montréal ou ses environs, il loue une voiture pour se déplacer puisqu’il laisse son automobile dans sa ville de résidence.

[242]      À l’été 2021, il séjourne au Québec pour quelque temps. C’est ce qui explique qu’il loue le 9 août une voiture de marque BMW d’un modèle récent.

[243]      Un matin, lui et son frère Pierre-Olivier, lui-même un joueur de hockey professionnel, vont s’entrainer à Châteauguay. Par la suite, ils prennent la route en direction de Laval. M. Joseph est au volant, son frère occupe le siège du passager.

[244]      Le trafic est lourd ce jour-là et les deux frères avancent lentement. Un policier à bord d’un véhicule de patrouille du Service de police de Laval les suit. Le témoin remarque qu’il les observe. Puis le patrouilleur se place à gauche et signale à M. Joseph d’immobiliser son auto. Les gyrophares n’ont pas été utilisés. Ce dernier se conforme. Le policier se présente à la portière, ne donne aucun motif et demande avec brusquerie aux deux frères de s’identifier. M. Joseph répond que son frère ne conduit pas et qu’il n’a pas à le faire. De son côté, il remet ses permis de conduire, certificat d’immatriculation qu’il retrouve dans le coffre à gants et preuve d’assurance.

[245]      Le policier retourne à son véhicule avec les pièces et revient au bout de trois ou quatre minutes. Son attitude a changé, il est soudain plus courtois et leur demande ce qu’ils font tous deux dans la vie. Ce qui donne l’occasion au policier de parler de hockey avec eux. Il leur remet leurs papiers, leur souhaite une bonne journée et met fin à la détention.

[246]      Le témoin dit avoir été étonné d’être interpellé de la sorte. Puis, à la réflexion, son frère et lui ont fini par se dire que ce n’était qu’à cause de la couleur de leur peau et du fait qu’ils étaient à bord d’une voiture de luxe, que cet incident s’est produit. Auraient-ils été blancs que rien de tel ne leur serait arrivé, affirme M. Joseph.

[247]      Le témoin ajoute que son frère Pierre-Olivier a été plus souvent que lui intercepté ainsi et en donne comme explication que celui-ci a la peau plus foncée que la sienne.

[248]      Il rapporte un incident du même type qui s’est produit en 2018 ou 2019 au Nouveau-Brunswick, aux petites heures du matin alors qu’il quittait un house party, un peu éméché, en compagnie d’un ami de son âge lui aussi joueur de hockey, M. Bokondji Imama.

[249]      C’est ce dernier qui était le conducteur désigné du véhicule de marque Honda Civic dans lequel tous deux prenaient place. M. Imama était à jeun mais non M. Joseph. Après être monté dans le véhicule, le témoin, réalisant qu’il avait oublié son manteau, est retourné à l’intérieur pour le récupérer. Au moment de quitter, trois véhicules de police les ont encerclés. Un policier sest présenté à la portière du conducteur et a exigé qu’il s’identifie. Lorsque M. Imama demande le motif de cette intervention, le policier ne répond pas. Par la suite, il explique qu’«il y a eu un hit and run tout près impliquant une Honda Civic». La preuve d’expert et la littérature nous apprennent qu’il s’agit encore-là d’un prétexte usuel pour dissimuler un cas de profilage racial. Mais, comme le coach de gardien de but de l’équipe de M. Imama était un policier, il lui a suffi de mentionner son nom pour que, après quelques secondes, le policier leur dise qu’il n’y avait pas de problème, qu’il s’agissait d’une simple vérification «de routine» et qu’il mettait fin à la détention.

[250]      Le témoin ne semble pas avoir été traumatisé par ces épisodes qu’il a trouvés «bizarres». Il n’affiche ni rancœur, ni arrogance. Il a cependant tenu à se déplacer pour en informer le Tribunal dans le cadre formel du procès. Il ne demande pas mieux que de parler hockey avec les policiers dit-il mais souhaiterait qu’ils cessent d’user de ce prétexte pour le faire.

  • Monsieur Bokondji Imama

[251]      M. Imama a 25 ans. Il est né à Montréal et a grandi dans le quartier Notre-Dame-de-Grâce. Ses parents sont originaires du Congo. Au gré de sa carrière, il a habité au Nouveau-Brunswick, à Baie-Comeau, à Los Angeles ou en Arizona, Il vit à St-Henri lorsqu’il est à Montréal. Il habite présentement l’Arizona après avoir vécu quatre ans en Californie. Il est lui aussi joueur de hockey professionnel.

[252]      C’est un homme solide. Sa peau est foncée. C’est un abonné aux interceptions routières sans motif réel : il a été intercepté environ 15 fois alors qu’il était au volant et une dizaine de fois en tant que passager alors que la personne qui conduisait était noire.

[253]      Il est détenteur d’un permis de conduire depuis l’âge de 17 ou 18 ans. C’est un amateur de voitures de luxe; il explique au Tribunal qu’il a un revenu qui lui permet de céder à ce plaisir.

[254]      Il relate les prétextes dont usent les policiers lors des interceptions, toujours un peu les mêmes banalités. Les policiers lui disent qu’il roulait trop vite quand ce n’est pas le cas ou qu’ils recherchent un véhicule volé ou que ses pneus sont trop larges pour son véhicule. Jamais n’a-t-il reçu de constat d’infraction à la suite d’interceptions routières dont il a été l’objet.

[255]      Il corrobore l’épisode relaté par le témoin Mathieu Joseph, alors que son automobile a été encerclée par trois véhicules de police.

[256]      Aujourd’hui, il a renoncé à acheter la voiture de ses rêves dans l’espoir de mettre les chances de son côté et de réduire le nombre de fois où il est intercepté sans motif. Il a donc troqué sa BMW pour un Jeep Wrangler.

[257]      Malgré tout, le témoin n’affiche pas de rancœur. Il n’en a pas moins tenu à se déplacer à la Cour pour faire état de son expérience face au pouvoir arbitraire policier. À chaque fois qu’ils se produisent, il trouve les événements de ce type humiliants et embarrassants alors qu’aucune infraction n’a été commise.

[258]      En contre-interrogatoire, à une question du Procureur général du Québec portant sur des propos qu’il aurait tenus au réseau RDS[139] le 3 juin 2020, le témoin précise que les interceptions routières qu’il a connues ici ne sont rien en comparaison de ce qu’il a vécu à Los Angeles où il a été interpellé au volant une trentaine de fois en quatre ans.

[259]      Par contre, il affirme ne pas avoir dit au journaliste de RDS qui l’interviewait qu’il n’a jamais été l’objet d’interception routière au Québec. Le Tribunal ne voit pas là une contradiction de la part du témoin puisque l’article en question ne portait pas sur le profilage racial au volant mais plutôt sur des propos racistes tenus à son égard par un joueur d’une équipe adverse et, de façon plus large, sur le racisme en général suite à la mort violente de George Floyd tué de sang-froid par un policier du Minnesota. Il faut donc replacer les mots «je n’ai rien vécu ici», auxquels réfère le ministère public, dans l’ensemble de la phrase que l’article prête à M. Imama : «J’ai grandi dans le quartier Notre-Dame-de-Grâce à Montréal qui est très multiculturel alors je n’ai rien vécu ici […]». Le Tribunal conclut que le témoin n’a pas déclaré en 2020 n’avoir jamais fait l’objet d’une interception routière sans motif. Il a plutôt indiqué n’avoir pas été l’objet de propos racistes dans le quartier où il a grandi. C’est l’explication qu’il donne au procès et le Tribunal le croit.

[260]      Il profite par ailleurs du contre-interrogatoire pour rapporter deux autres interceptions routières dont il a été l’objet et qu’il ne peut s’expliquer.

[261]      La première a eu lieu à Montréal, sur le boul. St-Michel, à l’heure du midi, alors qu’un policier lui a ordonné d’immobiliser son véhicule et de s’identifier au motif qu’il roulait trop vite. Le policier a pris 20 minutes pour compléter les vérifications. Revenu à l’automobile du témoin, il lui a remis ses papiers et a mis fin à la détention, sans constat d’infraction.

[262]      La seconde s’est produite à Châteauguay alors qu’il était avec sa sœur qu’il était allé rejoindre à son domicile pour lui permettre d’essayer son nouveau véhicule. Ce dernier  n’avait pas encore de plaque d’immatriculation et affichait une vignette de transit. Le policier qui a procédé à l’interception s’y est pris à deux fois pour faire les vérifications allant jusqu’à s’arrêter au numéro de série du véhicule pour s’assurer qu’il correspondait à celui inscrit sur la vignette. Le temps a filé avant qu’il ne revienne et mette fin à la détention. Aucun constat d’infraction n’a été émis à cette occasion.

  • Monsieur Daniel Walcott

[263]      M. Walcott est né à l’Île-Perrot d’un père originaire de la Barbade. Il a étudié au Collège Bourget à Rigaud. Il a 28 ans. Il détient un permis de conduire depuis l’âge de 17 ans. Il est joueur de hockey professionnel depuis 2014.

[264]      Il relate au Tribunal quatre épisodes d’interpellation policière, soit une alors qu’il était passager d’une voiture conduite par son frère, un autre alors qu’il était piéton et les deux derniers comme conducteur.

[265]      Ces deux dernières sont semblables à celles déjà relatées. L’une se déroule en 2013, vers 09 :00 le matin, alors qu’il conduit l’auto de sa mère pour se rendre à une pratique de hockey. Pour expliquer l’interception, il se fait demander ce qu’il fait à Boisbriand alors que le véhicule est immatriculé à Montréal. Il s’agit encore-là d’un prétexte fréquemment utilisé par les policiers selon l’avis des experts et la littérature : ne pas être à l’endroit où il devrait se retrouver.

[266]      L’autre événement se produit à l’été 2019, près du pont Lachapelle, alors qu’il conduit un véhicule de marque Ford Explorer immatriculé dans l’État de New-York ce qui s’explique par le fait qu’il était membre d’une équipe de hockey de Syracuse associée au Lightning de Tampa Bay.

[267]      Dans chaque cas où la police l’intercepte, il immobilise son véhicule et collabore, s’identifie et attend que les policiers aient complété leurs vérifications. Il précise que ses parents lui ont d’ailleurs enseigné à ne jamais tenir tête en pareil cas, dit-il. En fin de compte, aucun motif ne lui a été donné pour l’avoir contraint à s’arrêter et s’identifier et aucun constat d’infraction ne lui a été remis avant de mettre fin à la détention.

[268]      Pour lui comme pour les autres témoins placés dans la même situation, il en résulte une crainte à chaque fois que, au volant, il croise une voiture de police ou qu’un véhicule de patrouille le suit. Crainte d’être intercepté sans motif et crainte d’être traité de façon différenciée du seul fait qu’il est noir sont les sentiments qui l’envahissent fois après fois.

[269]      L’épisode alors qu’il était passager s’est terminé lui aussi en queue de poisson.  Les policiers n’ont donné aucune contravention. Il ne s’en est pas moins senti nerveux puisqu’il n’avait alors que 15 ou 16 ans et n’était pas en mesure de comprendre cette interception alors qu’il n’y avait aucune raison de le faire.

[270]      Le dernier épisode est le plus troublant même s’il ne concerne pas une interception routière. À la sortie d’un bar, il a été interpellé rudement par des policiers pour avoir craché par terre. Devant sa colère et son emportement, ils ont exigé qu’il nettoie le trottoir. L’incident a vite fait de dégénérer. M. Walcott s’est emporté, a blasphémé contre les policiers et les a accusés d’abus de pouvoir. Les policiers ont menotté le témoin, l’ont fait monter dans un véhicule de patrouille pour le laisser ensuite dans un quartier assez éloigné de l’endroit où il avait été arrêté. Il a reçu deux contraventions, une pour avoir craché par terre, l’autre pour avoir injurié les policiers. Il n’a pas porté plainte contre les policiers, affirme-t-il, pour ne pas compromettre sa carrière de hockeyeur.

  • Madame Amanda Maxwell

[271]      Mme Maxwell est née à Montréal. Elle est diplômée en travail social. Elle est âgée de 39 ans. Elle est la mère de trois enfants âgés de 18, 16 et 10 ans. Elle travaille principalement auprès de jeunes noirs anglophones.

[272]      Elle a fait l’objet d’une interception routière à une date indéterminée alors qu’elle conduisait la voiture familiale. Ses trois enfants étaient assis sur la banquette arrière et leur père occupait le siège du passager. Après qu’elle eut immobilisé le véhicule, les policiers lui ont indiqué qu’ils avaient perçu une odeur de marijuana pour expliquer l’interception. Elle souligne que les fenêtres de la voiture étaient fermées au moment où les policiers sont intervenus et que sa voiture se trouvait de l’autre côté de la rue par rapport au véhicule de patrouille. Ils ont demandé au père, un homme de race noire, de descendre de la voiture avant de lui demander s’il avait consommé de la drogue ou s’il était armé. Ils ont exigé qu’il leur remette ses papiers à des fins d’identification. Mme Maxwell a demandé à un de ses enfants de filmer la scène pendant qu’elle soulignait aux policiers que c’était elle qui était au volant et non son compagnon et que les questions devaient donc lui être adressées à elle. Les policiers n’ont pas demandé leur reste et ont mis fin à la détention. Aucun constat d’infraction n’a été délivré.

[273]      À son avis, tout cela était illégal. Mais elle est sans illusion : ces interceptions sans motif réel font partie de la vie normale des noirs quand ils prennent le volant.

[274]      Elle est toujours craintive de prêter sa voiture à son fils de 18 ans qui est noir. Elle préfère la confier à un de ses amis blancs qui eux ne se font jamais intercepter. Comme bien des parents noirs, elle lui a enseigné à ne pas résister aux policiers s’il se fait intercepter au volant, à rester calme, à garder les mains sur le volant et à ne pas les injurier. Driving while black résume sa pensée.

  • Monsieur Joël DeBellefeuille

[275]      Monsieur DeBellefeuille est un enfant adopté. Il est né à Montréal et a grandi à Pincourt. Il a aujourd’hui 47 ans. Il est le père d’un garçon. C’est un entrepreneur qui gagne bien sa vie.

[276]      Son père et sa mère adoptifs, tous deux de race blanche, étaient Mme Betty Chambers, une professeure réputée de l’Université Concordia, et M. André DeBellefeuille, un homme d’affaires bien connu.

[277]      Le témoin relate avoir été l’objet d’interceptions routières à de nombreuses reprises n’ayant, selon lui, d’autre motif que le fait d’avoir la peau noire et de conduire des voitures de luxe.

[278]      C’est ainsi qu’il a été intercepté à trois reprises au cours d’une même semaine de 2009 alors qu’il était au volant de son véhicule, une BMW 320.

[279]      Une première fois, il faisait des courses dans une épicerie, en compagnie de la nièce de son épouse, une jeune femme blanche dans la vingtaine. Il y croise deux policiers. Lorsque lui et la jeune femme montent dans l’auto pour reprendre la route, les deux policiers les suivent. Peu après, ceux-ci lui signifient d’immobiliser son véhicule et lui disent qu’un feu arrière ne fonctionne pas. On ne lui demande pas de s’identifier. Aucune contravention n’est émise. La détention se termine ainsi.

[280]      Une seconde fois, alors qu’il est au volant et que sa belle-fille, blanche, elle aussi, alors âgée de 15 ou 16 ans, prend place à ses côtés, deux policières l’interceptent pour fins de vérification de son identité. Motif qu’elles lui donnent : on recherche une BMW noire rapportée volée. Le témoin leur remet ses pièces d’identité. Elles procèdent aux vérifications d’usage, lui remettent ensuite ses permis de conduire, certificat d’immatriculation et preuve d’assurance et mettent fin à la détention sans émettre de constat d’infraction, mais non sans qu’une des policières se soit enquise auprès de la jeune fille de son état.

[281]      Deux ou trois jours plus tard, alors qu’il roule sur le Boulevard Taschereau, il tourne à droite sur une rue transversale après avoir attendu au feu rouge. Comme il y avait quelques autos devant lui, il n’était pas en mesure de se ranger dans l’espace réservé aux véhicules désirant comme lui faire un virage à droite pour éviter de faire obstacle au reste de la circulation filant en ligne droite. Le témoin a donc dû empiéter pendant quelques mètres sur la voie réservée aux autobus. Un véhicule de police le suit dans son virage et lui signale de s’immobiliser. Le témoin lui remet les pièces usuelles. Le policier retourne à son véhicule pour faire les vérifications, revient, lui remet ses papiers et met fin à la détention sans émettre de contravention.

[282]      Les experts et la littérature spécialisée nous apprennent que la présence d’une jeune femme blanche aux côtés d’un conducteur noir ou le motif de la recherche d’une automobile rapportée volée des mêmes marque et couleur que la voiture interceptée sont à inclure dans la liste des indicateurs du profilage racial.

[283]      Monsieur DeBellefeuille a connu d’autres interceptions routières à seule fin de vérification. Sa patience à ce propos s’est effritée petit à petit.

[284]      Deux événements en particulier viendront le marquer. Le premier remonte au 10 juillet 2009, l’autre au 22 mars 2012. Tous deux impliquent des policiers du Service de police de l’agglomération de Longueuil.

[285]      Dans le premier cas, c’était pour lui la quatrième interpellation de ce type en quelques jours. Ce jour-là, il part à la pêche avec son épouse, sa nièce, sa belle-fille, une amie de celles-ci et le chien.

[286]      Un peu plus tard, il reprend le volant pour aller chercher des rafraichissements. Sur son chemin, il croise un véhicule de police. Un des policiers le regarde longuement. Le véhicule de patrouille fait alors demi-tour pour le suivre. Les policiers actionnent les gyrophares pour obliger le témoin à immobiliser sa voiture.

[287]      Irrité, M. DeBellefeuille sort rapidement de sa BMW et se dirige vers le policier qui lui demande ses papiers. Le témoin refuse de s’identifier à moins qu’on ne lui donne un motif. Avoir lancé un mégot de cigarette par la fenêtre côté passager en serait la raison. Les deux policiers devant le refus de M. DeBellefeuille de s’identifier appellent un supérieur à la rescousse. L’arrivée de ce dernier donne lieu à un échange peu amical au terme duquel le témoin consent à remettre ses documents. Il est alors informé qu’il recevra plus tard deux constats. C’est ce qui se produit trois mois plus tard alors qu’il reçoit signification d’un constat lui reprochant de ne pas avoir eu avec lui sa preuve d’assurance et d’un autre l’accusant d’avoir entravé le travail des policiers en contravention avec l’article 638.1 C.s.r.

[288]      M. DeBellefeuille plaidera coupable et paiera l’amende dans le cas de la preuve d’assurance mais contestera l’accusation d’entrave. S’ensuivra un procès en Cour municipale de Longueuil.

[289]      Trouvé coupable par le juge Marc Gravel le 29 septembre 2010, il porte le jugement en appel devant la Cour supérieure. Le 17 novembre 2011, le juge Jerry J. Zigman lui donne raison et ordonne un nouveau procès devant un autre juge de la Cour municipale de Longueuil[140].

[290]      Au terme de ce second procès, le juge Pierre-Armand Tremblay accueille la demande en rejet du constat, conclut à un cas de profilage racial de la part des trois policiers du SPAL, exclut du dossier toute la preuve reliée à l’accusation telle que portée en application de l’article 24, al. 2 de la Charte canadienne et prononce l’acquittement du défendeur[141]. Il n’y a pas eu d’appel de ce jugement.  

[291]      Dans sa décision, le juge municipal écarte un à un les motifs invoqués par les policiers pouvant expliquer l’interception routière du 10 juillet 2009. Il relève des contradictions entre les versions des deux policiers patrouilleurs et le caractère extravagant et peu crédible l’explication du mégot de cigarette jeté par la fenêtre.

[292]      Il s’arrête aussi à la preuve voulant que le nom DeBellefeuille ne concordait pas avec la couleur de peau attendue du conducteur du véhicule intercepté ce jour-là : DeBellefeuille est un nom «blanc». Il constate qu’il s’agit là du réel motif de l’interception et conclut à un cas de profilage racial. Se fondant principalement sur l’arrêt R. c. Grant[142], il en vient à la conclusion que sont réunies les conditions pour que la Cour sanctionne le comportement répréhensible des policiers en écartant les éléments de preuve au soutien de l’accusation puisque leur utilisation serait susceptible de déconsidérer l’administration de la justice.

[293]      Au cours de son témoignage au procès, voici comment M. DeBellefeuille s’exprime à propos du motif racial exprimé en toutes lettres dans le rapport d’événement du SPAL :

So I walked over to her, she gave it to me and I sat back down and within three seconds of sitting down, I got that elevator, I think it is called adrenaline, my heart started pounding quicker than I ever felt, I got really hot and I have a quasi-sore bad back and I felt kind cracked up probably because the adrenaline is running up and down. Why? Because on the police report it is said : En circulant sur la rue Churchill, on a vu un BMW noir que conduisait un homme de race noire. Suite à l’enquête de la plaque, nous avons vu, ça nous donne le nom DeBellefeuille, Joël. Pour nous, ça sonne comme un nom québécois puis non pour un homme de race noire, ni une autre origine.[143]

(Le Tribunal souligne)

[294]      Ajoutons à ce qui précède cet autre passage du témoignage de M. DeBellefeuille qui permet de comprendre ce que peut ressentir une personne noire confrontée à un cas de profilage :

So I now knew that I had to prepare for Court and pretty much, been like I said my only time contesting a ticket so I had no idea what I was doing. I felt compelled to prove myself as a human being abiding by the law. I felt compelled, it will sound weird, but and I printed out pictures of my mother and my father who are both white and my mother was a well known professor at Concordia at the time, Betty Chambers, and my father André DeBellefeuille a well known businessman who dealt with SPVM, National Film Board, Rolls Royce, Pratt & Whitney, and why I did it? I have no idea. I guess I had to, and sorry to, you know, the other black people, I felt for some reason not that I want to separate myself but to show, because in people eyes, black people aren’t so good and whites are good. That is the kind of generalized conception and view of you know people, the stereotype.

(Le Tribunal souligne)

[295]      Précisons que les deux policiers du SPAL ayant procédé à l’interception du véhicule du témoin le 10 juillet 2009 seront par la suite suspendus pour une période de cinq jours.

[296]      Quant à l’épisode du 22 mars 2012, il a trait à une interception routière survenue alors que M. DeBellefeuille allait reconduire son fils à la garderie. Au moment de l’incident, il était accompagné de son épouse et de sa nièce.

[297]      Le scénario précédent se répète. Le véhicule des deux policiers du SPAL croise celui du témoin. Il y a échange de regards. Les policiers constatent que le conducteur est noir. Ils font demi-tour et suivent l’automobile de M. DeBellefeuille. Dès lors, celui-ci informe son épouse que les policiers vont sans doute lui demander de s’immobiliser. De fait, c’est ce qu’ils font après l’avoir suivi pendant 1,3 kilomètre. Pendant que le témoin est en train de détacher son fils de son siège, un des policiers lui demande de s’identifier.

[298]      À nouveau, le témoin s’impatiente et demande «Why are you stopping me?» aux policiers qui l’attendent devant la porte de la garderie. Il leur remet néanmoins ses documents. Ceux-ci, après les avoir vérifiés, reviennent vers lui, les lui remettent, lui souhaitent une bonne journée et mettent fin à la détention.

[299]      L’affaire n’en reste pas là toutefois. N’en pouvant plus d’être harcelé de la sorte, M. DeBellefeuille porte plainte à la CDPDJ avec l’appui du C.R.A.R.R.

[300]      L’enquête se révélera longue. De fait, elle durera six ans. Au terme de celle-ci, la Commission donne raison à M. DeBellefeuille, conclut à un cas de profilage racial  et propose à la Ville de Longueuil des mesures de redressement sous forme d’une indemnité et de dommages-intérêts à être versés au témoin ainsi que des mesures à être prises par la ville pour contrer le racisme et la discrimination. Ces mesures resteront sans suite avec pour résultat que la CDPDJ s’adressera au Tribunal des droits de la personne en déposant une demande introductive d’instance le 28 août 2018.

[301]      Dans sa décision du 17 novembre 2020, le Tribunal des droits de la personne, après avoir passé en revue les trois composantes de la discrimination, le traitement différentiel accordé par le SPAL à M. DeBellefeuille, la preuve circonstancielle et le contexte social et avoir appliqué les faits au droit a conclu à un cas de profilage racial ayant eu pour effet de violer le droit à l’égalité garanti par l’article 10 de la Charte[144].

[302]      Cette décision n’a pas fait l’objet d’une demande de permission d’en appeler à la Cour d’appel en vertu de l’article 132 de la Charte québécoise.

  • Monsieur Leslie Blot

[303]      M. Blot est né à Montréal. Il est courtier hypothécaire. Il habite Mascouche depuis deux ans. Il a habité au cours de sa vie tour à tour à St-Léonard, Laval, Repentigny et St-Eustache. Il a aujourd’hui 40 ans.

[304]      Il détient un permis de conduire depuis l’âge de 16 ans. Il est aussi titulaire d’un permis de classe 6A lui donnant droit de conduire une motocyclette[145]. Il a toujours été propriétaire d’une automobile. Il aime les voitures de luxe. C’est ainsi, par exemple, qu’il aura été propriétaire de quatre véhicules de marque Cadillac au cours des ans.

[305]      Il affirme avoir très fréquemment fait l’objet d’interceptions routières sans motif réel à des fins de vérification d’identité. Il en estime le nombre à 250, soit environ 10 par année depuis qu’il détient un permis de conduire. Pour lui, ce n’est rien d’autre qu’une affaire de race. Ses parents et amis blancs ne sont jamais interceptés de la sorte. Il a décidé que c’en était assez.

[306]      Deux événements lui donneront l’occasion de se dresser contre l’arbitraire qu’il reproche aux policiers, l’un en 2017 et l’autre en 2020.

[307]      Le 22 juillet 2017, ce sont deux agents de police du Service de police de Repentigny qui sont impliqués.

[308]      Ce jour-là, une fête de famille s’organise chez lui, à Repentigny. Il décide de gonfler des jeux pour amuser les enfants. Pour ce faire, il utilise un compresseur branché dans l’allume-cigarette de la voiture de sa conjointe. Le véhicule de marque Mazda3, modèle 2017, est stationné le long de la voie publique devant la maison. Il n’y a pas de trottoir à cet endroit. Le témoin est assis de côté sur le siège du passager, ses pieds sur la pelouse.

[309]      C’est alors que passe un véhicule de police qui roule lentement. Il y a deux policiers à bord, un homme et une femme. Une fois passé, le véhicule de patrouille rebrousse chemin. Parvenu à la hauteur de M. Blot, le policier baisse sa vitre et l’interpelle en disant : «Qu’est-ce que vous faites ici vous autres? On vous a jamais vus dans le coin» (sic). Le Tribunal note que cette formule, et ses infinies variations de forme et de ton, fait partie du florilège des modes d’expression du profilage racial selon les experts et la littérature.

[310]      Le témoin ne cache pas son exaspération devant cette intrusion : il n’est pas au volant et les policiers n’ont pas à s’intéresser à lui, leur fait-il savoir sans mettre de gants blancs. Il refuse de répondre à leur question et leur dit de passer leur chemin.

[311]      Aussitôt les deux policiers surgissent de leur véhicule, agressifs. Ils demandent au témoin de leur remettre ses pièces d’identifié. Pour toute réponse, il utilise son téléphone pour les filmer[146]. Le résultat n’est flatteur pour personne même si la vidéo est éloquente.

[312]      Le policier tente de lui enlever son téléphone. Le témoin résiste. Le ton monte. Il refuse de s’identifier en répétant qu’il n’a rien fait de mal et qu’il ne fait que gonfler des jeux d’enfants.

[313]      La policière menace alors M. Blot de l’arrêter s’il ne remet pas son téléphone. Elle lui prend le bras et c’est alors que le témoin passe son téléphone à son frère, présent à ses côtés. Les policiers menottent le témoin et l’assoient à l’arrière du véhicule de patrouille. La policière se dirige ensuite vers le frère et lui enjoint de lui remettre le téléphone. Une fois cela fait, elle retourne dans le véhicule et se met à fouiller l’appareil en prétendant chercher une pièce d’identité. En réalité, elle en profite pour effacer lenregistrement vidéo qui vient d’être pris, affirme le témoin.

[314]      Lorsqu’on lui remet son téléphone, la vidéo y a été effacée. Mais le travail n’a été fait qu’à moitié puisque l’enregistrement n’a pas été effacé de la corbeille.

[315]      Avant de quitter, les  policiers remettent au témoin quatre constats d’infraction[147], dont un pour avoir injurié ou blasphémé contre des policiers, un pour avoir entravé le travail des agents de la paix et un autre pour «avoir conduit un véhicule routier sans avoir avec lui le certificat d’immatriculation […] ou une copie de celui-ci».

[316]      M. Blot souligne que le rapport d’événement précise que la clé du véhicule était dans le contact[148]. Il s’agit selon lui d’une fausseté puisque le véhicule de sa conjointe fonctionne par bouton pression et non pas avec une clé de contact.

[317]      M. Blot a retenu les services d’un avocat pour contester ces constats. Après trois ou quatre remises de l’instruction du dossier, les constats ont été abandonnés

[318]      En 2018, il a porté plainte à la CDPDJ à ce propos en vertu de l’article 74 de la Charte québécoise. Le 21 juin 2021, la CDPDJ lui a donné raison et a conclu «que la preuve selon laquelle M. Leslie Blot aurait été victime de discrimination, sous forme de profilage, fondée sur l’intersectionnalité des motifs race, couleur et sexe, est suffisante pour soumettre le litige au tribunal»[149]. La Commission a du même coup proposé une série de mesures de redressement, dont le versement à M. Blot de 400$ de dommages matériels, 20 000$ de dommages moraux et un total de 18 000$ de dommages punitifs à être versés soit par la Ville de Repentigny, soit par chacun des deux policiers impliqués. La Commission dresse de plus une liste de mesures de correction pouvant être prises par la municipalité et son service de police, sous forme de politique, directive et programme de formation, dans l’objectif d’éradiquer le profilage racial associé aux pouvoirs discrétionnaires des policiers de Repentigny.

[319]      La Commission avait donné jusqu’au 16 juillet 2021 pour satisfaire à ses propositions. Celles-ci n’ont pas été suivies. M. Blot attend maintenant la date d’instruction de l’affaire devant le Tribunal des droits de la personne.

[320]      Quant à l’épisode de 2020 tel que rapporté par le témoin, il présente des similitudes avec le précédent.

[321]      Cette fois-là, le témoin roulait sur la voie de service de l’Autoroute 40 dans les limites de la Ville de Mascouche. C’est là qu’un véhicule de la Sûreté du Québec l’intercepte. M. Blot obtempère. On est dans les tout premiers jours de décembre.

[322]      Un des deux policiers se présente à la portière du conducteur. Il est courtois et l’informe qu’il n’a commis aucune infraction mais qu’il a le droit de l’intercepter sans motif. Il dit se baser sur l’article 636 C.s.r. Ce qui suit est la transcription de l’échange enregistré par le témoin entre lui et le premier policier :

Bonjour,

Vous parlez français ou anglais monsieur?

Français

Avez-vous permis de conduire, immatriculation, certificat assurance. C’est votre véhicule?

Oui. Je peux savoir ce qui se passe

Oui, avez-vous permis de conduire, immatriculation

Oui mais pour quelle raison? J’ai tu fais quelque chose?

Non, c’est juste pour vérifier permis de conduire

Juste pour vérifier?

Oui

Tu m’arrêtes comme ça juste pour vérifier sans aucune raison

Exact

Je trouve ça bizarre

Ben, c’est dans l’article de loi, code de sécurité routière 636

Donc je n’ai pas fait d’infraction, pas fait d’excès de vitesse, pas brûlé de feu rouge

Exact mais vous êtes obligé de… votre permis de conduire, immatriculation[150]

[323]      Le ton est bien différent que celui de son collègue qui se présente à la portière droite et qui, dans les circonstances, fait preuve d’une incompréhensible agressivité envers le témoin. Il lui enjoint d’ouvrir un sac déposé par terre devant le siège du passager. Il contient de la drogue insinue le policier. Pourtant, le sac ne contient que de l’encens et une bouteille épousant la forme d’une statue de la Vierge Marie remplie d’eau bénite, puisque le témoin se rendait au cimetière où sa mère est inhumée. Qu’on en juge :

C’est quoi que t’as dans ton sac? T’as l’air d’avoir rempli de pilules dans ton sac icitte

Rempli de pilules?

Bien je sais pas y a une substance blanchâtre dans ton sac, je le vois d’icitte...

Suis obligé d’ouvrir mon sac?

Oui, je le voué t’as une substance dedans là

J’enregistre tout

Ça ne me dérange pas, je l’ai vu ta substance

C’est de l’eau bénite, de l’eau bénite hé regarde, c’est la Vierge Marie

Je fais juste vérifier […][151]

[324]      Durant ce temps, trois véhicules de patrouille de la police les ont rejoints. On lui reproche maintenant d’être en retard de trois jours dans l’installation de ses pneus d’hiver. Les policiers font venir une dépanneuse pour déplacer le véhicule de M. Blot à la fourrière plutôt que de lui servir un avertissement.

[325]      Il a dû appeler sa sœur pour qu’elle vienne le chercher le long de la voie de service, le témoin ayant refusé l’offre des policiers de monter avec eux dans leur véhicule.

[326]      Avec elle, il se rend au poste de la Sûreté du Québec à Mascouche. Il explique la situation au policier au comptoir qui n’en croit pas ses oreilles et qui lui remet un document lui permettant de récupérer sa voiture immédiatement plutôt que la semaine suivante.

[327]      Cependant, la personne préposée à la fourrière lui indique qu’il ne pourra la récupérer qu’à condition qu’il apporte avec lui ses pneus d’hiver et ses outils pour procéder au changement sur place avant de pouvoir reprendre la route. Ce sont les instructions que cette personne dit avoir reçues des policiers qui ont procédé à l’interception. À nouveau, le ton monte. Le témoin menace de porter plainte contre cette personne. Il reçoit finalement l’autorisation de récupérer son véhicule, non sans avoir dû acquitter 400$ pour le faire. Il n’a pas reçu de constat d’infraction.

[328]      Il a par la suite porté plainte auprès du Commissaire à la déontologie policière et auprès de la CDPDJ. Les deux processus suivent présentement leur cours.

  • Monsieur Schneider Augustin

[329]      M. Augustin est né à Haïti mais a grandi à Côte-des-Neiges, «au pied de la Côte», précise-t-il. Il a 45 ans. À l’instar des autres témoins entendus, c’est un homme instruit et articulé.

[330]      Il a fait ses études à l’Université d’Ottawa. Au moment des faits, il est le coordonnateur du programme jeunesse du Centre communautaire de loisir de la Côte-des-Neiges, un organisme à vocation sociale et éducative important à l’échelle de l’arrondissement. Il travaille donc avec des jeunes du quartier qui affichent une gamme de problèmes et qui, pour cela, entretiennent souvent des rapports difficiles avec les forces de l’ordre. Il enseigne entre autres aux adolescents comment rétroagir avec la police. Il est impliqué dans différents organismes et participe à des tables de concertation où siègent aussi des membres du SPVM.

[331]      Même s’il n’habite plus ce secteur, il s’y rend faire des courses le weekend puisque  les commerces de proximité qu’on y trouve lui sont familiers.

[332]      C’est ainsi qu’un samedi de l’hiver 2009, il roule sur la Côte Ste-Catherine au volant de son automobile de marque Lexus d’un vieux modèle. Peu avant de stationner, il croise un véhicule de patrouille du SPVM. Il a un contact visuel avec les policiers à bord, sans plus.

[333]      Descendu de sa voiture, il marche sur le trottoir et constate que les policiers ont fait demi-tour et qu’ils roulent lentement avant de s’arrêter à sa hauteur. Le policier côté passager baisse sa vitre mais c’est le conducteur du véhicule qui l’interpelle. De fait, selon le témoin, il lui crie : «Hey, c’est quoi ton nom?».

[334]      M. Augustin se rapproche du véhicule de patrouille pour connaître le pourquoi de cette interpellation. Ce à quoi le policier répète la même question. À noter que durant tout cet épisode, l’autre policier restera coi. Ce dernier est de race blanche alors que l’autre est noir.

[335]      En réponse, le témoin désigne son automobile et ajoute qu’il leur suffit de taper son numéro de plaque pour trouver son nom.

[336]      Immédiatement, les deux sortent de leur véhicule. Le policier noir lui passe les menottes. Une fois ce geste posé, celui-ci prend le temps de déplacer la casquette de M. Augustin pour en mettre la palette de côté. Le témoin souligne au policier que ce qu’il vient de faire a pour but de constituer aux yeux des passants une image qui n’est pas la sienne, soit celle d’un «drug dealer» pour reprendre ses mots. Le policier se ravise et replace sa casquette. Mais un tel détail n’est pas innocent dans le contexte.

[337]      M. Augustin une fois menotté est préoccupé par deux choses sur le coup. La première est qu’il risque de rater le shower de bébé organisé pour sa fille. La seconde, d’être vu menotté et encadré de policiers par des jeunes dont il s’occupe au centre communautaire ou par leurs familles.

[338]      Après avoir vidé ses poches, le policier prend ses clés pour aller inspecter l’intérieur de la voiture en lui demandant s’il transporte des armes ou de la drogue. Que de stéréotypes! Il répond : «Vous ne me connaissez pas. Vous faites erreur. Non, je n’ai ni armes, ni drogue».

[339]      Après l’avoir fait asseoir toujours menotté à l’arrière de leur véhicule, le policier vérifie son identité et lui dit, l’air surpris : «Hey, t’as pas de dossier criminel?». En l’espace de quelques secondes, il pose la même question à trois reprises. Réponse du témoin : «Non, c’est ce que je vous avais dit».

[340]      Puis, le témoin réalise que le policier blanc avait, peu de temps avant, participé avec lui à une table de concertation. Après qu’il eut signalé ce fait à l’intéressé, les deux policiers sortent du véhicule pour aller discuter.

[341]      Quand ils reviennent, le policier noir lui indique qu’ils vont lui donner une contravention de 615$ pour avoir entravé leur travail en refusant de remettre ses pièces d’identité. À cela, le témoin lui indique a) qu’il n’était pas au volant lorsqu’ils l’ont interpellé et que b) de toute façon, ni l’un, ni l’autre les lui ont demandées. Lui crier «Hey, c’est quoi ton nom?» et demander des pièces d’identité sont deux choses distinctes, précise-t-il.

[342]      Finalement, on le libère sans lui remettre de constat d’infraction.

[343]      Il se rend alors au poste de quartier 26 du SPVM et rencontre le sergent à qui il raconte ce qui vient de se passer et à qui il demande un formulaire afin de loger une plainte en déontologie. Le sergent tente de le décourager de le faire et lui suggère d’utiliser le formulaire en ligne. Il refuse de lui remettre un formulaire papier.

[344]      Peu après, avec le secours du C.R.A.R.R., il porte plainte au Commissaire à la déontologie policière contre le sergent et à la CDPDJ contre les deux policiers. Sept mois plus tard, il reçoit un constat d’infraction pour entrave au travail des policiers au motif d’avoir refusé de remettre les documents demandés. Montant de l’amende : 615$, soit le même que celui annoncé dans le véhicule de patrouille. Difficile de ne pas y voir une mesure de représailles pour avoir porté plainte.

[345]      Au procès sur le constat d’infraction, il a été acquitté. Seul le policier noir était présent. Le juge du procès a souligné, selon le témoin, que ce dernier avait été le seul à signer le rapport d’événement.

[346]      En déontologie, le sergent s’est fait rappeler qu’il doit remettre un formulaire lorsqu’un citoyen en fait la demande.

[347]      Du côté de la CDPDJ, l’enquête a duré quatre ans. Il a finalement accepté d’aller en conciliation et une entente est intervenue dont la teneur demeure confidentielle.

[348]      Le Tribunal note avant d’enchainer, comme le fait le Procureur général du Québec, qu’il ne s’agit pas à proprement parler d’une interception routière puisque M. Augustin n’était pas au volant lorsqu’il a été interpellé. Mais les policiers ont manifestement traité ce dossier comme si c’était le cas puisqu’ils lui ont demandé de s’identifier alors qu’ils n’avaient vraisemblablement aucun motif de le faire. Le constat d’infraction signifié par la suite en est la preuve.

  • Me Marc-André Dowd

[349]      Me Dowd détient un baccalauréat en droit de l’Université Laval et une maîtrise en administration publique de l’École nationale d’administration publique. Il a complété sa scolarité de doctorat en droit, mais n’a pas complété et défendu sa thèse. Il est membre du Barreau du Québec depuis 1997. Il a fait son stage à la CDPDJ avant d’en rejoindre le contentieux à titre de plaideur. Il a occupé par la suite diverses fonctions au sein de la Commission. En 2005, l’Assemblée nationale le nomme Vice-président de la Commission, responsable du volet Charte, puis Président par intérim durant 16 mois. En 2010, il devient Vice-président prévention et innovation au protecteur du citoyen, puis est nommé en 2017 Commissaire à la déontologie policière pour un mandat de cinq ans qu’il a mené à terme. Il occupe aujourd’hui le poste de Protecteur du citoyen.

[350]      Le témoin, malgré qu’il ait témoigné à titre de témoin de fait et non pas de témoin expert, a donc une assez longue expérience de travail sur les questions associées au respect des droits garantis par les Chartes.

[351]      Avant de témoigner au procès, Me Dowd avait été interrogé au préalable le 7 octobre 2021 par l’avocat du demandeur et par celui de l’intervenante l’ACLC[152]. Les deux interrogatoires ont été versés en preuve par le demandeur[153].

[352]      Me Dowd a longuement traité, à la fois dans l’interrogatoire préalable conduit par l’avocat du demandeur et au procès, de son rôle et du fonctionnement du bureau du Commissaire. Pour l’essentiel, celui-ci a pour responsabilité «de recevoir et traiter les plaintes visant tous les agents de la paix qui sont soumis au Code de déontologie des policiers du Québec»[154].

[353]      Cela dit, le Tribunal retient de ce témoignage que les dossiers d’interceptions routières réalisées en vertu de l’article 636 C.s.r. représentent une faible partie des plaintes déposées auprès du Commissaire. Cependant, le nombre de plaintes de ce type aurait crû avec le temps. Il n’existe toutefois pas de statistiques distinctes à ce sujet. Les données colligées dans les rapports annuels du Commissaire[155] ne ventilent pas les types de plaintes dirigées contre des membres des services de police (Sûreté du Québec, corps de police municipaux et SPVM). Les plaintes impliquant des policiers  représentent 97% du total des plaintes portées contre des agents de la paix.

[354]      Les plaintes fondées sur l’article 5 du Code de déontologie des policiers du Québec, qui proscrit entre autres choses aux policiers de poser des actes fondés sur la race ou la couleur, représentaient 58% des plaintes en 2016-2017[156].

[355]      Pour 2020-2021, la proportion des plaintes dirigées contre des corps de police par rapport à celles visant des agents de la paix demeure inchangée. Il en va sensiblement de même avec les plaintes fondées sur l’article 5 du Code de déontologie qui augmentent de 2,1%[157].

