Communauté Droit animalier Québec - DAQ c. Festival Western de St-Tite inc. | 2024 QCCA 1069 | |||
COUR D’APPEL | ||||
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CANADA | ||||
PROVINCE DE QUÉBEC | ||||
GREFFE DE QUÉBEC | ||||
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N° : | ||||
(410-17-002039-225) | ||||
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DATE : | 21 août 2024 | |||
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COMMUNAUTÉ DROIT ANIMALIER QUÉBEC DAQ | ||||
APPELANTE demanderesse | ||||
c. | ||||
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FESTIVAL WESTERN DE ST-TITE INC. | ||||
INTIMÉE défenderesse | ||||
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[1] L’appelante se pourvoit contre un jugement rendu le 21 avril 2023 par l’honorable Marc Paradis de la Cour supérieure, district de Saint-Maurice, lequel rejette sa demande en injonction permanente pour cause d’irrecevabilité vu l’absence de qualité pour agir dans l’intérêt public[1].
[2] Pour les motifs du juge Ruel, auxquels souscrivent les juges Doyon et Bachand, LA COUR :
[3] REJETTE l’appel, avec les frais de justice.
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| FRANÇOIS DOYON, J.C.A. | |
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| SIMON RUEL, J.C.A. | |
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| FRÉDÉRIC BACHAND, J.C.A. | |
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Me Anne-Julie Asselin | ||
Me Louis-Alexandre Hébert-Gosselin | ||
Trudel Johnston & Lespérance | ||
Pour l’appelante | ||
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Me Frédéric Laflamme Lambert Therrien | ||
Me Bruno Verdon | ||
Lavery, de Billy | ||
Pour l’intimée | ||
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Date d’audience : | 8 mai 2024 | |
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MOTIFS DU JUGE RUEL |
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[4] La question que soulève ce pourvoi est de savoir si l’appelante, la Communauté droit animalier Québec DAQ, peut se voir reconnaître la qualité pour agir dans l’intérêt public pour introduire une demande en justice en vue de faire déclarer illégales et contraires à la Loi sur le bien-être et la sécurité de l’animal (« LBESA »)[2] les activités de prise de veau au lasso et de terrassement du bouvillon tenues lors de rodéos organisés par l’intimée, le Festival Western de St-Tite inc., une partie privée, et de faire cesser ces activités. Le juge de première instance a répondu négativement à cette question.
[5] Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis de rejeter l’appel.
[6] Le Festival Western de St-Tite est un important événement country qui se tient au début du mois de septembre dans la région de Mékinac en Mauricie. Le Festival existe depuis 50 ans et l’intimée y produit des rodéos professionnels. Il s’agit du plus grand événement du genre dans l’est du Canada, le Festival attirant près de 600 000 visiteurs en 10 jours dans la petite ville de St-Tite.
[7] L’appelante est un organisme à but non lucratif créé en 2017 dont la mission porte sur l’avancement du droit animalier au Québec. Elle cherche, par voie de demande en jugement déclaratoire et en injonction, à faire déclarer illégales et à faire cesser les activités de prise de veau au lasso et de terrassement du bouvillon au rodéo du Festival Western de St-Tite, qu’elle estime cruelles et contraires aux dispositions de la LBESA.
[8] Le 23 mai 2017, M. Alain Roy, professeur de droit qui a été vice-président de l’appelante du 3 août 2017 jusqu’à la fin du mois de septembre 2018, dépose en Cour supérieure une demande contre l’intimée cherchant à interdire des épreuves de monte de cheval et de taureau lors d’un rodéo devant cette fois avoir lieu à Montréal. Ce recours fera l’objet d’une transaction, qui sera homologuée par la Cour supérieure le 16 juin 2017.
[9] Cette transaction prévoit que M. Roy ne pourra intenter, seul ou par l’entremise d’une personne morale qu’il dirige, tout recours visant l’obtention d’une injonction provisoire ou interlocutoire ou d’une ordonnance de sauvegarde à l’encontre de l’intimée. Les parties à cette transaction conviennent aussi qu’une demande de constitution d’un comité consultatif serait formulée auprès du ministre de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation du Québec (« MAPAQ »).