[356]      Par contre, à compter de 2017-2018, soit depuis l’adoption d’une stratégie d’action en matière d’immigration, de participation et d’inclusion pour la période 2016-2021, les rapports annuels contiennent un bilan des plaintes alléguant racisme, discrimination ou profilage. On y apprend que les plaintes à ce chapitre sont passées entre 2017 et 2021 de 89[158] à 161[159].

[357]      En 2017, 34 de ces plaintes avaient pour origine des interceptions routières au sens du C.s.r. contre 82 en 2020[160], en croissance annuelle constante[161].

[358]      La preuve ne permet pas au Tribunal de tirer d’autre conclusion que celle voulant que les plaintes déontologiques logées contre des policiers appartenant à divers corps de police pour racisme, discrimination et profilage sont en hausse constante depuis 2017.

[359]      Me Dowd complète cette information en précisant que les plaintes de ce type se concentrent à Montréal et dans ses environs bien que les incidents menant à de telles plaintes soient susceptibles de se produire n’importe où au Québec.

[360]      Le Tribunal comprend de plus que Me Dowd a prêté dès sa nomination au poste de Commissaire une attention particulière au problème du profilage racial, fort de son expérience acquise à la CDPDJ. Comme il le souligne au cours de son témoignage, il voulait «orienter le bureau du Commissaire vers les enseignements de la Commission en matière de profilage». Il y avait selon lui «une connaissance plus fine du profilage du côté de la Commission que du côté du Comité de déontologie»[162]. À son arrivée en poste en 2017, il n’y avait aucune ressource au sein du personnel du Commissaire se consacrant à la question du profilage. Il s’est assuré qu’une première puis une deuxième ressource soient affectées à cette question en particulier. Une formation ciblée destinée au personnel du bureau du Commissaire a été développée et diffusée.

[361]      Au-delà de la description précise qu’il donne du cheminement d’une plainte en déontologie policière, tant à l’étape de la conciliation qu’à celle, plus rare, de l’enquête  et après avoir passé en revue les obstacles que dressent sur le chemin du Commissaire en matière de déontologie les policiers, les services de police ou les municipalités, le témoin signale qu’il est ardu de faire la preuve du traitement différenciel associé au profilage racial.

[362]      Selon Me Dowd, le fait que l’article 636 C.s.r. attribue aux policiers l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire non balisé, conjugué dans bien des cas à l’absence de motif exprimé lors d’une interception routière ou de gestes permettant de déceler un comportement différencié, rend à peu près impossible d’établir l’existence du profilage racial derrière l’événement que dénonce une plainte.

[363]      Des indicateurs de profilage racial ont donc dû petit à petit être dégagés par les intervenants, le Commissaire, les tribunaux ou la littérature spécialisée qui ont pu être intégrés dans des formations comme celle donnée par la CDPDJ[163]. Ainsi, pour un véhicule de patrouille, faire un virage en U sans motif réel après avoir constaté la couleur de peau du conducteur avant de l’intercepter ou s’acharner contre un conducteur sur une question secondaire comme la largeur des pneus de son véhicule ou faire abus d’autorité envers une personne racisée ou demander du renfort sans raison dans le seul but de faire impression ou pour abuser de son autorité[164] ou chercher à savoir, par exemple, ce que fait un conducteur de race noire à Terrebonne quand son certificat d’immatriculation indique qu’il habite Montréal-Nord[165] ou imposer une sanction disproportionnée par rapport au geste reproché ou, pour les policiers impliqués, livrer des témoignages contradictoires, sont autant d’indicateurs d’un comportement policier fondé sur des préjugés envers certains groupes de citoyens plutôt que sur des faits.

[364]      De l’ensemble du témoignage, le Tribunal retient que Me Dowd s’est employé au cours de son mandat de Commissaire à la déontologie policière à élargir l’approche en matière de profilage sans parvenir pour autant à aplanir tous les obstacles.

[365]      Cela dit, les données qualitatives des témoignages entendus ne doivent pas être tenues pour les parents pauvres des données agglomérées et des statistiques. Elles ne sont pas anecdotiques considérant leur nombre, non négligeable de l’avis des experts, et leur congruence les unes avec les autres. En effet, si les chiffres sont une chose importante, ils n’en sont pas moins malléables en fonction de l’usage qu’on en fait. Si importants soient-ils, ils ne rendent pas compte de toute la réalité. Ainsi est-il impossible de savoir, à partir de données statistiques, ce que veulent dire pour les personnes noires ces interpellations routières sans motif réel qui, selon la preuve, les visent plus que les conducteurs blancs. On ne peut pas non plus invoquer le fait que les données statistiques ne portent pas spécifiquement sur les interceptions routières sans motif réel alors que les pouvoirs publics, pourtant informés de la réalité du profilage racial, n’ont jamais jusqu’à aujourd’hui pris de mesures spécifiques pour en assurer la ventilation et le décompte.

[366]      De plus, les statistiques ne nous apprennent rien sur la colère que fait naître ce traitement différentiel, sur l’humiliation, la crainte, le sentiment d’injustice ressentis ou sur les impacts de cette pratique sur les familles et lentourage des personnes noires interpellées. Seuls les témoignages dans leur enchainement les uns aux autres permettent de prendre la mesure de ce que vivent ces personnes et de passer de l’abstrait au concret.

[367]      Évidemment, ce dossier soulève un problème qui va bien au-delà des expériences vécues par le demandeur ou par les témoins pris individuellement. Il a pour objet un phénomène social aux contours inévitablement imprécis plutôt qu’un événement donné en particulier. Pour en décider, la congruence des témoignages entre eux et la cohérence de l’ensemble de ces témoignages avec la preuve d’experts et avec la littérature sur le profilage racial sont essentielles. Sans elle, il serait téméraire de conclure a) à l’émergence d’un fait juridique qui n’était pas connu de la Cour suprême au moment de prononcer l’arrêt Ladouceur et par la suite, b) à l’invalidité de la règle de common law et de l’article 636 C.s.r. parce qu’ils portent atteinte aux droits garantis par la Charte.

[368]      En revanche, le Tribunal comprend que certains des épisodes relatés ci-haut, une fois isolés, ne réunissent pas tous les ingrédients du profilage racial énumérés précédemment. Mais, au risque de se répéter, le Tribunal précise qu’il n’a pas à décider du mérite de chacun de ces épisodes comme s’il siégeait en déontologie mais qu’il doit juger de la réalité de l’ensemble. Si on veut que justice soit faite, une approche holistique s’impose.

[369]      Par contre, dans un dossier où le profilage racial est à la fois le nucleus et la constellation, force est de reconnaître que la trentaine d’événements distincts présentés par les témoins offrent entre eux des traits communs et des constantes en nombre suffisant pour en tirer des conclusions fiables.

[370]      S’ajoutent à ce qui précède la crédibilité des témoins pris individuellement, leur diversité d’âge, d’origine, d’éducation, de revenus et d’antécédents ainsi que la force probante de nombreux éléments de corroboration. En somme, autant d’éléments qui permettent au Tribunal de prêter foi au récit de leurs déboires au-delà de certains points de détail. La preuve qualitative offerte en demande se révèle concluante sur l’existence du profilage racial. Le Tribunal n’a aucun motif de ne pas croire ces témoins.

              Autres témoins de fait

[371]      D’autres témoins de fait se sont succédés à la barre. Plusieurs parmi eux sont des cadres de services de police qui ont été appelés à travailler dans l’objectif de sensibiliser les effectifs policiers à la réalité du profilage racial dans l’objectif de venir à bout d’un problème dont ils saisissent l’ampleur. Le Tribunal traitera du contenu de ces témoignages principalement dans la section du jugement consacrée au changement de culture.

[372]      Voyons maintenant de plus près la relation des témoignages de fait avec les témoignages d’experts et la littérature spécialisée.

11.2.       La preuve quantitative, la preuve d’experts, la littérature spécialisée et le contexte social

[373]      Dans ce dossier, quatre éléments sont à prendre en considération au moment d’aborder le contexte social du profilage racial. Ces éléments ne sont plus aujourd’hui objet de contestation comme ce fut le cas dans le passé à plusieurs occasions. Réunis les uns aux autres, ils jettent un éclairage distinct par rapport à d’autres dossiers. Ces éléments s’énoncent ainsi :

a)     le profilage racial existe bel et bien et constitue une forme de racisme;

b)     le ministère public reconnaît que le profilage racial sous une forme ou une autre sévit au sein de la police;

c)     intercepter un conducteur pour fins de vérification, pour des raisons autres que d’assurer la sécurité routière, contrevient à la règle de droit et constitue une interpellation illégale;

d)     les dirigeants des services de police et les autorités politiques ont au cours des récentes années commencé à faire preuve de vigilance en matière de profilage racial, à y consacrer des ressources et à déployer des programmes de sensibilisation ou de formation dans l’objectif d’éradiquer ce problème.

[374]      En 2001, dans l’arrêt R. c. Find[166], une affaire portant sur le droit à un procès équitable devant un jury impartial[167], la juge en chef McLachlin écrivait, au nom de la Cour suprême unanime, ce qui suit sur la connaissance d’office de certains faits par les tribunaux :

La connaissance d’office dispense de la nécessité de prouver des faits qui ne prêtent clairement pas à controverse ou qui sont à l’abri de toute contestation de la part de personnes raisonnables.  Les faits admis d’office ne sont pas prouvés par voie de témoignage sous serment.  Ils ne sont pas non plus vérifiés par contre-interrogatoire.  Par conséquent, le seuil d’application de la connaissance d’office est strict.  Un tribunal peut à juste titre prendre connaissance d’office de deux types de faits : (1) les faits qui sont notoires ou généralement admis au point de ne pas être l’objet de débats entre des personnes raisonnables; (2)  ceux dont l’existence peut être démontrée immédiatement et fidèlement en ayant recours à des sources facilement accessibles dont l’exactitude est incontestable  […]

(Le Tribunal souligne)

[375]      Or, dans plusieurs litiges relatifs à la Charte, les faits sociaux, le cadre de référence ou le contexte social en général revêtent souvent une importance fondamentale, tout en étant difficiles à établir au moyen de témoignages et de pièces[168]. Le fait social est défini comme étant «la recherche en sciences sociales servant à établir le cadre de référence ou le contexte pour trancher des questions factuelles cruciales pour le règlement d’un litige»[169].

[376]      L’auteur Benjamin Perryman dans le Queen’s Law Journal fait une synthèse intéressante de l’évolution de la pensée sur cette question :

As courts have become more open to social science evidence, the inclusion of such evidence in constitutional cases has proliferated. In less than two decades, we have moved from a constitutional jurisprudence that could find serious psychological harm on the basis of a brief affidavit of the applicant, to a jurisprudence that frequently relies on, if not requires, massive social science records. Like other jurisdictions, such as Germany, that have included social science evidence as part of constitutional litigation for quite some time, the presence of social science evidence in constitutional litigation records and decision making is becoming the "new normal" in Canada.

The Supreme Court of Canada entrenched this new normal in two important ways in Canada (Attorney General) v Bedford. First, the Court held stare decisis does not necessarily apply where there has been a "change in the circumstances or evidence that fundamentally shifts the parameters of the debate". A change in the circumstances includes, for example, shifts in shared social values such as the meaning of marriage. A change in the evidence includes, for example, reference to public policy experience and research that was not available at the time of the previous decision. Second, the Court held that the appropriate standard of review of such evidence was the deferential palpable and overriding error standard. Together, these holdings encouraged litigants to include social science evidence in their records with the hope of demonstrating a fundamental change in the debate, and to do so at trial level. Recent examples abound of litigants seizing on the Court’s guidance in Bedford and employing social science evidence in this manner.

By "social science evidence", I mean expert evidence that attempts to explicate, using quantitative or qualitative methods, the impact of law on human behaviour or experience and, conversely, the impact of human behaviour or experience on legally relevant principles or rules. This is a functional definition that focuses more on what work the evidence is doing in a particular case and less on the disciplinary training of the researcher or the particular methods they used to produce the research. Social science evidence addresses the human or social dimension of law, not the biological, chemical and physical dimension of human existence.[170]

[377]      La connaissance d’office au sens de l’arrêt Find n’a donc pas pour fonction de tourner les coins ronds avec la preuve. Elle contribue plutôt à établir adéquatement le cadre de référence. Sans elle, les demandeurs potentiels devraient tout reprendre de zéro, dossier après dossier. Ce serait leur imposer un fardeau démesuré qui mènerait à nier au plan pratique le droit d’invoquer les garanties constitutionnelles dont ils se réclament.

[378]      En somme, la connaissance d’un fait social permet d’établir que celui-ci existe et qu’il se manifeste de façon récurrente. À charge pour le juge du procès de déterminer si ce fait social s’est manifesté ou non dans l’affaire dont il est saisi et le poids à lui accorder le cas échéant[171]. Mais aujourd’hui, tel que précédemment expliqué, le profilage racial ne peut plus être réduit à une vague toile de fond comme c’était le cas précédemment.

[379]      La preuve démontre que le profilage racial est ancré dans le processus mental que suit une personne en autorité, pour reprendre les mots des juges Brown et Martin dans l’arrêt Le[172]. Il en est l’épure psychologique. Mais ce phénomène est d’autant plus insaisissable que, contrairement à ce qui était le cas dans ce dernier arrêt, la détention résultant d’une interception routière de routine n’exige pas de soupçon raisonnable. Cette phrase tirée des motifs des juges susmentionnés permet de jauger du degré de difficulté supplémentaire :

Ainsi, le profilage racial entre surtout en jeu au regard de l’art. 9 lorsqu’il s’agit de déterminer si la détention est arbitraire, parce que, par définition, la détention fondée sur un profilage racial ne repose pas sur des soupçons raisonnables.[173]

(Le Tribunal souligne)

[380]      L’arrêt Le représente donc à ce chapitre non pas tant un tournant qu’un aboutissement et une synthèse du droit de la preuve en pareil cas, comme l’expliquait, dans l’arrêt Dorfeuille[174], le juge Cournoyer, alors qu’il était encore juge de la Cour supérieure avant d’accéder à la Cour d’appel :

[55]       Dans une affaire où le profilage racial se soulève, le juge doit évaluer l’ensemble des circonstances et tirer les inférences raisonnables du portrait général révélé par la preuve circonstancielle à la lumière de la connaissance d’office au sujet du profilage racial. 

[56]       Il ne doit pas isoler et compartimenter les différents éléments de la preuve circonstancielle.

[381]      Ainsi, en 2021, la Cour d’appel de l’Ontario, sous la plume du juge Michael H. Tulloch, un expert en la matière, écrivait dans l’arrêt R. c. Theriault[175] :

[143]    The existence of anti-Black racism in Canadian society is beyond reasonable dispute and is properly the subject matter of judicial notice. It is well recognized that criminal justice institutions do not treat racialized groups equally: Robin T. Fitzgerald and Peter J. Carrington, “Disproportionate Minority Contact in Canada: Police and Visible Minority Youth” (2011) 53 Can. J. Crimin. & Crim. Just. 449, at p. 450; R. v. Le, 2019 SCC 34, 375 C.C.C. (3d) 431. This reality may inform the conduct of any racialized person when interacting with the police, regardless of whether they are the accused or the complainant.

(Le Tribunal souligne)

[382]      La Cour suprême dans l’arrêt Le fait un survol de précédents et études récentes sur le phénomène du profilage racial qu’elle qualifie de «fiables» et s’appuyant sur des «sources hautement crédibles faisant autorité».

[383]      Parmi ces études, le plus haut tribunal relève le rapport de novembre 2018 de la Commission ontarienne des droits de la personne intitulé Un impact collectif : Rapport provisoire relatif à l’enquête sur le profilage racial et la discrimination envers les personnes noires au sein du Service de police de Toronto[176] et qui couvre la période du 1er janvier 2010 au 30 juin 2017. Ce rapport nous apprend que : 

[93] […] «les personnes noires sont beaucoup plus susceptibles d’être l’objet de force policière causant des blessures graves ou la mort aux mains du SPT » et qu’entre 2013 et 2017, à Toronto, les personnes noires étaient près de 20 fois plus susceptibles que les personnes blanches d’être impliquées dans une fusillade policière causant la mort d’un civil (p. 2122). Le rapport de la CODP fait état de thèmes récurrents, à savoir des interpellations, interrogatoires ou détentions de personnes noires sans motifs juridiques valables, des fouilles non appropriées ou non justifiées lors d’interactions, et des accusations ou arrestations non nécessaires (p. 24, 29 et 42). Le rapport fait ressortir que bon nombre de personnes ont vécu des expériences ayant « contribué au développement de sentiments de peurs et d’humiliation, de traumatismes, de méfiance envers la police et d’attentes de mauvais traitements de la part de la police » (p. 29).[177]

(Le Tribunal souligne)

[384]      La Cour suprême s’appuie aussi sur un rapport du juge Tulloch, précédemment cité, titré Rapport de l’examen indépendant des contrôles de routine[178]. De ce rapport portant sur l’examen des contrôles de routine, publié en 2018, la Cour suprême retient en particulier l’examen que fait l’auteur des perceptions des personnes qui font l’objet d’une interaction non motivée avec les policiers et «l’incidence de cette pratique sur les jeunes appartenant à une minorité»[179].

[385]      Sur l’effet des interpellations sans motif réel sur les membres d’une minorité raciale, la Cour suprême, toujours dans l’arrêt Le, s’exprime ainsi :

[95] L’effet des interventions policières excessives à l’égard des minorités raciales et du fichage des membres de ces collectivités, en l’absence de tout soupçon raisonnable de la tenue d’une activité criminelle, constitue plus qu’un simple désagrément. Le fichage a un effet néfaste sur la santé physique et mentale des personnes visées et a une incidence sur leurs possibilités d’emploi et d’éducation (rapport Tulloch, p. 45). Cette pratique contribue à l’exclusion sociale continue des minorités raciales, favorise une perte de confiance dans l’équité du système de justice pénale et perpétue la criminalisation […]

(Le Tribunal souligne)

[386]      Citant à l’appui de leur conclusion le chercheur David M. Tanovich, dans Applying the Racial Profiling Correspondance Test[180], les juges Brown et Martin écrivent :

[97] Nous n’hésitons pas à conclure que, même en l’absence de ces rapports très récents, nous sommes maintenant arrivés au point où les travaux de recherche montrent l’existence d’un nombre disproportionné d’interventions policières auprès des collectivités racialisées et à faible revenu.

(Le Tribunal souligne)

[387]      Le Tribunal note aussi que le juge Moldaver dans l’arrêt Le, bien que dissident sur d’autres aspects, écrit, en son nom et en celui du juge en chef Wagner, être en accord avec les juges de la majorité sur les éléments de preuve concernant l’importance à accorder à la diversité raciale[181] :

[…] Les rapports, études et autres documents crédibles sur les relations interraciales peuvent aider les tribunaux à comprendre comment les personnes racialisées peuvent vivre différemment les interactions avec les policiers, et les tribunaux peuvent prendre connaissance d’office de ces documents  qui constituent de la preuve relative au « contexte social »  lorsqu’il est satisfait au test énoncé dans l’arrêt R. c. Spence, 2005 CSC 71, [2005] 3 R.C.S. 458. De plus, je ne conteste pas la justesse des documents dont mes collègues prennent connaissance d’office et je ne remets pas en question leur décision de s’appuyer sur ces documents. Je fais tout simplement remarquer que, d’un point de vue procédural, il est généralement préférable que toute la documentation pertinente soit présentée au juge du procès et que les parties formulent des observations à leur sujet et non qu’elle soit présentée pour la première fois en appel par les intervenants. Quoiqu’il ne soit pas toujours possible de suivre cette règle générale (particulièrement si les documents n’existaient pas lorsque le juge du procès a rendu sa décision), il convient de s’y conformer lorsque cela est possible. Respecter cette règle assure l’équité pour les parties, permet au juge du procès de mieux faire son travail puisque celuici disposera de toute la documentation pertinente et des observations sur la façon dont les enseignements tirés de ces documents doivent s’appliquer à l’affaire en cause, et atténue le risque que le dossier, les questions en litige et les arguments des parties prennent une tournure fondamentalement différente en appel.

(Le Tribunal souligne)

Dans le présent dossier, cette règle de prudence a été suivie.

[388]      Cela dit, dans Le, la preuve des retombées du profilage racial a amené les trois juges de la majorité à exclure, en vertu de l’article 24(2) de la Charte, les éléments de preuve saisis lors de l’arrestation de l’appelant et de prononcer son acquittement.

[389]      Par comparaison, la preuve rassemblée dans le présent dossier rejoint celle relatée dans l’arrêt Le. Couplée aux témoignages de fait, elle permet de cerner les contours du phénomène et de comprendre à la fois comment le profilage racial s’immisce dans le processus de sélection des conducteurs noirs, débalance au détriment de ceux-ci les chiffres des interceptions routières sans motif réel et comment il en vient à conditionner les hommes noirs à être interceptés à tort et à travers.

[390]      À ce chapitre, il faut distinguer le profilage racial en soi comme fait social réel et les moyens engagés par les villes et leurs services de police pour y faire face à travers un changement de culture des forces policières.

11.2.1.  La preuve du fait social

[391]      Sous le premier volet, la documentation permet de constater que le profilage racial est de nos jours bien identifié et qu’il présente des traits qui lui sont propres et qui permettent de le distinguer du racisme.

[392]      En Ontario, outre les documents déjà mentionnés auxquels réfère la Cour suprême dans l’arrêt Le, mentionnons Un impact disparate – Deuxième rapport provisoire relatif à l’enquête sur le profilage racial et la discrimination à l’endroit des personnes noires au sein du Service de police de Toronto, un rapport de la Commission Ontarienne des droits de la personne daté du mois d’août 2020[182]. Ce rapport constate entre autres choses que les personnes noires a) sont largement surreprésentées dans les statistiques sur les accusations discrétionnaires de faible gravité et b) qu’elles sont plus susceptibles que les personnes blanches d’encourir des accusations ayant peu de chances d’aboutir à une condamnation.

[393]      Au Québec, c’est sur la base de constats de même nature qu’en septembre 2020, dans son Bilan de la mise en œuvre des recommandations du rapport de la consultation de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse sur le profilage racial et ses conséquences[183], la CDPDJ recommandait au gouvernement en matière de sécurité publique, d’interdire «dès maintenant et définitivement l’ensemble des interpellations sans motif des piétons et passagers de véhicule («street checks») sur le territoire québécois». La CDPDJ n’est pas allée jusqu’à étendre cette recommandation aux conducteurs eux-mêmes[184], ce qui aurait eu pour effet de mettre en veilleuse le créneau spécifique d’interpellation que représente l’interception routière sans motif réel autorisée par la règle de droit établie en 1990.

[394]      En Nouvelle-Écosse, un rapport du Dr Scot Wortley du 27 mars 2019 a conclu que les interpellations de routine par la police à des fins de vérification d’identité «résulted in disportionate and negative impact on the African Nova Scotian community»[185]. Suite à ce rapport et à un avis juridique établissant que de telles interpellations sont illégales, le Procureur général et ministre de la Justice de Nouvelle-Écosse, le 1er décembre 2021, a émis une directive interdisant les interpellations sans motif de tout ordre :

DIRECTIVE

  1. No police officer shall :
    1. interact with a person for the purpose of collecting and recording identifying information; or
    2. collect and record identifying information as the result of an interaction with a person

unless, at the time of the interaction, the police officer reasonably suspects that:

  1. the person has recently engaged in, is engaged in, or will engage in unlawful activity; or
  2. the person has information relevant to the investigation or prevention of unlawful activity or the enforcement of the law.
  1. No police officer shall record identifying information about an individual based on an observation unless, at the time of the observation, the police officer reasonably suspects that the person has a connection to recent prior, ongoing or reasonably probable future unlawful activity.
  2. […]
  3. No police activities, whether addressed in this Directive or not, shall be conducted in a discriminatory manner, including on the basis of race.
  4. […]
  5. Senior leadership in all municipal police forces and the Royal Canadian Mounted Police shall:
    1. ensure that police officers at all levels, and particularly front-line officers, adhere to this Directive; […]

THIS DIRECTIVE is in addition to, and does not replace, the Minister’s Directive issued on March 28, 2019 prohibiting the use of street checks as part of a quota system or as a performance measurement tool.[186]

[395]      En août 2019, les professeurs Victor Armony, Mariam Hassaoui et Massimiliano Mulone remettaient au SPVM un rapport sur le profilage racial sous le titre Les interpellations policières à la lumière des identités racisées des personnes interpellées[187]. Ce rapport repose sur une analyse des données du SPVM et élabore des indices de suivi en matière de profilage racial.

[396]      Il s’agit d’un document étoffé qui touche toutes les formes d’interpellation policière de routine pratiquées à des fins de vérification d’identité sans que ces interventions discrétionnaires se concluent par une sanction. Les auteurs ont eu accès pour la première fois aux banques de données anonymisées des enregistrements d’interpellations pour les années 2015 à 2017.

[397]      Il ne fournit évidemment pas une réponse précise à toutes les questions. Entre autres, ne peuvent être distinguées les interceptions routières de routine du type de celles qui nous intéressent ici des autres formes d’interpellations policières. Ceci s’explique par le système de classement des données colligées par la police[188] qui ne permet pas cette ventilation. Mais malgré tout, il est raisonnable de conclure que la disproportion dans les interpellations de personnes noires ou arabes se maintient peu importe le type d’interpellation. Les auteurs tirent ainsi de leurs observations la conclusion suivante qu’ils prennent la peine de mettre en gras :

 Nous  pouvons ainsi observer que les personnes noires et arabes se trouvent nettement dans une situation où les interpellations à leur égard sont disproportionnées, comparativement aux personnes non-racisées, autant en tenant compte de leur poids démographique qu’en considérant leur supposée «contribution» collective aux incivilités (RM) et à la criminalité (CC) à Montréal.[189]

[398]      Il s’agit d’un document nuancé qui tient compte des observations et objections du SPVM[190] et qui s’abstient de lancer la pierre. Les auteurs s’emploient par leurs recommandations à indiquer au SPVM la voie à suivre pour se doter d’une politique en matière d’interpellation une fois qu’a été identifié le problème de disparités et pour rendre publique l’évolution des indicateurs de profilage racial. Sans oublier, l’intégration de cette problématique dans les programmes de formation[191].

[399]      Le Tribunal prend note en particulier de la partie du rapport consacrée à l’élaboration de deux indices de disparités, soit l’indice de disparité des chances (IDCI)[192] et l’indice de sur-interpellation au regard des infractions (ISRI)[193].

[400]      Le premier d’entre eux permet d’établir «le plus ou moins de chances (ou risque) d’être interpellé qu’encourt, en moyenne, le membre d’une minorité racisée par rapport à un membre de la majorité»[194]. Appliqué au cas qui nous intéresse, c’est-à-dire les interpellations de personnes noires, les auteurs concluent qu’«une personne noire a 4,24 fois plus de chances qu’une personne blanche d’être visée par une interpellation»[195]. L’indice monte à 4,68 pour les hommes noirs par rapport à 3,27 chez les hommes autochtones et à 2,27 pour les hommes arabes[196]. Il culmine à 5,25 pour les personnes noires dans le groupe des 25-34 ans, ce qui en fait l’indice le plus élevé de tous les groupes racisés par tranche d’âge[197].

[401]      Enfin, l’indice est de 5,58 chez les personnes noires interpellées à des fins d’identification[198], une donnée cruciale dans le cadre de ce dossier puisqu’il y aurait 5,58 fois plus de chances qu’une personne noire soit interpellée dans ce cadre, indépendamment de son genre et ce, peu importe le quartier où elle se trouve au moment de  l’interpellation[199].

[402]      Le second indice reprend la même logique à la différence que «la proportion générale utilisée pour calculer les ratios est celle du poids relatif de chaque groupe dans le nombre total d’infractions enregistrées par la police»[200]. Cet indice permet d’exprimer le surplus d’interpellations que chaque groupe racisé subit, en tenant compte du nombre d’infractions commises par rapport à la population blanche. En somme, s’il n’y avait pas de disparité, tous les groupes, racisés ou blancs, obtiendraient un score de 1. Conçu ainsi, puisque les données colligées par le SPVM ne permettent pas d’établir quels contrôles d’identité ont débouché sur des sanctions, cet indice n’en permet pas moins aux auteurs de conclure que «comparées aux personnes blanches, les personnes noires sont sur-interpellées de 66% (ISRI = 1,66) par rapport à leur contribution supposée à la criminalité»[201]. En parallèle, une étude portant sur les qualités au volant des conducteurs noirs américains, pour la réalisation de laquelle de vastes moyens ont été déployés, nous apprend qu’ils ne sont ni meilleurs, ni pires au volant que les conducteurs blancs contrairement à un préjugé tenace au sens contraire[202].

[403]      Appelé à témoigner au procès par le demandeur, un des auteurs du rapport commandé par le SPVM, M. Mulone, contre-interrogé par le Procureur général du Québec, n’a pas cherché à gommer les difficultés méthodologiques auxquelles se sont confrontés les auteurs. Il s’agissait pour eux de jeter les bases d’indices appelés à être bonifiés au fur et à mesure que les données seront élargies et actualisées. Il s’agit néanmoins du noyau de leur recherche[203]. On constate par contre que les disparités se maintiennent dans le même ordre de grandeur avec le temps, au fur et à mesure qu’augmentent les chiffres d’interpellations.

[404]      Pour ce qui est de l’ISRI, entre 2014 et 2017, la «contribution» collective des personnes noires aux infractions au Code criminel s’est traduite par 26 039 infractions contre 29 759 interpellations. Pendant la même période, 71 610 infractions ont été enregistrées dans la population blanche pour 49 438 interpellations[204]. Ce qui donne l’indice de 1,66 déjà mentionné, soit encore là l’indice le plus élevé de tous les groupes racisés[205].

[405]      Quant à l’indicateur ISRI au regard des infractions aux règlements municipaux, il est, selon le rapport, de 2,37 chez les personnes noires par rapport à 2,80 pour les personnes arabes[206].

[406]      Dans l’ensemble, les auteurs concluent, en croisant les indices et leurs déclinaisons, que «les personnes noires ont, au moins, deux fois plus de chances de se faire interpeller que les personnes blanches[207] :

  Autrement dit, […] les données démontrent une claire surreprésentation de la minorité noire dans les statistiques d’interpellation, cela en tenant compte de deux types de mesure aux paramètres mutuellement indépendants : valeurs de référence externe (nombre d’interpellations par rapport au poids démographique de la population noire dans chaque quartier) et valeurs de référence interne (nombre d’interpellations par rapport à la «contribution» relative de ce groupe à la criminalité dans chaque quartier).[208]

(Le Tribunal souligne)

[407]      Ces disparités, au-delà des mises en garde reliées à un premier exercice du genre, vont dans le même sens que les autres études canadiennes du même type. C’est le cas par exemple à Halifax, à partir il est vrai d’une méthodologie différente, du rapport Wortley déjà mentionné[209] ou à Ottawa du rapport Foster du 13 novembre 2019 intitulé Traffic Stop Race Data Collection Project II Progressing Towards Bias-Free Policing : Five Years of Race Data on Traffic Stops in Ottawa[210].

[408]      Par ailleurs, une lecture attentive des tableaux et figures apparaissant au chapitre VII du Rapport provisoire relatif à l’enquête sur le profilage racial et la discrimination envers les personnes noires au sein du service de police de Toronto[211], cité rappelons-le par la Cour suprême dans l’arrêt Le, permet de corroborer ces disparités et leur ordre de grandeur, bien que les chiffres colligés dans ce cadre l’aient été dans un but différent de celui du rapport commandé par le SPVM. Malgré tout, en conclure que la fréquence des interpellations policières sans motif de  personnes noires par rapport aux personnes blanches y était de 3 contre 1 en tenant compte des chiffres de population apparaît raisonnable.

[409]      CBC News, dans des reportages en ligne des 23 juillet 2015 et 10 novembre 2016, présentés respectivement par Kelly Bennett et Jackie Sharkey, relèvent des chiffres du même ordre à Hamilton et dans la région de Waterloo[212].

[410]      Dans l’ensemble, il faut reconnaître que même la mieux conçue des études quantitatives ne peut pas à elle seule faire la preuve du profilage racial. C’est ce qui faisait dire à la Commission ontarienne des droits de la personne dans son Rapport de recherche et de consultation sur le profilage racial en Ontario[213], et que fait sien le Tribunal, que :

Cependant, la surreprésentation des personnes racialisées et autochtones dans les interpellations policières peut fournir de fortes preuves circonstancielles de l’existence de pratiques inéquitables. Les tribunaux administratifs et judiciaires ont reconnu que le profilage racial peut rarement être établi au moyen de preuves directes, et que sa démonstration se fait le plus souvent par déduction, au moyen de preuve circonstancielles.

[411]      Dans la même veine, les auteurs de ce rapport ont été invités à faire un exercice semblable pour le compte du Service de police de Repentigny[214]. Ils arrivent à des chiffres du même ordre à la fois pour l’indice de disparité des chances (IDCI) et l’indice de sur-interpellation (ISRI).

[412]      Le professeur Mulone a de plus agi comme témoin expert dans ce dossier à l’invitation du demandeur.

[413]      Psychologue de formation, il a obtenu son doctorat en criminologie à l’Université de Montréal où il est maintenant professeur agrégé. Il enseigne à l’École de criminologie rattachée à la Faculté des arts et des sciences de l’Université de Montréal. Il y mène des recherches portant sur les enjeux de sécurité, sur le contrôle des services de police et sur le profilage racial au sein des services de sécurité publique. Il est  depuis 2010 chercheur régulier au Centre international de criminologie comparée. Il est l’auteur de livres, chapitres de livres, articles dans des revues scientifiques avec ou sans comité de lecture, critiques, textes de conférences et rapports de recherche en criminologie[215].

[414]      Le Tribunal l’a qualifié d’expert en matière de sécurité publique et de sécurité intérieure, de profilage racial et de pratiques policières incluant les interpellations et les interceptions policières ainsi qu’expert sur les disparités de traitements relatives à ces pratiques et sur la représentation de la population noire dans le cadre des disparités de traitement.

[415]      Le rapport d’expertise qu’il a signé[216] et son témoignage à l’instruction vont dans le sens de la preuve qualitative et quantitative présentée au Tribunal. Il s’harmonise de plus avec le rapport de l’autre experte du demandeur, la doyenne Marie-Ève Sylvestre[217], de même qu’avec celui de l’expert de l’ACLC, M. Robert S. Wright[218].

[416]      Après avoir indiqué qu’il adhère à la définition du profilage racial retenue par la CDPDJ, qui selon lui ajoute aux autres définitions proposées la notion cruciale de disproportion, le professeur Mulone fait sienne la distinction que la Commission ontarienne des droits de la personne établit entre profilage racial et profilage criminel[219] :

«Le «profilage racial» se distingue du «profilage criminel», lequel ne prend pas pour base des stéréotypes, mais se fonde sur un comportement réel ou sur des renseignements relatifs à une présumée activité de la part d’une personne qui répond à un certain signalement. En d’autres termes, le profilage criminel diffère du profilage racial, puisque le premier découle de preuves objectives d’un comportement délictueux, tandis que le second se fonde sur des présomptions stéréotypées».

(Le Tribunal souligne)

[417]      Selon l’expert, dans le cas des interceptions routières, les études sont nombreuses dans le monde anglo-saxon et leurs résultats convergent pour qualifier d’évident le profilage racial qui s’exerce dans ce cadre au point d’attribuer à ce phénomène l’expression aujourd’hui consacrée : Driving while black.

[418]      Le professeur signale que les interpellations de ce type sont à la fois nombreuses et le plus souvent non liées à la commission d’une infraction, comme la preuve qualitative nous le confirme, doit-on ajouter.

[419]      Avant de s’attarder aux travaux qu’il a menés à Montréal et à Repentigny de concert avec ses collègues Armony et Hassaoui, l’expert prend le temps de passer en revue des rapports de recherches sur le même sujet menées à Ottawa (2018 et 2019), Vancouver (2018), Edmonton (2018), Halifax (2019) et Toronto (2018 et 2020). Le soussigné a déjà fait référence à certains d’entre eux. À noter que toutes ces recherches, y compris celles réalisées à l’initiative des services de police de Montréal et de Repentigny, ont été menées en collaboration avec les corps de police et en s’appuyant sur des données policières, ce qui renforce leur validité méthodologique. Ceci leur permet d’échapper, du moins en partie, aux critiques usuelles des pouvoirs publics à l’endroit d’études antérieures qui se fondaient exclusivement sur le témoignage de citoyens, à défaut pour leurs auteurs d’avoir eu accès aux données quantitatives policières.

[420]      De l’ensemble de cette littérature, l’expert en retient «l’extraordinaire convergence de résultats»[220] dont il fait la synthèse suivante :

La présentation des études canadiennes récentes sur les pratiques d’interpellations et d’interceptions permet de faire ressortir quelques convergences fortes. Tout d’abord, il est possible de constater que les populations non blanches sont souvent l’objet d’interventions plus fréquentes de la part de la police au Canada. Ceci est particulièrement vrai pour les personnes noires qui sont systématiquement plus interpellées et/ou interceptées, quel que soit l’endroit où l’on porte le regard, et ce, parfois dans des proportions très importantes (surtout lorsque l’on se concentre sur les jeunes hommes dans les analyses). Ensuite, ces disparités ne peuvent pas simplement être expliquées par une participation différentielle présumée à la criminalité. Enfin, ces disproportions se retrouvent également dans d’autres pratiques proactives, que ce soit les arrestations, les accusations et l’usage de la force.

[421]      Après avoir fait un survol des études menées à Montréal et Repentigny, il s’emploie à discuter de leurs limites méthodologiques.

[422]      Ainsi, il relève que seules les interpellations et interceptions routières qui sont enregistrées se retrouvent dans les données policières et qu’il est difficile de chiffrer celles des interpellations de ce type qui ne sont pas enregistrées. Il s’agit selon l’expert d’une question sur laquelle les auteurs se sont arrêtés dès le départ. Il souligne que deux dynamiques s’affrontent au moment d’aborder ce problème. D’une part, les préjugés raciaux peuvent accroître la suspicion envers un individu noir et pousser le policier à l’enregistrer alors qu’il ne l’aurait pas fait avec un blanc. Par contre, les interceptions et interpellations initiées par ces mêmes préjugés risquent de paraître plus difficilement justifiables et de mener à la décision de ne pas en laisser de trace. Selon lui, les deux dynamiques étant concomitantes, il y a de fortes chances qu’elles se neutralisent : «Ce sont deux hypothèses contradictoires qui risquent de s’annuler in fine» pour donner «un reflet relativement juste de l’ensemble des interpellations»[221].

[423]      En contre-interrogatoire, le Procureur général du Québec amène le témoin expert à nouveau sur le terrain méthodologique en référant cette fois au fait que les données du SPVM ne distinguent pas les interpellations en général des interceptions routières fondées sur l’article 636 C.s.r. Par ces questions, le ministère public cherchait à établir que les disparités relevées en matière d’interpellations pourraient ne pas correspondre aux disparités associées aux interceptions routières sans motif réel. Or, pour quatre motifs qu’il développe en réponse à cette ligne de questions et en référant entre autres aux recherches menées à Ottawa et à Repentigny, l’expert est d’avis que les disparités documentées en matière d’interpellation se retrouvent en même proportion dans les interceptions routières. Cette partie de son témoignage est articulée et n’est pas contredite par une preuve adverse. Il n’y a pas lieu de l’écarter.

[424]      Cela dit, M. Mulone prend acte du fait que les policiers n’en sont plus à nier les disparités relevées un peu partout au Canada. Par contre, ils persistent malgré tout à vivre dans le déni du profilage qu’ils associent à la discrimination exercée par des personnes qui ont des valeurs racistes. Pourtant, selon l’expert, les pratiques discriminatoires n’ont pas besoin d’intention. La valorisation par les services de police de l’action proactive et du sens de l’initiative, qui donnent tout son sens à la discrétion policière dans la chasse à la criminalité, sont des facteurs qui expliquent selon lui en bonne partie les dérives du profilage racial.

[425]      Dans ce contexte, le professeur Mulone ne voit pas comment des formations professionnelles pourraient venir à bout à elles seules du profilage alors que les patrouilleurs à qui on les donne sont convaincus au départ qu’ils ne le pratiquent pas. Devraient-ils admettre que les formations qu’ils reçoivent sont utiles que ce serait reconnaître du même coup qu’ils s’adonnent au profilage. Vues ainsi, les formations des recrues, des patrouilleurs et des autres membres des services de police ont donc peu de chances de donner des résultats, affirme-t-il sans ambages.

[426]      Le Tribunal souligne que l’expert ne suggère pas pour autant d’abandonner les formations sur le profilage racial. Au contraire, il en souligne les avantages. Mais sa position est qu’il est illusoire de penser que les formations à elles seules puissent un jour venir à bout du problème. Il estime que ces exercices didactiques ne peuvent pas devenir le fer de lance de la lutte au profilage.

[427]      Selon lui, la solution passe par un changement radical de la pratique policière selon deux axes, soit a) en restreignant par des directives ayant force de loi la discrétion des policiers qui permet les interceptions de routine basées sur rien d’autre que l’intuition ou le flair et b) en cessant d’encourager une telle pratique qui ouvre la porte au profilage.

[428]      Il cite à titre d’exemple le cas de la police allemande[222] et celui de la Caroline du Nord où les patrouilleurs n’interviennent plus sur la route lorsqu’il n’y a pas au départ un comportement routier déviant[223]. Ce changement de cap a permis de réduire à la fois les accidents de la route et les cas de discrimination. Interrogé par le ministère public, le témoin est d’opinion que mettre le profilage au compte des pommes pourries qui se nourrissent de valeurs racistes ne permet pas d’expliquer la disproportion des chiffres en défaveur des personnes noires[224].

[429]      Dans l’ensemble, le témoignage du professeur Mulone conjugué à son rapport d’expertise convainc le Tribunal du bien-fondé de ses propositions. Son champ de compétence, les travaux qu’il a menés avec le concours des services de police de Montréal et Repentigny et ses vastes connaissances des études du même type menées à travers le Canada et ailleurs dans le monde lui ont permis de livrer des réflexions qui s’arriment à la fois avec la preuve qualitative et la preuve quantitative ayant servi de base à plusieurs rapports de recherche auxquels le Tribunal a eu accès.

[430]      Les rapports d’expertise de la doyenne Sylvestre et de M. Wright explorent d’autres aspects du phénomène du profilage racial et à plus d’un titre, corroborent celui de l’expert Mulone.

[431]      L’experte Marie-Ève Sylvestre est diplômée en droit de l’Université d’Ottawa où elle est professeure titulaire. Elle y occupe le poste de doyenne de la Facturé de droit. Elle détient aussi une maîtrise et un doctorat de la Faculté de droit de l’Université Harvard. En plus d’enseigner, elle est une chercheuse très active. Ses travaux sont interdisciplinaires et portent principalement sur la judiciarisation et la pénalisation des conflits sociaux et de la pauvreté. Auteure, elle a publié en 2020, avec M. Nicholas Blomley et Mme Céline Bellot, Red Zones : Criminal Law and the Territorial Governance of Marginalized People[225]. Elle a aussi signé seule ou en collaboration plusieurs chapitres de livres avec ou sans comité de lecture, des articles dans des revues savantes, des rapports de recherche, des articles de journaux, des conférences et des communications diverses.