[10] Ce comité consultatif, qui est effectivement constitué avec le concours du MAPAQ et auquel participe l’appelante, a « pour mandat d’identifier les différentes normes de conduite en matière de sécurité et de bien-être animal applicables aux activités de rodéo qui se déroulent dans la province de Québec, d’en évaluer la portée et la suffisance, eu égard aux lois en vigueur, et de faire les recommandations au MAPAQ qu’il jugera pertinentes aux fins d’assurer la sécurité et le bien-être des animaux »[3].
[11] Il est connu que le comité consultatif transmet ses constats au MAPAQ, qui, par la suite, crée un groupe de travail sur le bien-être et la sécurité des animaux utilisés dans le cadre de rodéos, composé d’experts en médecine vétérinaire. À la suite de la réception du rapport de ce groupe de travail, le MAPAQ doit formuler des lignes directrices à l’attention de l’industrie du rodéo en vue de réduire l’impact de ces activités sur les animaux. Les lignes directrices du MAPAQ n’ont pas encore été établies.
[12] Le 18 février 2018, alors que les travaux du comité consultatif sont en cours, l’appelante fait un signalement auprès du MAPAQ au sujet du rodéo du Festival Western de St-Tite en 2017. Une vétérinaire du MAPAQ répond qu’un comité consultatif et un groupe de travail en lien avec les activités de rodéo ont été constitués et qu’à la suite de ces travaux, le MAPAQ définira des lignes directrices sur l’application de la LBESA aux rodéos. L’appelante ne relance le MAPAQ à aucun moment, sauf pour le dépôt du recours judiciaire qui fait l’objet du présent débat.
[13] Le juge de première instance conclut que l’appelante ne devrait pas se voir reconnaître la qualité pour agir dans l’intérêt public[4].
[14] Analysant les critères pertinents, il note l’existence du signalement de l’appelante auprès du MAPAQ concernant les rodéos de l’intimée. Partant, le juge conclut que l’appelante possède un intérêt réel et véritable quant au respect des dispositions de la LBESA, ce qui constitue une question sérieuse et justiciable[5].
[15] Toutefois, le juge estime que l’appelante n’a pas démontré l’absence d’un autre moyen efficace de soumettre la question à la Cour[6]. L’appelante n’a pas l’intérêt requis du seul fait de l’inaction des propriétaires des animaux en cause[7]. Le juge ajoute qu’il existe d’autres recours efficaces, y compris celui déjà entrepris auprès du MAPAQ. Il retient que l’appelante a intenté le présent recours au motif que le processus réglementaire en cours selon les dispositions de la LBESA ne procédait pas assez rapidement[8].
[16] Le juge ne retient pas l’argument selon lequel il suffit que le recours d’intérêt public proposé constitue une manière raisonnable et efficace de soumettre la question aux tribunaux, puisque le texte de l’article 85 du Code de procédure civile prévoit que le critère est celui de l’absence d’un autre moyen efficace[9]. Le juge souligne par ailleurs qu’il s’agit d’un litige de droit privé dans lequel une association sans but lucratif remet en question la légalité d’activités d’un autre organisme de même nature[10].
[17] La reconnaissance de la qualité pour agir dans l’intérêt public permet exceptionnellement à des personnes ou organisations de contester la validité d’une mesure étatique même si elles ne sont pas directement touchées par celle-ci[11]. Cette reconnaissance tient compte du fait qu’il est impossible, difficile ou peu pratique pour certaines catégories de personnes directement visées par les mesures en cause d’en saisir les tribunaux[12].
[18] En effet, la qualité pour agir dans l’intérêt public a « pour objet d’empêcher que la loi ou les actes publics soient à l’abri de contestations » judiciaires[13], ce qui serait contraire à la primauté du droit[14].
[19] Cette possibilité pour une personne d’agir en justice, non dans son propre intérêt, mais dans l’intérêt public général, est expressément reconnue au deuxième alinéa de l’article 85 du Code de procédure civile. Ainsi, il y est énoncé que « [l]’intérêt du demandeur qui entend soulever une question d’intérêt public s’apprécie en tenant compte de son intérêt véritable, de l’existence d’une question sérieuse qui puisse être valablement résolue par le tribunal et de l’absence d’un autre moyen efficace de saisir celui-ci de la question » [soulignements ajoutés].