[432]      Elle n’est pas à proprement parler une experte du profilage racial au même titre que le sont les experts Mulone et Wright. Ses travaux l’ont toutefois amenée à se pencher sur le profilage social, sur les rapports entre ce dernier et le profilage racial, sur les aspects intersectionnels du profilage et sur le profilage dans l’espace public. Au cours de sa carrière, elle n’a jamais publié sur le profilage racial visant les personnes noires en particulier.

[433]      Toutefois, depuis 2020, elle mène un projet de recherche sur le profilage racial des personnes noires et racisées dans les interpellations et interceptions routières au Québec dont elle traite dans son rapport d’expertise[226] et au cours de son témoignage à l’instruction.

[434]      Le Tribunal a qualifié la doyenne Sylvestre d’experte habile à éclairer la Cour sur la notion de profilage racial par rapport au profilage social et sur les conséquences, aux plans individuel et communautaire, qu’entraînent ou peuvent entraîner les disparités de traitement dans le cadre des interpellations et les interceptions policières.

[435]      Sur la notion de profilage racial, l’experte confirme que celui-ci a commencé à être documenté et à faire l’objet d’analyses dans les années 2000 au Canada.

[436]      Après avoir établi, comme l’a fait le professeur Mulone, une distinction entre le profilage criminel et le profilage racial ou discriminatoire, la chercheuse dresse la genèse de ce dernier. C’est ainsi qu’elle distingue le profilage racial des valeurs racistes que certaines personnes en autorité peuvent véhiculer. Soulignons à ce propos ce passage de son rapport d’expertise :

[…] il n’est pas nécessaire que la personne en autorité soit explicitement raciste ou ait des motivations racistes pour qu’il y ait profilage. De fait, le profilage peut exister même en l’absence de valeurs racistes promues par des individus au sein d’une organisation. C’est ainsi que l’on constate aussi l’existence de profilage lorsque les actions, pratiques et décisions d’une personne en autorité ont des effets disproportionnés sur des groupes identifiés et ciblés.[227]

[437]      L’experte a bien circonscrit pour le bénéfice du Tribunal le caractère insidieux du profilage et l’importance de convenir d’indicateurs à ce propos. Elle rejoint en cela le travail abattu par la CDPDJ et par le professeur David M. Tanovich[228], déjà mentionné. Elle souligne que «lorsque les policiers sont justifiés d’intervenir sur la base de soupçons flous et mal définis, ceux-ci sont plus susceptibles d’être influencés par des stéréotypes racistes»[229].

[438]      Tout comme l’a fait la Commission des droits de la personne, dont elle salue le travail précurseur à ce chapitre, et dans le même registre que l’expert Wright, elle met l’emphase sur les conséquences du profilage racial et social sur les personnes ciblées et sur le système de justice.

[439]      Au niveau des personnes ciblées, les impacts ne sont pas qu’individuels (stress, peur, colère, anxiété ou perte de l’estime de soi «provoquant parfois des comportements antisociaux liés à la colère et à la frustration ressenties»)[230] puisqu’ils s’étendent à leurs familles et à leur entourage qui vivent ainsi par ricochet de l’insécurité. Cette partie du rapport d’expertise et du témoignage de Mme Sylvestre rejoint l’avis de l’expert Wright.

[440]      Mais en plus, le profilage mène selon elle à la judiciarisation avec tout ce qui s’ensuit, créant ainsi une sorte de cercle vicieux auquel il est difficile d’échapper :

De plus, comme démontré clairement dans nos études, les contacts répétés et les interpellations pavent la voie à une judiciarisation accrue des populations ciblées. Plus les personnes sont surveillées et contrôlées par les policiers, plus elles sont susceptibles de recevoir des constats d’infraction et de faire l’objet d’arrestations, et ce, peu importe leur implication dans des activités illégales ou criminelles, notamment en comparaison de celle de populations blanches ou non-racisées qui elles, sont moins surveillées. C’est ainsi que les pratiques policières de profilage ont un impact direct sur les taux de criminalisation et de judiciarisation de populations profilées et contribuent à la surreprésentation des personnes marginalisées, racisées et autochtones  au sein du système de justice.[231]

(Le Tribunal souligne)

[441]      La recherche que mène présentement Mme Sylvestre sur la question vise à mieux documenter les expériences de profilage racial et leurs conséquences. Il s’agit d’une étude qualitative menée conjointement par elle et par la professeure Dominique  Bernier accompagnées d’une équipe d’assistants de recherche. Ce travail est subventionné par le Conseil de recherche en sciences humaines du Canada.

[442]      Sur la différence entre la recherche qualitative et la recherche quantitative, la doyenne Sylvestre écrit ce qui suit[232] :

La recherche qualitative consiste à recueillir de façon rigoureuse des témoignages ou des observations pour en extraire le sens et non pas pour les transformer en statistiques et en pourcentages (ce qui est le propre de la recherche quantitative) ou encore en faits judiciaires. Nous cherchons à comprendre et à interpréter la façon dont ces expériences sont vécues et perçues par les personnes profilées et à les mettre en relation avec ce que nous savons à propos d’un phénomène social132.

             

132   Pierre Paillé et Alex Mucchielli, L’analyse qualitative en sciences humaines et  sociales, 3e éd., Armand Colin, 2012 à la page 13.

[443]      Et sur la fiabilité de la démarche, l’auteur ajoute[233] :

[…] au-delà des faits précis relatés par les participants à nos études, les conclusions dégagées confirment et sont en phase avec celles obtenues par d’autres chercheurs dans des contextes similaires, tout en permettant d’apporter de nouvelles nuances et précisions133. En effet, j’ai été frappée par la régularité des expériences vécues par les personnes et par la similitude avec les travaux réalisés par mes collègues. Si certains travaux cités précédemment ont été réalisés dans d’autres provinces ou contextes, il y a clairement des constantes, des scénarios et des formules qui reviennent et se reproduisent lors des interpellations et interceptions policières au Québec, au Canada et ailleurs dans le monde.

             

133 Le cumul de nuances et précisions et l’affinage des questions et des réponses à ces  questions dans les recherches successives en sciences sociales permettent aux               chercheurs de se rapprocher, sans jamais l’atteindre, de la vérité scientifique. C’est               ainsi que se construit la connaissance scientifique.

[444]      La relation que fait l’experte des expériences individuelles recueillies jusqu’à maintenant dans le cadre de cette étude recoupe sous beaucoup d’aspects la preuve qualitative administrée à l’instruction par l’entremise des témoignages précédemment relas.

[445]      La liste des conséquences du profilage racial sur les personnes interrogées dans ce cadre va de la crainte, de la colère et de l’anxiété au plan psychologique aux retombées matérielles et professionnelles et aux effets sur le plan de la confiance envers la police, le système de justice et la perception de la citoyenneté. Sur ce dernier point, le Tribunal retient en particulier cette citation tirée du rapport d’expertise laquelle recoupe plusieurs témoignages entendus au procès :

J’ai de la misère à comprendre qu’il y a une justice pour les Blancs, une justice pour les Noirs, avant je me voyais pas dans un cadre que parce que moi dans ma tête j’tais pas noir, j’étais pas blanc, j’tais quelqu’un, un humain qui se respecte, mais là quand je suis dans la rue, c’est comme si j’ai l’étiquette dans le front "Ah t’es un Noir" puis on me le faisait sentir tout le temps c’est jamais chez moi, puis mes enfants qui sont nés ici c’est comme s’ils sont jamais Québécois à part entière puis je sens cette stigmatisation.[234]

[446]      De son analyse, l’experte tire une série de conclusions qui rejoignent plusieurs des observations et conclusions des experts Mulone et Wright. Parmi celles-ci, le Tribunal retient en particulier les deux suivantes :

9. En plus des effets discriminatoires notables qu’elles produisent, les pratiques  policières d’interpellations n’ont pas démontré leur efficacité dans la               prévention du crime. De plus, elles n’ont peu ou pas d’effet dissuasif sur les               comportements reprochés.

10. Ultimement, la recherche suggère que les coûts sociaux liés aux interpellations des personnes de façon aléatoire dans les espaces publics dépassent largement les bénéfices, par ailleurs extrêmement limités, qui pourraient être obtenus en matière de sécurité publique.[235]

[447]      Appelé par l’ACLC à titre d’expert au soutien de la demande, M. Robert S. Wright a consacré la plus grande partie de sa vie professionnelle aux rapports entre les personnes racisées noires et les services sociaux et de santé ainsi que le système de justice.

[448]      Diplômé d’université en travail social, il est détenteur d’une maîtrise dans ce domaine et a entrepris sa scolarité de doctorat à l’Université Dalhousie sans l’avoir complétée.

[449]      Contrairement au professeur Mulone et à la doyenne Sylvestre, M. Wright ne mène pas une carrière de professeur et de chercheur. Il n’a pas publié dans des revues spécialisées comme l’ont fait les deux autres experts de la demande. Il est toutefois invité à enseigner ou à animer des séminaires de formation dans différentes universités et organisations. Il dirige un organisme à but non lucratif qui se consacre à la justice sociale  envers la communauté noire.

[450]      Par contre, il a une expérience longue et diversifiée de praticien en travail social tournée en particulier vers les membres des communautés noires. Spécialiste des questions de santé mentale, de parentalité et de violence sexuelle, il a agi à plusieurs occasions comme expert devant les tribunaux de Nouvelle-Écosse, de l’Ile-du-Prince-Edouard, du Nouveau-Brunswick et de l’Ontario. Il a signé plusieurs rapports d’expertise sur l’impact sociétal de la race et de la culture (Impact of race and culture assesments) dont il est un pionnier au Canada. Il a été invité à trois reprises par l’Université Saint-Mary’s à donner aux étudiants en criminologie le cours Race and the Criminal Justice System. Une grande partie de son travail porte sur les problématiques reliées à la race et à la culture afro-canadienne. Sa formation et son expérience de travail l’ont amené à développer une approche nouvelle des rapports présententiels qui intègre l’impact de la race et de la culture.

[451]      À la suggestion de l’intervenante, le Tribunal l’a qualifié dans les termes suivants : expert on race and culture, including the psychological, social and cultural manifestations and impacts of racism and racial profiling on individuals, their families and their communities, with a particular expertise in the area of anti-Black racism and the criminal justice system in Canada.

[452]      Le rapport d’expertise et le témoignage de M. Wright portent sur l’impact psychologique, social et personnel, à court et à long terme, qu’ont les interpellations et interceptions arbitraires de personnes noires par les agents de police.

[453]      L’expert remonte dans le temps pour souligner que le profilage racial tire sa source d’une longue série de formes d’exclusion des personnes noires et de l’esclavage.

[454]      Ainsi, par exemple, le fait pour un policier de demander à un résidant de Montréal ce qu’il fait à Terrebonne au volant de son auto s’apparente à d’anciennes lois américaines qui forçaient les noirs à quitter la ville au crépuscule pour rejoindre leurs quartiers. Aujourd’hui, intercepter un conducteur noir sous ce prétexte équivaut à lui reprocher d'être ailleurs que là où il devrait se trouver et à le restreindre.

[455]      Or, selon l’expert, des pratiques de ce genre, qui sont sans motif réel et qui ne reposent bien souvent que sur des prétextes visant à dissimuler les préjugés, entretiennent l’exclusion et en retour la perte de confiance des personnes noires envers la police, dans un cercle vicieux dont elles ne parviennent pas à se sortir. À la longue, les membres des communautés noires finissent par internaliser le racisme et à accepter la suprématie de la culture blanche. C’est ce que la preuve de fait confirme. Voici comment M. Wright décrit ce phénomène dans son rapport d’expertise :

The consequences for Black peoples include: their acceptance of treatment as a second class citizen, lack of ambition and wider expectations of social inclusion and success in academic, economic and other pursuits. Internalized racism can also cause Black people to wrongfully accept gangster/hip hop culture as their cultural heritage. Unfortunately, that presentation often lines up with criminal and anti-social ideas about crime, the treatment of women, the acceptance of interpersonal violence as normal and other negative stereotypes.[236]

[456]      Il en résulte des répercussions dans les rapports familiaux et dans l’éducation des enfants. C’est ce qui explique les témoignages entendus sur The Talk, cette conversation que les parents de race noire ont avec leurs enfants, et particulièrement avec les garçons anxieux d’obtenir leur permis de conduire, pour leur apprendre la docilité envers la police une fois qu’ils se verront intercepter de façon arbitraire. Une fatalité, en somme, comme l’ont mentionné plusieurs témoins.

[457]      C’est là le paradoxe selon le témoin : en règle générale, les policiers n’ont pas à intercepter une personne si elle n’a rien fait de répréhensible ni être sur le point de le faire mais en revanche cette personne ne peut les défier de l’avoir fait puisqu’il s’ensuivra pour elles des sanctions. Les policiers deviennent ainsi dangereux aux yeux des personnes visées alors que leur rôle est censé être de les protéger. À long terme, ce paradoxe a pour effet que les personnes noires finissent par ne plus collaborer avec la police même lors de crimes commis dans leurs propres communautés, ce qui les rend un peu plus vulnérables. En bout de piste, c’est d’un double paradoxe dont il s’agit.

[458]      Sur l’impact réel que les interceptions et interpellations arbitraires, pourtant de courte durée, peuvent avoir sur les personnes noires, le témoin émet l’avis suivant :

This is a common question. Many who defend the practice of street checks and traffic stops do so on the basis that they are minor interruptions that have little effect on the person who is the subject of the stop. This position demonstrates a poor understanding of the power of the traumatic history that Black people carry. This paper mentioned early a case in which a judge acknowledged that Black people experience "daily indignities" as they encounter the police. These indignities are not just brief interferences, but rather are triggers to much deeper traumas, intergenerational traumas, that Black people carry as a result of the multigenerational experience of trauma they have suffered. […] This wound is plucked with even the most benign intervention by police. The effect of such interactions should never be underestimated. A good analogy would be understanding that a person who was a rape victim may have a dramatic and harmful response to a simple pat down.[237]

(Le Tribunal souligne)

[459]      En somme, le fait d’être une personne noire est en soi une menace. Cette perception, selon le témoin, est très profondément ancrée dans l’inconscient des personnes de race blanche. En somme, il s’agit selon lui d’un préjugé programmé par l’histoire.

[460]      À son avis, il est possible d’élaborer et de donner des formations pour contrer les préjugés et le profilage. Mais il ne croit pas que celles-ci suffiront à éradiquer le profilage dans les pratiques policières. Voici comment il aborde la question dans le cadre de son témoignage :

When it comes to how we address you know unconscious bias training with police, I am not sure training could eradicate it so we being more interested in figuring out what the nature of police behaviour should be in those circumstances. So, for example in [inaudible] we had a problem with traffic stop and street checks and professor Wortley did a report there and after he submitted his report we actually sought a professional legal opinion about the nature of street checks and that opinion came back to say well they are illegal. The street checks as they are practiced are illegal. And so we are less interested in those circumstances of regulating a practice or training to improve a practice that is being knowledge as illegal. So we are instead starting from the position of what should be the legal limits on police behaviour in the circumstances. And the reason for that I think it is because the degree of discretion absent any high legal tests that that discretion often results in and we can predict with almost necessarily result in some form of discriminatory practice and so when I talk about the training I provide to security officers in a mall who are there for loss prevention one of the reasons I encourage approaching people to assist them rather than to police then is that there is all kinds of problems with policing. When it comes to police interaction with public, we often say that you know can we train out unconscious biais? I think that we have not yet been able to eliminate racism… unconscious bias is a consequence of racism and I don’t know if we can train up from that. We would need to eliminate it from the top down.[238]

(Le Tribunal souligne)

[461]      Dans l’ensemble, le témoin expert a souscrit un témoignage ancré dans l’expérience et l’observation des communautés noires, de leur histoire et de leur culture. Cette contribution recoupe plusieurs éléments des témoignages qualitatifs et les met en perspective.

[462]      Certes, il est permis de croire que sous certains aspects, M. Wright force un peu la note ou qu’il interprète la réalité à travers une grille de lecture essentiellement axée sur le racisme et ses diverses déclinaisons. Mais dans l’ensemble, son rapport d’expertise et son témoignage se révèlent utiles pour mieux comprendre les sources du profilage racial tel qu’il s’exerce lors des interceptions routières.

[463]      Avant d’enchainer avec la preuve des efforts déployés par les pouvoirs publics pour lutter contre le profilage racial, le Tribunal souligne que ni le Procureur général du Québec, ni le Procureur général du Canada n’ont offert de preuve de fait ou de preuve d’expert qui amènerait le Tribunal à devoir choisir entre des versions opposées.

[464]      La nature de ce dossier n’en rendait pas moins nécessaire une preuve complète de l’existence du profilage racial derrière les interceptions routières discrétionnaires, de ses indicateurs et indices, de la pression qu’elles exercent sur les personnes visées, de l’étendue du problème et de son degré de pénétration dans l’exercice de la discrétion policière, de son origine et de ses effets. Sur ces différents sujets, le demandeur, avec l’appui de l’ACLC, a apporté la preuve des faits au soutien de ses prétentions.

[465]      Cela dit, le Procureur général du Québec, avec l’appui du Procureur général du Canada, a offert une preuve documentaire et testimoniale de même qu’une preuve d’expert touchant deux volets importants du dossier.

[466]      Un premier volet touche la sensibilité croissante du gouvernement, des dirigeants des corps de police et des édiles municipaux au phénomène du profilage racial ainsi qu’aux démarches d’identification du problème et de formation des policiers dans l’objectif d’inverser la tendance à travers un changement de culture.

[467]      Un second volet porte sur la pertinence et l’actualité des interceptions routières dites de routine dans un objectif de sécurité routière. Ce second volet s’attache d’abord et avant tout à la justification de la règle de droit une fois démontré que celle-ci restreint les droits garantis par la Charte. Le Tribunal s’y penchera donc le moment venu.

[468]      Abordons pour le moment la preuve de la défense sur la prise de conscience de la réalité du profilage racial et des moyens mis en œuvre dans l’espoir de provoquer un changement de la culture policière.

11.2.2.  La preuve d’un changement de culture

[469]      La preuve de la défense permet sans l’ombre d’un doute de conclure que les têtes dirigeantes de la sécurité publique sont conscientes des effets pervers du profilage racial et de la perte de confiance qu’il génère chez les personnes racialisées. Les initiatives prises pour surmonter ce problème tournent principalement autour de la formation aussi bien des étudiants et des recrues que des policiers et policières d’expérience ainsi que de l’encadrement des effectifs.

[470]      Même si le SPVM a reconnu avoir eu à déployer des ressources pendant 20 ans pour prévenir le profilage racial, pour éduquer et sensibiliser les policiers et policières à ce phénomène et pour encadrer ceux et celles qui le pratiqueraient[239], ce n’est qu’en juillet 2020 qu’il devenait la première organisation policière du Québec à adopter une politique spécifique à ce sujet, soit la Politique sur les interpellations policières du SPVM[240]. Ce document prône une «nouvelle manière de travailler» qui «devrait avoir une incidence sur la pratique de l’interpellation résultant d’un biais»[241].

[471]      Il ne s’agissait pas pour autant de la première initiative de la Ville de Montréal et de son service de police à ce chapitre.

[472]      Un premier Plan stratégique en matière de profilage racial et social (2012-2014)[242] avait déjà été publié à l’initiative du directeur du SPVM de l’époque, M. Marc Parent. Conçu dans la foulée du Plan directeur en matière de relations avec les citoyens[243] et de la Stratégie d’action sur le développement des compétences interculturelles (2008-2010)[244], ce Plan stratégique prenait acte de l’existence du profilage racial et social sans pour autant mettre en place de véritable mécanisme pour le traquer et le confronter.

[473]      Ce plan s’accompagnait d’une Politique de relations avec les citoyens[245] qui incluait la définition du profilage racial adoptée par le CDPDJ et dont les principaux objectifs sont d’assurer l’application de l’article 15 de la Charte canadienne et de l’article 10 de la Charte québécoise en matière d’égalité ainsi que de l’article 5.4 du Code de déontologie des policiers du Québec[246]. Citons, sans autre commentaire, les trois autres objectifs de cette politique :

  • encadrer les stratégies, tactiques, politiques opérationnelles et règlements du SPVM afin qu’ils n’engendrent pas de pratiques discriminatoires;
  • protéger les policiers contre des accusations de profilage racial ou social injustifiées;
  • réitérer aux employés du SPVM que rien dans cette politique ou sa procédure d’intervention ne doit être interprété comme restreignant leur travail impartial dans la poursuite de leur mission.[247]

(Le Tribunal souligne)

[474]      La liste d’objectifs s’accompagnait d’une interdiction sous le titre Particularité :

Dans le but de préserver la confiance des personnes qui font affaire avec les membres du personnel du SPVM et de s’assurer qu’elles reçoivent une prestation de services efficace, il est interdit aux employés du SPVM d’effectuer du profilage racial et social dans le cadre de leur travail.

Un manque ou une omission à l’égard de cette norme de conduite pourrait constituer une faute disciplinaire et, le cas échéant, entraîner l’imposition d’une sanction.

(Le Tribunal souligne)

[475]      Cela dit, le Tribunal relève que ni le Plan stratégie 2012-2014, ni le Plan directeur, ni la Stratégie d’action 2008-2010, ni la Politique de relations avec le citoyens n’abordent la question du profilage racial dans le cadre des interceptions routières sans motif réel que rend légales la règle de droit ici à l’étude. Sur cet aspect précis, on y cherche en vain cette «volonté d’agir» qu’affiche le Plan stratégique[248]. Il est vrai qu’il était difficile d’agir sur un problème qui n’était pas encore bien connu.

[476]      Dans le cadre de son témoignage, M. Éric Soumpholphakdy, inspecteur au Service de police de la Ville de Montréal, présentement chef de la division prévention et sécurité urbaine, informe le Tribunal que la publication du Plan stratégique 2012-2014 a été suivie d’une rencontre avec l’équipe de gestion des 32 postes de quartier du SPVM pour expliquer ce qu’est le profilage racial et présenter le plan. C’est à compter de ce moment, selon le témoin, que la notion de profilage racial aurait été introduite dans la formation des recrues sans pour autant faire encore l’objet d’une formation spécifique destinée à l’ensemble des policiers et policières du SPVM.

[477]      Ce plan a par la suite fait l’objet d’une évaluation par une équipe externe composée de Mmes Myrna Lashley, Ghayda Hassan, Amnalisa Harris et Serge Touzin. Le Tribunal note que la Dre Lashley est membre du comité d’experts sur le profilage racial et social créé par le SPVM et qu’elle avait été consultée dans le cadre de la préparation du Plan stratégique 2012-2014.

[478]      Le rapport de cette évaluation[249], titré Évaluation du plan stratégique en matière de profilage racial et social (2012-2014) daté de juin 2015, repose sur un sondage en ligne de 27 questions auquel a répondu un échantillon de 184 policiers. De plus, 17 policiers, réunissant principalement des commandants de postes de quartier, ont pris part à des entrevues qualitatives.

[479]      Les évaluateurs dressent un bilan mitigé des efforts déployés par le SPVM et des résultats obtenus depuis le déploiement de ce plan stratégique.

[480]      Sur l’efficacité des formations visant à favoriser des comportements éthiques, les répondants sont plutôt d’avis que les formations données n’ont que peu amélioré leurs compétences interculturelles[250]. Les auteurs notent que les «répondants ne semblent pas faire de liens entre les formations reçues et les communications avec les citoyen(ne)s issu(e)s de communauté culturelles»[251].

[481]      De plus, le dépôt d’une plainte en déontologie sur la base du profilage racial ou social «ne semble pas avoir d’effet sur la modification du comportement du/de la répondant(e) ou sur celui d’un ou d’une collègue»[252].

[482]      Dans l’ensemble, il appert que le plan aura eu plus d’impact sur les commandants de postes de quartier que sur les effectifs.

[483]      Les auteurs du rapport d’évaluation constatent que les résultats du sondage «ne permettent pas de conclure qu’il y ait eu une amélioration substantielle de la prise de conscience quant à la problématique du profilage racial et social depuis la publication du plan stratégiqu[253]. Même si les répondants comprennent l’importance d’entretenir de bonnes relations avec la communauté, ceci ne change rien à leurs comportements au plan concret.

[484]      Le Tribunal note que le sondage a été distribué à tous les employés du SPVM, policiers et civils, ce qui représente plus de 6 000 personnes. De ce nombre, uniquement 184 l’ont complété, ce qui est indicateur d’un désintérêt général à l’égard du profilage racial et social.

[485]      Un second plan stratégique pour soutenir le personnel du SPVM en matière de prévention du profilage racial et social couvrant la période 2018-2021 sera rendu public au début de 2018 sous le titre Écouter, Comprendre, Agir[254].

[486]      Ce document affiche les mêmes valeurs que celles inscrites dans les documents précédents. Il ne traite, ni ne mentionne la question spécifique des interceptions routières sans motif réel. Il réitère que «le profilage racial et social est inacceptable» et que «l’organisation doit demeurer vigilante et agir rapidement dans les cas avérés»[255].

[487]      Au chapitre des moyens à mettre en place pour venir à bout du profilage racial, le document mise principalement sur des initiatives de formation et de sensibilisation touchant «l’ensemble des échelons des fonctions policières»[256].

[488]      Sous la rubrique Identification et prise en charge, le document propose d’«explorer les méthodes normalisées de documentation du travail policier pour aider les superviseurs ou gestionnaires à consigner les faits des situations rencontrées»[257].

[489]      Parmi les autres moyens préconisés de lutte au profilage, notons la création d’indices de suivi et l’embauche de chercheurs indépendants ayant comme mandat d’accompagner la démarche de création de tels indices. Ce moyen mènera comme on l’a vu au rapport Armony-Hassaoui-Mulone précédemment étudié[258]. Une deuxième recherche est présentement menée par la même équipe dans l’objectif de comprendre la surreprésentation des groupes racisés dans le cadre des interpellations policières. Selon le témoin, M. Soumpholphakdy, 50% du travail a déjà été accompli par les chercheurs dans le cadre de ce second mandat.

[490]      Ce n’est qu’une fois qu’auront été connues les recommandations du groupe de chercheurs que sera publiée le 8 juillet 2020 la Politique sur les interpellations policières déjà mentionnée[259]. Suivant de près une recommandation à ce propos de l’Office de consultation publique de Montréal, cette politique reconnaît que l’approche jusque-là préconisée «ne semble pas suffire pour expliquer l’importance des disparités dans les données sur les interpellations»[260].

[491]      Cette politique du SPVM établit les principes de l’interpellation policière en général et précise qu’«une interpellation basée sur un motif discriminatoire est sans fondement et à proscrire»[261]. Elle définit l’interpellation policière à la fois par ce qu’elle vise et par ce qu’elle n’est pas. Fait à noter, n’entre toutefois pas dans la définition de ce qu’est l’interpellation «une situation où la personne est légalement tenue de fournir son identité et des informations à un policier»[262], soit précisément la situation autorisée par la règle de common law et l’article 636 C.s.r. à l’étude ici.

[492]      Dans les Principes d’application, la politique rappelle, à raison, que «la personne interpellée n’a aucune obligation légale de s’identifier ou de répondre aux questions des policiers». Elle ajoute que : «N’étant pas détenue, elle peut quitter les lieux en tout temps»[263]. C’est ce qui distingue l’interpellation de l’interception routière sans motif réel où un tel choix n’appartient pas au conducteur du véhicule sélectionné.

[493]      Au final, le Tribunal relève à nouveau que cette politique du plus important corps de police municipal du Québec ou bien coupe court aux interceptions routières et au profilage racial qui s’y exercent, ou bien les ignore. Le système de fiche d’interpellation qu’elle prévoit ne préconise rien au sujet de ce mode bien particulier d’interpellation policière. De fait, le Tribunal estime qu’il ne s’appliquerait pas aux interceptions routières puisque celles-ci sont spécifiquement exclues du cadre de la politique.

[494]      La mise en œuvre de cette politique a débuté en 2021, selon ce qu’affirme M. Soumpholphakdy. En contre-interrogatoire, ce dernier admet qu’elle ne touche pas les interceptions routières qui, quant à elles, pourraient éventuellement faire l’objet d’une politique propre; une telle politique n'a pas été mise en chantier et le témoin ne s’est pas aventuré à y attacher un échéancier.

[495]      Le Plan stratégique 2018-2021 a donné lieu à la mise en place d’une formation obligatoire sur le profilage racial qui, notamment à cause de la pandémie de Covid-19, n’a pas encore rejoint l’ensemble des effectifs. Son déploiement complet demandera trois ans pour des raisons d’organisation qu’explique M. Soumpholphakdy. Les policiers qui y participent ne sont pas notés à la fin de la formation.

[496]      Il est impossible à cette étape de dresser un bilan de ce plan stratégique. Le Tribunal comprend par ailleurs du témoignage de M. Soumpholphakdy qu'entre 2014 et 2018, le SPVM n’a pas publié de document d’encadrement touchant la lutte au profilage racial.

[497]      À Laval, de tous les documents versés en preuve par le Procureur général du Québec faisant mention du profilage racial ou des interpellations policières[264], aucun ne propose une approche systémique d’un problème qui n’est évoqué qu’à grands traits. Aucune politique sur le profilage racial, les interpellations policières ou les interceptions routières à Laval n’a été versée en preuve.

[498]      Au niveau provincial, la ministre de la Sécurité publique a lancé en 2019 un vaste chantier visant à apporter un éclairage contemporain sur la police au Québec et à dégager des orientations pour guider le gouvernement dans les changements à apporter à la législation et à l’organisation policière[265]. À la clé de cette démarche a été créé le Comité consultatif sur la réalité policière qui a rendu son rapport final en mai 2021[266].

[499]      Il est impossible au Tribunal de faire justice à cet important travail de recherche et d’analyse qui dresse un tableau de tous les enjeux de sécurité publique actuels et dont le rapport final couvre quelques centaines de pages.

[500]      Qu’il suffise de souligner que les questions des comportements racistes (section 6.2.1), du profilage racial (section 6.2.2) et de la discrimination systémique (section 6.2.3) y sont abordées sans détour.

[501]      Le Tribunal retient de la lecture de ce rapport qu’à nouveau la question du profilage racial se concentre sur les interpellations policières sans référence au créneau spécifique des interceptions routières sans motif réel. Le comité consultatif indique que «les interpellations policières se doivent d’être fondées sur des faits observables et sans motifs discriminatoires»[267]. Or, comme on l’a dit et répété, cette notion de faits observables est absente des interceptions routières. Le Tribunal constate que le volet spécifique des interpellations routières sans motif réel n’apparaît pas avoir fait l’objet des travaux du Comité consultatif.

[502]      Après avoir relevé qu’«à l’heure actuelle, aucun service de police au Québec ne compile systématiquement» les données sur la race des personnes interpellées «afin de détecter tout problème de surinterpellations»[268], le comité souligne que, si la Politique sur les interpellations policières du SPVM, déjà abordée, prévoit que les circonstances et les motifs de toute interpellation policière devront dorénavant être consignés, rien ne prévoit l’obligation de relever la race des personnes interpellées.

[503]      Sur le troisième aspect, le comité note qu’il importe de cerner la problématique avec plus d’acuité :

Autant les organisations policières se montrent de plus en plus sensibles à ce phénomène, autant il s’avère difficile de distinguer les biais discriminatoires et d’en identifier les sources.[269]

[504]      Outre des resserrements proposés au système de déontologie policière[270], des constats du Comité consultatif découlent quatre recommandations spécifiques visant à encadrer la pratique policière «pour éviter les glissements» dus au profilage racial, soit les recommandations nos 132 à 135 qui se lisent ainsi :

Recommandation no 132

Modifier le cadre normatif en vigueur pour interdire explicitement les interpellations policières des piétons et des passagers de véhicule basées sur un motif discriminatoire partout au Québec.

Recommandation no 133

Obliger les services de police à colliger des données raciales sur les personnes en cause ou interpellées lors de chaque intervention effectuée et à en rendre compte publiquement sur une base annuelle.

Recommandation no 134

Financer une étude indépendante sur les mécanismes à l’origine de la discrimination dans le système policier ainsi que dans les politiques et les pratiques policières, ou sur les mécanismes susceptibles de la favoriser, entre autres au regard des populations racisées et autochtones et des personnes vulnérables.

Recommandation no 135

Élaborer un plan d’action sur la discrimination systématique à partir des résultats obtenus.

(Le Tribunal souligne)

[505]      Jamais au long de ce rapport, le Comité consultatif n’aborde-t-il dans sa spécificité la relation entre le profilage racial et les interceptions routières sans motif réel ainsi que les glissements à ce niveau qui existent pourtant bel et bien comme la preuve le révèle. Ce problème est de toute évidence passé sous le radar du Comité consultatif.

[506]      À ce propos, le Tribunal constate que le Comité consultatif, à la recommandation no 132, suggère d’interdire «explicitement» les interpellations policières, basées sur un motif discriminatoire, sur des piétons et des passagers de véhicules sans étendre cette recommandation aux conducteurs de ces véhicules. Malgré les questions posées, aucun témoin n’a été en mesure de fournir au Tribunal une explication à ce propos.

[507]      Par ailleurs, le ministère public s’appuie sur des documents de politique générale du gouvernement du Québec prônant l’ouverture à la diversité de races, de genres et de cultures et condamnant l’exclusion sous toutes ses formes pour conclure qu’autant le racisme que le profilage racial et social sont aux antipodes des valeurs de la société. Le Tribunal en prend acte mais ajoute n’avoir besoin d’aucune preuve pour en être convaincu. Le problème n’est pas là.

[508]      En effet, il est évident que ni le gouvernement, ni les ministres, ni les organismes ou sociétés d’État, ni les villes et municipalités, ni les directeurs ou dirigeants des services de sécurité publique ne prônent ni ne tolèrent la discrimination et le profilage racial ou social. Au contraire, un message unanime est véhiculé dans l’objectif d’éradiquer ce phénomène, au sein de la police comme au sein de la société civile en général. La création dès 2005 du Comité sectoriel du milieu policier sur le profilage racial et la publication en 2007 par le ministère de la Sécurité publique («MSP») d’un document intitulé L’intervention policière dans une société en changement – Comprendre et prévenir le profilage racial et illicite sont deux exemples éloquents d’un engagement en ce sens[271]. Il en va de même de la création par le MSP en 2005 du Comité sectoriel issu du milieu policier sur le profilage racial et social.

[509]      Divers témoins confirment que cette volonté politique n’est pas factice bien qu’elle ait connu des résistances dans les milieux policiers.

[510]      À ce titre, M. Patrick Després, qui est un policier de la Sûreté du Québec depuis 1992 dont 22 ans passés dans des fonctions d’officier cadre et qui depuis janvier 2022 occupe le poste de coordonnateur du profilage racial et social au bureau du directeur exécutif de la Sûreté du Québec, témoigne des moyens déployés par cette dernière pour identifier et combattre le profilage à l’endroit des membres des premiers peuples. Ces moyens, selon ce qu’en retient le Tribunal, passent principalement par la publication de documents d’information et de sensibilisation et par des formations par voie électronique ou en personne dans le cas des agents qui travaillent directement avec ces derniers.

[511]      C’est cette démarche, qui fondamentalement repose sur la «compréhension mutuelle», que la Sûreté du Québec compte élargir en prêtant son concours à une formation qui est présentement en cours de finalisation avec la participation de la CDPDJ, du Commissaire à la déontologie policière et l’École nationale de police du Québec («ÉNPQ»). M. Després indique que le déploiement de cette formation, une fois lancée, s’étendra sur deux ans. Il s’agira d’une formation en ligne obligatoire. Les participants ne seront pas notés à la fin de l’exercice.

[512]      D’autre part, en novembre 2015, le Premier ministre et 13 membres du gouvernement signaient un document ayant pour titre Ensemble, nous sommes le Québec – Stratégie d’action en matière d’immigration, de participation et d’inclusion 2016-2021[272]. Cette stratégie faisait suite à des consultations publiques organisées par le gouvernement du Québec et tenues entre décembre 2014 et février 2015. Axée d’abord sur l’accueil et l’intégration des immigrants, elle énonce une série d’objectifs et de mesures à prendre. Le document assigne des responsabilités aux différents ministères, secrétariats ou organismes du gouvernement et leur impose un échéancier.

[513]      La mesure 2.2.4 de cette stratégie vise à s’assurer que les programmes et les services publics répondent aux besoins d’une population diversifiée. Trois moyens d’action sont assignés au MSP. Ils portent sur la discrimination, le racisme et le profilage racial ou social[273].

[514]      Il incombait ainsi au MSP a) d’établir, au cours de 2018, un guide opérationnel à l’intention des corps de police afin de mieux les soutenir et les outiller dans la lutte au profilage racial et social et b), dans le même délai, d’accompagner l’ÉNPQ dans l’organisation d’un séminaire sur la prévention du profilage.

[515]      C’est en juin 2020 finalement, que le MSP publie le Guide en matière de prévention, de détection et d’intervention à l’égard du profilage racial et social – Engagement et mobilisation[274]. Il s’agit d’un document de portée générale qui prend acte de la situation vécue par les personnes en situation de marginalité ou racisées. Son objectif est de «donner des repères aux gestionnaires des corps de police du Québec, dans une perspective de maintien et d’amélioration des relations citoyens-policiers»[275].

[516]      Destiné aux gestionnaires des corps de police, il préconise un train de 15 mesures visant à leur tour à produire et diffuser des directives organisationnelles ou de politiques au sujet du profilage sous ses diverses formes, à définir des mécanismes de détection et d’encadrement du personnel affichant des comportements inappropriés, à améliorer les pratiques et à former le personnel dans le but d’accroître la confiance et le respect de la population.

[517]      Mais, dans le cadre plus restreint de ce qui intéresse le présent dossier, le guide ne propose rien qui pourrait s’apparenter à une règle de droit au chapitre des pratiques policières en matière d’interpellation ou d’interception routière.

[518]      Quelques mois plus tard, le 20 août 2020, le MSP, sous la signature du sous-ministre associé à la Direction des affaires policières, M. Louis Morneau, faisait parvenir aux directeurs des corps de police, un addenda au Guide de pratiques policières Guide») portant sur les interpellations policières[276]. Il en constitue le chapitre 2.1.7 Interpellation policière.

[519]      Dans sa lettre, le sous-ministre Morneau rappelle que ce sujet «s’inscrit dans la responsabilité du MSP de déterminer les grandes orientations en matière d’organisation policière et de prévention de la criminalité»[277]. Cette responsabilité de la ministre de la Sécurité publique est prévue à l’article 304, al. 1 de la Loi sur la police[278].

[520]      Il y indique qu’il s’agit là d’une première étape «pour mieux encadrer les interpellations policières et assurer une uniformité de cette pratique à l’échelle provinciale». Il enjoint les directeurs de prendre les dispositions pour que tout le personnel ait connaissance de cette «nouvelle pratique» et en applique les principes.

[521]      La lettre de M. Morneau précise dans les termes suivants le champ d’application de la nouvelle pratique policière :

Ainsi, l’intervention policière, qu’il s’agisse d’une interpellation ou d’une interception de véhicules aux fins de l’application du Code de la sécurité routière, doit se faire dans le respect du pluralisme culturel et être exempte de toute forme de discrimination.

(Le Tribunal souligne)

Or, en fait, ce n’est pas ce que prévoit la pratique policière jointe à la lettre de M. Morneau.

[522]      En effet, à l’instar de ce que le Tribunal a déjà noté à propos de la Politique sur les interpellations routières du SPVM, cette pratique exclut de la définition de ce qu’est une interpellation policière, la «situation où une personne est légalement tenue de fournir son identité et des informations à un policier». Les interceptions routières faites en vertu de l’article 636 C.s.r. tombent justement dans cette catégorie et échappent donc au cadre d’application du nouveau chapitre du Guide[279].

[523]      Dans ses principes d’orientation, la pratique souligne qu’une interpellation «ne peut reposer sur un motif discriminatoire» fondé au premier chef sur l’appartenance raciale[280].

[524]      Le document souligne d’autre part que, dans le cadre d’une interpellation, «la personne n’a pas l’obligation de répondre aux questions posées, ni de s’identifier», qu’elle «est libre de quitter» et que le policier «respecte le choix de la personne de collaborer ou non»[281].

[525]      De plus, en conformité avec les directives de son organisation, le policier devrait colliger les informations sur chaque interpellation. Par contre, la race n’est pas une information requise en vertu du Guide. Toutefois, le Guide de référence complémentaire – Cadre de collecte de données sur l’interpellation policière[282], publié par le MSP dans la foulée du chapitre 2.1.7 du Guide, inclut dans la liste des données collectées, au paragraphe 2.2.9 et à l’annexe 2, l’origine ethnique présumée de la personne interpellée, comprenant la race.

[526]      Enfin, la nouvelle pratique dénonce ses sources à la section E. L’arrêt Le de la Cour suprême en fait partie mais non l’arrêt Ladouceur.

[527]      Cela dit, comme l’indique le témoin Patrick Després, il peut s’écouler du temps entre le moment de la publication d’une nouvelle pratique policière et son implantation puisqu’elle dépend de l’organisation de chaque corps de police. Ainsi, au moment du procès, le lancement du nouveau chapitre du Guide n’avait pas encore été fait au sein de la Sûreté du Québec à cause des négociations de la convention collective. Le témoin doutait que ce lancement soit possible au cours de 2022 même si la publication de la pratique remonte déjà au mois d’août 2020. Pour ce qui est de l’adoption de ce même document par les autres corps de police du Québec, aucun échéancier n’a été communiqué au Tribunal.

[528]      Selon lui, on ne peut banaliser les résistances qu’opposeront des agents de police à se conformer à l’obligation qui leur reviendra de colliger chaque interpellation policière en remplissant une fiche d’interpellation auprès du CRPQ. Se fondant sur des informations obtenues lors de rencontres avec des services de police ontariens et avec la GRC, M. Després qualifie d’échec le système mis en place en Ontario qui aura eu pour effet de décourager les policiers de procéder à des interpellations par crainte d’avoir à colliger les données requises pour remplir la fiche d’interpellation. Il en est résulté une chute radicale des interpellations.

[529]      Pour le moment, M. Guy Tremblay, le responsable du CRPQ, indique au Tribunal que son service en est encore à développer un format d’écran correspondant à la fiche d’interpellation prévue à la nouvelle section du Guide[283].

[530]      Rappelons avant d’enchaîner que la publication du chapitre 2.1.7 du Guide n’a pas pour effet d’en rendre du même coup l’application obligatoire. La ministre de la Sécurité publique ne bénéficie pas encore du pouvoir d’imposer aux corps de police le Guide et ses modifications ou d’en fixer le calendrier d’application.

[531]      Au chapitre de l’enseignement du profilage racial et de ses conséquences auprès des étudiants en techniques policières au CEGEP et à l’ÉNPQ, il y a peu à dire puisque ce sujet occupe peu de place dans les cursus.

[532]      Il y a au Québec 10 CÉGEPs qui donnent la formation en techniques policières. Celle-ci s’étend sur six sessions et mène à un diplôme d’études collégiales qui donne accès, à condition que d’autres conditions soient satisfaites, à l’ÉNPQ. La formation à cet endroit s’étend sur 15 semaines.

[533]      Mme Anik Duhaime, policière de carrière et instructrice à l’ÉNPQ depuis quatre ans, appelée comme témoin par le Procureur général du Québec, souligne qu’il n’y a pas de contenu obligatoire minimal sur le profilage racial au niveau collégial et ne peut fournir plus d’informations à ce chapitre[284].

[534]      Par contre, l’ÉNPQ impose à tous ses étudiants et étudiantes un atelier thématique de trois heures sur la diversité et le profilage. Cet atelier comprend un cours théorique et une mise en situation d’environ 30 minutes avec rétroaction. Le plan de cet atelier permet de constater qu’il porte aussi sur le phénomène du désengagement policier[285]. Il traite des rapprochements possibles entre les préjugés et stéréotypes et les interpellations policières et réfère spécifiquement au nouveau chapitre du Guide de pratiques policières portant sur ce sujet. Il ne traite pas par contre de l’interception routière sans motif réel.

[535]      Mme Duhaime indique de plus que l’ÉNPQ donne aussi un cours obligatoire sur l’interception d’un véhicule routier dont elle produit le précis dans sa version de 2015[286]. Ce cours porte sur l’interception d’un véhicule routier en vue de l’application du Code criminel ou du C.s.r. Il est axé d’abord et avant tout sur la sécurité physique des policiers qui procèdent à une interception routière. Dans ce contexte, il divise les interventions en trois niveaux, soit le risque faible, le risque modéré et le risque élevé.

[536]      La lecture du précis de cours permet de constater qu’il s’agit en fait d’un guide technique sur les mesures à prendre pour approcher un véhicule, faire comprendre au conducteur qu’il doit s’immobiliser, entrer par la suite en contact avec ce dernier et retourner sécuritairement au véhicule de patrouille.

[537]      Le précis de cours ne mentionne pas l’article 636 C.s.r. et le cadre juridique spécifique des interceptions routières sans motif réel. Il ne contient aucun rappel du caractère prohibé des considérations raciales dans l’exercice de la discrétion policière.

[538]      Le précis indique toutefois que, dans le cas des interceptions à faible risque, le policier doit s’adresser poliment au conducteur, se présenter à lui et l’«informer des motifs de l’interception»[287]. Lors de son témoignage, le témoin se montrera ébahie d’apprendre que ces informations sont rarement communiquées aux conducteurs interceptés.

[539]      Le dernier témoin appelé par le Procureur général du Québec a été M. Fady Dagher, le directeur du Service de police de l’agglomération de Longueuil.

[540]      M. Dagher affiche un parcours professionnel qui lui permet de parler avec autorité des sujets qu’il aborde au cours de son témoignage. Il aura passé 25 ans au sein du SPVM où il est entré en 1992. Il y a exercé diverses fonctions : agent d’infiltration dans le milieu criminel des gangs de rue et du crime organisé, enquêteur au crime organisé, sergent sénior dans différents postes de quartier, responsable des services d’ordre, commandant du poste de quartier St-Michel de 2005 à 2010, responsable des relations avec les communautés.

[541]      De ses dernières années au sein du SPVM, le Tribunal retient ce qui suit de son témoignage :

Avant les relations avec les communautés, j’ai commencé beaucoup à travailler sur les dossiers de discrimination, de préjugés, de stéréotypes dès les années 2000 jusqu’aux événements du 11 septembre 2001. C’est une approche, un dossier qui m’a beaucoup intéressé mais en ce qui concerne les relations avec la communauté, ma spécialité et mon travail au quotidien étaient de me rapprocher, rapprocher le SPVM de la communauté. Mais vraiment vraiment faire en sorte que la communauté devient la police, la police devient la communauté et que ça fasse mariage les deux ensemble pour travailler face aux insécurités, aux sentiments d’insécurité de la population et surtout le lien de confiance avec la population que je me suis tablé pendant des années et des années à travailler principalement là-dessus comme on peut faire en sorte qu’on gagne la confiance de la population et vice versa.[288]

[542]      C’est à compter de cette période que sa vision du rôle et du fonctionnement de la police a commencé à changer. Il résume sa pensée en une formule : être policier est d’abord et avant tout «un travail social plutôt que paramilitaire»[289]. Une police qui n’agit qu’en réaction court à sa perte selon lui, parce qu’elle se délégitimise dans un monde où la grande majorité des appels au 911 sont des appels de détresse.

[543]      Lui-même est sensible au profilage racial pour en avoir été l’objet après la tragédie du 11 septembre 2001. En effet, le témoin est libanais d’origine, est né et a grandi en Côte d’Ivoire et parle arabe. Il a vécu l’exclusion, les regards obliques, la suspicion. Au point que sa fille a choisi un jour de ne plus parler l’arabe.

[544]      Par contre, en contre-interrogatoire, il reconnait avoir lui-même, alors qu’il était jeune policier, pratiqué le profilage à l’instigation de ses ainés. Comme le signalait d’ailleurs le professeur Mulone, ces derniers ont eu tendance pendant longtemps, et peut-être certains le font-ils encore maintenant, à inviter les recrues à «oublier ce qu’on t’enseigne à l’école» pour faire connaissance avec la «réalité du terrain». Or, cette réalité s’accompagnait trop souvent d’idées toutes faites, de stéréotypes et de préjugés. Penser de la sorte va à contre-courant de l’ouverture d’esprit aux différences raciales et culturelles requises du travail policier, déplore-t-il.

[545]      C’est en 2016 que M. Dagher devient directeur du SPAL avec comme mission de renforcer le lien de confiance entre le service de police et la communauté.

[546]      Il a donc dès lors entrepris une réforme en profondeur du service, depuis la sélection des candidats jusqu’à l’évaluation en continu des chantiers organisationnels en passant par le recrutement stratégique, la dotation, le recrutement à l’interne d’agents formateurs des recrues, le développement des compétences culturelles et des habiletés relationnelles, la rétroaction[290]. Le Tribunal retient de ce témoignage, qu’un des avocats de l’ACLC qualifiera avec raison d’«inspirant», qu’il s’agit d’un énorme chantier qui devrait déboucher sur ce changement de culture que plusieurs appellent de leurs vœux, bien que rien ne soit encore acquis à ce chapitre même au sein d’une organisation dont la direction apparait aussi fermement résolue.

[547]      Cette sensibilité attendue des patrouilleurs, par la mise en place d’un audacieux programme d’immersion, aux différences culturelles et aux problèmes de santé mentale qui se manifestent de diverses façons ainsi qu’aux propres vulnérabilités des policiers n’est pas du goût de tous. Les chiffres que donne le directeur Dagher sur le taux de pénétration des différentes initiatives sont intéressants mais ne rejoignent pas encore la majorité des effectifs. Il estime à 20% après cinq ans le nombre de policiers qui ont aujourd’hui compris et intégré le changement de culture souhaité par la haute direction du SPAL avec l’appui des élus municipaux.

[548]      Outre les résistances individuelles au sein du service de police que connait la réforme, le témoin ne cache pas que la réorganisation de la structure de travail est un dossier difficile, bien souvent en butte à l’opposition syndicale. Les fonds publics qui y sont consacrés sont par ailleurs importants.

[549]      Le Tribunal comprend de ce témoignage qu’il aurait été impossible de mettre en chantier une réforme de cette ampleur et de garder le cap sur ses objectifs sans un appui inconditionnel des élus de l’agglomération. Le fait que le mandat initial d’une durée de cinq ans du directeur Dagher vienne d’être renouvelé pour huit ans est le meilleur indicateur de l’engagement du conseil municipal à l’endroit de la vision développée par ce dernier. L’appui sans équivoque donné à cette réforme par la ministre de la Sécurité publique va dans le même sens.

[550]      Toutefois, le Tribunal ne peut que constater que, s’il s’agit bien d’une expérience audacieuse, elle n’en demeure pas moins un exercice isolé parmi les divers services de police du Québec.

[551]      Le virage entrepris par le directeur Dagher et son équipe suscite évidemment de l’intérêt et de la curiosité de la part d’autres services de police et de la part de municipalités.

[552]      Par contre, bien que le témoin indique que la Sûreté du Québec, le SPVM, le SPVR ou l’ÉNPQ aient placé des demandes pour participer à certains programmes du SPAL ou y déléguer des observateurs, la preuve ne permet d’identifier aucune autre ville au Québec dont le service de police soit engagé dans un programme de cette nature.  Même menées de bonne foi comme elles le sont sans doute, les autres initiatives mises en œuvre ailleurs font pâle figure en comparaison de ce qui se pratique à Longueuil. On a de la peine à imaginer le temps qu’il faudra compter avant que le changement de culture parvienne à s’implanter dans les autres corps de police pour venir à bout du profilage racial dans les pratiques policières, en particulier au chapitre des interceptions routières sans motif réel.

[553]      De ce qui précède relativement au changement de culture au sein des forces policières et de l’épiphanie policière contre laquelle devrait venir se briser le profilage racial à l’endroit des conducteurs noirs de véhicules automobiles, le Tribunal retient que :

a)       la grande majorité des politiques, guides de pratiques, rapports, rapports de recherche, programmes de formation et directives en matière de profilage racial sont tous de facture récente alors que le phénomène est paramétré depuis environ 20 ans;

b)       ces politiques et autres documents d’encadrement visant à combattre le profilage racial n’abordent pas spécifiquement le profilage racial dirigé contre les personnes noires et aucun ne vise spécifiquement les interceptions routières sans motif réel;

c)        la modification apportée au Guide de pratiques policières, par l’effet combiné des articles A.3, B.4 et C.1, exclut de son application les interceptions routières sans motif réel;

d)       la ministre de la Sécurité publique, dans l’état actuel du droit, n’a pas l’autorité en vertu de l’article 304, al. 3 de la Loi sur la police pour imposer aux corps de police un cadre d’exercice de la discrétion dont jouissent les policiers dans l’exercice de leurs tâches puisque son pouvoir se réduit à «mettre à la disposition des organisations policières un guide de pratiques policières»;

e)       les politiques, directives ou guides n’ont pas le caractère d’une règle de droit et ne modifient pas la portée du pouvoir discrétionnaire qui tire sa source d’une règle de common law ou d’une loi;

f)          le ministère public n’a pas fait la preuve que les programmes de formation visant à combattre le profilage racial à l’endroit des personnes racisées noires ont donné des résultats;

g)       le ministère public n’a pas fait la preuve que des mesures ont été prises par le MSP ou les corps de police dans l’objectif de contrer le profilage racial dans le cadre spécifique des interceptions routières sans motif réel;

h)       le ministère public n’a pas fait la preuve que des mesures ayant valeur de règle de droit d’application obligatoire pour tous les policiers aient été prises pour encadrer les interceptions routières sans motif réel dans l’objectif d’éradiquer le profilage racial.

[554]      Pour le reste, ce n’est pas au Tribunal de juger de la valeur des documents qui ne constituent pas une règle de droit au sens de l’article 1 de la Charte canadienne.

[555]      Le Tribunal ne peut que constater que les interceptions routières sans motif réel demeurent encore aujourd’hui dans l’angle mort de la lutte au profilage racial à l’encontre des conducteurs noirs.

[556]      Comme le soulignait le juge Binnie, dans l’arrêt Little Sisters[291] :

[] Les tribunaux s’attachent à la légalité des décisions et non à la qualité des guides, bien que le sort de l’un ne soit évidemment pas indépendant du sort de l’autre.

[557]      C’est à une conclusion semblable qu’en vient la Cour suprême dans l’arrêt Greater Vancouver[292] :

[63]  […] La règle de nature administrative touche à l’application de lois formant un régime législatif; sa raison d’être est l’efficacité administrative.  La question déterminante est donc celle de savoir si la politique s’attache à la régie interne.  Dans un tel cas, elle est destinée à une application interne et elle est souvent de nature informelle; son adoption ne requiert pas l’autorisation expresse du législateur.  Une telle règle ou politique sert à l’interprétation des dispositions d’une loi ou d’un règlement.  Elle ne saurait être assimilée elle-même à une règle de droit qui restreint un droit constitutionnel.  Ni un guide d’interprétation ni une politique n’ont pour objet d’établir les droits et les obligations d’une personne non plus que de créer des droits.  En outre, ils ne sont habituellement accessibles qu’au sein de l’entité gouvernementale et sont donc sans utilité pour informer le citoyen qui doit être en mesure de connaître toute restriction apportée à ses droits constitutionnels.  […].

(Le Tribunal souligne)

[558]      En s’appuyant sur la preuve administrée, le Tribunal conclut que le changement de culture souhaité au sein de la police pour éliminer le profilage racial dans le cadre des interceptions routières sans motif réel à l’extérieur du cadre d’un programme structuré ne présente aucun résultat démontrable et rien ne permet d’entrevoir à terme une avancée positive en ce sens.

[559]      Bien qu’il soit tout à son honneur de l’avoir fait plutôt que de se perdre dans des dénégations stériles, le ministère public ne peut pas reconnaître comme il le fait que le profilage racial existe au sein de la pratique policière pour plaider du même souffle qu’il suffit aux personnes visées d’être patientes au motif qu’un changement de culture finira bien par se produire et donner des effets. Combien faudra-t-il compter de générations de nouvelles recrues pour que le changement opère enfin et vienne bloquer à la source les préjugés et les idées reçues à l’égard des conducteurs noirs? La preuve ne permet pas de répondre à cette question et ne relève pas du pouvoir judiciaire.

[560]      Dans l’intervalle, le Tribunal prend acte des efforts déployés pour éduquer les forces de police aux réalités du profilage racial ou social. Toutefois, ces mesures sont sans effet sur la validité constitutionnelle de la règle de droit contestée advenant que le Tribunal en vienne à conclure qu’elle prive des personnes noires des droits que leur garantient les articles 7 et 9 ou le paragraphe 15(1) de la Charte.

11.3.       Synthèse

[561]      À cette étape, le Tribunal estime que le demandeur s’est acquitté de son fardeau puisqu’il a apporté la preuve d’un fait social que la Cour suprême n’a pas pu prendre en considération au moment de rendre l’arrêt Ladouceur. De plus, il soulève de nouvelles questions de droit par rapport à celles abordées dans les arrêts Dedman, Hufsky et Ladouceur.

[562]      De l’ensemble de la preuve administrée de part et d’autre, le Tribunal conclut que la règle de common law établie par l’arrêt Ladouceur et l’article 636 C.s.r. mènent à l’impasse au chapitre du profilage racial. La raison en est que le pouvoir purement arbitraire qu’il reconnaît aux policiers n’exige pas pour s’exercer de motif réel ou même de simple soupçon. Il en résulte que l’exercice de la discrétion dans la sélection des véhicules à intercepter peut être défléchi par des idées préconçues ou des préjugés plus ou moins conscients sans que les victimes puissent apporter la preuve que ces travers ont pris le pas sur la sécurité routière.

[563]      Ainsi circonscrit, le profilage racial constitue un fait social important nouveau qui, s’il a été anticipé par la minorité de la formation dans l’arrêt Ladouceur, était inconnu de la Cour suprême au moment d’élargir la portée de la règle de common law en matière de pouvoirs policiers.

[564]      Sur cet aspect, le Tribunal souligne, avec respect, être en désaccord avec le Procureur général du Canada lorsqu’il affirme en plaidoirie que «le profilage racial dans les interventions policières est documenté depuis plus de 60 ans»[293]. Le Procureur général du Québec fait de même lorsqu’il affirme que «le profilage racial constituait déjà une réalité connue à l’époque [de l’arrêt Ladouceur[294]. Ni la preuve, ni la connaissance d’office ne permettent de valider ces affirmations. De toute façon, il est raisonnable de penser que, si le phénomène avait été identifié pour ce qu’il est au moment de l’arrêt Ladouceur, le juge Sopinka dans Ladouceur l’aurait appelé par son nom.

[565]      Le Procureur général du Canada au soutien de son affirmation cite la doyenne Sylvestre, à la page 8 de son rapport d’expertise[295], lorsqu’elle affirme que «les premiers constats sur la surreprésentation et le traitement différentiel des Autochtones et des personnes noires et racisées dans les interventions policières […] et la discrimination dont ils font l’objet ont été effectués à la fin des années 1960 au Canada». Or, il omet de citer le reste de la phrase qui se lit ainsi :

[…] le terme «profilage racial» a gagné en popularité dans les années 1990 aux États-Unis et au début des années 2000 au Canada.

[566]      Quant aux rapports du C.R.A.R.R. de 1984 et de la CDPDJ de 1988 que cite le professeur Mulone[296], le premier n’utilise pas les mots «racial profiling» et le second ne creuse pas la notion de profilage racial. L’un et l’autre de ces documents ne faisaient que voir le phénomène se profiler à l’horizon au même titre que ce que faisait le juge Sopinka dans sa dissidence. Rien ne permet d’affirmer que ces documents avaient été versés en preuve par l’appelant ou l’intimée dans le dossier Ladouceur.

[567]      Le Tribunal en vient à la même conclusion après avoir lu attentivement les pièces PGQ-18 à PGQ-25 auxquelles s’en remet le Procureur général du Canada au soutien de sa proposition voulant que le profilage racial soit connu au Canada «depuis plus de 60 ans».

[568]      Or, ces documents, qui comptent plusieurs certaines de pages, ne mentionnent jamais, à moins que quelque chose n’ait échappé au soussigné, le profilage racial ou un concept équivalent à ce qui est aujourd’hui paramétré sous ce terme.

[569]      Cette importante documentation est certainement d’un grand intérêt et reflète bien les préoccupations du moment que ce soit le processus de traitement des plaintes logées par des citoyens contre la police de Toronto (rapport Maloney)[297], l’usage d’une force excessive ou de mauvais traitements lors d’arrestations ou de détentions par la police de Toronto (rapport Morand)[298], l’intégration des minorités visibles et racisées dans la police de Toronto et leur intégration dans la collectivité (rapport Pittman)[299], les rapports problématiques entre les autorités métropolitaines de Toronto, dont le service de police, et les groupes minoritaires ou racisés (rapport du cardinal Carter, archevêque de Toronto)[300], les conséquences que le processus de sélection, d’embauche et de formation des policiers en Ontario peuvent avoir sur les problèmes de racisme (rapport Gerstein)[301] ou les relations et interactions entre les minorités visibles et les corps de police de l’Ontario (rapport Lewis)[302]. Il ne s’agit pas pour autant de documents qui abordent la question du profilage racial dans son acception actuelle. Ils se concentrent plutôt sur les relations, souvent difficiles, entre la police et des groupes de personnes, dont les personnes racisées.

[570]      Même l’impressionnant document préparé par le C.R.A.R.R. en 1984 (rapport Chérif-Niemi)[303] et son complément rédigé trois ans plus tard[304] n’abordent pas la question du profilage racial dans sa spécificité et selon les paramètres énumérés précédemment. Certes, le rapport Chérif-Niemi en dresse les contours au passage[305] mais n’en établit pas la particularité par rapport au racisme qu’il dénonce puisque tel n’était pas le but de l’exercice[306]. Dans le lexique terminologique que les auteurs y dressent, le profilage racial n’apparaît pas[307]. Les conclusions du document ne portent pas sur le profilage et la façon d’en venir à bout[308]. En annexe, le questionnaire distribué dans le public dans le cadre de ce travail n’y fait pas référence[309].

[571]      Quant au paragraphe 96 de l’arrêt Le de 2019 qu’invoque le Procureur général du Canada à l’appui de sa proposition, il s’appuie sur des rapports de 2017 et 2018. La Cour suprême dit constater que «les conclusions et recommandations de ces rapports sont similaires à celles formulées à la suite d’études menées il y a 10, 20 ou même 30 ans», ce qui nous ramène après le moment où la preuve dans l’affaire Ladouceur a été constituée.

[572]      Ce n’est finalement qu’en 2015, dans l’arrêt Bombardier[310] que la Cour suprême fera sienne la définition spécifique englobante du profilage racial établie par la CDPDJ.

[573]      En somme, le profilage racial, selon les paramètres qui le distinguent du racisme proprement dit et qui constitue la pierre angulaire du recours du demandeur, était inconnu de la Cour suprême au moment de décider de l’affaire Ladouceur.

[574]      Il y a donc lieu pour le Tribunal de s’écarter des enseignements de l’arrêt Ladouceur pour se pencher à nouveau sur les questions constitutionnelles en lien avec la Charte que soulèvent les interceptions routières sans motif réel au cours de patrouilles menées à l’extérieur du cadre d’une procédure d’interpellation ponctuelle structurée.

[575]      Pour paraphraser les mots du juge Sopinka[311], il s’agit de vérifier de nouveau si les limites extrêmes de l’article premier de la Charte sont maintenant excédées, compte tenu du contexte.

[576]      Pour ce qui est de la valeur probante des témoignages de fait et d’experts, des rapports d’expertise et de la littérature spécialisée, le Tribunal en a déjà fait le bilan. Qu’il suffise d’en rappeler les grandes lignes :

a)       le profilage racial à l’endroit des conducteurs noirs de véhicules automobiles joue bel et bien un rôle dans le cadre des interceptions routières sans motif réel;

b)       le Tribunal prête foi à la preuve qualitative qui en a été faite pour les motifs déjà exposés;

c)        le profilage racial entraine une surreprésentation des personnes noires interceptées sans motif réel à des fins de vérification;

d)       le profilage racial lors des interpellations policières de tout ordre est connu du MSP et des différents corps de police;

e)       les considérations raciales négatives qui s’immiscent dans la discrétion policière ont des impacts importants sur les personnes noires, leur famille et leur entourage;

f)          les interceptions routières sans motif réel ne sont encadrées par aucune disposition d’application obligatoire pouvant être tenue pour une règle de droit ayant pour objectif de réduire et d’éliminer la contribution du profilage racial dans la sélection des conducteurs de véhicules automobiles;

g)       les encadrements, directives, formations, mises en garde et guides publiés par le MSP ou par certains corps de police dans l’objectif de contrer le profilage racial ou social portent sur les interpellations policières en général et non sur ce créneau spécifique d’interpellation que sont les interceptions routières sans motif réel qu’autorise la règle de droit contestée;

h)       ces initiatives ne constituent pas une règle de droit sur laquelle peut s’appuyer le ministère public pour justifier les atteintes aux droits garantis par la Charte canadienne.

[577]      Le Tribunal poursuivra donc son analyse en abordant à tour de rôle l’article 9, l’article 7 et le paragraphe 15(1) de la Charte à la lumière de l’évolution du cadre juridique applicable et des connaissances acquises en matière de profilage racial visant les conducteurs de race noire.

12.             Les atteintes aux droits et garanties de la Charte

[578]      Deux remarques au moment d’aborder cette section.

[579]      La première pour rappeler qu’un tribunal est tenu d’interpréter de façon généreuse et téléologique les droits et libertés garantis par la Charte de manière à promouvoir les valeurs qui les sous-tendent. C’est ce que nous enseigne la Cour suprême depuis le premier jour, en particulier dans les arrêts Hunter c. Southam[312] et R. c. Big M Drug Mart[313].

[580]      La seconde est que le Tribunal a déjà consacré de nombreuses pages à relater et à soupeser la preuve de part et d’autre qui l’a amené à tirer au fur et à mesure des conclusions sur sa teneur et sa valeur probante. On comprendra donc que c’est sur cette base que s’appuient les pages qui suivent sans qu’il soit nécessaire de reprendre l’exercice de nouveau pour éviter d’incessantes redites.

[581]      Cela dit, c’est par la voie de nombreux jugements au Royaume-Uni, au Canada et, par référence ou, par comparaison, aux États-Unis que les pouvoirs et devoirs généraux traditionnels de la police ont été progressivement  établis et circonscrits. À l’occasion, ils  reçoivent une codification législative mais pas obligatoirement.

[582]      Les atteintes que la police porte à la liberté individuelle doivent ainsi, pour être acceptables, être fondées sur une règle de droit positif. Les policiers ne jouissent pas des pouvoirs accessoires à leur devoir général de prévenir le crime et de retrouver les criminels leur permettant du même coup de porter atteinte à la liberté individuelle. En cette matière, les devoirs et les pouvoirs de la police sont à géométrie variable : ses devoirs généraux sont étendus mais ses pouvoirs connaissent des restrictions. Cette distinction entre devoirs et pouvoirs a été consacrée en 1963 au Royaume-Uni dans l’arrêt de principe R. v. Waterfield[314] :

[…] Thus, while it is no doubt right to say in general terms that police constables have a duty to prevent crime and a duty, when crime is committed, to bring the offender to justice, it is also clear from the decided cases that when the execution of these general duties involves interference with the person or property of a private person, the powers of constables are not unlimited […]

[583]      Pour distinguer les pouvoirs qui relèvent de l’exercice des devoirs de la police et ceux qui y échappent, l’arrêt Waterfield établit deux critères :

[…] In most cases it is probably more convenient to consider what the police constable was actually doing and in particular whether such conduct was prima facie an unlawful interference with a person’s liberty or property. If so, it is then relevant to consider whether (a) such conduct falls within the general scope of any duty imposed by statute or recognized at common law and (b) whether such conduct, albeit within the general scope of such a duty, involved an unjustifiable use of powers associated with the duty […][315]

[584]      Cet arrêt a maintes fois été repris au Canada par la Cour suprême en matière de devoirs et pouvoirs policiers[316]. C’est sur ce fil d’équilibre tendu par l’arrêt Waterfield que la Cour suprême, dans l’arrêt Dedman[317], a conclu que d’arrêter des véhicules au hasard, pour les fins d’un programme structuré de promotion de la sobriété au volant appelé R.I.D.E.[318], était de prime abord une atteinte illégale à la liberté puisqu’elle n’était pas permise par la loi. Mais, pour la majorité de la formation de la Cour assignée à cette affaire[319], les interceptions de ce type entrent cependant dans le cadre des devoirs de la police visant à prévenir le crime.

[585]      Sous le premier critère, le juge Le Dain écrit :

Je ne crois pas qu'il puisse y avoir de doute qu'il entre dans le cadre général des devoirs d'un agent de police en vue de prévenir les infractions et de protéger la vie des personnes et la propriété par la surveillance de la circulation. Ce sont là les objets mêmes du programme R.I.D.E. qui vise à améliorer la détection de la conduite avec facultés affaiblies et à la décourager parce qu'elle est une cause notoire de blessures et de décès.[320]

[586]      Et sous le second, soit établir si l’atteinte particulière à la liberté constitue un usage injustifié d’un pouvoir relié à un devoir de la police, il ajoute :

L'aspect condamnable de l'arrêt au hasard tient principalement à ce qu'il est fait de façon purement arbitraire, sans aucun motif de croire ou de soupçonner qu'un conducteur en particulier a commis ou est en train de commettre une infraction. C'est cet aspect de l'arrêt au hasard de véhicules qui est susceptible de produire des effets psychologiques déplaisants pour le conducteur innocent. Cependant, la grande publicité donnée à la nature du programme a tendance à minimiser ces effets en plus d'être un aspect nécessaire de son caractère dissuasif. De plus, l'arrêt est d'une durée relativement courte et ne cause pas beaucoup d'inconvénients. Compte tenu de ces facteurs, je suis d'avis que, à cause de l'importance de l'objet public poursuivi, l'arrêt de véhicules au hasard, en tant qu'action policière nécessaire à la réalisation de cet objet, n'est pas une entrave déraisonnable au droit de circuler sur la voie publique. Il ne constitue donc pas un emploi injustifiable d'un pouvoir relié à un devoir de la police, au sens du critère de l'arrêt Waterfield. Je conclus donc que la common law autorise l'arrêt de véhicules au hasard pour les fins visées par le programme R.I.D.E.[321]

(Le Tribunal souligne)

[587]      Cet arrêt s’appuie exclusivement sur la portée des devoirs et pouvoirs de common law reconnus à la police. Il n’y est fait aucune mention de la Charte canadienne, puisqu’elle n’entrera en vigueur que le 17 avril 1982, alors que les faits de ce dossier remontent au 4 février 1980.

[588]      On notera de plus que l’article 189 a(1) du Code de la route de l’Ontario, soit l’équivalent de l’article 636 C.s.r. comme on l’a vu, n’avait pas encore été introduit au moment des faits. Il n’entrera en vigueur que le 18 décembre 1981[322]. C’est ce qui explique que les juges de la majorité comme les juges dissidents convinrent qu’«aucune des dispositions législatives provinciales […] ne peut être interprétée de manière à conférer aux agents de police le pouvoir de demander [à un automobiliste] d’arrêter son véhicule»[323] pour fins de contrôle et de vérification.

[589]      Dans l’affaire Hufsky, comme c’était le cas dans l’affaire Dedman, l’interception de l’intimé s’est faite dans le cadre d’un programme structuré. L’objectif était à nouveau de contrôler la sobriété au volant par le déploiement de voitures de police dans un endroit où il est probable que passera un nombre élevé de conducteurs aux facultés affaiblies ou encore dans un endroit connu pour être la scène de nombreux accidents. À part l’exigence voulant qu’au moins un véhicule de police soit identifié comme tel, il n’y avait aucun critère, norme, directive ou procédure à suivre pour sélectionner ceux des conducteurs passant par là devant s’arrêter à la demande d’un policier.

[590]      Au moment des faits, le 13 janvier 1983, l’article 189 a(1) du Code de la route de l’Ontario était entré en vigueur. C’est la disposition législative à laquelle réfère la poursuite pour justifier l’interception routière au hasard qui est à l’origine du litige. La Cour souligne d’ailleurs ne pas s’être fondée «sur le pouvoir du common law d’arrêter au hasard, reconnu dans l’arrêt Dedman c. La Reine»[324].

[591]      S’appuyant cette fois-ci sur l’article 9 de la Charte, la Cour unanime, conclut qu’une interception de ce type, quoi qu’elle soit de courte durée, constitue une détention au sens de l’arrêt Therens de 1985[325] puisqu’il y a privation involontaire de la liberté de la personne interceptée, celle-ci n’ayant pas le choix d’obtempérer ou non[326].

[592]      De plus, comme une telle opération ponctuelle de contrôle s’exerce : a) sans que le policier n’ait de motif ou de cause pour intercepter et immobiliser un automobiliste, b) sans critère de sélection des conducteurs et c) à sa seule discrétion, il s’agit d’une détention arbitraire au sens de l’article 9 de la Charte.

[593]      Enchaînant avec la justification et la proportionnalité dans le cadre de l’article premier de la Charte, la Cour, après avoir fait un survol de la preuve documentaire soumise par la poursuite et s’être prononcée sur sa pertinence, conclut que la restriction imposée par l’article 189 a(1) au droit à la protection contre la détention arbitraire garanti par l’article 9 de la Charte devait être tenue pour raisonnable et justifiée dans le cadre d’une société libre et démocratique :

Vu l'importance de la sécurité routière et du rôle qu'est appelé à jouer à ce sujet le pouvoir d'arrêter au hasard afin d'accroître tant la détection que la perception du risque de détection des infractions à la circulation automobile, dont plusieurs sont indétectables par la simple observation de la façon de conduire, la restriction que le par. 189a(1) du Code de la route impose au droit à la protection contre la détention arbitraire est raisonnable et sa justification peut se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique.[327]

[594]      Pour conclure ainsi, la Cour suprême n’a pas écarté le précédent établi par l’arrêt Dedman. La définition de common law des devoirs et pouvoirs de la police demeure inchangée à laquelle s’ajoute l’analyse de la garantie juridique de l’article 9 de la Charte et de la justification sous l’article premier.

[595]      C’est sur cet arrière-plan que s’inscrit Ladouceur qui examine à la fois les arrêts Dedman et Hufsky.

[596]      Dans cette affaire, la base juridique pour procéder à l’interception routière est la même que dans Hufsky, soit l’article 189 a(1) du Code de la sécurité routière.

[597]      Le juge Cory, au nom de la majorité, écrit qu’«[il] y a peu de différence entre l’interpellation au hasard visée en l’espèce et l’interpellation au hasard dont notre Cour a traité dans l’arrêt Hufsky»[328]. Il souligne toutefois que, dans le cas sous étude, il s’agit d’une interception effectuée «complètement au hasard par les policiers dans le cadre d’une vérification de routine qui ne faisait pas partie d’un programme structuré»[329], contrairement aux affaires Hufsky et Dedman. Tout en concluant que, «dans la mesure où l’agent de police qui interpelle agit conformément à une loi, les interpellations au hasard peuvent, à mon avis, être justifiées conformément à la Charte»[330].

[598]      Avant de conclure de la sorte, il prend toutefois soin de relever que :

Il se pourrait bien que parce qu’elles ne font pas partie d’un programme structuré, ces interpellations doivent être traitées comme étant plus douteuses que celles effectuées dans le cadre d’un programme structuré.[331]

[599]      Même si leurs conclusions diffèrent, ces mots en particulier rejoignent ceux du juge Sopinka lorsqu’il écrit dans sa dissidence :

Il est donc possible de recourir au programme structuré de contrôles routiers ponctuels pour déceler les conducteurs sans permis. La présente affaire peut être considérée comme la goutte qui fait déborder le vase. Si nous l’approuvons, nous reconnaissons qu’un agent de police peut intercepter n’importe quel véhicule n’importe où, n’importe quand, sans avoir de motif de le faire.[332]

(Le Tribunal souligne)

[600]      C’est cette ligne de faille qu’il convient de réexaminer à la lumière de la preuve entendue.

12.1.       L’article 9 de la Charte  

[601]      Sous chacun des articles de la Charte, le Tribunal déterminera dans un premier temps s’il y a atteinte au droit garanti («l’atteinte») et, dans l’affirmative, traitera de la justification de cette atteinte dans le cadre d’une société libre et démocratique («la justification»).

[602]      Dans le cadre de l’examen de l’article 9, le Tribunal déterminera de plus si le profilage peut être réduit à un simple problème d’application dérogatoire de la loi ou s’il doit plutôt être tenu comme un effet de la règle de droit, laquelle comprend, rappelons-le, à la fois l’article 636 C.s.r. et la règle élargie de common law établie par l’arrêt Ladouceur.

12.1.1.   L’atteinte

[603]      La preuve de fait dans ce dossier s’apparente sous plusieurs aspects à celle présentée aux tribunaux d’instance dans les dossiers ayant mené aux arrêts R. c. Therens[333], Trask c. La Reine[334] et Rahn c. La Reine[335] de 1985, R. c. Thomsen[336] et R. c. Hufsky[337] de 1988 et R. c. Ladouceur et d’autres[338].

[604]      Dans tous ces cas, il a été décidé qu’intercepter un véhicule automobile et ordonner au conducteur de s’immobiliser à des fins de vérification équivaut à le priver de sa liberté par contrainte dans la mesure où il y a une responsabilité pénale associée au refus d’obtempérer. Ceci rejoint ce qu’enseigne la Cour suprême dans l’arrêt Grant[339] :

[29]  Le libellé des art. 9 et 10 se prête à l’application d’une approche téléologique pour définir la détention.  La juxtaposition des mots « détention » et « emprisonnement » à l’art. 9 fournit des indices textuels pour l’établissement de la ligne de démarcation constitutionnelle entre l’entrave qui est justifiable et celle qui ne l’est pas.  Le mot « emprisonnement » suggérant une perte de liberté totale ou presque, la juxtaposition de ce mot et du mot « détention » donne à penser que la détention exige une perte de liberté considérable.  De même, les mots « arrestation ou détention » qui figurent à l’art. 10 donnent à penser qu’il y a « détention » seulement lorsque la privation de liberté risque d’entraîner des conséquences juridiques.  Ainsi, le contexte lexical exige que soient exclues de la détention visée par l’art. 9 les interceptions policières qui ne compromettent pas sérieusement les droits des personnes interpellées.

(Le Tribunal souligne)

[605]      Ici, la preuve non contredite nous apprend que le demandeur, au cours des années 2019 et 2020, alors qu’il était lui-même au volant, a été intercepté à trois reprises, sans motif réel et à seule fin de vérifier son identité. Ceci correspond d’assez près à ce qu’ont vécu les autres témoins entendus au procès. Le Tribunal conclut qu’il s’agit bel et bien de cas de détention puisque des conséquences juridiques sérieuses sont associées au fait de ne pas obtempérer.

[606]      Dans chaque cas, le choix des conducteurs interceptés a été laissé à la seule discrétion des policiers. La preuve démontre de plus qu’encore aujourd’hui, il n’y a aucun critère d’application qui régit ce type particulier d’interpellation. Les policiers et policières sont laissés à eux-mêmes à ce chapitre. Or, un pouvoir discrétionnaire est arbitraire s’il n’y a pas de critère, exprès ou tacite, qui en régit l’exercice, écrit la Cour suprême dans l’arrêt Hufsky[340].

[607]      Le Tribunal en vient donc à la même conclusion d’ordre constitutionnel que celle tirée par la Cour suprême dans Ladouceur, unanime à ce chapitre, voulant que le droit à la protection contre la détention arbitraire garanti par l’article 9 de la Charte a été enfreint à répétition par la police.

12.1.2.   Un effet dérogatoire de la règle de droit ou un problème d’application de la loi?

[608]      Le ministère public soulève la question d’amont suivante : puisque le profilage racial n’est permis ni par la règle de common law, ni par l’article 636 C.s.r. et qu’il ne peut donc être un effet de la règle de droit, est-il pertinent d’en tenir compte au moment de traiter de la justification de la violation de la garantie juridique?

[609]      Avec respect, le Tribunal est d’avis qu’il s’agit là d’une question théorique qui, si elle devait recevoir une réponse positive, placerait la justice en porte-à-faux avec la réalité en niant au demandeur la protection de la Charte canadienne qu’il réclame au même titre que les autres conducteurs de race noire placés dans la même situation.

[610]      En effet, la proposition du Procureur général du Québec repose sur le syllogisme suivant : puisque la règle de droit autorise les interceptions routières sans motif réel et que des directives prohibent le profilage racial, celui-ci ne peut donc pas être le produit de celle-là[341]. En somme, la règle de droit ouvre-t-elle la porte au profilage racial ou celui-ci en est-il un détournement de la loi?

[611]      On a vu que la première proposition du syllogisme est exacte sans que le Tribunal ait à y revenir.

[612]      La seconde s’appuie sur des énoncés de la Cour suprême qu’on retrouve dans les arrêts Ladouceur, Mellenthin[342], Nolet[343] et qui limitent le rôle des interceptions routières sans motif réel à traquer les infractions en matière de circulation routière et de conduite d’un véhicule automobile à l’exclusion de toute autre crime ou infraction à caractère pénal.

[613]      Ainsi, dans Ladouceur, la majorité établit que :

Lorsque l’interpellation est effectuée, les seules questions qui peuvent être justifiées sont celles qui se rapportent aux infractions en matière de circulation. Toute autre procédure plus inquisitoire ne pourrait être engagée que sur le fondement de motifs raisonnables et probables.[344]

[614]      Dans Mellenthin, le juge Cory écrit au nom de la Cour, unanime :

Un contrôle routier ne constitue pas et ne saurait constituer un mandat de perquisition général permettant de fouiller les conducteurs à qui l'on demande de s'immobiliser, leur véhicule et les passagers.  L'élément de preuve obtenu grâce à une telle fouille ne devrait être admis que s'il existe des motifs raisonnables et probables d'effectuer la fouille ou si de la drogue, de l'alcool ou des armes sont exposés à la vue de tous à l'intérieur du véhicule.[345]

(Le Tribunal souligne)

[615]      C’est la position que réitère la Cour suprême, encore là unanime, sous la plume du juge Binnie dans Nolet :

[3] Les contrôles aléatoires de véhicules effectués dans le cadre de la législation sur la circulation routière doivent certes être limités à l’objectif auquel ils répondent et l’on ne saurait en faire «une enquête générale dénuée de tout fondement ou une fouille abusive»

[616]      Bref, intercepter un véhicule sans motif réel ni soupçon ne peut être fait que dans un objectif de sécurité sur les chemins publics. Pour ce qui est du reste, il faut que les policiers aient des motifs raisonnables et probables de croire qu’une infraction a été commise ou soit sur le point de l’être. Dans ce contexte, qu’un policier force un conducteur à immobiliser son véhicule à l’issue d’un processus déductif qui s’appuie sur la couleur de sa peau est au plan juridique insoutenable.

[617]      Or, la Cour suprême nous enseigne, dans l’arrêt Little Sisters[346], que l’effet préjudiciable d’une règle de droit sur les droits garantis, qui dépasse l’effet bénéfique qu’elle aurait pour la société en général, doit découler de la règle de droit (règle de common law ou loi) en elle-même et non pas d’une application erronée ou inadéquate de cette règle :

Les effets préjudiciables aux appelants constatés par le juge de première instance dépassaient largement tout effet bénéfique pour la société canadienne en l’espèce, mais il ne s’agit pas là du critère applicable.  Le critère consiste à se demander si les effets préjudiciables de la législation douanière dépassent les effets bénéfiques de celle-ci lorsqu’elle est bien appliquée.  Bien appliquée, la législation douanière vise à empêcher l’entrée au Canada de matériel qui, selon toute probabilité, est obscène, c’est-à-dire susceptible de causer un préjudice excédant le seuil de tolérance de la société.  Il s’agit là d’un effet bénéfique, bien qu’il y ait peu d’éléments de preuve au dossier à cet égard, […].  En comparaison, le Parlement ne voit pas d’autres effets préjudiciables pour les importateurs de matériel licite que la retenue temporaire des marchandises et les divers coûts en temps et en argent raisonnablement occasionnés par le traitement des marchandises.  Si la législation douanière était appliquée de la manière envisagée, comme elle l’est apparemment en ce qui concerne un large éventail de biens — commerciaux et autres —, ses effets préjudiciables seraient surpassés par son effet bénéfique.[347]

(Le Tribunal souligne)

[618]      Cet enseignement de la Cour suprême[348], pour important qu’il soit, doit néanmoins être mis en perspective.

[619]      La situation dans l’affaire Little Sisters était complexe en droit et en fait; ce n’est pas sans raison quen première instance, le procès a demandé deux mois d’instruction.

[620]      Y étaient soulevées des questions de liberté d’expression et de droit à l’égalité en vertu de la Charte canadienne en relation avec le traitement donné par les services douaniers canadiens du matériel gai ou lesbien importé des États-Unis par les appelants qui exploitent une librairie spécialisée en Colombie-Britannique, bien connue des milieux LGBTQ.

[621]      Imposition de tarifs inadéquats, retenue du matériel sans raison même après que les droits de douane aient été acquittés, saisies à répétition, ordres de renvoi à l’expéditeur au motif d’obscénité des publications sont des exemples qui expliquent les batailles incessantes que la librairie a livrées à Douanes Canada pendant 15 ans avant qu’elle ne décide de s’adresser aux tribunaux. Little Sisters expliquait l’acharnement des fonctionnaires fédéraux à son égard par le fait qu’elle importait du matériel érotique destiné à une clientèle gaie ou lesbienne.

[622]      Pour parvenir à son objectif, les appelants devaient composer avec de multiples questions de droit, dont des questions d’interprétation complexes reliées aux articles 58, 60, 63, 71, 152 et 164 de la Loi sur les douanes[349], à l’article 114 et à l’annexe VII du Tarif des douanes[350] ou à la notion d’«obscénité» inscrite à l’article 163 du Code criminel. Se greffaient à ce tableau, des questions d’administration et de mode de fonctionnement de Douanes Canada, d’autres de renversement du fardeau de la preuve, d’interprétation à donner aux mots «réputés obscènes» inscrits au code 9956 a) du Tarif, et d’autres encore reliées à la notion de «choses sexuelles explicites qui ne sont pas accompagnées de violence et qui ne sont ni dégradantes ni déshumanisantes» énoncées par la Cour suprême en 1992 dans l’arrêt Butler[351], à la distinction entre les formes d’expression sexuelle par rapport aux formes d’expression préjudiciable ou encore au rôle des agents des douanes[352].