[20] Le libellé de cette disposition codifie les principes énoncés par la Cour suprême sur la question de la qualité pour agir dans l’intérêt public[15], notamment dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. Downtown Eastside Sex Workers United Against Violence Society, rendu en 2012[16]. À cet égard, notre Cour précise dans l’arrêt Coroner en chef du Québec c. Duhamel[17] que le troisième critère de l’article 85 du Code de procédure civile doit être lu avec les enseignements de l’arrêt Downtown Eastside[18] et que la véritable question est de savoir si la poursuite d’intérêt public proposée constitue une manière raisonnable et efficace de soumettre la question à la cour[19].
[21] La décision de reconnaître ou non la qualité pour agir dans l’intérêt public suppose donc de soupeser, en fonction des circonstances, les trois considérations suivantes : (1) l’existence d’une question sérieuse et justiciable; (2) l’intérêt véritable dans l’affaire que détient la partie qui a intenté la poursuite; et (3) le fait que la poursuite proposée constitue une manière raisonnable et efficace de soumettre la question aux tribunaux[20].
[22] Lors de cette analyse contextuelle de la qualité pour agir dans l’intérêt public, certains grands objectifs fondamentaux doivent être considérés, dont : (a) le respect du principe de la légalité; (b) la préservation de l’accès à la justice; (c) l’affectation efficace des ressources judiciaires; et (d) le respect du principe du débat contradictoire et la nécessité pour le tribunal de bénéficier d’un cadre factuel suffisant[21].
[23] Le principe de la légalité est étroitement lié au troisième critère de la reconnaissance de l’intérêt pour agir dans l’intérêt public, c’est-à-dire le fait que le recours d’intérêt public envisagé constitue une manière raisonnable et efficace de soumettre la question aux tribunaux[22].
[24] Selon le principe de la légalité, les actes de l’État doivent être conformes au droit et, conséquemment, faute d’autre manière réaliste et efficace de porter une question en justice, il devrait être possible pour les personnes intéressées de contester la légalité des actions de l’État devant les tribunaux et l’obliger à rendre des comptes[23]. Il s’agit essentiellement « de savoir s’il est souhaitable de reconnaître la qualité pour agir afin d’assurer la légalité des mesures prises par les acteurs gouvernementaux »[24].
[25] La qualité pour agir dans l’intérêt public a été reconnue dans des affaires mettant en cause des actes de puissances publiques[25]. En effet, la qualité pour agir dans l’intérêt public doit viser, d’une manière ou d’une autre, le contrôle de la légalité des actions de l’État ou de ses composantes, qu’il s’agisse d’actes administratifs, réglementaires ou législatifs[26]. Les litiges strictement privés ne soulèvent pas en principe de questions permettant à des tiers d’agir devant les tribunaux contre des parties privées, prétendument dans l’intérêt public.
[26] Les principes de la légalité et de l’accès à la justice sont interreliés.
[27] En ce qui concerne la reconnaissance de l’intérêt pour agir dans l’intérêt public, le principe d’accès à la justice vise la possibilité de faire appel aux tribunaux « pour contester la légalité de l’action gouvernementale, en dépit des obstacles sociaux, économiques ou psychologiques à l’accès qui pourraient empêcher des individus de faire valoir leurs droits »[27].
[28] En ce sens, la reconnaissance de la qualité pour agir dans l’intérêt public favorise l’accès à la justice pour le compte de catégories de personnes défavorisées, dévalorisées ou marginalisées de la société dont les droits sont touchés par des actes de l’État, mais qui ne sont pas en mesure de les faire valoir personnellement[28].
[29] Les principes de la légalité et de l’accès à la justice sont des considérations centrales de la reconnaissance de la qualité pour agir dans l’intérêt public[29].
[30] L’appelante soutient que le juge a adopté un critère trop restrictif en déterminant qu’il n’y avait pas absence d’un autre moyen efficace de soumettre la question à la cour, ce qui est contraire au critère établi dans l’arrêt Downtown Eastside selon lequel c’est plutôt l’absence d’une autre manière raisonnable et efficace de soumettre la question à la cour qui doit être considérée. Selon l’appelante, le processus de plainte au MAPAQ n’est pas efficace et, par ailleurs, le recours proposé poursuit des fins distinctes de celles de plaintes déposées auprès du MAPAQ ou d’une poursuite pénale. L’appelante plaide que le MAPAQ n’exerce tout simplement pas ses pouvoirs réglementaires, malgré l’existence d’une plainte et de travaux d’un comité consultatif auprès du MAPAQ.