[623]      La complexité des questions en jeu saute aux yeux à la seule lecture de deux des questions constitutionnelles énoncées par la juge en chef. Qu’on en juge :

  1. Les articles 58 et 71 de la Loi sur les douanes, L.R.C. (1985), ch. 1 (2e suppl.), et l’art. 114 et le code 9956a) de l’annexe VII du Tarif des douanes, L.R.C. (1985), ch. 41 (3e suppl.) (maintenant le par. 136(1) et le numéro tarifaire 9899.00.00 de la Liste des dispositions tarifaires contenue dans l’annexe du Tarif des douanes, L.C. 1997, ch. 36) [la «législation douanière»], violent-ils, en totalité ou en partie, l’al. 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés dans la mesure où ils autorisent les fonctionnaires des douanes à retenir et à interdire du matériel réputé obscène, ou lorsqu’ils sont appliqués à des écrits ou à du matériel destinés aux gais et aux lesbiennes, ou les deux à la fois?
  2. […]
  3. Les articles 58 et 71 de la Loi sur les douanes, L.R.C. (1985), ch. 1 (2e suppl.), et l’art. 114 et le code 9956a) de l’annexe VII du Tarif des douanes, L.R.C. (1985), ch. 41 (3e suppl.) (maintenant le par. 136(1) et le numéro tarifaire 9899.00.00 de la Liste des dispositions tarifaires contenue dans l’annexe du Tarif des douanes, L.C. 1997, ch. 36), violent-ils, en totalité ou en partie, le par. 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés dans la mesure où ils sont appliqués à du matériel destiné aux gais et aux lesbiennes?[353]

 

[624]      C’est au terme d’un exercice poussé d’interprétation législative et d’analyse des pratiques de Douanes Canada que la majorité du plus haut tribunal dans cette affaire a conclu que la loi, telle qu’en elle-même, n’était pas contraire aux paragraphes 2b) et 15(1) de la Charte en raison de sa teneur ou de ses effets nécessaires. La loi eut-elle été bien comprise et bien appliquée que la librairie n’aurait pas été en butte aux tracasseries dont elle a été l’objet. S’agissant d’un cas d’application dérogatoire de la loi, une déclaration d’inopérabilité n’était donc pas la solution dans ce cas.

[625]      Ce qui pose la question cruciale au cœur du présent dossier : la règle de common law de l’arrêt Ladouceur et l’article 636 C.s.r. qui en découle, en somme la règle de droit, est-elle responsable des atteintes aux articles 7 et 9 et au paragraphe 15(1) de la Charte, une fois celles-ci prouvées, ou ces atteintes sont-elles le fruit d’une application dérogatoire de la loi? La question est cruciale puisque, selon la réponse qu’on y apporte, le dispositif diffère.

[626]      Pour y répondre, le Tribunal prend en considération le fossé qui sépare la complexité des questions juridiques qui occupaient les juges dans l’affaire Little Sisters et celles qui se soulèvent dans le présent dossier.

[627]      Dans celle-là, la loi requerrait un guide, un fil conducteur, une formation pour s’y retrouver avant même de commencer à l’appliquer. Corollaire : pour les fonctionnaires de Douanes Canada, s’y perdre était facile et mal l’appliquer peut-être inévitable. Trois des neuf juges, dans leur dissidence partielle, en ont conclu que le régime législatif doit comporter «des garanties suffisantes pour faire en sorte que les actes du gouvernement ne portent pas atteinte aux droits garantis par la Constitution»[354]. La majorité de la formation de la Cour ne rejette pas cette position mais conclut sur des bases différentes.

[628]      Par comparaison, la règle de droit en jeu ici est un haïku dont elle partage de cette forme poétique la concision : un agent de la paix identifiable peut exiger sans motif qu’un conducteur immobilise son véhicule.

[629]      La règle de droit dont il est question ici est réduite à ce qu’il y a de plus élémentaire. Elle résulte du fait qu’avec le temps, on a fait sauter les verrous en matière d’interception routière à l’aveugle, tout d’abord en éliminant l’obligation pour les policiers d’avoir un motif raisonnable et probable de croire qu’une infraction avait été commise puis en permettant que ce type d’interpellation se fasse à partir d’un véhicule de patrouille en dehors du cadre d’un programme structuré.

[630]      Le cœur du problème est là : il n’y a plus ni balise, ni paramètre inscrits dans la règle de droit. Tout se joue dès lors dans la tête du policier qui, selon la preuve entendue, doit tout à la fois : a) assurer la sécurité routière, b) faire preuve d’objectivité, c) opérer la sélection du véhicule à intercepter de façon neutre, d) le faire en mettant de côté l’objectif général de pourchasser le crime, e) connaître ses propres préjugés au moment d’interpeller un conducteur plutôt qu’un autre, f) s’autocensurer, g) exercer ce pouvoir discrétionnaire tout en respectant les devoirs et normes de conduite édictés par les articles 5 et 6 du Code de déontologie des policiers du Québec[355] et h) garder le cap sans le secours d’une directive précise sur ce type spécifique de pratique policière.

[631]      Considérant la preuve administrée au procès et les enseignements de la Cour suprême dans les arrêts Hunter[356], Morgentaler[357] et Bain[358], le Tribunal est d’avis que le problème dont il est ici question découle de la règle de droit dont il est un effet. Il n’est pas le résultat d’une application dérogatoire de la loi.

[632]      En fait, le pouvoir discrétionnaire de priver momentanément un citoyen de sa liberté dans ce cadre est le plus arbitraire et le moins filtré qui soit. Ramené à sa plus simple expression, il ne repose que sur l’intuition puisqu’il n’exige ni motif réel, ni soupçon. Il est le produit d’un processus mental insondable. Il peut s’exercer sans laisser de trace comme on l’a vu. Il ne connait aucun encadrement précis si ce n’est de rappeler aux policiers que le profilage racial est interdit. Même le nouveau chapitre du Guide de pratiques policières (section 2.1.7, Interpellation policière)[359] ne s’y attaque pas spécifiquement. Il est de fait illusoire d’identifier ce qui déclenche chez les policiers l’intuition qui mènera à une interception routière plutôt qu’à une autre. Le profilage racial s’exerce ainsi de façon insidieuse, sans que le policier ne soit pour autant mû par des valeurs racistes. Pour les victimes, la preuve de cette disposition d’esprit est quasi-insurmontable si ce n’est en ayant recours à une liste dindicateurs de profilage racial et à une preuve circonstancielle quand c’est possible.

[633]      Tous ces facteurs sont inhérents à la règle de droit qui autorise les interceptions routières sans motif réel en dehors d’un programme structuré. Elle devient ainsi par elle-même et en elle-même un vecteur de profilage racial en ouvrant toute grande la porte aux idées préconçues qui associent les personnes noires et la propension à la criminalité avec pour résultat d’empêcher certains policiers de considérer les personnes racisées comme des égaux.

[634]      Dans les circonstances de l’espèce, le Tribunal en vient donc à la conclusion d’écarter l’argument du ministère public qui est que ce dossier repose sur un usage illicite de la règle de droit.

[635]      Pour conclure ainsi, le Tribunal retient entre autres les enseignements de la Cour suprême dans les arrêts R. c. Bain[360] et R. c. Nur[361] qui présentent plus d’analogie dans leur raisonnement avec le présent cas que l’arrêt Little Sisters ou encore l’arrêt Eldridge[362].

[636]      Dans l’arrêt Bain en particulier, la Cour suprême était appelée à décider de la constitutionnalité du processus de sélection des jurés prévu à l’article 563 du Code criminel accordant au poursuivant le droit d’ordonner à sa discrétion la mise à l’écart d’un nombre important de jurés par rapport au nombre réduit de récusations péremptoires dont pouvait se réclamer l’accusé.

[637]      Invoquant à la fois l’article 7, l’alinéa 11d) et le paragraphe 15(1) de la Charte, l’accusé a attaqué la validité constitutionnelle de l’article 563 du Code criminel. La majorité de la Cour lui a donné raison en se fondant sur l’alinéa 11d) garantissant la présomption d’innocence et le droit à un tribunal indépendant et impartial.

[638]      Selon le juge Stevenson, la différence en nombre avait pour effet de créer un déséquilibre des forces en présence et une réduction du rôle de l’accusé dans le choix de son jury portant atteinte à l’apparence d’impartialité de ce dernier.

[639]      Après avoir étudié l’historique et la raison d’être des mises à l’écart et des récusations péremptoires, le juge Stevenson, rejoint en cela par le juge en chef Lamer et le juge La Forest, a conclu à une disproportion liée au nombre de jurés «récusables» de part et d’autre avec pour résultat que l’article contesté du Code criminel ouvrait la porte à un jury pouvant sembler favorable au ministère public au gré du bon vouloir du substitut du Procureur général affecté au dossier.

[640]      À la manière du présent cas, ce dernier n’avait «aucun motif objectif à démontrer»[363] pour écarter jusqu’à 48 jurés. Sur cette base, le plus haut tribunal estime que la composition d’un jury pouvait être pervertie par un avocat mal intentionné sans qu’il ne soit possible d’établir pour autant que le ministère public faisait preuve de parti pris :

[…] Si le ministère public exerce une fonction quasi judiciaire de mise à l'écart des jurés, sa motivation et ses motifs sont inconnus.  Étant donné que le juré tenu à l'écart n'est pas souvent rappelé, l'impression inhérente s'impose que le processus de sélection du jury n'est pas équilibré.  Indépendamment du mobile et des motifs pour lesquels le ministère public met un juré à l'écart, il subsiste une nette impression d'inégalité en raison du déséquilibre marqué entre la capacité du ministère public et celle de l'accusé de composer le jury.  Bien que le ministère public puisse exercer une fonction quasi judiciaire, il n'est pas sans être intéressé à obtenir la condamnation de l'accusé.  L'article 563 (maintenant art. 634) est inconstitutionnel parce qu'il permet apparemment à cet intérêt de recevoir son application dans la réalité, ce qui est incompatible avec l'al. 11d) de la Charte.[364]

(Le Tribunal souligne)

[641]      C’est sur la base de l’exercice purement discrétionnaire du droit de la poursuite d’écarter un nombre disproportionné de jurés que la majorité de la Cour suprême a choisi de conclure à l’invalidité constitutionnelle de l’article 543 C.cr., tel qu’il se lisait alors, plutôt que de maintenir la loi en vigueur sous réserve des mesures de contrôle à exercer au cas où il serait démontré qu’elle a été utilisée de façon dérogatoire, comme le préconisait le juge Gonthier au nom de la minorité.

[642]      Le Tribunal en retient que la Cour suprême nous enseigne que lorsque la règle de droit invite à l’application inégale de la loi, elle ouvre la porte à une déclaration d’invalidité constitutionnelle comme le soulignera à nouveau plus tard le plus haut tribunal dans l’arrêt Nur déjà mentionné.

12.1.3.  La justification

[643]      Dans Ladouceur, la Cour suprême, fortement partagée, conclut que cette forme de détention arbitraire respecte les paramètres de justification et de proportionnalité inscrits à l’article premier.

[644]      Dans le cas présent, pour paraphraser les mots du juge Cory[365], la règle de droit qui permet les interceptions routières sans motif assure-t-elle un équilibre convenable entre les droits fondamentaux des conducteurs des véhicules interceptés et les restrictions légales à ces droits édictés au profit de la société dans son ensemble?

[645]      On a vu précédemment[366] qu’une restriction aux garanties juridiques de la Charte peut être raisonnable et qu’elle peut se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique dans la mesure où elle répond aux deux exigences, suivantes :

a)     l’objectif législatif que la restriction à un droit individuel ou collectif permet d’atteindre doit être assez important, urgent et réel pour justifier la restriction;

b)     les moyens choisis pour atteindre cet objectif doivent être proportionnels à l’objectif. La restriction doit ainsi être conçue avec soin pour atteindre cet objectif ou avoir un lien rationnel avec lui. Elle doit porter atteinte le moins possible au droit constitutionnel affecté. Les effets de la restriction ne doivent pas empiéter sur le droit affecté au point que l’objectif législatif en vienne à être supplanté par l’atteinte au droit.             

[646]      Une fois que la partie demanderesse a prouvé par la prépondérance des probabilités qu’il y a une atteinte au droit garanti, comme c’est le cas ici, c’est au ministère public d’assumer ce même fardeau de preuve pour démontrer que la règle de droit contestée respecte les critères de justification et de proportionnalité.

[647]      À ce chapitre, dans Ladouceur, la Cour suprême avait devant elle une preuve documentaire et statistique démontrant que l’article 189a (1) du Code de la route de l’Ontario répondait à une préoccupation urgente et réelle.

[648]      Gardons à l’esprit que le procès dans cette affaire s’était déroulé en 1982 et qu’en appel, l’affaire a été suspendue durant un an «pour que [la poursuite] puisse présenter de nouveaux éléments de preuve à l’appui de ses arguments fondés sur l’article premier»[367]. Il est donc raisonnable d’estimer que la preuve statistique sur laquelle s’est appuyée la Cour suprême dans Ladouceur date aujourd’hui de plus de 35 ans et est devenue obsolète.

[649]      En effet, les données sur le nombre d’accidents graves causés par des conducteurs qui ne sont pas titulaires d’un permis de conduire ou les chiffres reliés à la conduite avec les facultés affaiblies, basées sur la situation prévalant à l’époque en Ontario, accusent nécessairement leur âge et ne peuvent être tenues pour avérées aujourd’hui au moment de réexaminer le précédent de Ladouceur. Ces éléments ne font pas partie de la ratio decidendi de l’arrêt et n’ont pas de caractère contraignant[368]. L’exercice de réexamen demande de faire table rase et d’analyser la justification et la proportionnalité à partir de données contemporaines qui soient concluantes.

[650]      Le ministère public a dans cet objectif présenté une preuve testimoniale et documentaire[369]. Il a de plus fait entendre un témoin expert, M. Douglas Beirness, signataire d’un rapport d’expertise daté du 19 mai 2022[370]. Le demandeur et l’intervenante, l’ACLC ont de leur côté produit des éléments de preuve documentaire et statistique pour faire contrepoids.

[651]      Cela dit, il est bien établi que les droits et libertés garantis par la Charte ne sont pas absolus. Les restreindre peut être nécessaire «pour atteindre des objectifs sociétaux fondamentalement importants» pour reprendre les mots du juge en chef Dickson dans l’arrêt Oakes[371].

[652]      Dans le cas présent, le ministère public a-t-il prouvé l’existence d’un objectif public prépondérant? Vouloir assurer la sécurité des usagers de la route, réduire les accidents graves, diminuer les coûts sociaux et financiers associés aux blessures et aux décès sont des objectifs importants et réels qui justifient certaines restrictions aux droits garantis par la Charte.

[653]      Par contre, il ne suffit pas d’invoquer les objectifs généraux de sécurité routière et de contrôle de l’ivresse au volant pour répondre à la norme sévère qu’établit l’arrêt Oakes[372] dans les termes suivants :

 […] Ces critères établissent une norme sévère en matière de justification, surtout lorsqu’on les rapproche des deux facteurs contextuels examinés précédemment, savoir la violation d’un droit ou d’une liberté garantis par la Constitution et les principes fondamentaux d’une société libre et démocratique.

(Le Tribunal souligne)

[654]      Rien dans la preuve ne révèle l’objectif législatif visé par l’article 636 du Code de la sécurité routière. De la lecture de la transcription des débats parlementaires, le Tribunal retient que le but de la modification législative du 20 décembre 1990 était simplement d’harmoniser cet article avec la règle de common law établit par la Cour suprême dans l’arrêt Ladouceur.

[655]      Il n’y a donc pas eu à proprement parler de débat sur le fait d’élargir la discrétion policière dans le cadre des interceptions routières sans motif réel à l’extérieur du cadre d’un contrôle routier ponctuel organisé.

[656]      Pour justifier les interceptions routières à l’aveugle dans le cadre d’un contrôle ponctuel, la Cour suprême dans l’arrêt Hufsky[373] écrit que :

La documentation qui précède renforce l'impression de gravité du problème des accidents de la route, en termes de décès, de blessures et de dommages matériels, et appuie l'importance primordiale d'une application efficace des lois et règlements de la circulation automobile, en vue d'assurer la sécurité routière.

[657]      Dans Ladouceur[374], pour justifier cette fois les interceptions hors du cadre d’un contrôle ponctuel, le juge Cory pour la majorité écrit que :

On ne peut sérieusement douter que la mesure législative en question répond à une préoccupation urgente et réelle.  Les statistiques projettent une image déprimante des décès et des blessures qui résultent de la conduite de véhicules automobiles sur les rues et les routes du pays.  Les éléments de preuve déposés démontrent de façon frappante à quel point la préoccupation est urgente et réelle.

[658]       Dans le présent cas, le Procureur général du Québec a appelé à ce sujet le  témoin expert M. Douglas J. Beirness, Ph. D., lequel a souscrit un rapport d’expertise étoffé[375]. Celui-ci se prononce sans réserve en faveur des interceptions routières de toute nature par la police afin de vérifier le taux d’alcool dans le sang des conducteurs. Son rapport d’expertise ne porte que sur ce volet de la sécurité routière. Il n’aborde pas le port de la ceinture de sécurité, le vol de véhicules ou la conduite automobile sans permis, autant d’aspects abordés par la Cour suprême dans d’autres dossiers de ce type.

[659]      Le Dr Beirness a consacré sa vie professionnelle à mener des recherches sur la conduite automobile avec les facultés affaiblies par l’alcool ou la drogue.

[660]      Il est titulaire d’une maîtrise en psychologie axée sur les dépendances et d’un doctorat en psychologie axé sur la pharmacologie comportementale, tous deux obtenus à l’Université de Waterloo[376].

[661]      Rattaché en qualité de chercheur au Canadian Centre on Substance abuse and addiction depuis 2006, il est aussi président de Beirness & Associates et directeur du Canadian Drug and Alcohol Research Team.

[662]      Il est l’auteur, seul ou en collaboration, de nombreux articles dans des revues spécialisées, de rapports techniques ou de chapitres de livres.

[663]      Il est aussi récipiendaire de nombreuses reconnaissances de la part de ses pairs. Il a comparu à maintes reprises devant des comités du Parlement[377]. Il a agi à titre de témoin expert devant les tribunaux une vingtaine de fois.

[664]      Le Tribunal lui a reconnu le statut de témoin expert selon l’entente intervenue entre le Procureur général du Québec, le demandeur et l’ACLC dans les termes suivants: expert on the nature, extent and impact of the problem of impaired driving in Canada and on the means implemented to ensure compliance with the regulations aimed at combating this problem .

[665]      Son rapport d’expertise et son témoignage au procès expliquent en quoi le pouvoir de la police d’intercepter les véhicules pour exiger des tests permettant de vérifier l’alcoolémie des conducteurs permet de réduire le nombre d’accidents de la route et en quoi, pour ces derniers, le fait de savoir que des interceptions de ce type peuvent les viser a un effet dissuasif sur la consommation d’alcool ou de drogue au volant. Même si l’expert réfère à plusieurs reprises aux facultés affaiblies par la drogue, les exemples qu’il donne sont exclusivement rattachés à l’alcool.

[666]      Déceler l’alcool chez un conducteur d’un véhicule se heurte selon lui à deux difficultés fondamentales. La première est la capacité, même pour des experts ou des habitués, à détecter l’alcool alors que l’odeur n’est pas un indice fiable. La seconde est que les conducteurs, après avoir consommé de l’alcool, ne réalisent pas à quel point leurs facultés en sont affaiblies ou en sous-estiment l’effet.

[667]      La solution réside selon lui dans l’usage répandu, fréquent et fluide de l’alcootest et d’autres outils techniques récents qui donnent des résultats rapides et fiables. Pour être efficaces, les interceptions routières doivent se multiplier de façon à faire naître chez le conducteur la certitude d’être pris sur le fait s’il consomme de l’alcool ou de la drogue avant de prendre la route.

[668]      À son avis, dans la mesure où cette certitude s’installe, il y a tout lieu de croire que renforcer la sévérité des peines ne sera plus requis pour atteindre l’objectif de réduction du nombre d’accidents de la route reliés à l’alcool. À la limite, tous les conducteurs en état d’ébriété devraient être soumis à des tests d’alcoolémie.

[669]      Les accidents de toute nature sont la troisième cause de décès chez les Canadiens de tout âge et la première chez les membres du groupe des 5 à 44 ans. 25% de ces accidents sont des accidents de la route. En 2019, 1 762 personnes ont péri de la sorte. De ce nombre, environ le tiers serait relié à la consommation d’alcool. Ceci illustre selon lui la pertinence d’avoir mis en place des mesures pour combattre l’alcool au volant puisqu’en 1980, l’alcool était à l’origine de 60% des accidents mortels alors qu’en 1997, il ne représentait plus que 37,2% du bilan. En 30 ans, le taux d’accidents de la route impliquant les facultés affaiblies est passé de 577 par 100 000 habitants en 1986 à 190 en 2018 pour remonter à 228 en 2019; de ce nombre, 92% étaient dus à l’alcool et 8% à la drogue.

[670]      Le Dr Beirness souligne que les tests pris au hasard la nuit sur les conducteurs permettent d’établir la fréquence de la consommation d’alcool avant de prendre le volant. Une enquête réalisée en Colombie-Britannique en 1998 a conclu que 14,9% des conducteurs présenteraient un taux d’alcool au volant la nuit, dont 2,4% excédaient 0,08% d’alcoolémie.

[671]      Une autre enquête du même type réalisée en 2017-2018 dans cinq provinces et territoires canadiens auprès de 5 000 conducteurs a donné des pourcentages respectivement de 4,4% et de moins de 1%. Il en conclut qu’en 20 ans, la prévalence de l’alcool au volant durant la nuit a chuté considérablement, ce qu’il considère un net progrès.

[672]      Il en attribue la cause au fait que les policiers ont changé d’approche. Plutôt que d’exiger d’un conducteur qu’il se prête à un test sur la base d’une suspicion, on est passé peu à peu à un dépistage obligatoire de l’alcool («DOA») le long de la route et à l’aveugle. Ce que l’expert qualifie de net progrès serait lié en bonne partie à l’amélioration de la technologie qui a gagné avec le temps en efficacité et en acuité. Or, ces éléments combinés, au fur et à mesure qu’ils seront plus largement connus, ne pourront avoir qu’un effet dissuasif croissant.

[673]      Le Dr Beirness est donc d’avis que la réduction de la consommation d’alcool au volant passe par une multiplication des points de contrôle sur la route (checkpoints) conjuguée à une technologie plus sophistiquée et rapide de détection. Ce qui l’amène au cœur de sa proposition qu’il formule ainsi :

32.  Mandatory alcohol screening (MAS) provides a quick and simple means to screen every driver for alcohol. There is no need to search for subtle and/or unreliable cues of alcohol consumption such as the odour of alcohol or glassy eyes. Experienced heavy drinkers can sometimes mask the typical symptoms of intoxication, making it difficult to identify them as drinking drivers in a brief interaction, MAS eliminates the subjective judgments required to form suspicion and relies on technology rather than human abilities and sensory capacities. Testing every driver who is legally stopped in a checkpoint or otherwise virtually eliminates the possibility of a drinking driver escaping detection. More importantly, MAS serves to enhance general deterrence by increasing the perceived and actual probability that a drinking driver will be detected.[378]

[674]      Le reste du rapport d’expertise du Dr. Beirness porte sur l’impact du recours au DOA dans les pays scandinaves, en Australie ou en Nouvelle-Zélande ainsi qu’au Canada.

[675]      Il souligne qu’en Saskatchewan, le recours au DOA qu’il préconise a entrainé une chute de 50% des accidents de la route avec décès au cours de 2019[379]. Au fur et à mesure que s’étendra ce type de contrôle aléatoire, que permet maintenant le Code criminel, il en découlera, selon lui, une baisse marquée des accidents de la route avec décès ou blessés graves.

[676]      Le DOA est autorisé au Canada depuis l’entrée en vigueur le 18 décembre 2018, des articles 320.11 et suivants du Code criminel et du paragraphe 320.27(2) en particulier[380]. Les données sur le recours à ce nouveau train de mesures selon les provinces et territoires n’ont pas été communiquées au Tribunal[381]. A par contre été versé en preuve à ce propos par le Procureur général du Canada le Rapport du ministre de la Justice et Procureur général du Canada sur la mise en œuvre de l’ancien projet de loi C-46[382].

[677]      En contre-interrogatoire, l’expert a reconnu ne pas être un spécialiste du profilage racial. De fait, avant de témoigner, il croyait que ce dossier portait sur les tests de dépistage obligatoires de l’alcool. Il ignorait qu’il s’agissait d’une affaire portant sur la constitutionnalité du pouvoir arbitraire de la police de procéder à des interceptions routières sans motif réel à l’extérieur du cadre d’un contrôle routier ponctuel organisé.

[678]      Le contre-interrogatoire de l’expert a permis à ce dernier d’apporter quelques nuances à son témoignage sans en ébranler le socle.

[679]      On aura compris de la synthèse que fait le Tribunal de l’expertise du Dr Beirness que ce travail, quoique minutieux et intéressant, n’est pas très utile à la solution du problème que pose la règle de common law au vu des articles de la Charte qu’invoque le demandeur.

[680]      Certes le témoignage de l’expert confirme que la récurrence de la consommation d’alcool dans les accidents graves de la route a décru de façon marquée depuis l’arrêt Ladouceur. Il en résulte un changement dans les données dont disposaient les juges à cette époque.

[681]      Par contre, ce témoignage ne permet d’établir aucune corrélation entre la pratique policière d’interception routière à l’aveugle hors du cadre d’un contrôle ponctuel organisé, en somme la mesure attentatoire elle-même, et la sécurité routière en général. Il ne permet pas non plus de mesurer la part contributoire de cette pratique spécifique sur l’amélioration du bilan routier, alors que la preuve démontre qu’il y a eu amélioration à ce chapitre.

[682]      Or, pour répondre au test de Oakes, c’est au ministère public qu’il revenait, à cette étape de l’analyse, d’établir de façon fine la corrélation entre la mesure attentatoire dans sa spécificité propre et le bilan routier plutôt qu’entre les interpellations policières de toute nature, y compris les programmes contrôlés de barrages routiers ponctuels et les interceptions fondées sur l’article 320.27(2) C.cr. et la réduction du nombre d’accidents de la route causés par l’alcool et la drogue.

[683]      Dans ce contexte, l’expertise du Dr Beirness est tangentielle au problème que soulève la demande puisqu’il ne permet pas d’expliquer en quoi le type précis d’interpellation policière à l’étude ici entrainerait des avantages sociétaux plus importants que les effets négatifs qu’il crée chez les personnes racisées et leurs proches.

[684]      La preuve de la défense ne permet pas non plus d’établir en quoi la mise en place de barrages routiers de façon systématique ne permettrait pas d’atteindre les mêmes résultats que les interceptions routières sans motif réel, comme le propose l’ACLC qui produit en ce sens un rapport de recherche du Insurance Institute for Highway Safety, basé en Virginie, et dont la conclusion principale se lit ainsi :

This study demonstrated that a sobriety checkpoint enforcement program using only three to five police officers can be a very effective deterrent against drinking and driving in jurisdictions that are much more rural in nature. These checkpoints can be maintained over a long period of time without outside funding. Because of the simplicity and ease with which these checkpoints were conducted, police administration in the experimental communities have embraced the concept and continued the program after the conclusion of the formal research study. This is particularly important in more rural communities with fewer staff resources, but it also may be appropriate on certain roadways in more urban areas.[383]

[685]      À ce propos, le témoignage de Mme Lyne Vézina est éclairant. Cette dernière, appelée comme témoin par le Procureur général du Québec, occupe le poste de directrice de la recherche et du développement en sécurité routière au sein de la Société de l’assurance automobile du Québec («SAAQ»). Un des rôles de l’organisme est la prévention des risques associés à la route.

[686]      Un document de la SAAQ de janvier 2022 titré Infractions et sanctions routières 2011-2020[384] contient une mine de renseignements et de données statistiques. Comme il s’agit d’un document qui couvre une période de 10 ans, les chiffres des années les plus récentes sont de nature à changer en fonction de certains facteurs dont le nombre de condamnations ou de changements de plaidoyers. Par contre, plus les années passent, plus les données se stabilisent[385].

[687]      Ce document permet néanmoins de constater que le nombre annuel d’infractions entrainant l’inscription de points de démérite est en moyenne de 850 000 et que les excès de vitesse représentent 69% de ce total. Les moins de 25 ans représentent 15% des contrevenants au Code de la sécurité routière alors qu’ils sont titulaires d’environ 9% des permis de conduire. Les hommes représentent près de 68% des contrevenants alors qu’ils sont titulaires de 52% des permis.

[688]      Pour ce qui est des infractions au Code criminel, leur nombre a diminué régulièrement depuis 2011 au même titre que celles reliées au Code de la sécurité routière.[386]. Pourtant, les infractions relatives aux facultés affaiblies représentent encore 93% des infractions punissables en vertu du Code criminel. À nouveau, les conducteurs masculins et ceux de moins de 25 ans y sont surreprésentés. Cependant, le nombre d’infractions liées aux facultés affaiblies décroit lui aussi peu à peu[387].

[689]      Dans le présent dossier, aucun témoin n’a été intercepté par la police pour ensuite faire l’objet d’une accusation de conduite avec les facultés affaiblies. Il est utile de rappeler ce que le Code criminel prévoit spécifiquement à ce propos en citant l’article 320.27(2), sur la validité duquel le Tribunal ne se prononce pas vu la décision du demandeur de se désister de la conclusion qu’il recherchait initialement :

320.27 (2) Dépistage obligatoire  L’agent de la paix qui a en sa possession un appareil de détection approuvé peut, dans l’exercice légitime de ses pouvoirs en vertu d’une loi fédérale, d’une loi provinciale ou de la common law, ordonner à la personne qui conduit un véhicule à moteur de fournir immédiatement les échantillons d’haleine que l’agent de la paix estime nécessaires à la réalisation d’une analyse convenable à l’aide de cet appareil et de le suivre à cette fin.

[690]      Le Tribunal pourrait poursuivre ainsi le survol des statistiques[388] sans pour autant mettre le doigt sur une seule donnée permettant d’établir une corrélation entre le recours spécifique aux interceptions routières sans motif réel et le fléchissement des infractions au Code criminel et au Code de la sécurité routière.

[691]      Bref, le Tribunal en arrive à la conclusion que la règle de common law et l’article 636 C.s.r. qui permettent en toute légalité d’intercepter le conducteur d’un véhicule routier sans motif réel ou soupçon dans le seul but de procéder à des vérifications ne peuvent se justifier dans le cadre d’une société libre et démocratique compte tenu des impacts qu’ils ont sur les personnes noires.

[692]      Assurer la sécurité routière, réduire le nombre d’infractions et d’accidents graves de la route, diminuer le nombre de décès reliés à ces derniers, réduire les coûts d’indemnisation des assureurs publics ou privés, combattre l’intoxication au volant qui représente encore aujourd’hui une cause importante d’accidents de la route demeurent des préoccupations urgentes et réelles et le ministère public en a fait une preuve convaincante. Mais il faut plus pour répondre aux exigences de l’article 1 de la Charte.

[693]      Un énoncé général de préoccupations réelles et toujours urgentes ne suffit pas en soi pour respecter la norme sévère de la justification au sens de l’arrêt Oakes. Dans le présent cas, il n’y a pas de preuve particularisée démontrant le lien entre le type d’interpellation qu’autorise l’arrêt Ladouceur et la diminution progressive depuis 1990 du nombre d’accidents de la route ou d’infractions au Code de la sécurité routière ou au Code criminel. Il n’y a pas non plus de preuve démontrant que mettre fin aux interceptions routières sans motif réel entrainerait une remontée des accidents routiers graves liés à l’alcool, à la drogue ou à l’absence de permis de conduire. En somme, il n’est pas possible de déterminer si le moyen retenu, c’est-à-dire les interceptions routières sans motif réel, permet encore aujourd’hui d’atteindre l’objectif de sécurité routière avec le minimum d’impact sur les droits protégés.

[694]      La raison en est qu’il n’existe pas encore de registre ingré des interceptions routières sans motif réel qui soit tenu par les services de police au Québec et qui permettrait d’établir le lien entre ces interceptions, fondées essentiellement sur l’intuition des policiers rappelons-le, et le nombre de conducteurs sans permis retirés de la route, le nombre de voitures volées retrouvées, le nombre de véhicules hors d’état de rouler ou le nombre de conducteurs avec les facultés affaiblies.

[695]      Or, ces données n’existent pas parce que les autorités n’ont pas jugé bon de s’y attaquer de façon concertée et uniforme. De fait, on ne sait même pas quelle est la part des interceptions routières sans motif réel qui sont enregistrées par l’entremise du CRPQ et celles qui restent dans l’ombre. Le ministre de la Justice et Procureur général du Canada, dans le rapport précédemment mentionné sur la mise en œuvre du projet de loi C-46, après avoir signalé les risques de profilage racial associés au dépistage obligatoire de l’alcool, reconnaît qu’il n’y a «aucune donnée nationale sur l’identité autochtone ou ethnoculturelle des personnes interpelées (sic) par la police, ce qui rend difficile toute évaluation de l’impact de la DOA et des autres pouvoirs de la police sur les différents groupes»[389]. La preuve nous apprend que la situation est identique à l’échelle du Québec.

[696]      C’est en ces termes que se pose la question toujours délicate de l’équilibre, le pivot de la proportionnalité.

[697]      Dans le cas présent, le ministère public, pour les raisons organisationnelles déjà évoquées et non pas faute de s’être attaqué à la tâche, n’a pas été en mesure de démontrer par la prépondérance des probabilités une corrélation entre le recours au pouvoir policier discrétionnaire exercé dans le cadre des interceptions routières sans motif réel et l’amélioration du bilan de la sécurité routière dans son ensemble.

[698]      Par ailleurs, comme on l’a vu, la prise en main du problème du profilage racial par les services de police est encore récente, inégalement répartie et fondée essentiellement sur la formation des étudiants et étudiantes en techniques policières, des recrues et des policiers et policières. Il a été démontré au procès que la sécurité publique a été lente à se mobiliser à ce sujet, si tant est qu’elle y soit même parvenue à ce jour.

[699]      Dans l’intervalle, il n’y aucune preuve au dossier que les moyens déployés pour faire échec au profilage racial au sein de la police aient donné des résultats, que le nombre de cas d’interceptions routières motivées par le profilage racial ait baissé ou que le changement de culture ait commencé à porter fruit.

[700]      Il est dans ce contexte raisonnable de penser que le changement de culture, s’il ne s’accompagne pas d’un changement de pratique clairement énoncé, prendra au moins une génération complète avant de faire du profilage racial dans le cadre des interceptions routières sans motif réel le souvenir amer d’un passé révolu.

[701]      Le demandeur et l’ACLC, appuyés en cela par Canadian Association of Black Lawyers («CABL»), ont apporté une preuve concluante du rôle que joue le profilage racial dans le cadre des interceptions routières sans motif réel et de son impact sur les individus et par ricochet sur leur entourage et sur les collectivités noires. La preuve qualitative, statistique, documentaire et la preuve par témoins experts ne laissent guère place au doute.

[702]      En somme, pendant que les forces policières peinent à se mobiliser sur le profilage racial, les interceptions routières permises par la règle de droit continuent à en être un vecteur. La norme sévère de proportionnalité de l’article 1 de la Charte ne peut s’accommoder de ce déséquilibre alors que d’autres moyens sont à la disposition des services policiers pour assurer efficacement la sécurité routière.

[703]      À cette étape, le Tribunal doit prendre pour acquis, pour les raisons exposées précédemment, que l’objectif législatif de l’article 636 C.s.r. est le même que celui qui a amené la Cour suprême à formuler la règle de common law dans Ladouceur. Par contre, les données nombreuses dont bénéficiait le plus haut tribunal à l’époque de cet arrêt ont vieilli. La preuve de l’état de la sécurité routière aujourd’hui, même si elle est  incomplète, permet de dresser un tableau moins sombre que celui que faisait la Cour suprême dans les arrêts Hufsky et Ladouceur. C’est au ministère public que revenait à ce stade le fardeau de prouver, sans emprunter à la preuve administrée dans ces deux dossiers, que l’objectif législatif justifie la suppression de la garantie juridique prévue à l’article 9 de la Charte par le recours aux interceptions routières sans motif réel hors du cadre d’un programme structuré. Le ministère public ne s’est pas acquitté de ce fardeau à la hauteur de ce qui est attendu de lui selon le test de Oakes.

[704]      Le Tribunal en conclut que la règle de droit applicable en matière d’interpellation routière sans motif réel contrevient à l’article 9 de la Charte canadienne et qu’elle ne peut se justifier en vertu de l’article premier de celle-ci.

[705]      Cette conclusion suffirait à elle seule à disposer de l’affaire. Le soussigné s’emploiera néanmoins à traiter de l’article 7 et du paragraphe 15(1) de la Charte dans un souci de rendre justice aux arguments soulevés de part et d’autre et de faciliter le travail des tribunaux d’appel, le cas échéant.

12.2.       L’article 7 de la Charte

[706]      L’article 7 de la Charte embrasse plus large que l’article 9 puisqu’il s’attache aux valeurs fondamentales que sont la vie, la liberté et la sécurité de sa personne. Il a connu des enseignements jurisprudentiels parfois divergents qui demandent de situer l’arrêt Ladouceur dans ce continuum.

12.2.1.  Une question nouvelle

[707]      L’article 7 introduit la section de la Charte consacrée aux garanties juridiques. Les articles 8 à 14 dressent une liste de ces garanties dont celle contre la détention ou l’emprisonnement arbitraires prévu à l’article 9.

[708]      Mais l’article 7 n’est pas qu’une disposition introductive. Il énonce trois garanties fondamentales distinctes, soit le droit à la vie, le droit à la liberté et le droit à la sécurité de sa personne. Il prévoit qu’il ne peut leur être porté atteinte qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale.

[709]      Dans l’arrêt Ladouceur, la Cour suprême se borne à écrire ce qui suit à propos de cet article, sans élaborer :

Étant donné qu’il a été déterminé que les interpellations au hasard pour une vérification de routine violent l’art. 9 de la Charte, il n’est pas nécessaire de décider si ces interpellations au hasard portent atteinte à l’art. 7.[390]

[710]      La question de droit que soulève l’application de l’article 7 de la Charte, bien qu’elle ait été soulevée, n’a donc pas été analysée par le plus haut tribunal qui a décidé du sort de l’affaire sur la base de l’article 9 exclusivement.

[711]      Dans ce contexte, cette question constitue une prétention d’ordre constitutionnel qui n’a pas déjà été tranchée. Conjuguée au fait que la jurisprudence sur l’article 7 a considérablement évolué depuis les arrêts Hufsky et Ladouceur, le Tribunal estime qu’il s’agit d’une nouvelle question de droit. Comme on l’a vu à la section 9, le juge d’instance est admis à réexaminer les précédents des tribunaux hiérarchiquement supérieurs lorsqu’une nouvelle question juridique se soulève au mérite[391]. Il convient de préciser que cette question doit être déterminante et sérieuse et non pas développée à seule fin de déjouer un précédent.

[712]      Or, l’interprétation de l’article 7 s’est réellement déployée une fois que l’arrêt Ladouceur ait été rendu. En effet, depuis l’entrée en vigueur de la Charte[392], la position des tribunaux a fluctué en fonction des deux membres de phrase qui le composent et qui réunis bout à bout forment pour ainsi dire une énigme : «droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne» et «principes de justice fondamentale».

[713]      La Cour suprême en est venue assez rapidement à enseigner que l’article 7 est plus qu’une simple déclaration introductive et que les mots vie, liberté et sécurité de sa personne doivent se voir attribuer un sens à chacun même si l’article utilise le mot droit au singulier pour les réunir.

[714]      C’est la position qu’exprimait dès 1985 la juge Wilson dans l’arrêt Singh, sans pour autant parvenir à rallier la Cour à cette idée :

La théorie d’un «seul droit» avancée par l’avocat du Ministre laisse entendre que cette conception de la «liberté» est trop large pour être utilisée dans notre interprétation de l’art. 7 de la Charte. Même si cet argument est valable, il me semble cependant qu’il incombe à la Cour de préciser le sens de chacun des éléments, savoir la vie, la liberté et la sécurité de la personne, qui constituent le «droit» mentionné à l’art. 7.[393]

[715]      Pour autant, cette approche prévaudra peu après dans le Renvoi relatif au Motor Vehicle Act[394] sous la plume du juge Lamer s’exprimant au nom de la majorité :

Je tiens d'abord à souligner que je partage le point de vue du juge Wilson lorsqu'elle affirme dans l'arrêt Singh c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1985] 1 R.C.S. 177 , à la p. 205, qu'il "incombe à la Cour de préciser le sens de chacun des éléments, savoir la vie, la liberté et la sécurité de la personne, qui constituent le "droit" mentionné à l'art. 7". Chacun de ces éléments constitue, à mon avis, un concept distinct, quoique apparenté, que les tribunaux doivent interpréter comme tel.

[716]      C’est plutôt sur le sens et la portée de chaque mot, à commencer par celui de liberté, et de façon plus large sur le champ d’application de l’article 7 que la Cour suprême a hésité compte tenu du second membre de phrase. Plusieurs arrêts se sont succédés accompagnés de motifs dissidents ou concurrents dont il était ardu, au moment de Ladouceur, d’extraire un commun dénominateur[395].

[717]      Pendant plus de 15 ans, les questions suivantes se sont donc succédées, parmi d’autres, au fil des arrêts traitant de la portée de l’article 7 : les mots «il ne peut être porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale» ont-ils pour effet de restreindre l’analyse qu’à des considérations d’ordre procédural plutôt que substantives[396]? La déclinaison des garanties juridiques des articles 8 à 14 couvre-t-elle tout le champ du «droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne»[397]? Ces trois éléments n’ont-ils qu’une portée résiduelle en n’ayant de rôle à jouer que lorsque les articles 8 à 14 ne couvrent pas une situation[398]? L’article 7 ne vise-t-il que le droit à la liberté physique de la personne ou couvre-t-il l’autonomie personnelle et doit-il être interprété largement[399]?

[718]      Les réponses aux questions de cet ordre sont tombées au fur et à mesure que s’élargissait l’éventail des cas d’espèce. En 1988, dans l’arrêt Morgentaler[400], le juge en chef Dickson, dans les motifs concordants qu’il signait en son nom et en celui du juge Lamer, énonçait la règle de prudence suivante :

Selon la thèse de l'avocat des appelants, la Cour devrait accorder une portée très large aux droits garantis par l'art. 7 de la Charte. Se fondant largement sur la doctrine et la jurisprudence constitutionnelles américaines, Me Manning a fait valoir que le droit de chacun à "la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne" est un droit très large d'assumer sa destinée et de promouvoir son autonomie individuelle. Ce droit inclurait donc le droit à la vie privée et celui de décider souverainement de tout ce qui touche à sa vie personnelle.

À mon avis, il n'est ni nécessaire ni sage, dans le cadre de ce pourvoi, d'explorer les répercussions les plus larges que pourrait avoir l'art. 7, comme l'avocat le voudrait. Je préfère fonder mes conclusions sur une analyse plus étroite que celle avancée au nom des appelants. Je ne pense pas qu'il soit opportun de tenter d'arriver à une explication exhaustive d'une disposition aussi importante que l'art. 7 si tôt dans l'histoire de l'interprétation de la Charte. La Cour devra être saisie d'un large éventail d'espèces avant de pouvoir brosser un tableau complet des droits visés par l'art. 7. Je limiterai donc mes commentaires à certains principes interprétatifs déjà énoncés par la Cour et à une analyse de seulement deux aspects de l'art. 7, le droit de chacun à "la sécurité de sa personne" et "les principes de justice fondamentale".[401]

(Le Tribunal souligne)

[719]      Il est raisonnable de penser que cette temporisation dans les enseignements de la Cour suprême tient principalement à la difficulté de balancer le poids à accorder au droit garanti par l’article 7 par rapport au droit du Parlement, des législatures et des gouvernements d’adopter des lois ou des règlements qui ont nécessairement pour effet de restreindre le caractère absolu des mots «vie, liberté et sécurité de sa personne». D’où l’importance de prendre le temps d’élaborer une solution de compromis entre attribuer une portée simplement d’ordre procédural aux mots «en conformité avec les principes de justice fondamentale» ou reconnaître à l’article une portée substantive ouvrant toute grande la porte à contester toute règle de droit sur la base de l’impact qu’elle présente sur la vie, la liberté ou la sécurité de sa personne.

[720]      Dans ce contexte, les mots du juge en chef Dickson, dans l’arrêt R. c. Edwards Books and Art Ltd.[402], ont une résonance particulière lorsqu’il affirme que «le terme «liberté» de l’article 7 de la Charte n’est pas synonyme d’absence totale de contrainte». Cette affirmation fait écho aux mots de la juge Wilson dans le Renvoi relatif au Motor Vehicle Act[403] : «En fait, toutes les infractions de nature réglementaire imposent une certaine limite à la liberté au sens large». Pour évidentes que soient ces affirmations, elles n’en constituent pas moins le fondement de la grande retenue dont la Cour suprême fera preuve au cours des premières années suivant l’entrée en vigueur de la Charte.

[721]      Sur l’état de cette question à l’époque de l’arrêt Ladouceur, l’auteur Eric Colvin a fait une synthèse dans un article publié en 1989 sous le titre Section seven of the Canadian Charter of Rights and Freedoms[404] dont le Tribunal retient le paragraphe suivant :

Some features of the text of the Charter tell against interpreting section 7 so as to confer a full power of substantive review, including the power to measure the substantive objectives of legal rules against the standards of fundamental justice. Section 7 appears in a part of the Charter which separates it from the provisions which most obviously confer power to review substantive content. For example, section 2 lists a set of fundamental freedoms which are to be protected against governmental interference. There would be a good deal of overlap between these freedoms and a substantive guarantee of liberty under section 7. Yet the arrangement of the Charter does not put the promise of life, liberty and security together with the fundamental freedoms.  Instead, it puts the promise of life, liberty and security together with a set of provisions (sections 8-14) which are mainly concerned with the processing of criminal cases. Moreover, some homogeneity of content in this part of the Charter is suggested by the special heading of "Legal Rights" under which sections 7-14 are subsumed.

[722]      Cette synthèse rend compte avec justesse de l’éventail des positions quant à la portée et à l’interprétation à donner de l’article 7 au moment où l’arrêt Ladouceur a été rendu. Dans ce contexte, on comprend que, dans la mesure où l’article 9, conjugué à l’article 1, permettait à la Cour suprême de solutionner le litige, il n’était pas nécessaire pour elle de traiter la question sous un angle additionnel alors que les enseignements de la Cour sous l’article 7 en étaient encore à se développer.

[723]      Il faudra compter encore quelques années pour que l’article 7 s’affranchisse d’une interprétation principalement axée sur sa dimension criminelle et pénale. En 1999, dans l’arrêt G. (J.)[405], le juge en chef Lamer, pendant plusieurs années protagoniste d’une conception étroite de cette disposition, écrivait :

[…] l’art. 7 n’est pas limité aux affaires purement criminelles ou pénales.  Dans le cours de l’administration de la justice, il existe d’autres façons par lesquelles l’État peut priver un individu du droit à la liberté et à la sécurité de la personne garanti à l’art. 7, par exemple l’internement dans un établissement psychiatrique […][406]

[724]      Signe des temps, l’année suivante, dans l’arrêt Blencoe[407], la Cour suprême, à la majorité, va plus loin en qualifiant d’«erronés» les arrêts Nisbett c. Manitoba Human Rights Commission[408] de la Cour d’appel du Manitoba et Belloni c. Lignes aériennes Canadien International Ltée[409] de la Cour d’appel fédérale dans la mesure «où ils permettaient d’affirmer que l’article 7 ne s’appliquait qu’en matière criminelle»[410].

[725]      Il était alors inévitable que la libéralisation de la portée de l’article 7 de la sphère criminelle et pénale s’accompagne en parallèle d’un élargissement du sens cloisonné[411] à donner à chacun des droits énumérés.

[726]      Ainsi, le plus haut tribunal a reconnu peu à peu que, dans une société libre et démocratique, chacun a le droit de prendre des décisions d’importance fondamentale sans intervention de l’État sur la base de l’article 7.

[727]      En 1995, dans l’arrêt B. (R.) c. Children’s Aid Society of Metropolitan Toronto[412], le juge La Forest, avec l’assentiment des juges L’Heureux-Dubé, Gonthier et McLachlin, affirme que le droit à la liberté garanti par l’article 7 de la Charte protège l’autonomie personnelle et qu’il doit être interprété largement et en conformité des valeurs qui sous-tendent la Charte dans son ensemble :

[…] la liberté ne signifie pas simplement l'absence de toute contrainte physique.  Dans une société libre et démocratique, l'individu doit avoir suffisamment d'autonomie personnelle pour vivre sa propre vie et prendre des décisions qui sont d'importance fondamentale pour sa personne.[413]

[728]      Puis, en 1997, dans l’arrêt Godbout[414], à nouveau le juge La Forest écrivait, dans des motifs concurrents auxquels souscrivaient les juges L’Heureux-Dubé et McLachlin, que «la protection du droit à la liberté garanti par l’article 7 de la Charte s’étend au droit à une sphère irréductible d’autonomie personnelle où les individus peuvent prendre des décisions intrinsèquement privées sans intervention de l’État» (le Tribunal souligne). Bien que dans cet arrêt six des neuf juges de la formation n’aient pas jugé bon de décider du sort de l’affaire sur le base de l’article 7 de la Charte canadienne, mais plutôt en se fondant sur l’article 5 de la Charte québécoise, aucun n’a exprimé de désaccord avec cette conception élargie de la notion de liberté. C’est maintenant celle qui prévaut.

[729]      Mais cette conception du droit à la liberté ne s’étend pas à tous les choix et à toutes les décisions qu’une personne est appelée à prendre et se limite aux décisions qui revêtent une importance majeure. Seule une certaine catégorie de décisions personnelles jouirait de la protection de l’article 7. Le Tribunal y reviendra plus loin.

[730]      Cela dit, il n’est pas utile pour les fins de ce dossier de pousser plus loin l’étude de l’évolution des enseignements de la Cour suprême sur l’article 7. Il suffit, pour résumer, de constater que l’élargissement progressif des notions de liberté, de sécurité de sa personne ainsi que des principes de justice fondamentale ont connu une accélération après l’arrêt Ladouceur qui fait des prétentions du demandeur fondées sur l’article 7 une question juridique nouvelle.

12.2.2.  L’atteinte

[731]      Portons-nous maintenant sur son application au présent cas.

[732]      Vu la forme que lui a donnée le constituant, l’article 7 a pour corollaire que, si le droit du demandeur à la vie, à la liberté ou à la sécurité de sa personne n’est pas en cause, l’analyse fondée sur l’article 7 prend fin.

[733]      Dans les circonstances décrites par le demandeur et les autres témoins ayant vécu des expériences similaires aux siennes, il serait futile de prétendre que forcer un conducteur à immobiliser son véhicule contre son gré sans motif réel et le maintenir le long de la route pendant que les policiers procèdent à des vérifications ne constitue pas une atteinte à la liberté de cette personne de même qu’à sa sécurité. Mais ce n’est pas cette forme de liberté que garantit l’article 7 puisque l’article 9 y pourvoit spécifiquement.

[734]      L’un et l’autre de ces articles de la Charte offrent des garanties juridiques distinctes. Il est donc possible qu’une loi contrevienne à l’un comme à l’autre[415]. Conclure le contraire reviendrait à dire que les droits énoncés à l’article 7 n’ont de valeur qu'à titre résiduel, une approche que la Cour suprême a écartée. Alors que larticle 9 s’intéresse à la liberté physique, l’article 7 s’attache plutôt au concept de liberté et donc à la liberté de faire des choix personnels en tant qu’individu dans le respect des limites établies par l’arrêt B. (R.) c. Children’s Aid Society of Metropolitan Toronto[416].

[735]      Circuler sur la voie publique pour aller d’un endroit à un autre, au volant d’une voiture ou à titre de passager, relève de l’autonomie individuelle. Que le conducteur doive ce faisant respecter les règles de sécurité routière fait partie de ces «contraintes» dont parlait le juge en chef Dickson dans l’arrêt Edwards Books[417], sans rien enlever au fait que, pour le reste, aller et venir ou choisir sa destination est une affaire qui relève de la sphère privée, peu importe les motifs.

[736]      À ce propos, invoquer, comme le fait le ministère public, que conduire un véhicule n’est pas un droit mais un privilège puisqu’un permis de conduire est requis pour le faire légalement est un faux problème. Ce n’est pas le droit des personnes noires d’obtenir un permis de conduire qui est en cause. C’est le fait d’en faire usage selon ses besoins sans que l’article 97 C.s.r. ne devienne un prétexte pour cibler des personnes du simple fait qu’elles sont noires. Vu ainsi, l’arrêt Buhlers v. Superintendent of Motor Vehicles for British Columbia de la Cour d‘appel de la Colombie-Britannique[418] ne trouve pas application ici. Sur cet aspect, le Tribunal fait siennes sur cet aspect ces remarques de l’auteur Hamish Stewart :

The question whether driving is part of the liberty interest protected by section 7 is not usefully approached by asking whether driving is a "privilege" or a "right". The question, rather, is whether the ability to move oneself around in a motor vehicle is sufficiently fundamental to the way we live that, like not being detained or having the ability to move around freely or making decisions of fundamental personal importance, it is entitled to the protection of the principles of fundamental justice.[419]

[737]      Cela dit, ce n’est pas trivialiser l’article 7 de la Charte que de l’appliquer au cas présent lorsqu’on prend en considération non pas le seul cas du demandeur mais l’ensemble de la preuve du fait social que représente le profilage racial et ce qu’il signifie aux yeux des collectivités noires. La preuve permet en effet de retenir les éléments suivants :

a)     les interceptions routières sans motif réel menant à des détentions provisoires arbitraires visent les conducteurs noirs au-delà du pourcentage de la population que représentent les membres de la collectivité noire et au-delà de la part contributoire de ceux-ci dans les bilans de la délinquance criminelle et pénale;

b)     la sélection des conducteurs faisant l’objet de telles interceptions est laissée au flair des policiers, sans directive précise pouvant être considérée comme une règle de droit;

c)     les interceptions de conducteurs noirs par la police sont dans une proportion alarmante le résultat d’un raisonnement probabiliste qui associe les hommes noirs à une plus grande propension à la criminalité que les blancs alors que les indices ne permettent pas une association de ce type;

d)     les policiers qui ordonnent aux conducteurs noirs d’immobiliser leur véhicule le font souvent en invoquant leur pouvoir discrétionnaire sans fournir de motif, puisque la règle de droit contestée n’en requiert pas;

e)     les constats d’infraction décernés, le cas échéant, le sont souvent en raison de conditions postérieures à l’interception plutôt qu’antérieures, lorsque les conducteurs refusent de s’identifier et de présenter leurs documents ou de collaborer faute pour le policier de leur donner un motif à l’appui de l’interception;

f)       les interceptions routières sans motif réel ciblant les conducteurs noirs sont fréquentes et répétées;

g)     une interception routière sans motif réel mue par les préjugés demeure insaisissable dans la presque totalité des cas et en faire la preuve s’avère au plan pratique hors d’atteinte de ceux qui en sont les victimes;

h)     à la longue, les interceptions routières sans motif réel qui ciblent de façon disproportionnée un segment de la population marquent à la fois le cœur et l’esprit des personnes noires interpellées, génèrent de la crainte et de l’humiliation chez les conducteurs noirs en général et dans leur entourage et engendrent à la fois de la méfiance envers les pouvoirs de la police et le sentiment d’être traités de façon différenciée et injuste;

i)       la règle de droit qui sous-tend les interceptions routières sans motif réel est inconnue de la population en général comme le souligne la Cour suprême dans l’arrêt Therens[420] et comme le confirme la preuve;

j)       il n’existe pas de registre d’application obligatoire et universel permettant de distinguer les interpellations policières en général des interceptions routières sans motif réel et de relever la race des personnes interceptées.

[738]      Une fois établi, comme c’est le cas ici, que la règle de droit contestée pave la voie au profilage racial et que celui-ci s’exerce par l’effet de la loi plutôt que d’être le résultat d’une application dérogatoire de la loi, le Tribunal n’a aucun mal à conclure, sur la base d’une preuve prépondérante forte, que c’est le droit à la liberté et à la sécurité de sa personne prévu à l’article 7 qui est en cause. Pris globalement, il s’agit de la liberté fondamentale pour les personnes noires de vivre leur vie comme elles l’entendent et de se déplacer au volant dun véhicule pour répondre à leurs besoins sans être harcelées par la police au seul motif de la couleur de leur peau. Dans la mesure où les conducteurs noirs se conforment à la loi, ils n’ont pas à subir le poids d’une surveillance accrue par rapport aux conducteurs blancs ayant pour effet de brimer leur autonomie personnelle.

[739]      Le Tribunal estime qu’il s’agit d’une question d’une importance fondamentale puisqu’elle touche à l’autonomie des personnes noires qui n’ont aucun besoin d’être gardées à l’œil plus que les autres citoyens. Pour être importants au point de mériter la protection de l’article 7 de la Charte, ces choix ne doivent pas être nécessairement capitaux ou être une question de vie ou de mort. Il n’y a pas de liste préétablie et leur qualification dépend des circonstances de l’espèce[421].

[740]      À ce chapitre, le nombre de personnes affectées par la règle de droit contestée est sans importance. L’analyse en vertu de l’article 7 ne doit pas être axée sur la réalisation de l’objectif législatif ou des avantages que la population peut en tirer. Comme le souligne la juge en chef au nom de la Cour suprême unanime dans l’arrêt Bedford[422], «l’analyse est qualitative et non pas quantitative». Et elle ajoute :

[…] La question à se poser dans le cadre de l’analyse fondée sur l’art. 7 est celle de savoir si une disposition législative intrinsèquement mauvaise prive qui que ce soit du droit à la vie, à la liberté ou à la sécurité de sa personne; un effet totalement disproportionné, excessif ou arbitraire sur une seule personne suffit pour établir l’atteinte au droit garanti à l’art. 7.

(Le Tribunal souligne)

[741]      Ceci a pour corollaire que les intérêts de la société doivent entrer en ligne de compte uniquement dans le cadre de l’application de l’article premier de la Charte. C’est la conclusion à laquelle en venait la Cour suprême dans l’arrêt Carter[423] :

[…] La personne qui invoque l’art. 7 doit démontrer que l’État a porté atteinte à sa vie, à sa liberté ou à la sécurité de sa personne et que cette atteinte n’est pas conforme aux principes de justice fondamentale. Elle ne devrait pas être appelée à établir aussi que ces principes [traduction] « ne sont pas supplantés par un intérêt légitime de l’État ou un intérêt collectif en pareilles circonstances » […]

[742]      Et le plus haut tribunal revenait sur cet aspect dans l’arrêt Brown[424] déjà mentionné en affirmant :

[166] Les limites imposées aux droits les plus fondamentaux de la Charte dans notre système de justice criminelle l’emportent sur les avantages pour la société qui sont déjà en partie réalisés et que le Parlement peut promouvoir par d’autres moyens.

(Le Tribunal souligne)

[743]      Le Tribunal conclut que la règle de droit qui autorise les interceptions routières sans motif réel contrevient au droit à la liberté et à la sécurité de sa personne garanti par l’article 7 de la Charte.

[744]      Par contre, cette atteinte est-elle conforme aux principes de justice fondamentale? Dans l’affirmative, il n’y a pas atteinte au droit garanti par l’article 7.

[745]      La dignité humaine est au cœur de la Charte, comme le faisait remarquer la juge L’Heureux-Dubé, parlant au nom de la majorité, dans l’arrêt R. c. O’Connor[425] :

63 […] Notre Cour a reconnu à plusieurs reprises que la dignité humaine est au cœur de la Charte.  Bien que le respect de la dignité et de l'autonomie de la personne puisse en soi ne pas être nécessairement un principe de justice fondamentale (Rodriguez c. Colombie-Britannique (Procureur général), [1993] 3 R.C.S. 519 , à la p. 592, le juge Sopinka au nom de la majorité), il me semble que le fait de mener une poursuite de manière à contrevenir aux valeurs fondamentales de décence et de franc-jeu de la société et à mettre ainsi en question l'intégrité du système, constitue également une atteinte d'envergure constitutionnelle aux droits d'une personne accusée. […]

[746]      Dans Blencoe[426], déjà mentionné, le juge Bastarache écrit que «[l]e respect de la dignité inhérente des gens est nettement une valeur essentielle de notre société libre et démocratique, qui doit guider les tribunaux dans l’interprétation de la Charte».

[747]      Par contre, comme l’écrit la juge L’Heureux-Dubé, la dignité n’a jamais été tenue par la Cour suprême comme un droit constitutionnel distinct garanti par l’article 7 de la Charte mais plutôt comme une des valeurs fondamentales qui sous-tendent l’ordre constitutionnel et qui sont essentielles à la compréhension et à la cohésion des droits inscrits dans la Charte.

[748]      Les principes de justice fondamentale correspondent aux conditions minimales auxquelles doit satisfaire la règle de droit qui porte atteinte à la liberté et à la sécurité de sa personne comme c’est le cas ici. Dans l’arrêt Oakes, le juge en chef Dickson soulignait d’ailleurs que les droits et libertés n’ont pas tous la même importance :

La gravité des restrictions apportées aux droits et libertés garantis par la Charte variera en fonction de la nature du droit ou de la liberté faisant l’objet d’une atteinte, de l’ampleur de l’atteinte et du degré d’incompatibilité des mesures restrictives avec les principes inhérents à une société libre et démocratique.[427]

[749]      Cela dit, la Cour suprême a dû dès le premier jour composer avec les termes choisis par le constituant. Tentée au départ de les limiter aux principes de justice naturelle qui définissent l’équité procédurale, elle a dès 1985 opté pour une approche plus affirmative dans le Renvoi relatif au Motor Vehicle Act[428] :

C'est là le lien qui, à mon avis, doit nous guider dans la délimitation de la portée et du contenu de l'expression "principes de justice fondamentale". En d'autres mots, les principes de justice fondamentale se trouvent dans les préceptes fondamentaux de notre système juridique. Ils relèvent non pas du domaine de l'ordre public en général, mais du pouvoir inhérent de l'appareil judiciaire en tant que gardien du système judiciaire. Cette façon d'aborder l'interprétation de l'expression "principes de justice fondamentale" est conforme à la lettre et à l'économie de l'art. 7, au contexte de cet article, c.-à-d. les art. 8 à 14, ainsi qu'à la nature et aux objets plus généraux de la Charte elle-même. Elle donne de la substance au droit garanti par l'art. 7 tout en évitant de trancher des questions de politique générale.

(Le Tribunal souligne)

[750]      Dans l’arrêt Bedford, la Cour suprême y revient pour en élargir la formulation passant de «préceptes fondamentaux de notre système juridique» aux «valeurs fondamentales qui sous-tendent notre ordre constitutionnel»[429] :

[…] L’analyse fondée sur l’art. 7 s’attache à débusquer les dispositions législatives intrinsèquement mauvaises, celles qui privent du droit à la vie, à la liberté ou à la sécurité de la personne au mépris des valeurs fondamentales que sont censées intégrer les principes de justice fondamentale et dont la jurisprudence a défini la teneur au fil des ans.  Dans la présente affaire, les valeurs fondamentales qui nous intéressent s’opposent à l’arbitraire, à la portée excessive et à la disproportion totale.[430]

(Le Tribunal souligne)

[751]      C’est donc lorsqu’une règle de droit est en porte-à-faux avec ces valeurs qu’elle devient «intrinsèquement mauvaise».

[752]      Au fil du temps, les tribunaux ont fait l’inventaire des valeurs qui font partie des principes de justice fondamentale. Le juge Lamer, dans le Renvoi relatif au Motor Vehicle Act[431], les assimile à des qualificateurs du droit pour éviter que les principes de justice fondamentale ne deviennent à leur tour des droits constitutionnels.

[753]      Parmi les qualificateurs permettant de juger de la validité d’une loi au regard de l’article 7 de la Charte, on retrouve, outre la dignité de l’être humain, le caractère arbitraire, la portée excessive et la disproportion totale. Entre ces trois derniers, des chevauchements sont inévitables et des confusions possibles[432]. Mais dans l’ensemble, ils visent à cerner le manque de logique fonctionnelle de la règle de droit comme le note la juge en chef McLachlin dans l’arrêt Bedford en citant les auteurs Hamish Stewart et Peter Hogg :

[107] Bien qu’il y ait un chevauchement important entre le caractère arbitraire, la portée excessive et la disproportion totale, et que plus d’une de ces trois notions puissent bel et bien s’appliquer à une disposition, il demeure que les trois correspondent à des principes distincts qui découlent de ce que Hamish Stewart appelle un [traduction] « manque de logique fonctionnelle », à savoir que la disposition « n’est pas suffisamment liée à son objectif ou, dans un certain sens, qu’elle va trop loin pour l’atteindre » (Fundamental Justice : Section 7 of the Canadian Charter of Rights and Freedom (2012, p. 151).  Peter Hogg explique :

[traduction]  Les principes liés à la portée excessive, à la disproportion et au caractère arbitraire visent tous au fond à pallier ce que Hamish Stewart appelle un « manque de logique fonctionnelle », en ce sens que le tribunal reconnaît l’objectif législatif, mais examine le moyen choisi pour l’atteindre.  Si ce moyen ne permet pas logiquement d’atteindre l’objectif, la disposition est dysfonctionnelle eu égard à son propre objectif.  The Brilliant Career of Section 7 of the Charter » (2012), 58 S.C.L.R. (2d) 195, p. 209, renvoi omis)[433]

[754]      Or, on a vu dans une section précédente qu’il est, au regard de la preuve, impossible de conclure à un lien fonctionnel entre ce type spécifique d’interpellation policière qu’est l’interception routière sans motif réel et la réduction du nombre d’accidents graves, de cas de conduite avec les facultés affaiblies ou de conducteurs au volant sans permis de conduire. Il est donc impossible au Tribunal d’établir en quoi, prise isolément, cette forme précise d’interpellation permet d’améliorer le bilan routier ou d’en maintenir les résultats positifs. Tout en reconnaissant qu’accroître la sécurité sur les routes est un objectif législatif parfaitement valide, la preuve ne permet pas de conclure que les interceptions routières sans motif réel permettent d’atteindre cet objectif alors qu’il est amplement démontré que cette pratique policière peut être fréquemment détournée de son objectif par des considérations raciales, conscientes ou non.

[755]      En effet, la preuve permet de conclure que des considérations raciales jouent un rôle dans la sélection des conducteurs forcés d’immobiliser leurs véhicules à seule fin de vérification sans motif réel, ni soupçon raisonnable. De plus, la preuve nous apprend que l’exercice de la discrétion policière dans l’exercice de cette pratique est la plus arbitraire qui soit en ce que, à la limite, elle ne repose que sur les critères flous que sont l’intuition ou le flair des policiers. Ces éléments factuels mis bout à bout ont pour effet que les conducteurs noirs sont ciblés plus souvent qu’à leur tour sur la base d’une association mentale entre la couleur de leur peau et une plus grande propension à la criminalité comme le décrit concrètement la Cour supérieure de l’Ontario dans l’affaire R. c. Byrnes[434] :

[18] Racial profiling is particularly insidious because, by its very nature, it is hidden and difficult to target. It is deeply interwoven into the fabric of our society. It involves two steps: 1. The first step is a pejorative characterization of individuals from a particular racial group. In this instance, the group was black males. The pejorative conclusion is that black males have a higher propensity to commit crime; and 2. From the pejorative conclusion, an all-encompassing generalization is made to cover each individual of the racial group. The individual is attributed the group characteristics.

[756]      Ceci a pour résultat que la règle de droit contestée est porteuse d’un exercice abusif du pouvoir discrétionnaire attribué aux policiers sans que les initiatives, non contraignantes et n’ayant pas le caractère d’une «règle de droit», prises par les services de police pour brider cette pratique ne donnent de résultat.

[757]      Malgré les inévitables chevauchements entre les notions de caractère arbitraire, de portée excessive et de disproportion totale, la différence de traitement entre les conducteurs blancs et les conducteurs noirs amène à conclure que la règle de droit contestée, par le déséquilibre qu’elle entraine, va à l’encontre des principes de justice fondamentale.

[758]      Dans l’arrêt Heywood déjà mentionné[435], le juge Cory affirme que «[l]orsqu’une loi a une portée excessive, il s’ensuit qu’elle est arbitraire et disproportionnée dans certaines de ses applications». Pour arriver à ce constat, il établit le parallèle suivant qui s’applique au cas présent :

La portée excessive et l'imprécision sont des concepts différents, mais parfois connexes dans des cas particuliers.  Comme la Cour d'appel de l'Ontario l'a fait remarquer dans l'arrêt R. c. Zundel, le sens d'une loi peut être clair et alors cette loi ne sera pas imprécise; cependant, elle peut quand même avoir une portée excessive.  Lorsqu'une loi est imprécise, elle peut aussi avoir une portée excessive, rendant difficile la détermination de l'étendue de son application.  La portée excessive et l'imprécision sont connexes en ce que ces deux notions résultent du fait qu'un législateur n'a pas été suffisamment précis dans les moyens utilisés pour atteindre un objectif.  Dans le cas de l'imprécision, les moyens ne sont pas clairement précisés.  Dans le cas de la portée excessive, les moyens sont trop généraux par rapport à l'objectif.[436]

(Le Tribunal souligne)

[759]      Ce faisant, le Tribunal s’est employé à comparer l’atteinte aux droits fondamentaux causée par la règle de droit avec l’objectif de cette dernière qui est d’augmenter la sécurité sur les routes par le moyen des interceptions routières sans motif réel, sans égard à cette étape à leur efficacité qui de son côté relève plutôt de la justification et de la proportionnalité en vertu de l’article 1. Sur l’articulation entre ces deux articles de la Charte, la Cour suprême dans Bedford[437] établit une subtile distinction :

[125] L’article 7 et l’article premier appellent des questions différentes.  Pour les besoins de l’art. 7, l’effet préjudiciable sur le droit à la vie, à la liberté ou à la sécurité de la personne est-il conforme aux principes de justice fondamentale?  En ce qui concerne le caractère arbitraire, la portée excessive et la disproportion totale, il faut se demander si, de prime d’abord, l’objet de la disposition présente un lien avec ses effets et si l’effet préjudiciable est proportionné à cet objet.  Pour les besoins de l’article premier, il faut plutôt se demander si l’effet préjudiciable sur les droits des personnes est proportionné à l’objectif urgent et réel de défense de l’intérêt public. La justification fondée sur l’objectif public prédominant constitue l’axe central de l’application de l’article premier, mais elle ne joue aucun rôle dans l’analyse fondée sur l’art. 7, qui se soucie seulement de savoir si la disposition contestée porte atteinte à un droit individuel.

(Le Tribunal souligne)

[760]      Le Tribunal estime que permettre que la situation perdure en tolérant que certains policiers continuent de choisir les conducteurs, à qui ils imposent ipso facto une détention provisoire sous peine d’une sanction pénale, sur la base d’un critère de race, consciemment ou non, irait à l’encontre des préceptes qui sont à la base de la Charte canadienne.

[761]      Le Tribunal en conclut que a) la règle de droit qui autorise les interceptions routières arbitraires sans motif réel avec les impacts disproportionnés qu’elles ont sur les conducteurs noirs porte atteinte au droit à la liberté et à la sécurité de sa personne garanti par l’article 7 de la Charte et que b) cette atteinte contrevient aux principes de justice fondamentale. Sous les deux volets, le demandeur s’est donc acquitté de son fardeau.

12.2.3.  La justification 

[762]      La tâche impartie au ministère public à ce stade est plus lourde sous l’article 7 que sous l’article 9 de la Charte.

[763]      En effet, comme on l’a vu sous l’article 9, il est logique d’exiger du gouvernement qu’il justifie au sens de l’article premier l’atteinte par une règle de droit à une garantie juridique inscrite à la Charte. Mais l’exigence prend un tour différent lorsqu’une règle de common law ou une loi porte atteinte aux droits énumérés à l’article 7, puisque ceux-ci sont tenus pour fondamentaux et qu’à ce titre, ils «peuvent difficilement être supplantés par des intérêts sociaux divergents», pour reprendre les mots de la juge en chef McLachlin parlant au nom de la Cour suprême unanime dans l’arrêt Charkaoui[438].

[764]      Déjà en 1985, dans le Renvoi relatif au Motor Vehicle Act[439], le juge Lamer, écrivant au nom de la majorité, plaçait la barre haute à cette étape :

[…]  L'article premier peut, pour des motifs de commodité administrative, venir sauver ce qui constituerait par ailleurs une violation de l'art. 7, mais seulement dans les circonstances qui résultent de conditions exceptionnelles comme les désastres naturels, le déclenchement d'hostilités, les épidémies et ainsi de suite.

[765]      En 1999, le plus haut tribunal ne dévie pas de cet enseignement dans l’arrêt G. (J.)[440] lorsque la majorité écrit :

[…] D’abord, les intérêts protégés par l’art. 7  -  la vie, la liberté et la sécurité de la personne -  revêtent une grande importance et généralement, des exigences sociales concurrentes ne pourront prendre le pas sur eux.  Ensuite, le non-respect des principes de justice fondamentale […] sera rarement reconnu comme une limite raisonnable dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique.

[766]      Un peu plus tard, la Cour suprême maintenait le cap dans Charkaoui mentionné ci-haut :

Les droits protégés par l’art. 7 — la vie, la liberté et la sécurité de la personne —constituent le fondement même de notre conception d’une société libre et démocratique et peuvent difficilement être supplantés par des intérêts sociaux divergents.  En conséquence, les dérogations aux principes de justice fondamentale, plus précisément au droit à une audition équitable, sont difficiles à justifier en application de l’article premier : G. (J.).  Toutefois, leur justification n’est pas nécessairement impossible, surtout dans des circonstances extraordinaires mettant en cause des préoccupations sérieuses et des problèmes complexes.

(Le Tribunal souligne)

[767]      La Cour suprême, en 2015, dans l’arrêt Carter[441] reprend ces enseignements tout en y ajoutant une nuance :

[95] Il est difficile de justifier une violation de l’art. 7 : voir Renvoi relatif à la Motor Vehicle Act, p. 518; G. (J.), par. 99. Les droits protégés par l’art. 7 sont fondamentaux et « peuvent difficilement être supplantés par des intérêts sociaux divergents » (Charkaoui, par. 66). Et il est difficile de justifier une loi qui va à l’encontre des principes de justice fondamentale et qui est de ce fait intrinsèquement lacunaire (Bedford, par. 96). Cependant, il peut arriver parfois que l’État soit en mesure de démontrer que le bien public — une question ne relevant pas de l’art. 7, qui tient uniquement compte de l’effet de la loi sur les personnes revendiquant les droits — justifie que l’on prive une personne de sa vie, de sa liberté ou de sa sécurité en vertu de l’article premier de la Charte. Plus particulièrement, dans des cas comme celui en l’espèce où les intérêts opposés de la société sont eux-mêmes protégés par la Charte, une restriction aux droits garantis par l’art. 7 peut, en fin de compte, être jugée proportionnée à son objectif.

[768]      Traitant de la justification sous l’article 9, le Tribunal a déjà conclu que vouloir assurer la sécurité sur les routes constitue un objectif législatif général toujours important, même si le bilan routier s’est amélioré avec les années, mais que le moyen retenu des interceptions routières sans motif réel ne passe pas la seconde partie du test de Oakes. Cette conclusion n’est pas différente sous l’article 7 alors que les exigences sont plus sévères.

[769]      Tout en faisant preuve de déférence envers la règle de common law et le choix du législateur lorsqu’il a adopté l’article 636 C.s.r. et en reconnaissant qu’il peut y avoir plusieurs solutions à un problème social particulier[442], encore faut-il établir un lien rationnel et proportionnel entre assurer la sécurité routière et le moyen spécifique pour y parvenir qui est de laisser aux policiers le droit d’arrêter sur la route n’importe qui et n’importe quand sans motif réel ni soupçon.

[770]      Lorsqu’une activité pose certains risques, la prohiber constitue un moyen rationnel de réduire les risques affirme la Cour suprême dans Carter[443].  Conduire un véhicule automobile comporte une part de risque avec pour conséquence qu’intercepter des conducteurs pour fins de vérification des règles usuelles de sécurité routière peut à première vue présenter un lien rationnel.

[771]      Par contre, le Tribunal estime, à partir de la preuve qualitative et quantitative ainsi que de la preuve d’experts, que, dans l’état actuel des connaissances, l’atteinte aux droits garantis par l’article 7 ne peut être qualifiée de minimale.

[772]      En aucune façon le ministère public n’a-t-il pu démontrer que d’autres moyens, moins susceptibles de laisser libre court au profilage racial, ne permettraient pas d’atteindre le même résultat. Il aurait été difficile de le faire puisque, comme on l’a vu précédemment, la part contributoire des interceptions routières sans motif réel dans l’atteinte des objectifs de sécurité routière ou de réduction des accidents de la route ou des infractions au C.s.r. ou au Code criminel n’a pas été établie. C’est au ministère public qu’il revenait de prouver l’absence de moyens moins attentatoires d’atteindre de façon réelle et substantielle l’objectif de sécurité routière. Il n’a pas réussi à assumer ce fardeau.

[773]      De même, n’a-t-il pas réussi à démontrer que l’intérêt public devrait prévaloir malgré la présence démontrée du profilage racial à l’endroit des personnes noires dans la sélection des conducteurs interceptés. Aucune preuve d’une situation d’exception n’a été apportée.

[774]      Le Tribunal doit donc conclure que le ministère public ne s’est pas acquitté de son fardeau de justifier l’empiètement sur les droits garantis par l’article 7 de la Charte.

12.3.       L’article 15 de la Charte

[775]      Dans l’arrêt Law c. Canada[444], le juge Iacobucci, au nom de la Cour suprême unanime, utilise une formule qui exprime à la fois l’importance capitale de ce concept d’égalité et les défis d’interprétation qu’il soulève :

La recherche de l’égalité symbolise certains des idéaux et certaines des aspirations les plus élevés de l’humanité lesquels sont par nature abstraits et soumis à différents modes d’expression.

[776]      Il faisait ainsi écho aux propos du juge McIntyre dans l’arrêt Andrews[445], le premier arrêt de la Cour suprême portant sur l’article 15, qui écrivait que l’égalité est «un concept difficile à saisir qui, plus que tous les autres droits et libertés garantis dans la Charte, ne comporte pas de définition».

12.3.1.  L’égalité réelle, un concept fuyant

[777]      C’est dans l’arrêt Andrews que le plus haut tribunal, sous la plume du juge McIntyre, établit d’entrée de jeu que l’article 15 vise l’égalité réelle et non pas formelle :

Pour s'approcher de l'idéal d'une égalité complète et entière devant la loi et dans la loi - et dans les affaires humaines une approche est tout ce à quoi on peut s'attendre - la principale considération doit être l'effet de la loi sur l'individu ou le groupe concerné.  Tout en reconnaissant qu'il y aura toujours une variété infinie de caractéristiques personnelles, d'aptitudes, de droits et de mérites chez ceux qui sont assujettis à une loi, il faut atteindre le plus possible l'égalité de bénéfice et de protection et éviter d'imposer plus de restrictions, de sanctions ou de fardeaux à l'un qu'à l'autre.  En d'autres termes, selon cet idéal qui est certes impossible à atteindre, une loi destinée à s'appliquer à tous ne devrait pas, en raison de différences personnelles non pertinentes, avoir un effet plus contraignant ou moins favorable sur l'un que sur l'autre.[446]

(Le Tribunal souligne)

[778]      La Cour suprême prenait donc dès ce moment position en faveur d’une analyse contextuelle par opposition à l’approche formaliste du traitement analogue qui prévalait sous le régime de la Déclaration canadienne des droits[447].

[779]      Mais cette position de principe s’est vite révélée insuffisante à elle seule pour résoudre les multiples problèmes auxquels la Cour suprême a rapidement été confrontée. En est résultée une grille d’analyse qui s’est constamment enrichie des enseignements successifs du plus haut tribunal. Ce parcours intellectuel, qui à l’occasion n’est pas dénué de passages cryptés, demande une attention soutenue pour y retracer les moments charnières et ces changements d’orientation, qui sont rarement annoncés pour ce qu’ils sont[448], qui témoignent du souci constant de la Cour suprême de garder actuelle et pertinente la notion d’égalité réelle face à la pluralité des personnes et des situations.

[780]      Dans la foulée de l’arrêt Andrews, l’arrêt R. c. Turpin[449] a établi les étapes à suivre pour établir si une règle de droit viole le paragraphe 15(1). Cet examen reposait sur le postulat qu’il y a discrimination à partir du moment où on établit qu’il y a une différence de traitement préjudiciable fondée sur la présence d’un motif énuméré ou analogue. Le meilleur exemple d’application du test en question est l’arrêt McKinney c. Université de Guelph[450] portant sur la retraite obligatoire des professeurs âgés de 65 ans.

[781]      Mais cette grille s’est révélée inadéquate au fur et à mesure que la Cour suprême a été confrontée à la contestation de lois n’apparaissant pas discriminatoires mais pour lesquelles le test Andrews/Turpin une fois appliqué pouvait mener à une violation du droit à l’égalité de l’article 15. Pour éviter ce piège, la Cour suprême a se plier à des distinctions laissant parfois une impression d’inconfort[451].

[782]      S’en est suivi une série d’arrêts où des juges du plus haut tribunal ont proposé chacun à leur tour, sans parvenir à rallier la majorité, d’ajouter un critère ou un autre à ceux déjà établis. Les arrêts Miron[452], Thibaudeau[453] et Egan[454], tous trois de 1995, témoignent de ces tiraillements dans la recherche infructueuse d’une solution.

[783]      Deux ans plus tard, dans l’arrêt Eldridge[455], le juge La Forest fait consensus autour des deux objectifs connexes de l’article 15 qui sont de «favoriser l’existence d’une société où tous ont la certitude que la loi les reconnaît comme des êtres humains qui méritent le même respect» et de «remédier à la discrimination dont sont victimes les groupes de personnes défavorisées sur les plans social, politique ou juridique dans notre société»[456]. La Cour revenait donc ainsi aux enseignements fondamentaux des arrêts Andrews[457] et Turpin[458].

[784]      En 1999, dans l’arrêt Law mentionné plus haut, la Cour suprême prend acte de l’enchevêtrement qui s’est créé avec le temps. Du même coup, elle reconnait le besoin, après avoir réitéré les principes fondamentaux sur lesquels repose le paragraphe 15(1), «de fournir aux tribunaux un ensemble de lignes directrices qui leur servira lorsqu’ils devront analyser une allégation de discrimination fondée sur la Charte»[459].

[785]      Ces lignes directrices sont le produit d’un exercice de synthèse d’une lecture transversale des enseignements de la Cour suprême qui en regroupe les points communs et en gomme les désaccords. Ce qui amène le plus haut tribunal à formuler des lignes directrices élaborées traitant de la démarche générale, de l’objet du paragraphe 15(1), de la méthode comparative et du contexte[460].

[786]      Cette grille occupe plus de quatre pages de l’arrêt et est subdivisée en 10 sections.  De la démarche générale, le Tribunal retient les trois grandes questions que «doit» se poser le juge ayant à se prononcer sur une allégation de discrimination :

(A)  La loi a-t-elle pour objet ou pour effet d’imposer une différence de traitement entre le demandeur et d’autres personnes?

(B)  La différence de traitement est-elle fondée sur un ou plusieurs des motifs énumérés ou des motifs analogues?

(C)   La loi en question a-t-elle un objet ou un effet discriminatoires au sens de la garantie d’égalité?[461]

[787]      Les années suivantes apporteront leur lot de décisions supplémentaires dans lesquelles le plus haut tribunal s’emploiera à ajuster cette grille d’analyse en fonction des cas d’espèce : R. c. Kapp[462], Withler c. Canada (Procureur général)[463], Québec (Procureur général) c. A[464]; Première Nation de Kahkewistahaw c. Taypotat[465]; Québec (Procureure générale) c. Alliance du personnel professionnel et technique de la santé et ses services sociaux[466]; Centrale des Syndicats du Québec c. Québec (Procureure générale)[467].

[788]      Il se dégage de cette série d’arrêts une volonté de se recentrer sans cesse sur l’essentiel, de réconcilier les enseignements des arrêts Andrews et Law et de se délester une fois pour toutes de l’approche formaliste.

 

[789]      Dès l’arrêt Kapp[468], la Cour suprême revient à un «test» ou «critère»[469] à deux volets développé dans l’arrêt Andrews aux lieu et place des trois questions «primordiales» de l’arrêt Law. Le test s’articule donc autour des deux questions suivantes, remaniées quant à la deuxième par l’arrêt Taypotat[470] :

  1. La règle de droit crée-t-elle une distinction fondée sur un motif énuméré ou analogue?
  2. La règle de droit impose-t-elle un fardeau ou nie-t-elle un avantage d’une manière qui a pour effet de renforcer, de perpétuer ou d’accentuer le désavantage?

[790]      Du même coup, la Cour estime qu’il n’est ni nécessaire, ni souhaitable d’examiner point par point les facteurs énoncés dans Law préférant mettre l’accent sur l’effet discriminatoire de la distinction sur les demandeurs ou les groupes concernés comme le faisait l’arrêt Andrews[471].

[791]      L’arc jurisprudentiel que le Tribunal a jugé utile de décrire, bien que trop sommairement, à partir des arrêts de la Cour suprême de 1989 (Andrews) à 2018 (Centrale des syndicats du Québec) met en évidence le fardeau qui pèse sur les épaules des justiciables qui recherchent la protection du paragraphe 15(1) de la Charte lorsque la règle de droit crée une distinction par son effet.

[792]      Les plus récents arrêts cités de la Cour suprême témoignent d’une volonté assumée de rendre moins inatteignable au plan judiciaire l’engagement du constituant sous-jacent au paragraphe 15(1) en faveur de l’égalité et contre la discrimination dans un objectif de protection de la dignité humaine.

[793]      L’arrêt récent du plus haut tribunal rendu dans Fraser c. Canada[472] confirme cette tendance en allégeant à la première étape de l’analyse la charge de la preuve du demandeur en ce qui a trait au lien de causalité entre la loi et le désavantage.