[31] L’appelante soutient également que la qualité pour agir dans l’intérêt public peut être reconnue dans des litiges entre parties privées, dans l’objectif d’assurer le respect de lois d’intérêt public, en l’occurrence la LBESA.
[32] À mon avis, la question essentielle que soulève cette affaire est de savoir si le juge de première instance a commis une erreur de droit dans son appréciation du troisième critère de l’arrêt Downtown Eastside, plus particulièrement si le recours d’intérêt public proposé par l’appelante respecte le principe de la légalité.
[33] Si le juge a effectivement restreint la portée du troisième critère du deuxième alinéa de l’article 85 du Code de procédure civile en se limitant à la lecture du texte[30], en refusant de reconnaître à l’appelante la qualité pour agir dans l’intérêt public, il a adéquatement tenu compte du caractère privé du litige proposé ainsi que des enjeux d’accès à la justice et d’économie des ressources judiciaires.
[34] En effet, le recours d’intérêt public proposé par l’appelante contre l’intimée, une partie purement privée, ne respecte pas le principe de la légalité. Par son recours, l’appelante ne vise pas à faire contrôler les actes ou l’exercice des pouvoirs de l’État, de ses ministères ou de ses composantes[31]. L’appelante demande au tribunal de rendre des ordonnances de nature déclaratoire visant à faire déclarer illégales certaines activités tenues par une partie privée lors de rodéos.
[35] Aucune question de droit constitutionnel n’est soulevée par l’appelante. De même, aucun pouvoir réglementaire n’est invoqué comme source du litige et les actions ou omissions d’une entité étatique ne sont pas en cause. L’organisme réglementaire – le MAPAQ – qui détient de larges pouvoirs réglementaires pour assurer le bien-être et la sécurité des animaux dans divers contextes, n’est pas partie et n’a pas été mis en cause.
[36] Questionnée lors de l’audience, l’avocate de l’appelante ne peut référer à aucune décision de la Cour suprême ou d’une cour d’appel selon laquelle une partie pourrait se voir reconnaître la qualité pour agir dans l’intérêt public contre une partie privée.
[37] L’appelante invoque l’arrêt Delta Air Lines c. Lukács[32]. Or, cet arrêt n’appuie pas ses prétentions. Dans cet arrêt, la Cour suprême a conclu que l’Office des transports du Canada avait exercé ses pouvoirs de manière déraisonnable en refusant d’entendre la plainte d’un plaignant en lien avec les pratiques discriminatoires de Delta Airlines à l’égard de passagers obèses en raison du fait qu’il ne possédait pas la qualité pour agir dans l’intérêt public[33]. L’Office avait retenu que le plaignant ne contestait pas la validité constitutionnelle de la loi habilitante ou la légalité d’une mesure administrative, ce qui faisait obstacle à sa demande.
[38] Selon la Cour suprême, l’Office des transports a imposé un test impossible à satisfaire[34]. En effet, l’application du test de l’intérêt public proposé par l’Office « empêcherait tout groupe de défense de l’intérêt public ou groupe représentatif de se voir reconnaître la qualité pour agir devant l’Office, sans égard au contenu de sa plainte », ce qui est contraire à l’esprit de la loi alors que le régime législatif « oblige l’Office à promouvoir le transport accessible »[35].
[39] Cette affaire est très différente de celle qui nous occupe. Dans Delta Air Lines, il était question du contrôle de la manière dont un organisme administratif, l’Office des transports, exerçait ses pouvoirs en vue de promouvoir le transport accessible, en conformité avec le mandat confié à cet organisme public par le législateur. Rien dans cet arrêt n’étaye la possibilité que la qualité pour agir dans l’intérêt public puisse être reconnue à une partie privée qui cherche à en forcer une autre à respecter les dispositions d’une loi à caractère public.
[40] L’appelante soumet également à l’appui de ses prétentions le jugement Conseil des Innus Pessamit c. Hydro-Québec[36] rendu par la Cour supérieure. Or, dans cette affaire, le Conseil des Innus de Pessamit et Luc Labrie, un Pessamiuilnut, présentaient une demande d’injonction afin de limiter le niveau de rétention du réservoir Manicouagan, en invoquant le non-respect de diverses lois environnementales. Soulignons que le réservoir est situé sur le territoire ancestral revendiqué par le peuple Innu et que les demandeurs avaient sans doute des perspectives distinctes à faire valoir à ce sujet. Par ailleurs, il ne s’agissait pas d’un litige purement privé.
[41] Selon l’article 3.1.1 de la Loi sur Hydro-Québec[37], la Société est mandataire de l’État. Il s’agissait donc véritablement d’un litige de droit public visant le contrôle de la légalité des actes de l’État. Le juge indique d’ailleurs qu’« on réfère ici à un débat qui dépasse les simples intérêts privés d’une partie » et que « [d]e par son rôle, son étendue, son impact, le réservoir Manicouagan revêt une grande importance pour la province et la société d’État qui l’opère » [renvoi omis][38].
[42] Ajoutons que le droit d’ester en justice du demandeur Labrie était expressément permis par l’article 19.3 de la Loi sur la qualité de l’environnement[39], cet article autorisant qu’une demande d’injonction puisse être présentée par « toute personne physique domiciliée au Québec qui fréquente un lieu à l’égard duquel une contravention à la présente loi ou aux règlements est alléguée ou le voisinage immédiat de ce lieu ». Un tel droit autonome d’ester en justice n’existe pas sous le régime de la LBESA.
[43] Je ne puis souscrire à l’argument de l’appelante selon lequel la qualité pour agir dans l’intérêt public devrait lui être reconnue en vue de contraindre l’intimé à respecter une loi d’ordre public. Une telle conclusion ouvrirait la porte à tout recours entrepris par quiconque à l’encontre de gestes posés par toute personne physique ou morale contrevenant à une loi donnée. Le fait d’invoquer le caractère d’intérêt public d’une loi – caractère qu’ont la plupart, si ce n’est la totalité des lois – ne peut suffire à engendrer un tel élargissement de la qualité pour agir dans l’intérêt public.
[44] Quoique ces constats suffiraient à sceller le sort de l’appel, j’ajouterais les commentaires suivants.
[45] Le recours proposé par l’appelante ne vise pas à favoriser, dans une optique d’accès à la justice, les intérêts de personnes défavorisées ou marginalisées qui n’auraient autrement pas accès aux tribunaux pour faire contrôler des actions étatiques.
[46] Le présent recours a pour objet non pas la protection des personnes, mais celle des animaux. À ce sujet, les propos de notre Cour dans l’arrêt Road to Home Rescue Support c. Ville de Montréal s’avèrent pertinents :
[22] Ainsi, il faut rappeler d’abord que si l’animal est, aux termes de l’art. 898.1 C.c.Q., un être doué de sensibilité et protégé par certaines lois particulières, il demeure néanmoins assujetti au régime juridique des biens. Or, seule peut ester en justice à propos d’un bien la personne qui détient des droits sur ce bien et qui, au sens de l’art. 85, al. 1 C.p.c., possède alors l’intérêt juridique requis pour en assurer la protection ou la mise en œuvre[40].
[47] Dans cette affaire, la Cour a également jugé que l’organisme Road to Home Rescue Support (« RHRS »), qui souhaitait contester en justice une décision municipale déclarant un chien de type « pitbull » dangereux et ordonnant son euthanasie, ne pouvait prétendre agir dans l’intérêt public. En effet, selon la Cour, la décision de déclarer le chien dangereux ne soulevait aucune question de droit public transcendant l’intérêt des parties qui étaient les plus directement touchées, il existait d’autres moyens efficaces de soulever la question et l’organisme RHRS n’était pas directement concerné par la réglementation municipale en cause[41]. Ces préoccupations sont transposables ici.
[48] Par ailleurs, en l’espèce, l’existence d’un régime réglementaire et d’un organisme de réglementation, le MAPAQ, détenant tous les pouvoirs requis en application de la LBESA pour répondre aux questions soulevées par l’appelante en lien avec la protection des animaux, sont des considérations qui m’apparaissent incontournables.
[49] La LBESA constitue un cadre réglementaire complet et exhaustif en matière de protection des animaux. Elle impose des obligations aux propriétaires ou gardiens d’animaux quant à la protection de leur bien-être et de leur sécurité[42]. Un régime de permis y est établi[43]. L’administration de la LBESA est confiée au MAPAQ[44].