[794]      Dans leurs motifs conjoints de dissidence dans cette affaire, les juges Brown et Rowe s’expriment ainsi sur le fardeau de preuve du demandeur :

[175] […] Pour ce faire, il faut établir l’existence d’un lien de causalité. Il s’agit ici de savoir si l’écart constaté entre le sort réservé à un groupe par rapport à un autre s’explique uniquement par la préexistence d’un désavantage ou si, par ses actes, l’État a contribué à cet écart. En d’autres termes, l’art. 15 s’intéresse aux actes de l’État qui contribuent à un désavantage historique — c’est-à-dire renforcent ce désavantage […][473]

[795]      Pour eux, baisser la garde sur le lien causal mènera à traiter la corrélation comme s’il s’agissait d’une preuve de causalité.

[796]      Dans la foulée, ils prennent acte du fait que la majorité, sous la plume de la juge Abella, passe outre à l’obligation de démontrer l’existence de ce lien de causalité et qu’elle assouplit la charge de la preuve du demandeur, au point, selon eux, «de la rendre insignifiante»[474].

[797]      Dans ses propres motifs de dissidence, la juge Côté formule la même critique et déplore que la majorité gomme l’exigence de prouver le lien entre la règle de droit ou la distinction et son effet pour ne tenir compte que des disparités que le régime entraine. À l’instar des juges Brown et Rowe, elle qualifie l’approche retenue par la majorité de «développement doctrinal» devant appeler «la plus grande prudence»[475].

[798]      On pourra s’étonner que le Tribunal traite en premier lieu des motifs de dissidence plutôt que de la position de la majorité. Cette approche a pour but de mettre en lumière l’évolution de la pensée de la Cour suprême dans le traitement des dossiers de discrimination et le tournant que représentent, aux yeux même de certains de ses juges, les enseignements de l’arrêt Fraser sur le fardeau de preuve d’une partie demanderesse à la première étape de l’analyse.

[799]      Les commentateurs décideront avec le temps de la qualification à donner à ce tournant doctrinal : évolutif, radical, compassionnel, révolutionnaire? Ce n’est pas au Tribunal de le faire. Mais dans l’intervalle, il s’agit de l’état actuel du droit[476]. L’arrêt Fraser lie le Tribunal en vertu de la règle du stare decisis hiérarchique abondamment discuté plus haut. Le ministère public n’a pas requis de s’en écarter.

[800]      Cet arrêt porte sur un aspect du régime de pension de la Gendarmerie royale du Canada. Trois membres féminins à la retraite de la GRC alléguaient que le régime était discriminatoire à leur endroit. En effet, ayant participé toutes trois à un programme de partage de poste pour leur permettre d’élever leur famille, elles ne pouvaient pas «racheter» leurs périodes de service. Par contre, le régime instauré par la loi permettait aux membres qui avaient pris un congé non rémunéré ainsi qu’aux membres suspendus de le faire.

[801]      Les membres en question soutenaient que les effets d’un partage de poste sur leur pension sont discriminatoires envers les femmes en ce qu’ils désavantagent celles ayant des enfants avec pour effet que le régime contesté contrevient ainsi au paragraphe 15(1) de la Charte.

[802]      Rejeté en première instance et en Cour d’appel fédérale, leur recours a été accueilli en Cour suprême par une majorité de six juges contre trois.

[803]      Les motifs du plus haut tribunal pour conclure de la sorte ont une incidence directe sur les conclusions recherchées en demande au titre du paragraphe 15(1) de la Charte, sous deux aspects, soit l’importance à accorder, à la première étape, aux effets disproportionnés de la règle de droit sur les membres d’un groupe protégé et, en corollaire, la preuve du lien de causalité.

[804]      Sur les effets disproportionnés, la majorité appuie son analyse sur un dialogue avec les juristes et les universitaires. Cette option va dans le sens de ce que préconise l’arrêt R. c. Le précédemment étudié, lequel a amené le soussigné, comme on l’a vu, à accorder une valeur probante importante aux nombreuses études et rapports sur le profilage racial au Canada et sur ses effets. Ici, la majorité pousse l’exercice assez loin au point de faire de textes tirés de la littérature spécialisée le contrepoids de certains enseignements de la Cour.

[805]      Par exemple, traitant de la discrimination indirecte, c’est-à-dire de la disparité découlant de l’effet préjudiciable de la règle de droit, la juge en chef McLachlin et la juge Abella, écrivant conjointement au nom de la Cour unanime dans l’arrêt Withler[477], établissaient la distinction suivante :

[64] Dans certains cas, il sera relativement simple d’établir l’existence d’une distinction, par exemple lorsque la loi, à sa face même, crée une distinction fondée sur un motif énuméré ou analogue (discrimination directe).  Il en est souvent ainsi lorsqu’il est question de prestations gouvernementales, comme c’était le cas dans les affaires Law, Lovelace et Hodge.  Dans d’autres cas, ce sera plus difficile, parce que les allégations portent sur une discrimination indirecte : bien qu’elle prévoie un traitement égal pour tous, la loi a un effet négatif disproportionné sur un groupe ou une personne identifiable par des facteurs liés à des motifs énumérés ou analogues.  […]  Dans ce cas, le demandeur aura une tâche plus lourde à la première étape.  L’existence d’un désavantage historique ou sociologique pourrait aider à démontrer que la loi impose au demandeur un fardeau qu’elle n’impose pas à d’autres ou lui refuse un avantage qu’elle accorde à d’autres.  Le débat sera centré sur l’effet de la loi et sur la situation du groupe de demandeurs.

(Le Tribunal souligne)

[806]      Dans l’arrêt Fraser, la majorité retient cette définition de la discrimination par suite d’un effet préjudiciable. Par contre, s’appuyant sur des textes d’universitaires, la Cour suprême s’éloigne d’un modèle axé sur la cause vers «un modèle fondé sur les effets qui examine avec un regard critique les systèmes, les structures et leurs répercussions sur les groupes défavorisés»[478] (le Tribunal souligne).

[807]      Pour qu’une loi crée par son effet une distinction fondée sur des motifs interdits, elle doit avoir un effet disproportionné sur les membres d’un groupe protégé. Dans l’affirmative, la première étape de l’analyse relative à l’article 15 est franchie.

[808]      Selon la Cour suprême, la vraie question que doit se poser le tribunal n’est pas de se demander si une règle de droit cible explicitement un groupe protégé et le traite différemment mais plutôt si elle le fait indirectement par suite de son effet sur les membres de ce groupe. Ce qui est précisément le cas des conducteurs de race noire qui sont interceptés arbitrairement sans motif réel sur la base d’une règle de droit qui a été développée dans un contexte de maintien de la sécurité routière sans savoir que la discrétion policière exercée arbitrairement dans ce cadre finirait par avoir un impact disproportionné sur des personnes racisées et leur entourage.

[809]      L’effet disproportionné peut se prouver de différentes façons. Dans l’arrêt Eldridge déjà mentionné[479], les juges unanimes concluent, dans cette affaire impliquant le droit à des soins de santé équivalents pour les personnes souffrant d’un déficit d’acuité auditive, que la qualité des soins était inférieure à celle des soins offerts aux entendants vu entre autres la différence au bénéfice de ces derniers du nombre d’interventions prodiguées. En somme, l’effet disproportionné est démontré dès lors que les membres d’un groupe protégé se voient imposer des fardeaux plus fréquemment que d’autres ou se voient refuser des avantages qui sont accordés aux autres.

[810]      Dans Fraser, la Cour nous enseigne de plus que, si un demandeur démontre qu’une loi a un effet disproportionné sur les membres d’un groupe racisé, il n’a pas besoin de prouver que la caractéristique protégée, ici la race, a causé l’effet disproportionné pas plus qu’il n’a à démontrer que la règle de droit contestée affecte tous les membres du groupe protégé de la même façon[480]. Une règle de droit même partiellement discriminatoire n’en est pas moins discriminatoire au sens du paragraphe 15(1)[481].

[811]      En somme, l’arrêt Fraser, tout en puisant à la fois dans l’abondante jurisprudence de la Cour suprême sur le paragraphe 15(1) et dans la littérature spécialisée[482], déplace le curseur au chapitre du fardeau imparti au demandeur pour s’assurer que «le paragraphe 15(1) reste axé sur la protection des groupes qui sont défavorisés et exclus en raison de leurs caractéristiques»[483]. L’objectif est de donner pleinement effet à la volonté du constituant que le plus haut tribunal exprime ainsi dans les arrêts Québec c. A. et Taypotat[484] :

À la base, l’art. 15 résulte d’une prise de conscience que certains groupes ont depuis longtemps été victimes de discrimination, et qu’il faut mettre fin à la perpétuation de cette discrimination.

[812]      Abordons maintenant l’atteinte au droit à l’égalité et la justification.

12.3.2.  L’atteinte

[813]      Le lecteur comprendra de l’analyse de preuve et du préambule consacré à l’évolution récente des enseignements de la Cour suprême en matière de discrimination que les sections consacrées à l’atteinte au droit à l’égalité du paragraphe 15(1) et à la justification dans le cadre d’une société libre et démocratique seront brèves pour éviter les redites.

[814]      La formulation détaillée la plus actuelle du test en deux étapes à appliquer en pareil cas est celle de la juge Karakatsanis qui écrit au nom de la majorité dans l’arrêt Ontario c. G[485] :

[40] La Cour se pose deux questions lorsqu’elle est appelée à décider si une loi enfreint le par. 15(1). Premièrement, la loi contestée crée-t-elle, à première vue ou de par son effet, une distinction fondée sur un motif énuméré ou analogue? Une loi en apparence neutre peut créer indirectement une distinction si elle a un effet préjudiciable sur les membres d’un groupe protégé. Deuxièmement, dans l’affirmative, la loi contestée impose-t-elle « un fardeau ou [nie-t-elle] un avantage d’une manière qui a pour effet de renforcer, de perpétuer ou d’accentuer le désavantage », y compris le désavantage « historique » subi?

[815]      À la première étape, dans le cas qui nous occupe, la règle de droit contestée est d’apparence neutre puisqu’elle permet à la police d’intercepter n’importe quel véhicule à l’aveugle, sans motif, ni soupçon, pour une vérification de routine.

[816]      Pourtant, la preuve nous apprend qu’elle a un effet disproportionné sur un groupe protégé contre la discrimination fondée sur un motif énuméré ou analogue. La règle de droit qui permet les interceptions routières sans motif réel ouvre la porte à un traitement différencié des personnes de race noire au volant.

[817]      Or, la Cour suprême dans l’arrêt Fraser estime que lutter contre la discrimination par suite d’un effet préjudiciable peut être l’une des mesures juridiques les plus efficaces dont disposent les personnes et les groupes discriminés pour faire valoir leur droit à la justice. C’est la base doctrinale suivante que la Cour retient pour opérer le changement d’approche décrit précédemment :

[…] Non seulement une telle discrimination est-elle « beaucoup plus courante que la forme plus rudimentaire de discrimination directe flagrante », mais elle représente souvent une plus grande menace pour les aspirations à l’égalité des groupes défavorisés :

[traduction]

[. . .] il est encore plus courant de voir des situations où la discrimination se manifeste dans une relation d’emploi, une loi ou un programme gouvernemental ou un contexte scolaire, où il n’y a pas de « vilain » identifiable, pas d’acte précis pouvant être considéré comme étant « discriminatoire » et où, vu de l’extérieur, un ensemble de règles ou de pratiques appliquées partout semble neutre. Cette structure invisible et les pratiques qui l’accompagnent sont une limite importante aux aspirations à l’égalité de beaucoup de gens qui doivent naviguer dans cette structure, mais dont les caractéristiques ne correspondent pas à celles des personnes à qui cette structure est censée profiter.

(Mary Eberts et Kim Stanton, « The Disappearance of the Four Equality Rights and Systemic Discrimination from Canadian Equality Jurisprudence » (2018), 38 R.N.D.C. 89, p. 92)[486]

[818]      Partant de là, l’ordre de marche à suivre par le tribunal d’instance devient clair. La première étape n’est pas une étape de filtrage sur le fond. Elle ne doit pas devenir une entrave ou un lourd tribut à payer «visant à écarter certaines demandes pour des motifs techniques»[487]. Cette étape ne doit faire obstacle qu’aux demandes alléguant une «distinction» que la Charte ne vise pas à interdire pour des motifs énumérés ou analogues. En corollaire, son objectif est de faire en sorte que les personnes bénéficiant de la protection du paragraphe 15(1) soient celles qu’il est censé protéger.

[819]      À cet allégement doctrinal correspond en corollaire un allégement d’ordre «procédural» au chapitre de la preuve. Il suffit en effet que le demandeur démontre que la loi contestée a un effet disproportionné sur un groupe protégé sans qu’il soit maintenant requis de démontrer que cet effet ait été causé par le motif protégé[488].

[820]      En somme, le chemin parcouru par la Cour suprême au cours des dernières années à propos du paragraphe 15(1) a pour effet de ramener les enseignements de l’arrêt Andrews à l’ossature : l’analyse doit dorénavant être axée sur les répercussions concrètes importantes qu’entraine la règle de droit contestée sur le demandeur et le groupe protégé auquel celui-ci appartient dans leur situation concrète et réelle, ce qui comprend les désavantages sociaux, politiques et juridiques historiques ou actuels[489].

[821]      À la question : la règle de droit crée-t-elle de par son effet une distinction fondée sur un motif énuméré, soit la race, le Tribunal répond par l’affirmative.

[822]      Le Tribunal, au risque de redites, rappelle succinctement les éléments de preuve pertinents à l’analyse sous le paragraphe 15(1) :

a)     la preuve qualitative, la preuve quantitative, la preuve d’experts et la preuve doctrinale se corroborent sur la situation des conducteurs noirs de véhicules automobiles par rapport aux automobilistes de race blanche et sur les effets de la règle de droit contestée sur les personnes noires interceptées sans motif réel et sur leur entourage;

b)     la règle de droit autorise les policiers à intercepter les conducteurs de véhicules routiers sans motif réel ni soupçon d’infraction, sur la seule base de l’intuition ou du flair, sans que l’exercice de cette discrétion ne soit encadré par une directive, politique ou règle ayant la valeur d’une règle de droit d’application obligatoire;

c)     malgré les efforts d’éducation et de formation déployés au cours des récentes années auprès des étudiants et étudiantes en techniques policières, des recrues et des policiers et policières en exercice, il n’y a aucune preuve des résultats de ces efforts en termes de réduction des interceptions routières sans motif réel visant les collectivités noires;

d)     la pratique policière des interceptions routières sans motif réel a pour résultat qu’une proportion plus importante de conducteurs noirs en sont l’objet que de conducteurs blancs sans qu’on ne puisse expliquer la disproportion en défaveur des noirs autrement que par le profilage racial;

e)     les indices de disproportion dans les interpellations policières ont été élaborés par des experts embauchés par le Service de police de Montréal à partir des données d’interpellation anonymisées fournies par ce dernier et par le Service de police de Repentigny dans le cadre d’un travail mené par la même équipe de chercheurs sur la base d’une méthodologie commune;

f)       les faits et les données tirés des divers éléments de preuve présentés à l’instruction offrent assez de fiabilité pour conclure à un comportement d’exclusion et de discrimination à l’égard des personnes noires au volant de véhicules automobiles dans le cadre de l’application de la règle de droit autorisant les interceptions routières sans motif réel;

g)     le profilage racial est un phénomène pernicieux qui associe l’appartenance d’une personne à un groupe racialisé avec la propension à la criminalité et qui s’immisce dans le jugement au moment de procéder à la sélection d’un véhicule dans le cadre d’une interception routière sans motif réel;

h)     les tribunaux, spécialisés ou non, les organismes et la doctrine s’entendent pour établir des indicateurs semblables pour déceler le profilage racial dans l’exercice des interpellations policières en général ou des interceptions routières sans motif réel en particulier faute de pouvoir bénéficier d’une preuve directe du profilage racial qui est essentiellement le produit d’un raisonnement déductif détourné de sa finalité;

i)        selon les experts et la littérature spécialisée, la disproportion d’interceptions routières sans motif réel de conducteurs racisés et l’imposition d’une détention arbitraire ont un effet important sur l’estime de soi, la confiance dans la police et le système de justice et le sentiment d’égalité non seulement des personnes interpellées mais aussi de leur famille, de leur entourage et de l’ensemble des collectivités noires.

[823]      À cette première étape, le Tribunal conclut que la règle de droit, qui permet une sélection des conducteurs basée exclusivement sur l’intuition des policiers sans autre motif, a un effet préjudiciable considérant l’incidence disproportionnée des interceptions routières sans motif réel sur les personnes noires. Le Tribunal par ailleurs n’a plus à déterminer si le demandeur a réussi ou non à prouver que les conducteurs noirs sont interpellés de la sorte sur la base de leur couleur de peau. La preuve de l’effet disproportionné sur la communauté protégée suffit.

[824]      Les éléments de preuve qui amènent le Tribunal à conclure comme il le fait à la première étape sont utiles aussi pour répondre à la deuxième question.

[825]      On a vu précédemment que le seul fait d’être une personne noire représente pour bien des blancs une menace en ce qu’ils associent cette personne à la criminalité, à la violence, au proxénétisme, à la drogue. C’est souvent de façon inconsciente que ces préjugés s’installent. En résultent des comportements qui débouchent parfois directement sur de la discrimination directe, parfois sur de la discrimination par suite d’un effet préjudiciable[490]. Les policiers n’en sont pas exempts. L’expert Robert S. Wright a livré un témoignage éloquent sur ce mécanisme associatif, sur sa dimension intergénérationnelle et sur les conséquences qui en résultent en termes de perte de confiance des collectivités noires envers elles-mêmes. Ce témoignage d’expert déterminant n’a été contré par aucune preuve du ministère public.

[826]      Le taux d’interceptions routières de conducteurs noirs, le recours à des prétextes d’usage fréquent pour justifier ce type d’interpellation au point de devenir des indicateurs de profilage racial présumé, la disproportion fréquente entre l’infraction reprochée et la conséquence imposée, l’arrogance des policiers dans la façon d’aborder les conducteurs noirs, dans leur refus de s’identifier ou de donner un motif d’interception sont autant de marqueurs de profilage dans l’exercice de la discrétion policière qui ont fait l’objet d’une preuve non-contredite allant bien au-delà d’une simple accumulation d’anecdotes.

[827]      Ce n’est pas au demandeur que revient le fardeau d’expliquer pourquoi la règle de droit a cette cascade d’effets ou d’établir la raison pour laquelle les personnes noires au volant ont à subir un désavantage particulier découlant de la règle de droit telle qu’elle est établie.

[828]      Ce type de comportement policier ciblé s’inscrit, comme le décrit très bien l’expert Wright, et comme le confirment plusieurs études et rapports versés en preuve, dans les désavantages systémiques ou historiques avec lesquels les collectivités noires doivent vivre et composer. Même s’il est maintenant établi par la Cour suprême que le demandeur, qui invoque le paragraphe 15(1) de la Charte, n’a pas à prouver qu’une distinction, basée sur la race ou un autre facteur nommé ou analogue, perpétue une attitude de préjugés ou de stéréotypes sociaux à l’endroit de sa communauté[491], la présence de tels préjugés et l’application de stéréotypes peuvent aider à démontrer que la règle de droit a des effets négatifs sur un groupe en particulier, comme c’est le cas ici.

[829]      Sur cet aspect encore, le Tribunal conclut que le demandeur a rempli le fardeau qui était le sien sous le deuxième volet de l’analyse.

12.3.3.  La justification

[830]      À cette étape finale, le ministère public a un lourd fardeau à assumer pour démontrer, à partir des critères de Oakes, qu’une règle de droit jugée discriminatoire doit être malgré tout jugée valide au regard du paragraphe 15(1) de la Charte.

[831]      C’est au ministère public qu’il revenait de prouver que la pertinence de la règle de droit et son fondement rationnel justifient de maintenir en état une règle de droit qui échoue aux deux étapes de l’analyse recalibrée de l’arrêt Fraser[492].

[832]      Le Tribunal est précédemment venu à la conclusion que la règle de droit ne passait pas le test, pourtant moins exigeant, de la justification sous l’article 9, non plus que celui sous l’article 7, la même conclusion s’applique ici sans qu’on doive en refaire la démonstration.

13.             Réparation

[833]      La juge en chef McLachlin, au nom de la Cour suprême unanime, affirmait dans l’arrêt R. c. Ferguson[493] que «[l]e tribunal qui conclut à la violation d’un droit garanti par la Charte a l’obligation d’accorder une réparation efficace». Cette réparation peut passer par le paragraphe 24(1) de la Charte, qui permet au juge selon sa discrétion d’accorder une réparation convenable, entre autres par voie d’exemption constitutionnelle, par le paragraphe 24(2) qui permet à un juge d’écarter un élément de preuve obtenu dans des conditions portant atteinte aux droits et libertés garantis ou encore par le paragraphe 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982, par voie de déclaration d’inopérabilité de la règle de droit contestée.

[834]      Il est aujourd’hui compris que de façon générale, le paragraphe 52(1) offre une réparation lorsqu’une disposition législative, ou plus largement la règle de droit, produit un effet inconstitutionnel pour le demandeur ou pour des tiers[494] par son objet ou par son effet alors que le paragraphe 24(1) offre un moyen de compenser pour les actes gouvernementaux qui violent des droits garantis par la Charte.

[835]      De la lecture des arrêts de la Cour suprême sur cette question, le Tribunal retient la règle suivante : la réparation en lien avec la validité des lois relève de l’article 52 de la Loi constitutionnelle de 1982 tandis que celle rattachée à la validité des actes du gouvernement relève de l’article 24 de la Charte. L’arrêt Ferguson[495] résume ainsi l’état du droit à ce sujet :

[61] Il devient donc évident que les par. 52(1) et 24(1) visent des objets réparateurs différents.  Le paragraphe 52(1) offre une réparation lorsque des dispositions législatives violent des droits garantis par la Charte, que ce soit par leur objet ou par leur effet, tandis que le par. 24(1) offre un recours pour les actes gouvernementaux qui violent des droits garantis par la Charte.  Il permet un recours personnel contre les actes gouvernementaux inconstitutionnels et, contrairement au par. 52(1), seule peut s’en prévaloir la partie qui allègue une atteinte à ses propres droits constitutionnels : Big M; R. c. Edwards, [1996] 1 R.C.S. 128.  Notre Cour a répété à maintes reprises que la validité des lois relève de l’art. 52 de la Loi constitutionnelle de 1982, tandis que la validité des actes du gouvernement relève de l’art. 24 de la Charte : Schachter; R. c. 974649 Ontario Inc., [2001] 3 R.C.S. 575, 2001 CSC 81.  En l’espèce, il s’agit d’une disposition législative qui violerait un droit garanti par la Charte.  Cela indique que la réparation appropriée est celle prévue au par. 52(1).

(Le Tribunal souligne)

[836]      Dans le cas présent, le demandeur demande que la règle de droit elle-même soit déclarée inopérante erga omnes, au bénéfice de tous. Il ne recherche pas de compensation à titre personnel ou de déclaration d’exemption constitutionnelle à son bénéfice.

[837]      Dans l’arrêt S.D.G.M.R. c. Dolphin Delivery Ltd.[496], la Cour suprême unanime établit que les mots «toute autre règle de droit» du paragraphe 52(1) comprennent la common law. Ici, la règle de common law établie par l’arrêt Ladouceur correspond à l’article 636 C.s.r.

[838]      Le Tribunal estime qu’il est donc préférable de fonder la réparation sur le paragraphe 52(1) de façon à ce que les dispositions incompatibles ne demeurent pas en vigueur indéfiniment[497]. C’est sur cette base que le Tribunal conclut que la réparation de portée générale convient mieux qu’une réparation au cas par cas fondée sur le paragraphe 24(1).

[839]      De plus, dans ce dossier, le demandeur est à la fois la victime du profilage racial et le porteur du phénomène. Dans aucune des interceptions routières sans motif dont il a été l’objet n’a-t-il reçu de constat d’infraction. Cette situation est partagée par la plupart des témoins interceptés qui n’auront reçu de constat qu’après coup, pour avoir entravé le travail de la police ou pour avoir blasphémé une fois interceptés. L’article 24(2)[498] de la Charte est donc sans utilité pratique dans les circonstances.

[840]      Une fois établie la filière applicable de réparation, quelle mesure de réparation convient-il d’appliquer au cas présent compte tenu de la mesure attentatoire identifiée dans ce dossier et des motifs d’inconstitutionnalité de la règle de droit déjà exposés?

[841]      Quatre principes ont été développés pour éclairer l’exercice de la discrétion judiciaire au moment de répondre à cette question. Ces principes, énoncés assez récemment dans l’arrêt Ontario c. G[499], élargissent l’éventail de ceux connus et appliqués depuis 30 ans dans la foulée de l’arrêt Schachter déjà mentionné[500]. Ils sont au nombre de quatre et sont ainsi formulés :

a)     les droits garantis par la Charte doivent être protégés par l’octroi de réparations efficaces;

b)     il est dans l’intérêt du public que les lois soient conformes à la Constitution;

c)     le public a droit au bénéfice de la loi;

d)     les tribunaux et les législateurs jouent des rôles institutionnels différents.

[842]      Derrière ces énoncés de principe, deux réalités s’affrontent en droit. D’une part, il est désavantageux pour la société que des lois inconstitutionnelles demeurent en vigueur indéfiniment[501]. D’autre part, le public a droit au bénéfice de la loi adoptée par le pouvoir législatif et sur laquelle les membres de la société s’appuient pour organiser leur vie et se protéger[502].

[843]      Trois avenues s’ouvrent dans un tel cas au juge pour déterminer la réparation qu’il juge convenable d’appliquer comme le rappelle dans l’arrêt Ontario (Procureur général) c. G.[503] la juge Karakatsanis, au nom de la majorité, citant le juge en chef Lamer dans l’arrêt Schachter[504] :

[…] «[s]elon les circonstances, un tribunal peut simplement annuler une disposition, il peut l’annuler et suspendre temporairement l’effet de la déclaration d’invalidité ou il peut appliquer les techniques d’interprétation atténuée ou d’interprétation large».[505]

[844]      Or, les vices constitutionnels inhérents à la règle de droit autorisant les interceptions routières sans motif réel font en sorte que ceux-là et celle-ci entrent en collision frontale. La règle de droit contestée est incompatible avec les articles 7 et 9 et avec le paragraphe 15(1) de la Charte. Il s’agit d’une règle de droit assez simple et non pas d’un régime législatif complet. Il est difficile d’imaginer une réparation adaptée pour en corriger l’aspect attentatoire à l’égard des conducteurs tout en préservant ses effets pour le reste de la population.

[845]      D’ailleurs, il est intéressant de noter qu’aucune des parties au présent dossier n’ait suggéré une mesure de réparation atténuée en vertu du paragraphe 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982. Le ministère public s’est borné à souligner que les victimes de profilage racial, le moment venu, pourraient réclamer une réparation individuelle en vertu du paragraphe 24(1) de la Charte, une filière que le Tribunal a déjà écartée parce que difficilement applicable en l’espèce.

[846]      Les autres mesures de réparation adaptées préconisées dans Schachter[506] et repris dans Ontario c. G.[507], soit la dissociation, l’interprétation atténuée ou encore l’interprétation large ne sont pas plus applicables non plus puisque la règle de droit en jeu ici ne permet ni de distinguer, ni de présumer que «le législateur aurait adopté la partie constitutionnelle de la loi sans la partie inconstitutionnelle»[508]. Bref, aucune réparation adaptée n’apparait appropriée au cas présent.

[847]      Le Tribunal en vient ainsi à la conclusion que la seule issue possible est de déclarer inopérants la règle de common law et l’article 636 C.s.r.

[848]      La troisième et dernière question qui se pose a trait à la suspension de l’effet de cette déclaration d’invalidité.

[849]      Malgré l’apparente contradiction qu’elle soulève à première vue – pourquoi maintenir en application une règle de droit jugée invalide? – la suspension est d’usage courant à travers le monde, comme nous l’enseigne la Cour suprême dans l’arrêt Ontario c. G.[509], dans un souci de juste équilibre entre facteurs divergents.

[850]      Au Canada, en se basant sur les règles d’interprétation usuelles en matière constitutionnelle, il est maintenant reconnu que suspendre pour un temps l’effet d’une déclaration d’invalidité fait partie du coffre à outils du tribunal au moment de décider de la réparation adéquate[510].

[851]      Il est ainsi admis que le tribunal à cette étape peut tenir compte des conséquences d’ordre pratique qui découlent d’une déclaration d’inopérabilité et du temps qu’il faut compter pour que les institutions législatives puissent y répondre adéquatement. Il faut éviter en particulier de mettre en péril l’ordre réel du droit positif qui régit la société ou de créer le chaos par suite d’un vide juridique créé par la déclaration d’invalidité[511]. Laisser le temps aux institutions législatives pour parer aux effets pratiques d’une telle déclaration a le mérite de s’appuyer sur les rôles distincts dévolus aux législateurs et aux juges.

[852]      Par contre, la Cour suprême nous enseigne aussi qu’invoquer l’architecture de l’ordre constitutionnel du partage classique des pouvoirs ne suffit pas en soi à justifier une déclaration de suspension. C’est d’abord au ministère public qu’il revient d’établir qu’une «déclaration d’invalidité avec effet immédiat limite la capacité du législateur à mettre en place des politiques» comme l’écrit le plus haut tribunal dans Ontario c. G.[512]. Dans le présent dossier, rien de tel n’a été démontré, ni même soulevé par le Procureur général du Québec.

[853]      Dans ce dernier arrêt, la Cour suprême va plus loin et articule sa pensée dans des termes qui prônent la prise d’effet immédiate d’une déclaration d’inopérabilité :

[132] […] La confiance du public dans la Constitution, les lois et le système juridique est ébranlée lorsqu’une loi inconstitutionnelle continue d’avoir un effet juridique sans qu’une raison impérieuse ne le justifie. Évidemment, la violation de droits constitutionnels milite fortement en faveur d’une déclaration d’invalidité avec effet immédiat. Dans la pratique, une méthode fondée sur des principes exige que ces facteurs opposés soient soupesés et ne permet pas la suspension de l’effet d’une déclaration simplement parce que l’affaire met en jeu la sécurité du public, par exemple. Une méthode fondée sur des principes est donc disciplinée en pratique et serait plus rigoureuse qu’une approche fondée sur des catégories, parce que toute suspension doit être justifiée de manière précise.

[139] En somme, l’effet d’une déclaration ne devrait pas être suspendu à moins que le gouvernement ne démontre qu’une déclaration avec effet immédiat menacerait un intérêt public impérieux qui l’emporte sur l’importance de se conformer immédiatement à la Constitution et sur une réparation qui s’appliquerait immédiatement aux personnes dont les droits garantis par la Charte seront violés. […]

[854]      Dans le cas présent, le Tribunal n’a bénéficié d’aucune représentation des parties lui permettant d’établir qu’un intérêt impérieux fondé sur la Constitution devrait l’emporter sur la violation continue des garanties constitutionnelles des personnes noires confrontées aux interceptions routières sans motif réel.

[855]      Par contre, il faut se garder de l’intransigeance.

[856]      Aucune des parties n’a réclamé la prise d’effet immédiate de la déclaration d’inopérabilité. De fait, toutes ont laissé la question de la mesure de réparation à l’appréciation du Tribunal.

[857]      La déclaration d’inopérabilité de la règle de droit autorisant les interceptions routières sans motif réel modifiera la pratique policière à l’égard de tous les conducteurs de véhicules automobiles. Ne pas en suspendre la prise d’effet priverait les autorités responsables de la sécurité publique à tous les niveaux du temps requis pour informer adéquatement les effectifs policiers et mettre en place une mesure de contrôle moins attentatoire des droits des membres des collectivités racisées. Ne pas suspendre priverait aussi le législateur du temps requis pour remédier à la situation s’il juge à propos de le faire.

[858]      Pour ces motifs, le Tribunal fixe à six mois de la notification de l’avis de jugement la prise d’effet de la déclaration d’inopérabilité. Ce jugement devra toutefois s’appliquer avec effet immédiat à toute affaire dans laquelle la disposition en cause a été contestée et dont les procédures sont encore en cours[513].

14.             Remerciements

[859]      Avant de conclure, le Tribunal tient à exprimer ses remerciements aux plaideurs, avocats, avocates, stagiaires et étudiants(es), recherchistes qui n’ont pas ménagé leur peine pour mener ce dossier à terme. La complexité de l’affaire et la brève période de temps qui s’est écoulée entre le dépôt de la demande et le début du procès dans une affaire de cette nature leur ont demandé non seulement de mettre les bouchées doubles mais surtout de se concentrer sur l’essentiel et de collaborer entre eux pour aplanir bien des difficultés. La qualité de leurs interrogatoires comme de leurs arguments, leur haut niveau de préparation, leur courtoisie et leur volonté de mettre leur talent au service de la justice se doivent d’être soulignés haut et fort.

[860]      Mais au moment de signer ce qui est son dernier jugement avant sa retraite obligatoire, on pardonnera au soussigné d’ajouter ce commentaire. Des procès de l’ampleur de celui qui s’est déroulé dans ce dossier, le nombre et la complexité des questions débattues et la délicatesse avec laquelle le profilage racial doit être abordé commandent la présence d’avocats conscients de leurs responsabilités non seulement envers leurs clients mais envers la société en général. Mener ce travail à terme dans l’harmonie est un acte de civilisation. Sans des avocats de qualité de part et d’autre, un tel procès est impossible, tout simplement impossible. Le Tribunal est reconnaissant à tous et toutes d’avoir si bien représenté ceux et celles dont ils avaient le mandat de défendre le point de vue.

15.             Conclusion et dispositif

[861]      On ne peut pas comme société attendre qu’une partie de la population continue de souffrir en silence dans l’espoir qu’une règle de droit reçoive enfin de la part des services de police une application qui respecte les droits fondamentaux garantis par la Charte canadienne. Le profilage racial existe bel et bien. Ce n’est pas une abstraction construite en laboratoire. Ce n’est pas une vue de l’esprit. C’est une réalité qui pèse de tout son poids sur les collectivités noires. Elle se manifeste en particulier auprès des conducteurs noirs de véhicules automobiles. Les droits garantis par la Charte ne peuvent être laissés plus longtemps à la remorque d’un improbable moment d’épiphanie des forces policières. L’éthique et la justice doivent se donner la main pour tourner cette page.

[862]      La preuve prépondérante démontre qu’avec le temps, le pouvoir arbitraire reconnu aux policiers de procéder à des interceptions routières sans motif est devenu pour certains d’entre eux un vecteur, voire un sauf-conduit de profilage racial à l’encontre de la communauté noire. La règle de droit devient ainsi sans mot dire une brèche par laquelle s’engouffre cette forme sournoise du racisme.

[863]      Le temps est venu pour le système judiciaire de le constater et de déclarer que ce pouvoir non balisé viole certaines des garanties constitutionnelles des membres de cette communauté sans que cette violation soit justifiée au sens de l’article 1 de la Charte. Il faut en conclure que la règle de common law formulée par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Ladouceur est devenue obsolète et inopérante au même titre que l’article 636 du Code de la sécurité routière tel que modifié en 1990.

[864]      Pour autant, il ne faut pas se bercer d’illusion. Déclarer inopérante en vertu de l’article 52 de la Constitution la règle de droit qui permet les interceptions routières sans motif réel ne mettra pas fin du jour au lendemain et par enchantement au profilage racial. Celui-ci doit être escorté vers la sortie une marche à la fois, le présent dossier étant l’une d’elles. Avec le temps, la société ne s’en portera que mieux. Dans l’intervalle, ce jugement permettra, il faut le souhaiter, de rendre plus clair le socle légal sur lequel repose le pouvoir policier et surtout plus compréhensible à la société civile sur laquelle il s’exerce.

[865]      Par contre, en forcer le changement trop rapidement ne serait pas dans l’intérêt de la société qui pourrait souffrir de la désaffection de ceux des patrouilleurs qui ne cherchent qu’à remplir au mieux les devoirs de leur charge. D’où le délai de six (6) mois que le Tribunal juge bon d’accorder pour les motifs déjà expliqués.

POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :

[866]      ACCUEILLE la Demande introductive d’instance remodifiée;

[867]      DÉCLARE que les conditions sont réunies pour revoir la règle de common law établie par l’arrêt R. c. Ladouceur, [1990] 1 R.C.S. 1257;

[868]      DÉCLARE que la règle de droit autorisant les interceptions routières sans motif réel, au sens du présent jugement, viole les droits garantis par les articles 7 et 9 et le paragraphe 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés sans pouvoir être justifiée dans le cadre d’une société libre et démocratique et qu’elle est de ce fait invalide;

[869]      DÉCLARE inopérants la règle de common law établie par l’arrêt R. c. Ladouceur, [1990] 1 R.C.S. 1257 et l’article 636 du Code de la sécurité routière;

[870]      SUSPEND pour six mois à compter de la notification de l’avis de jugement la prise d’effet de la déclaration d’inopérabilité, à l’exception de tout dossier judiciaire dans lequel la même règle de droit a été contestée et dont les procédures sont encore en cours;

[871]      LE TOUT avec les frais de justice, y compris les frais des experts.

 

 

 

 

__________________________________

MICHEL YERGEAU, J.C.S.

 

Me Mike Siméon

Me Alexandre Bien-Aimé (avocat-conseil)

Mme Julia Cerone, étudiante

Mme Fanny Caire, étudiante

Avocats de la demanderesse

 

Me Michel Déom

Me Luc-Vincent Gendron-Bouchard

Mme Aurélie Fortin, étudiante

Bernard, Roy (Justice-Québec)

Avocats du défendeur Procureur général du Québec

 

Me Ian Demers

Me Joshua Wilner

Ministère de la Justice Canada

Avocats du défendeur Procureur général du Canada

 

Me Bruce Johnston

Me Lex Gill

Trudel, Johnston & Lespérance

Avocats de l’intervenante, Association canadienne des libertés civiles

 

Me Karine Joizil

Me Sajeda Hedaraly

Me Bianca Annie Marcelin

McCarthy Tétrault

Avocates de l’intervenante, Canadian Association of Black Lawyers

 

Dates d’audience :

Les 30, 31 mai, 6, 7, 8, 9, 13, 14, 15, 17, 20, 21, 22, 23, 27, 28, 29 juin, 4, 5, 6 et 7 juillet 2022

 


[1]  Loi constitutionnelle de 1982, Partie I, L.C., 1982.

[2]  R. c. Hufsky, [1988] 1 R.C.S. 621.

[3]  Le Tribunal utilisera ce mot tout au long du jugement par référence aux arrêts R. c. Therens, [1985] 1 R.C.S. 613, par. 53.

[4]  [1990] 1 R.C.S. 1257.

[5]  L.R.C. (1985), ch. C-46. Initialement, le demandeur attaquait la validité constitutionnelle de cet article du Code criminel mais s’est désisté de cette conclusion au moment des plaidoiries. Le présent jugement ne dispose donc pas de la validité de cette disposition du Code criminel.

[6]  RLRQ, c. 24.2.

[7]  Cette nuance terminologique se fonde sur l’arrêt R. c. Kang-Brown, [2008] 1 R.C.S. 456, 501. Voir aussi, R. c. MacKenzie, [2013] 3 R.C.S. 250, par. 74.

[8]  R.J.R.- MacDonald inc. c. Canada (Procureur général), [1995] 3 R.C.S. 199, par. 144.

[9]  Vu la longueur du jugement, le soussigné a cru utile de mettre en caractères gras certains paragraphes charnières.

[10]  Il est intéressant de noter que le Grand Robert de la langue française, Dictionnaires le Robert, Paris, 2001 ignore cette notion sous les rubriques «race», «racial» ou «profilage». Il en va de même dans The Compact Edition of the Oxford English Dictionary, Oxford University Press, 1987 sous les mêmes rubriques.

[11]  [1985] 2 R.C.S. 536, 551.

[12]  Commission scolaire régionale de Chambly c. Bergevin, [1994] 2 R.C.S. 525, 540.

[13]  L.R.Q., c. C-12.

[14]  https://liguedesdroits.ca/lexique/personne-racisee-ou-racialisee, cité par les auteurs Victor ARMONY, Mariam HASSAOUI et Massimiliano MULONE dans Portrait de recherche sur les interpellations dans le dossier profilage – Rapport présenté au Service de police de la Ville de Repentigny (SPVR), juin 2021, p. 5, pièce P-1B.

[15]  CDPDJ, Vers une politique gouvernementale de lutte contre le racisme et la discrimination, Québec, 2006, p. 1.

[16]  Voir en ce sens, La notion de race dans les sciences et l’imaginaire raciste : la rupture est-elle consommée?, CDPDJ, Direction de la recherche et de la planification, Daniel DUCHARME, Ph.D. Sociologie, et Paul EID, Ph.D. Sociologie, novembre 2005, Cat. 2.500.123, en ligne.

[17]  64 O.R. (3d) 161 (Ont. C.A.). Voir aussi Peart v. Peel (Regional Municipality) Police Services Board, (2006) 43 C.R. (6th) (Ont. C.A.), par. 94.

[18]  Idem, par. 9.

[19]  [2009] 2 R.C.S. 353.

[20]  Idem. Voir aussi, R. c. Golden, [2001] 3 R.C.S. 679, par. 83.

[21]  Pièce P-4B, p. 360.

[22]   Voir à ce propos, R. c. Morgentaler, [1988] 1 R.C.S. 30, 166 : «La notion de dignité humaine trouve son expression dans presque tous les droits et libertés garantis par la Charte. Les individus se voient offrir le droit de choisir leur propre religion et leur propre philosophie de vie, de choisir qui ils fréquenteront et comment ils s'exprimeront, où ils vivront et à quelle occupation ils se livreront. Ce sont tous là des exemples de la théorie fondamentale qui sous-tend la Charte, savoir que l'État respectera les choix de chacun et, dans toute la mesure du possible, évitera de subordonner ces choix à toute conception particulière d'une vie de bien» (le Tribunal souligne).

[23]  CDPDJ, Direction de la recherche et de la planification, Me Michèle Turenne, juin 2005, Cat. 2.120-1.25, publié en ligne, p. 15.

[24]  [2015] 2 R.C.S. 789, par. 33.

[25]  [2019] 2 R.C.S. 692, par. 74 et ss.

[26]  Le Tribunal a eu l’occasion de parcourir une bonne dizaine de définitions différentes du profilage racial dont celle proposée par Me Michèle Turenne dans une étude qu’elle publiait en 2009 sous le titre Le profilage racial : une atteinte au droit à l’égalité, (Service de la formation continue, Barreau du Québec, vol. 309, Développements récents en profilage racial, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2009), une autre retenue par l’African Canadian Legal Clinic en 2001 ou encore celle de la Commission Ontarienne des droits de la personne formulée dans un rapport d’enquête de 2003 sans oublier celle qu’en donnait le SPVM en 2006 :

 Le profilage racial et illicite se définit comme étant toute action initiée par des personnes en autorité à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes, pour des raisons de sécurité ou de protection du public et qui repose essentiellement sur des facteurs tels que la race, l’origine ethnique, la couleur, la religion, la langue, la condition sociale, l’âge, le sexe, le handicap, l’orientation sexuelle, les convictions politiques dans le but d’exposer l’individu à un examen ou un traitement différentiel alors qu’il n’y a pas de motifs réels ou de soupçons raisonnables.