[50] Il découle de l’article 15 de la LBESA que toute personne qui a des motifs raisonnables de croire que le bien-être ou la sécurité d’un animal est compromis peut porter plainte au MAPAQ et ne peut être, du fait de cette plainte, poursuivie en justice.
[51] La LBESA accorde des pouvoirs d’inspection et d’enquête au ministre[45] et lui confère également le pouvoir de prendre des ordonnances pour assurer le respect de ses dispositions, notamment lorsque les activités d’un propriétaire ou d’un gardien causent de la détresse à un animal ou mettent en danger sa sécurité[46]. Les ordonnances ainsi prises peuvent être contestées devant la Cour du Québec[47].
[52] La LBESA pourra être complétée par des dispositions réglementaires adoptées par le Gouvernement et permettant : de désigner des animaux visés par la LBESA, d’intégrer des normes externes relatives aux soins des animaux, de déterminer les conditions auxquelles est assujetti l’exercice d’une activité impliquant un animal ou encore d’exempter de l’application de la LBESA des personnes, des espèces ou encore des types d’activités[48]. Finalement, la LBESA inclut des dispositions pénales[49]. Notamment, les personnes morales qui contreviennent à l’article 6 sur la détresse de l’animal s’exposent à des amendes pouvant aller jusqu’à 125 000 $[50].
[53] Les ordonnances sollicitées par l’appelante pourraient être prises par le MAPAQ. Aussi, les propriétaires ou gardiens qui compromettent la sécurité des animaux ou leur causent de la détresse peuvent faire l’objet de poursuites pénales et se voir imposer des amendes substantielles[51].
[54] L’appelante n’allègue pas que le MAPAQ n’exerce pas ses fonctions de réglementation, de surveillance et de prise d’ordonnances, ou encore que le MAPAQ et le Directeur des poursuites criminelles et pénales n’assurent pas l’application de la LBESA. Ni l’appelante ni ses dirigeants n’ont fait de demande d’autorisation d’intenter une poursuite privée en application du paragraphe 9(3°) du Code de procédure pénale[52].
[55] Le MAPAQ, comme organisme de régulation, est mieux placé que les tribunaux pour recueillir toutes les considérations pertinentes, notamment auprès de l’industrie, et pour réglementer au premier chef les rodéos.
[56] La protection des animaux lors de rodéos, une activité culturelle et économique très importante dans certaines régions du Québec, soulève des questions complexes de science vétérinaire et d’éthique, de même que des enjeux spécialisés quant à la nature même de ces activités qui chevauchent le sport et le spectacle.
[57] De manière plus générale, la question de la protection du bien-être et de la sécurité des animaux est un enjeu de société qui nécessite, dans l’état actuel du droit, de soupeser une multiplicité de considérations afférentes à divers domaines, qu’il s’agisse de la science vétérinaire, de l’éthique, de l’économie, de l’industrie agroalimentaire, de la science (utilisation d’animaux pour la recherche pharmaceutique, médicale ou génétique), des activités de loisir (chasse, pêche, divertissement – comme dans le cas des rodéos), du droit criminel (criminalisation de la cruauté envers les animaux) ou des activités ou pratiques traditionnelles des peuples autochtones[53].
[58] Des visions divergentes existent dans la société au sujet du statut des animaux que les dispositions du Code civil du Québec considèrent comme doués de sensibilité, mais assujettissent néanmoins au régime du droit des biens[54].
[59] Dans ce contexte, le législateur et les organes exécutifs sont mieux positionnés que les tribunaux pour effectuer la pondération des considérations possiblement contradictoires que soulèvent le statut et la protection des animaux.
[60] En somme, le recours proposé ne met pas en cause des actes de l’État, mais d’une partie privée, un promoteur de rodéos. Le principe de la légalité n’est pas respecté, pas plus que celui de l’accès à la justice. Il existe en outre un cadre réglementaire et exhaustif confiant à un organisme public – le MAPAQ – la protection du bien-être et de la sécurité des animaux sous l’égide de la LBESA. Des travaux auxquels participe l’appelante sont d’ailleurs en cours en vue d’encadrer les activités de rodéo.
[61] À mon avis, le recours proposé par l’appelante ne constitue pas une manière raisonnable et efficace de saisir les tribunaux de la question de savoir si la prise du veau au lasso et le terrassement du bouvillon lors de rodéos constituent des mauvais traitements ou compromettent le bien-être et la sécurité de ces animaux et seraient, de ce fait, contraires aux dispositions de la LBESA[55].
[62] Ce sont les motifs pour lesquels je proposerais le rejet de l’appel.
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SIMON RUEL, J.C.A. |
[1] Communauté Droit Animalier Québec – DAQ c. Festival Western de St-Tite inc., C.S. Saint-Maurice, n° 410-17-002039-225, 21 avril 2023, Paradis, j.c.s. [jugement entrepris].
[2] Loi sur le bien-être et la sécurité de l’animal, RLRQ, c. B-3.1.
[3] Pièce P-8 – Transaction et procès-verbal du jugement homologuant la transaction dans le dossier 500-17-098815-171, 16 juin 2017, M.A., p. 158.
[4] Jugement entrepris, paragr. 55.
[5] Jugement entrepris, paragr. 27-30.
[6] Jugement entrepris, paragr. 31-32.
[7] Jugement entrepris, paragr. 33-38.
[8] Jugement entrepris, paragr. 39-42.
[9] Jugement entrepris, paragr. 46-48.
[10] Jugement entrepris, paragr. 49-52.
[11] Colombie-Britannique (Procureur général) c. Conseil des Canadiens avec déficiences, 2022 CSC 27, paragr. 2, 37 et 38.
[12] Colombie-Britannique (Procureur général) c. Conseil des Canadiens avec déficiences, 2022 CSC 27, paragr. 38.
[13] Conseil canadien des Églises c. Canada (ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 R.C.S. 236, p. 250 et 252, cité dans Colombie-Britannique (Procureur général) c. Conseil des Canadiens avec déficiences, 2022 CSC 27, paragr. 40.
[14] Colombie-Britannique (Procureur général) c. Conseil des Canadiens avec déficiences, 2022 CSC 27, paragr. 33 et 34.
[16] Canada (Procureur général) c. Downtown Eastside Sex Workers United Against Violence Society, 2012 CSC 45. Voir aussi Borowski c. Canada (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 342; Nova Scotia Board of Censors c. McNeil, [1976] 2 R.C.S. 265.
[17] Coroner en chef du Québec c. Duhamel, 2021 QCCA 796, demande d’autorisation d’appel à la Cour suprême rejetée, 17 février 2022, no 39760.
[18] Canada (Procureur général) c. Downtown Eastside Sex Workers United Against Violence Society, 2012 CSC 45, paragr. 44-52.
[19] Coroner en chef du Québec c. Duhamel, 2021 QCCA 796, paragr. 68, demande d’autorisation d’appel à la Cour suprême rejetée, 17 février 2022, no 39760.
[20] Colombie-Britannique (Procureur général) c. Conseil des Canadiens avec déficiences, 2022 CSC 27, paragr. 28.
[21] Colombie-Britannique (Procureur général) c. Conseil des Canadiens avec déficiences, 2022 CSC 27, paragr. 29 et 30.
22 Colombie-Britannique (Procureur général) c. Conseil des Canadiens avec déficiences, 2022 CSC 27, paragr. 52 et 54.
[23] Canada (Procureur général) c. Downtown Eastside Sex Workers United Against Violence Society, 2012 CSC 45, paragr. 31-33; Colombie-Britannique (Procureur général) c. Conseil des Canadiens avec déficiences, 2022 CSC 27, paragr. 33 et 52.
[24] Colombie-Britannique (Procureur général) c. Conseil des Canadiens avec déficiences, 2022 CSC 27, paragr. 52; Canada (Procureur général) c. Downtown Eastside Sex Workers United Against Violence Society, 2012 CSC 45, paragr. 49.
[25] Colombie-Britannique (Procureur général) c. Conseil des Canadiens avec déficiences, 2022 CSC 27, paragr. 37-40.
[26] Canada (Procureur général) c. Downtown Eastside Sex Workers United Against Violence Society, 2012 CSC 45, paragr. 23; Sur les mesures administratives, voir Coroner en chef du Québec c. Duhamel, 2021 QCCA 796, paragr. 69, demande d’autorisation d’appel à la Cour suprême rejetée, 17 février 2022, no 39760. C’est d’ailleurs ce qui a fait l’objet de l’arrêt Finlay c. Canada (Ministre des Finances), [1986] 2 R.C.S. 607, où la Cour suprême s’est demandé « si la même valeur doit être attribuée à l’intérêt public dans le maintien du respect des limites de l’autorité administrative que celle que cette Cour a attribuée, dans les arrêts Thorson, McNeil et Borowski, à l'intérêt public dans le maintien et le respect des limites de l’autorité législative », question à laquelle elle a répondu par l’affirmative : paragr. 31-32.