 Toutes ces définitions se recoupent. Celle adoptée en 2005 par la CDPDJ et retenue par la Cour suprême en 2015 en constitue une synthèse adéquate sur laquelle il apparaît donc raisonnable de s’appuyer.

[27]  Voir à ce propos, R. c. Dudhi, 2019 ONCA 665, par. 54-56.

[28]  Québec (CDPDJ) c. Bombardier, [2015] 2 R.C.S. 789,  par. 40.

[29]  64 O.R. (3d) 161 (C.A. Ont.).

[30]  (2006) 43 C.R. (6th) 175 (C.A. Ont.). Autorisation de se pourvoir refusée. Mentionné avec approbation par la Cour suprême dans l’arrêt R. c. Le, [2019] 2 R.C.S. 692, par. 107.

[31]  Ladouceur, [1990] 1 R.C.S. 1257, 1267.

[32]  Id., p. 1287.

[33]  Loi modifiant le Code de la sécurité routière et d’autres dispositions législatives, 1990 L.Q., c. 83, art. 236, adoptée et sanctionnée le 20 décembre 1990.

[34]  Voir à ce propos, Journal des débats, Commissions parlementaires, Commission permanente de l’aménagement et des équipements, Étude détaillée du projet de loi 108 – Loi modifiant le Code de sécurité routière et d’autres dispositions législatives, 18 décembre 1990, p. 3731 :

 M. Gélinas : Non. En vertu de l’article 636 actuel, il n’y a plus de motif raisonnable et probable de croire qu’une infraction a été commise.

 M. Garon : Il y quoi?

 M. Gélinas : Il peut immobiliser le véhicule de son propre chef.

 M. Garon : Ah oui! Pour les tests.

 M. Gélinas : C’est ça. C’est un article d’application générale qui a été validé par la Cour suprême cet été, au début de l’été. Je pense que c’est au mois de mai ou au mois de juin, dans l’arrêt Ladouceur.

 M. Garon : Adopté.    (Le Tribunal souligne)

[35]  Ladouceur, 1276, lignes d à e.

[36]  Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.), L.R.C. (1985), App. II, no 44.

[37]  Canada (Procureur général) c. Bedford), [2013] 3 R.C.S. 1101, par. 42.

[38]  Carter c. Canada (Procureur général), [2015] 1 R.C.S. 331, par. 44.

[39]  [2011] 2 R.C.S. 3, par. 57.

[40]  Au sens que donne de ces mots le juge Sopinka dans Danson c. Ontario (Procureur général), [1990] 2 R.C.S. 1086, 1099.

[41]  L.R.O. 1980, ch. 198.

[42]  Ce paragraphe est devenu depuis lors l’alinéa 216(1) du Code de la route, L.R.O. 1990, ch. H.8. Son texte, à quelques détails près, demeure le même.

[43]  35 C.C.C. (3d) 240 (C.A. Ont.).

[44]  [1988] 1 R.C.S. 621.

[45]  [1986] 2 R.C.S. 713, 768 et 769.

[46]  [1986] 1 R.C.S. 103.

[47]  R. c. Ladouceur, [1990] 1 R.C.S. 1257, 1279.

[48]  Ibid, 1280.

[49]  Id., 1282,

[50]  Id., 1281.

[51]  Id., 1282.

[52]  Id., 1284.

[53]  Id., 1287.

[54]  Id., 1259.

[55]  Id., 1260.

[56]  Voir paragraphe 49.

[57]  Id., 1267.

[58]  [1994] R.J.Q. 1546 (C.A.), 1550-1551.

[59]  Canada (Procureur général) c. Bedford, [2013] 3 R.C.S. 1101, par. 38; R. c. Lapointe, 2021 QCCA 360, par. 30.

[60]  Farrell c. Alexander, [1976] 2 All ER 721.

[61]  Voir à ce propos, Roberge c. Bolduc, [1991] 1 R.C.S. 374.

[62]  Voir à ce propos, R. c. Sullivan, 2022 CSC 19, par. 75; Re hansard Spruce Mills, [1954] 4 D. L.R. 590, 592.

[63]  Lefebvre c. Commission des affaires sociales, [1991] R.J.Q. 1864, 1877.

[64]  Laurentienne-vie (La), compagnie d’assurances inc. c. Empire (L’), compagnie d’assurance-vie, [2000] R.J.Q. 1708, par. 58-60.

[65]  Voir en ce sens, R. c. Henry, [2005] 3 R.C.S. 609, par. 45-46; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, [2019] 4 R.C.S. 653, par. 20; R. c. Sullivan 2022 CSC 19, par. 66.

[66]  Voir entre autres, Dwight NEWMAN, Judicial Power Living Tree-Ism, and Alterations of Private Rights by "Unconstrand Public Law Reasons", (2017) U. Queens L.J. 247.

[67]  Vavilov, [2019] 4 R.C.S. 653, par. 254. Voir au même sens, Orphan Well Association c. Grant Thornton Ltd., [2019] 1 R.C.S. 150, par. 252.

[68]  R. c. Sullivan, 2022 CSC 19, par. 66.

[69]  Idem.

[70]  [2012] 2 R.C.S. 489, par. 25 (le Tribunal souligne). Voir au même sens, Hamstra (Tuteur à l’instance de) c. British Columbia Rugby Union, [1997] 1 R.C.S. 1092, par. 18-19; Teva Canada Ltée c. TD canada Trust, [2017] 2 R.C.S. 317, par. 65.

[71]  Ontario (Procureur général) c. Fraser, [2011] 2 R.C.S. 3, par. 57.

[72]  [2013] 3 R.C.S. 1101.

[73]  [2015] 1 R.C.S. 331.

[74]  Canada (Procureur général) c. Bedford, [2013] 3 R.C.S. 1101, par. 46.

[75]  R. c. Comeau, [2018] 1 R.C.S. 342, par. 35.

[76]  Idem, par. 34.

[77]  Canada (Procureur général) c. Bedford, [2013] 3 R.C.S. 1101, par. 46; Canada (Procureur général) c. Confédération des syndicats nationaux, [2014] 2 R.C.S. 477, par. 24; R. c. Piazza, 2018 QCCA 948, par. 9-10; R. c. Lapointe, 2021 QCCA 360, par. 36.

[78]  [2018] 1 R.C.S. 342, par. 35.

[79]  2012 ONCA 186.

[80]  Canada (Procureur général) c. Bedford, [2013] 3 R.C.S. 1101, par. 43.

[81]  Renvoi relatif à l’article 193 et à l’article 195 (1) c) du Code criminel, [1990] 1 R.C.S. 1123.

[82]  Canada (Procureur général) c. Bedford, [2013] 3 R.C.S. 1101.

[83]  Idem.

[84]  Rodriguez c. Colombie-Britannique (Procureur général), [1993] 3 R.C.S. 519.

[85]  Carter c. Canada (Procureur général), [2015] 1 R.C.S. 331, par. 44.

[86]  L’article 636 C.s.r. utilise les mots «agent de la paix» qui désignent plusieurs catégories de personnes en autorité. L’arrêt Ladouceur ne traite que du pouvoir des policiers et le présent dossier ne vise que ces derniers.

[87]  Ladouceur, [1990] 1 R.C.S. 1257, 1288.

[88]  R. c. Dedman, [1985] 2 R.C.S. 2.

[89]  [1994] R.J.Q. 1546 (C.A.).

[90]  [2018] 1 R.C.S. 342.

[91]  Canada (Procureur général) c. Bedford, [2013] 3 R.C.S. 1101, par. 48.

[92]  Ladouceur, 1278.

[93]  Idem, 1289.

[94]  [1988] 1 R.C.S. 30.

[95]  Idem, 52.

[96]  35 C.C.C. (3d) 240 (ON CA).

[97]  Idem, 249.

[98]  [1989] 2 R.C.S. 357.

[99]  [2001] 1 R.C.S. 863.

[100]  [2005] 3 R.C.S. 458.

[101]  [2009] 2 R.C.S. 353.

[102]  [2019] 2 R.C.S. 692.

[103]  R. c. Nolet, [2010] 1 R.C.S. 851, par. 22 et 25.

[104]  [1990] 2 R.C.S. 1086, 1099. Voir aussi, Public School Boards’ Assn. of Alberta c. Alberta (Procureur général), [2000] 1 R.C.S. 44, par. 4.

[105]  Nouvelle-Écosse (Workers’ Compensation Board) c. Martin; Nouvelle-Écosse (Workers’ Compensation Board) c. Laseur, [2003] 2 R.C.S. 504, par. 30.

[106]  [1989] 2 R.C.S. 357, 361.

[107]  (2018) Queen’s L.J. 121.

[108]  2010 ONCA 830. Confirmé par R. c. Levkovic, [2013] 2 R.C.S. 204.

[109]  R. c. Spence, [2005] 3 R.C.S. 458, par. 57.

[110]  Voir à ce propos, Danielle PINARD, La «Méthode contextuelle», Revue du Barreau canadien, Vol. 81, no 2, 323, 329.

[111]  Danson c. Ontario (Procureur général), [990] 2 R.C.S. 1086, 1099.

[112]  R. c. Spence, [2005] 3 R.C.S. 458, par. 58.

[113]  R. c. Le, [2019] 2 R.C.S. 692

[114]  [1990] 1 R.C.S. 1257, 1287.

[115]  Le Tribunal réfère entre autres à ce propos au témoignage de Me Marc-André Dowd, ancien Commissaire à la déontologie policière, et à une étude de M. David M. Tanovich publié sous le titre Applying the Racial Profiling Correspondence Test et produite sous la cote P-4B. 

[116]  Depuis la fin de l’instruction de l’affaire, la CDPDJ a rendu, le 20 juillet 2022, une décision concluant à un cas de profilage racial dans le cadre d’une plainte formulée par M. Ducas suite à une interception routière par deux policières de Repentigny.

[117]  En collaboration avec la professeure Dominique Bernier.

[118]  Pièce P-4, p. 42.

[119]  Il s’agit d’un permis de conduire de classe 5 au sens de l’article 28.7 du Règlement sur les permis, Code de la sécurité routière, RLRQ, c. C-24.2, r. 34.

[120]  Pièce P-39A, p. 7.

[121]  Pièce P-40.

[122]  Pièce P-35.

[123]  Pièce P-36, en liasse.

[124]  Idem.

[125]  Pièce P-38.

[126]  Pièce P-39.

[127]  Pièce P-39A, en liasse.

[128]  Idem.

[129]  Pièce P-39A, Exposé factuel amendé, 14 mai 2020, par. 51.

[130]  Pièce P-39B.

[131]  Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (Ducas) c. Ville de Repentigny (Service de police de la Ville de Repentigny), 2022 QCTDP 14.

[132]  Idem, par. 124.

[133]  Id., par. 144.

[134]  Pièce P-41A, en liasse.

[135]  Voir à ce propos, la pièce P-43.

[136]  Pièce P-41A, en liasse.

[137]  Pièce P-33, p. 25. 

[138]  Victor ARMORY, Mariam HASSAOUI et Massimiliano MULONE, Portrait de recherche sur les interpellations dans le dossier profilage Rapport présenté au Service de police de Repentigny (SPVR), juin 2021, Pièce P-1A.

[139]  Pièce PGQ-31, p. 3.

[140]  DeBellefeuille c. Longueuil (Ville de), 2011 QCCS 6062.

[141]  2012 QCCM 235, pièce IN-5.

[142]  [2009] 2 R.C.S. 353.

[143]  Témoignage de M. DeBellefeuille, 8 juin 2022, à 09 :58.

[144]  Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (DeBellefeuille) c. Ville de Longueuil, 2020 QCTDP 21, pièce IN-4.

[145]  Règlement sur les permis, Code de la sécurité routière, préc., note 119, art. 28.8.

[146]  Pièce P-47.

[147]  Pièce P-50.

[148]  Idem, p. 3.

[149]  Pièce P-48, p. 2.

[150]  Pièce P-49A.

[151]  Pièces P-49A et P-49B.

[152]  Le Tribunal note qu’au début de l’interrogatoire mené par ce dernier, l’avocat du PGQ a soulevé une objection basée sur le type d’intervention pratiquée par l’ACLC (art. 184 et 185 C.p.c.). L’interrogatoire a donc été fait sous réserve d’une objection à être présentée au Tribunal. Aucune objection n’a été soulevée par la suite.

[153]  Pièces P-9 et P-10.

[154]  Pièce P-9, p. 39.

[155]  Pièce P-14, en liasse.

[156]  Commissaire à la déontologie policière – Rapport annuel de gestion 2016-2017, pp. 35 et 36 (pièce P-14, en liasse).

[157]  Commissaire à la déontologie policière – Rapport annuel de gestion 2020-2021, pp. 36 et 37 (pièce P-14, en liasse).

[158]  Commissaire à la déontologie policière – Rapport annuel de gestion 2017-2018, p. 72  (pièce P-14, en liasse).

[159]  Commissaire à la déontologie policière – Rapport annuel de gestion 2020-2021, p. 61  (pièce P-14, en liasse).

[160]  Idem.

[161]  Selon Me Dowd, les chiffres du rapport annuel 2020-2021 à ce propos ne sont pas représentatifs puisque 182 des 308 plaintes porteraient sur un événement du 24 juin 2020 impliquant deux policiers du SPVM.

[162]  Témoignage de Me Marc-André Dowd, 15 juin 2022, 09 :30.

[163]  Pièce IN-11.

[164]  Commissaire à la déontologie policière c. Gauthier, 2015 QCCDP 45.

[165]  Dowd c. Lemay-Terriault, 2021 QCCQ 4884 (pièce IN-12). Voir aussi, Commissaire à la déontologie policière c. Lemay-Terriault, 2020 QCCDP 16 (pièce IN-13).

[166]  [2001] 1 R.C.S. 863, 887.

[167]  Art. 11 d) de la Charte canadienne.

[168]  Voir à ce propos, R. c. Le, [2019] 2 R.C.S. 692, par. 83.

[169]  R. c. Spence, [2005] 3 R.C.S. 458, par. 57.

[170]  Benjamin PERRYMAN, Adducing Social Science Evidence in Constitutional Cases, (2018) 44:1 Queen’s L.J. 121.

[171]  Voir à ce propos, Fraser c. Canada (Procureur général), 2020 CSC 28, par. 58-60.

[172]  [2019] 2 R.C.S. 692, par. 78.

[173]  Idem.

[174]  R. c. Dorfeuille, 2020 QCCS 1499.

[175]  2021 ONCA 517, par. 143.

[176]  Versé dans le présent dossier sous la cote P-29.

[177]  R. c. Le, [2019] 2 R.C.S. 692.

[178]  Toronto, Imprimeur de la Reine pour l’Ontario, 2018, versé dans le présent dossier sous la cote P-28.

[179]  R. c. Le, [2019] 2 R.C.S. 692, par. 94.

[180]  (2017), 64 C.L.Q. 359.

[181]  Le, par. 260.

[182]  Pièce P-19.

[183]  Pièce P-18.

[184]  Idem, p. 9.

[185]  Pièce P-27, p. 153.

[186]  Pièce P-17.

[187]  Pièce P-24.

[188]  Idem, pp. 32 à 36.

[189]  Id., p. 105.

[190]  Voir, par exemple, aux pages 38 à 44.

[191]  Id. pp. 118 et ss.

[192]  Id., pp. 56.

[193]  Id., p. 58.

[194]  Id., p. 55.

[195]  Id., p. 56.

[196]  Id., p. 88.

[197]  Id., p. 89.

[198]  Id., p. 91.

[199]  Id., p. 96.

[200]  Id., p. 57.

[201]  Id., p. 58.

[202]  Pièce P-1A.

[203]  Pièce P-24, p. 64.

[204]  Id., p. 99.

[205]  En tenant compte d’une valeur anormale mesurée en 2014 dans le cas des personnes identifiées comme «Arabe», l’ISRI dans ce cas doit être ramené à 1,64.

[206]  Pièce P-24, p. 102.

[207]  Idem, p. 107.

[208]  Idem, p. 108.

[209]  Pièce P-27, pp. 132 et ss.

[210]  Pièce P-23, p. 30, 33, 37.

[211]  Pièce P-29.

[212]  www.cbc.ca\news\canada\hamilton\news\hamilton-police-disproportionnality-stop-and-question-blackpeople1.3165182; www.cbc.ca\news\canada\kitchener-waterloo\carding-street-checks-waterlooregion - 1.3527657.

[213]  Pièce P-31, p. 36

[214]  Portrait de recherche sur les interpellations dans le dossier profilage – Rapport présenté au Service de police de la Ville de Repentigny (SPVR), Repentigny, 2021, pièce P-1B.

[215]  Pièce P-3.

[216]  Pièce P-1.

[217]  Pièce P-4.

[218]  Pièce IN-3.

[219]  Un prix trop élevé : les coûts humains du profilage racial – Rapport d’enquête, 2003, Ottawa, Imprimeur de la Reine pour l’Ontario, 7.

[220]  Pièce P-1, p. 17.

[221]  Témoignage de M. M. Mulone, 20 juin 2022, 11 :35.

[222]  Pièce PGQ-35, pp. 122 et 123.

[223]  Pièce P-1C.

[224]  Voir à ce propos, pièce P-24, p. 121.

[225]  Cambridge University Press, Boston, 258 pages.

[226]  Pièce P-4.

[227]  Idem, p. 12.

[228]  Voir note 21.

[229]  Pièce P-4, p. 17.

[230]  Idem, p. 33.

[231] Id., pp. 33 et 34, référence omise.

[232]  Pièce P-4, p. 42.

[233]  Id., p. 43.

[234]  Id., p. 53.

[235]  Id., p. 64.

[236]  Pièce IN-3, p. 8.

[237]  Id., p. 13.

[238]  Témoignage de M. R.S. Wright, 23 juin 2022, 12 :04.

[239]  Pièce PGQ-8, p. 180.

[240]  Pièce PGQ-11.

[241]  Idem, p. 6.

[242]  Pièce PGQ-9.

[243]  Non versé en preuve. Voir à ce propos la pièce PGQ-9, p. 10.

[244]  Idem.

[245]  Pièce PGQ-9, pp. 42 à 44.

[246]  RLRQ, c. P-13.1, r. 1.

[247]  Pièce PGQ-9, p. 44.

[248]  Idem, p. 35.

[249]  Pièce P-57.

[250]  Idem, p. 20.

[251]  Id., p. 21.

[252]  Id., p. 22.

[253]  Id., p. 31.

[254]  Pièce PGQ-10.

[255]  Idem, p. 7.

[256]  Idem,  pp. 10, 17 et 20.

[257]  Idem, p. 18.

[258]  Pièce P-24.

[259]  Pièce PGQ-11.

[260]  Idem, p. 5.

[261]  Id., p. 11.

[262]  Id., p. 12.

[263]  Id., p. 13.

[264]  Nouveau regard sur le Service de police de Laval – Comment offrir un service de qualité à l’ensemble des citoyens, sans distinction à l’égard de leurs origines ethniques ou statut social, Laval, non daté, pièce PGQ-12, p. 7; Rapport de consultation citoyenne – Dialogue avec les citoyens par le Service de police de Laval, Laval, juillet 2021, pièce PGQ-13, pp. 7 et 8; Rapport des groupes de discussion sur l’image du service de police et d’autres documents, Laval, 2 octobre 2020, pièce PGQ-14, en liasse, pp. 31 à 33 du document intitulé Compte-rendu de consultation publique, mars 2021.

[265]  Réalité policière au Québec – Modernité, confiance efficience, 2019, pièce PGQ-7.

[266]  Pièce PGQ-8.

[267]  Pièce PGQ-8, p. 178.

[268]  Pièce PGQ-8, pp. 181-182.

[269]  Idem, p. 185.

[270]  Idem, Recommandations nos 95 à 107, pp. 214-216.

[271]  Voir à ce propos la pièce PGQ-3.

[272]  Pièce PGQ-1.

[273]  Idem, p. 58.

[274]  Pièce PGQ-5.

[275]  Idem, p. 3.

[276]  Pièce PGQ-4.

[277]  Pièce PGQ-4.1.

[278]  RLRQ, c. P-13.1.

[279]  Voir à ce propos l’interrogatoire préalable de Mme Catherine Beaudry mené par l’avocat du demandeur le 21 octobre 2021, p. 44 et l’interrogatoire préalable du même témoin mené le même jour par l’avocat de l’ACLC, p. 22.

[280]  Idem, par B.3.

[281]  Idem, par. B.4 et B.5.

[282]  Pièce PGQ-32.

[283]  Voir à ce propos la pièce P-51.

[284]  Voir à ce propos, la pièce PGQ-43 qui ne prévoit rien en matière d’interception routière fondée sur l’article 636 C.s.r. ou de profilage racial ou social. Toutefois, parmi les quelque 65 compétences incluses dans le programme d’études, celle portant le code 06DY (p. 47) a pour objet l’interaction avec des clientèles appartenant à diverses communautés culturelles et ethniques alors que celle portant le code 06DR (p. 33) a pour titre Interagir avec différentes clientèles.

[285]  Pièce PGQ-39.

[286]  Pièce PGQ-23.

[287]  Idem, p. 23.

[288]  Témoignage de M. F. Dagher, 29 juin 2022, 09 :44.

[289]  Idem.

[290]  Voir à ce propos, la pièce PGQ-42.

[291]  Little Sisters Book and Art Emporium c. Canada (Ministère de la Justice), [2000] 2 R.C.S. 1120, par.85.

[292]  Greater Vancouver Transportation Authority c. Fédération canadienne des étudiantes et étudiants  -Section Colombie-Britannique), [2009] 2 R.C.S. 295.

[293]  Plan d’argumentation du Procureur général du Canada, section II.

[294]  Plan d’argumentation du Procureur général du Québec, par. 63.

[295]  Pièce P-4.

[296]  Pièce P-1, p. 17.

[297]  Report to the Metropolitan Toronto Board of Commissioners of Police, 12 mai 1975, 271 pages (pièce PGQ-18).

[298]  The Royal Commission into Metropolitan Toronto Police Practices, 30 juin 1976, 272 pages (pièce PGQ-19).

[299]  Now is not too late, novembre 1977, 303 pages (PGQ-20).

[300]  Report to the Civic Authorities of Metropolitan Toronto and its Citizens, 29 octobre 1979, 27 pages (pièce PGQ-21).

[301]  Report of the Task Force on the Racial and Ethnic Implications of Police Hiring, Training, Promotion and Career Development, 1980, 135 pages (pièce PGQ-22).

[302]  The Report of the Race Relations and Policing Task Force, avril 1989, 294 pages (pièce PGQ-25).

[303]  And Justice for All a report on the Relations between the MUC Police and Visible Minorities in Montreal, décembre 1984, 463 pages (pièce PGQ-23).

[304]  Les relations entre la police et les minorités à Montréal 1985-1988, trois ans plus tard, avril 1988, 26 pages (pièce PGQ-24).

[305]  Pièce PGQ-23, pp. 333-334.

[306]  Idem, pp. 11 et 12.

[307]  Idem, pp. 16 à 21.

[308]  Idem, pp. 333 à 340.

[309]  Idem, pp. 434 à 449. Voir en particulier les questions 53 à 58.

[310]  [2015] 2 R.C.S. 789.

[311]  Ladouceur, [1990] 1 R.C.S. 1257, 1266, lignes d à e.

[312]  [1984] 2 R.C.S. 145.

[313]  [1985] 1 R.C.S. 295. Voir aussi, Greater Vancouver Transportation Authority c. Fédération canadienne des étudiantes et étudiants – Section Colombie-Britannique, [2009] 2 R.C.S. 295, par. 27.

[314]  [1963] 3 All E.R. 659 (C.c.A.), 662. Voir aussi, Hoffman v. Thomas, [1974] 2 All E.R. 233 (Q.B.D.).

[315]  Id. p. 661.

[316]  Voir entre autres, R. c. Stenning, [1970] R.C.S. 631; Knowlton c. R., [1974] R.C.S. 443.

[317]  R. c. Dedman, [1985] 2 R.C.S. 2.

[318]  Acronyme de Reduce Impaired Driving Everywhere.

[319]  Cet arrêt a été rendu sur division à quatre contre trois, le juge Le Dain écrivant pour la majorité.

[320]  Dedman, 35.

[321]  Idem, 36.

[322]  Highway Traffic Amendment Act, 1981 (No 3), S.O. 1981, cf. 72. Cet article semble avoir été ajouté au Code de la route de l’Ontario en réaction à l’arrêt R. v. Dedman de la Cour d’appel de l’Ontario, (1981) 32 O.R. (2d) 641 (C.A. Ont.). Voir à ce propos, Scott C. HUTCHISON, David S. ROSE et Phil DOWNES, The Law of Traffic Offenses, 4e éd., Toronto, Thomson Reuters, 2018, p. 272.

[323]  Dedman, [1985) 2 R.C.S. 2, p. 10.

[324]  R. c. Hufsky, [1988] 1 R.C.S. 621, 631.

[325]  R. c. Therens, [1985] 1 R.C.S. 613.

[326]  Idem, 644.

[327]  Hufsky, [1988] 1 R.C.S. 621, 636.

[328]  Ladouceur, [1990] 1 R.C.S. 1257, 1275.

[329]  Idem, 1276. (Le Tribunal souligne).

[330]  Id.

[331]  Id. (Le Tribunal souligne).

[332]  Id., 1266. 

[333]  [1985] 1 R.C.S. 613.

[334]  [1985] 1 R.C.S. 655.

[335]  [1985] 1 R.C.S. 659.

[336]  [1988] 1 R.C.S. 640.

[337]  [1988] 1 R.C.S. 621.

[338]  Voir, par exemple, Hogan c. La Reine, [1975] 2 R.C.S. 574, 587.

[339]  [2009] 2 R.C.S. 353.

[340]  [1988] 1 R.C.S. 621, 633.

[341]  Plan d’argumentation du Procureur général du Québec, par. 46.

[342]  R. c. Mellenthin, [1992] 3 R.C.S. 615.

[343]  R. c. Nolet, [2010] 1 R.C.S. 851.

[344]  Ladouceur, [1990] 1 R.C.S. 1257, 1287.

[345]  Mellenthin, [1992] 3 R.C.S. 615, 629.

[346]  Little Sisters Book and Art Emporium c. Canada (Ministère de la Justice), [2000] 2 R.C.S. 1120.

[347]  Idem, 1201.

[348]  Voir aussi Lemire c. Canada (Commission des droits de la personne), 2014 CAF 18, 42 à 46.

[349]  L.R.C. (1985), ch. 1 (2e suppl.).

[350]  L.R.C. (1985), ch. 41 (3 suppl.).

[351]  R. c. Butler, [1992] 1 R.C.S. 452.

[352]  Voir à ce sujet les notes éloquentes du juge Iacobucci, écrivant au nom de la minorité, aux par. 179-184.

[353]  Little Sisters, [2000] 2 R.C.S. 1120, 1205.

[354]  Little Sisters, [2000] 2 R.C.S. 1120, par. 204.

[355]  RLRQ, c. P-13.1, r. 1.

[356]  [1984] 2 R.C.S. 145.

[357]  [1988] 1 R.C.S. 30.

[358]  R. c. Bain, [1992] 1 R.C.S. 91.

[359]  Pièce PGQ-4.

[360]  [1992] 1 R.C.S. 91.

[361]  [2015] 1 R.C.S. 15.

[362]  Eldridge c. Colombie-Britannique (Procureur général), [1997] 3 R.C.S. 624.

[363]  R. c. Bain, [1992] 1 R.C.S. 91, 153.

[364]  Idem, 164.

[365]  Ladouceur, [1990] 1 R.C.S. 1257, 1278.

[366]  Paragraphe 72.

[367]  Ladouceur, [1990] 1 R.C.S. 1257, 1270, lignes g à i.

[368]  Voir à ce propos, R. c. Henry, [2005] 3 R.C.S. 609, 642.

[369]  Constituée entre autres des pièces PGQ-15, PGQ-16, PGQ-17, PGQ-33, PGQ-34, PGQ-40 et PGQ 41 et du témoignage de Mme Lyne Vézina.

[370]  Pièce PGQ-27.

[371]  [1986] 1 R.C.S. 103, 136.

[372]  Idem, 136.

[373]  [1988] 1 R.C.S. 621, 636.

[374]  [1990] 1 R.C.S. 1257, 1279.

[375]  Pièce PGQ-27.

[376]  Pièce PGQ-29.

[377]  Voir à ce propos, pièce IN-7.

[378]  Pièce PGQ-27, p. 9.

[379]  Pièce PGQ-27, p. 11.

[380]  Loi modifiant le Code criminel (infractions relatives aux moyens de transport) et apportant des modifications corrélatives à d’autres lois, L.C. 2018, ch. 21 (Projet de loi C-46).

[381]  Voir à ce propos, la pièce IN-8, une évaluation dressée en 2021 par le Dr Beirness à la demande du ministère de la Justice du Canada. La page 9 de ce document correspond mot pour mot aux paragraphes 50 à 53 de son rapport d’expertise.

[382]  Pièces PGC-4 et PGC-4A (versions française et anglaise).

[383]  J.H. LACEY, S.A. FERGUSON, T. KELLEY-BARKER, R.P. RIDER, Low-Manpower Checkoints: Can they Provide Effective DUI Enforcement in Small Communities?, mars 2005, pièce IN-10, pp. 7 et 9.

[384]  Pièce PGQ-15.

[385]  Pièce PGQ-15, Tableau 2.1, p. 85.

[386]  Pièce PGQ-15, Graphique 1.1, p. 8 et Graphique 2.1, p. 84.

[387]  Pièce PGQ-15, Tableau 4.1, p. 150.

[388]  Pour conclure comme il le fait, le Tribunal prend en considération non seulement la pièce PGQ-15 mais aussi les données colligées aux pièces PGQ-16 et PGQ-17, y compris les coûts annuels en dollars constants liés à l’indemnisation par la SAAQ et ceux qui auraient dû être assumés sans amélioration du bilan routier, ainsi que les pièces PGQ-30 et PGC-1.

[389] Pièce PGC-4, p. 7.

[390]  Ladouceur, [1990] 1 R.C.S. 1257, 1278.

[391]  R. c. Carter, [2015] 1 R.C.S. 331, par. 44.

[392]  D’aucuns diront même avant au vu de la jurisprudence sur la Déclaration canadienne des droits, S.C. 1960, ch. 44. Voir en ce sens, les mots du juge en chef Fauteux relatifs à la portée de l’article 2(e) de la Déclaration dans l’arrêt Duke c. R., [1972] R.C.S. 917, 923.

[393]  Singh et autres c. M.E.I., [1985] 1 R.C.S. 177, 205. À noter que cet arrêt a exceptionnellement été rendu à six juges, le juge Ritchie n’ayant pas pris part au jugement. Deux séries de motifs concordants ont été déposées sous la signature respective des juges Wilson et Beetz. Seule la première, appuyée par les juges Dickson et Lamer, se prononce sur cette question.

[394]  [1985] 2 R.C.S. 486, 500. Voir au même sens, R. c. Morgentaler, [1988] 1 R.C.S. 30, 52.

[395]  Voir à ce propos, par exemple, Jones c. la Reine, [1986] 2 R.C.S. 284, 302 (Juge La Forest) et 318 (Juge Wilson); Renvoi relatif au Motor Vehicle Act, [1985] 2 R.C.S. 486, 502 (Juge Lamer) et 30 (Juge Wilson); B.(R.) c. Children’s Aid, [1995] 1 R.C.S. 315, 330 et 339 (Juge Lamer), 362 et ss (Juge La Forest), 428 (Juge Sopinka) et 431 (Juge Iacobucci et Major).

[396]  R. c. Wigglesworth, [1987] 2 R.C.S. 541, 562.

[397]  R. c. CIP Inc., [1992] 1 R.C.S. 843, 854; R. c. Hebert, [1990] 2 R.C.S. 151, 177.

[398]  Renvoi relatif au Motor Vehicle Act, [1985] 2 R.C.S. 486, 502; Thomson Newspapers c. Canada (Directeur des enquêtes et recherches),  [1990] 1 R.C.S. 425, 442 (Juge Lamer) et 470 (Juge Wilson.

[399]  B. (R.) c. Children’s Aid, [1995] 1 R.C.S. 315, 341; Blencoe c. B.C. (Human Rights Commission), [2000] 2 R.C.S. 307, 338.

[400]  [1988] 1 R.C.S. 30.

[401]  Idem, 51.

[402]  [1986] 2 R.C.S. 713, 717.

[403]  [1985] 2 R.C.S. 486, 524.

[404]  [1989] Revue du Barreau canadien, Vol. 68, 560, 573.

[405]  Nouveau-Brunswick (Ministre de la Santé et des Services communautaires) c. G. (J.), [1999] 3 R.C.S. 46.

[406]  Idem, par. 65.

[407]  Blencoe c. Colombie-Britannique (Human Rights Commission), [2000] 2 R.C.S. 307, par. 46.

[408]  [1993] 101 D.L.R. (4th), 744.

[409]  [1996] 1 C.F. 638.

[410]  Blencoe, par. 45.

[411]  Le soussigné emprunte cet adjectif au juge Bastarache dans l’arrêt Blencoe, par. 48.

[412]  [1995] 1 R.C.S 315.

[413]  Idem, par. 80.

[414]  Godbout c. Longueuil (Ville de), [1997] 3 R.C.S. 844, par. 66.

[415]  Voir par analogie, R. c. Brown, 2022 CSC 18, par. 155.

[416]  [1995] 1 R.C.S. 315.

[417]  [1986] 2 R.C.S. 713.

[418]  1999 BCCA 114.

[419]  Hamish STEWART, Fundamental Justice : Section 7 of the Canadian Charter of Rights and Freedoms, Second edition, Toronto, 2019, Irwin Law Inc., 93.

[420]  [1985] 1 R.C.S. 613, 644, lignes b à c.

[421]  Voir à titre d’exemples en ce sens, R. c. Beare, [1988] 2 R.C.S. 387; Thomson Newspaper Ltd. c. Canada (Directeur des enquêtes et recherches, Commission sur les pratiques restrictives du commerce), [1990] 1 R.C.S. 425; R. c. Heywood, [1994] 3 R.C.S. 761; R. c. Demers, [2004] 2 R.C.S. 489.

[422]  Canada (Procureur général) c. Bedford, [2013] 3 R.C.S. 1101, par 123.

[423]  Carter c. Canada (Procureur général), [2015] 1 R.C.S. 331, par 80.

[424]  R. c. Brown, 2022 CSC 18. Voir aussi par. 152.

[425]  [1995] 4 R.C.S. 411, par. 63.

[426]  Blencoe c. Colombie-Britannique (Human Rights Commission), [2000] 2 R.C.S. 307, par. 77.

[427]  R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103, 139-140.

[428]  [1985] 2 R.C.S. 486, 503.

[429]  Canada (Procureur général) c. Bedford, [2013] 3 R.C.S. 1101, par. 96.

[430]  Idem.

[431]  [1985] 2 R.C.S. 486, 502 et 512.

[432]  Voir à ce propos, R. c. Khawaja, [2012] 3 R.C.S. 555, par. 38-40.

[433]  Canada (Procureur général) c. Bedford, [2013] 3 R.C.S. 1101.

[434]  R. v. Byrnes, 2019 ONSC 1287.

[435]  R. c. Heywood, [1994] 3 R.C.S. 761, 793.

[436]  Idem, 792.

[437]  Canada (Procureur général) c. Bedford, [2013] 3 R.C.S. 1101.

[438]  Charkaoui c. Canada (Citoyenneté et Immigration), [2007] 1 R.C.S. 350.  Voir aussi, R. c. Brown, 2022 CSC 18, par. 166.

[439]  [1985] 2 R.C.S. 486, 518.

[440]  Nouveau-Brunswick (Ministre de la Santé et des Services communautaires) c. G. (J.), [1999] 3 R.C.S. 46, par. 99.

[441]  Carter c. Canada (Procureur général), [2015] 1 R.C.S. 331.

[442]  Voir en ce sens, Saskatchewan (Human Rights Commission) c. Whatcott, [2013] 1 R.C.S. 467, par. 78 et Alberta c. Hutterian Brethren of Wilson Colony, [2009] 2 R.C.S. 567, par. 37.

[443]  Carter c. Canada (Procureur général), [2015] 1 R.C.S. 331, par. 100.

[444]  [1999] 1 R.C.S. 497, 507, par. 2.

[445]  Andrews c. Law society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143, 164.

[446]  Idem, 165.

[447]  S.C. 1960, ch. 44.

[448]  Voir à ce propos, J. KOHSHAN et J. WATSON HAMILTON, Meaningless Mantra : Substantive Equality after Withler, (2011), 16 R. études constitutionnelles 31.

[449]  [1989] 1 R.C.S. 1296.

[450]  [1990] 3 R.C.S. 229.

[451]  Voir à titre d’exemple, R. c. Hess, [1990] 2 R.C.S. 906.

[452]  Miron c. Trudel, [1995] 2 R.C.S. 418.

[453]  Thibaudeau c. Canada, [1995] 2 R.C.S. 627.

[454]  Egan c. Canada, [1995] 2 R.C.S. 513.

[455]  Eldridge c. Colombie-Britannique (Procureur général), [1997] 3 R.C.S. 624.

[456]  Idem, par. 54.

[457]  Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143, 171.

[458]  R. c. Turpin, [1989] 1 R.C.S. 1296, 1333.

[459]  Law c. Canada, [1999] 1 R.C.S. 497, 509, par. 5.

[460]  Idem, 548-552, par. 88.

[461]  Id., 548.

[462]  [2008] 2 R.C.S. 483.

[463]  [2011] 1 R.C.S. 396.

[464]  [2013] 1 R.C.S. 61.

[465]  [2015] 2 R.C.S. 548.

[466]  [2018] 1 R.C.S. 464.

[467]  [2018] 1 R.C.S. 522.

[468]  R. c. Kapp, [2008] 2 R.C.S. 483, par. 17.

[469]  Au fil des arrêts, la terminologie fluctue pour désigner le même exercice. Par exemple, Kapp, par. 17; Withler, par. 31.

[470]  Première Nation de Kahkewistahaw c. Taypotat, [2015] 2 R.C.S. 548, par. 20.

[471]  Voir à ce propos, R. c. Kapp, [2008] 2 R.C.S. 483, par. 23-24; Withler c, Canada (Procureur général), [2011] 1 R.C.S. 396, par. 66; Québec (Procureur général) c. Alliance du personnel professionnel et technique de la santé et ses services sociaux, [2018] 1 R.C.S. 464, par. 28.

[472]  Fraser c. Canada (Procureur général), 2020 CSC 28.

[473]  Voir au même sens, Première Nation de Kahkewistahaw c. Taypotat, [2015] 2 R.C.S. 548, par. 18-19.

[474]  Fraser c. Canada (Procureur général), 2020 CSC 28, par. 178.

[475]  Idem, par. 243.

[476]  Les arrêts récents de la Cour suprême portant sur le paragraphe 15(1) de la Charte n’annoncent pas de retour en arrière : Ontario (Procureur général) c. G., 2020 CSC 38; R. c. C.P., 2021 CSC 19.

[477]  Withler c. Canada (Procureur général), [2011] 1 R.C.S. 396, par. 64.

[478]  Fraser, 2020 CSC 28, par. 31.

[479]  Eldridge c. Colombie-Britannique (Procureur général), [1997] 3 R.C.S. 624, par. 83.

[480]  Fraser, 2020 CSC 28, par. 71 et 72.

[481]  Voir en ce sens, Québec (Procureur général) c. A., [2013] 1 R.C.S. 61, par. 354.

[482]  In est intéressant de noter que dans Law c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1999] 1 R.C.S. 497, qui est sans contredit un arrêt charnière dans ses enseignements sur le paragraphe 15(1), la Cour suprême n’a référé à aucun texte d’auteur traitant de la discrimination. Pour opérer ce nouveau déplacement du curseur dans Fraser, le plus haut tribunal réfère à 48 textes de doctrine spécialisés, sans compter les rapports d’enquête, débats et autres documents, à pied d’égalité avec la jurisprudence.

[483]  Fraser, 2020 CSC 27, par. 77.

[484]  Québec (Procureur général) c. A., [2013] 1 R.C.S. 61, par. 322; Première Nation de Kahkewistahaw c. Taypotat, [2015] 2 R.C.S. 548, par. 20.

[485]  Ontario (Procureur général) c. G., 2020 CSC 38.

[486]  Fraser c. Canada (Procureur général), 2020 CSC 28, par. 35.

[487]  Québec (Procureur général) c. Alliance du personnel professionnel et technique de la santé et ses services sociaux, [2018] 1 R.C.S. 464, par. 26.

[488]  Voir à ce propos, Fraser c. Canada (Procureur général), 2020 CSC 28, par. 70-71.

[489]  Voir à ce propos, Québec (Procureur général) c. A., [2013] 1 R.C.S. 61, par. 325-326.

[490]  Commission ontarienne des droits de la personne c. Simpsons-Sears Ltd., [1985] 2 R.C.S. 536, 551.

[491]  Québec (Procureur général) c. A., [2013] 1 R.C.S. 61, par. 329. Voir aussi, R.O. c. Ministre de l’Emploi et de la Sécurité sociale, 2021 QCCA 1185, par. 43 (Demande d’autorisation à la Cour suprême du Canada refusée le 31 mars 2022).

[492]  2020 CSC 28.

[493]  [2008] 1 R.C.S. 96, par. 34; R. c. 974649 Ontario, [2001] 3 R.C.S. 575; Schachter c. Canada, [1992] 2 R.C.S. 679, 715 et ss.

[494]  Voir à ce propos, R. c. Big M. Drug Mart, [1985] 1 R.C.S. 295.

[495]  R. c. Ferguson, [2008] 1 R.C.S. 96, par. 61.

[496]  [1986] 2 R.C.S. 573, par. 25.

[497]  R. c. Sullivan, 2022 CSC 19, par. 54; R. c. Nur, [2015] 1 R.C.S. 773, par. 51.

[498]  Voir le texte de l’article 24, al. (1) et (2) au paragraphe 58 du jugement.

[499]  Ontario (Procureur général) c. G., 2020 CSC 38, par. 94.

[500]  Schachter c. Canada, [1992] 2 R.C.S. 679.

[501]  R. c. Nur, [2015] 1 R.C.S. 773, par. 51.

[502]  Renvoi relatif aux droits linguistiques au Manitoba, [1985] 1 R.C.S. 721, 757.

[503]  2020 CSC 38.

[504]  Schachter c. Canada, [1992] 2 R.C.S. 679, 695.

[505]  Ontario (Procureur général) c. G., 2020 CSC 38, par. 101.

[506]  Schachter c. Canada, [1992] 2 R.C.S. 679, 697.

[507]  2020 CSC 38.

[508]  Idem, par. 114.

[509]  Id., par. 119.

[510]  R. c. Comeau, [2018] 1 R.C.S. 342, par. 52.

[511]  Ontario (Procureur général) c. G., 2020 CSC 38, par. 122; Renvoi relatif aux droits linguistiques au Manitoba, [1985] 1 R.C.S. 721, 753.

[512]  Ontario (Procureur général) c. G., 2020 CSC 38, par. 130.

[513]  Quant à cette mesure de réparation, voir R. c. Bain, [1992] 1 R.C.S. 91, 165, lignes g à h.

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