[27] Colombie-Britannique (Procureur général) c. Conseil des Canadiens avec déficiences, 2022 CSC 27, paragr. 35 et 36.
[28] Colombie-Britannique (Procureur général) c. Conseil des Canadiens avec déficiences, 2022 CSC 27, paragr. 52 et 55; Canada (Procureur général) c. Downtown Eastside Sex Workers United Against Violence Society, 2012 CSC 45, paragr. 51.
[29] Canada (Procureur général) c. Downtown Eastside Sex Workers United Against Violence Society, 2012 CSC 45, paragr. 31; Colombie-Britannique (Procureur général) c. Conseil des Canadiens avec déficiences, 2022 CSC 27, paragr. 59.
[30] Jugement entrepris, paragr. 48.
[31] Ainsi, dans Reece v. Edmonton (City), 2011 ABCA 238, demande d’autorisation d’appel à la Cour suprême rejetée, 26 avril 2012, no 34454, bien que la juge Fraser fût dissidente, elle relevait à mon avis correctement le principe selon lequel la reconnaissance de la qualité pour agir vise à offrir un recours au citoyen à l’encontre des actes de l’État qui ne sont pas conformes à la loi : paragr. 160, 170, 171 et 175.
[32] Delta Air Lines Inc. c. Lukács, 2018 CSC 2.
[33] Delta Air Lines Inc. c. Lukács, 2018 CSC 2, paragr. 2 et 13-14.
[34] Delta Air Lines Inc. c. Lukács, 2018 CSC 2, paragr. 17 et 19-20.
[35] Delta Air Lines Inc. c. Lukács, 2018 CSC 2, paragr. 19 et 20.
[36] Conseil des Innus Pessamit c. Hydro-Québec, 2020 QCCS 4345.
[37] Loi sur Hydro-Québec, RLRQ, c. H-5.
[38] Conseil des Innus Pessamit c. Hydro-Québec, 2020 QCCS 4345, paragr. 44.
[39] Loi sur la qualité de l’environnement, RLRQ, c. Q-2.
[41] Road to Home Rescue Support c. Ville de Montréal, 2019 QCCA 2187, paragr. 27-29.
[42] Loi sur le bien-être et la sécurité de l’animal, RLRQ, c. B-3.1, voir notamment les articles 5-13 et 21.
[43] Loi sur le bien-être et la sécurité de l’animal, RLRQ, c. B-3.1, articles 16-34.
[44] Loi sur le bien-être et la sécurité de l’animal, RLRQ, c. B-3.1, article 95.
[45] Loi sur le bien-être et la sécurité de l’animal, RLRQ, c. B-3.1, articles 35 et s. et 55-57.
[46] Loi sur le bien-être et la sécurité de l’animal, RLRQ, c. B-3.1, articles 58 et s.
[47] Loi sur le bien-être et la sécurité de l’animal, RLRQ, c. B-3.1, article 60.
[48] Loi sur le bien-être et la sécurité de l’animal, RLRQ, c. B-3.1, article 64.
[49] Loi sur le bien-être et la sécurité de l’animal, RLRQ, c. B-3.1, articles 65 et s.
[50] Loi sur le bien-être et la sécurité de l’animal, RLRQ, c. B-3.1, paragraphe 68(1°).
[51] Loi sur le bien-être et la sécurité de l’animal, RLRQ, c. B-3.1, paragraphe 68(1°).
[52] Code de procédure pénale, RLRQ, c. C-25.1.
[53] Reece v. Edmonton (City), 2011 ABCA 238, paragr. 57 (motifs dissidents de la juge en chef Fraser), demande d’autorisation d’appel à la Cour suprême rejetée, 26 avril 2012, no 34454.
[54] Code civil du Québec, RLRQ, c. CCQ-1991, articles 898.1 et s.
[55] Reece v. Edmonton (City), 2011 ABCA 238, paragr. 26 (motifs du juge Slatter, pour la majorité), demande d’autorisation d’appel à la Cour suprême rejetée, 26 avril 2012, no 34454.
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