Décision

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Roussin Bizier c. Cliche Auto Ford Thetford inc.

2025 QCTAT 399

 

 

TRIBUNAL ADMINISTRATIF DU TRAVAIL

(Division des relations du travail)

 

 

Région :

Québec

 

Dossier :

1357001-31-2402

Dossier employeur :

1101171

 

 

Québec,

le 31 janvier 2025

______________________________________________________________________

 

DEVANT LA JUGE ADMINISTRATIVE :

Annie Laprade

______________________________________________________________________

 

 

 

Martin Roussin Bizier

 

Partie demanderesse

 

 

 

c.

 

 

 

Cliche Auto Ford Thetford inc.

 

Partie défenderesse

 

 

 

______________________________________________________________________

 

DÉCISION

______________________________________________________________________

L’APERÇU

  1.                Le 15 janvier 2024, le salarié, Martin Roussin Bizier, est congédié par son employeur, Cliche Auto Ford Thetford inc., quelques jours après avoir été déclaré coupable de deux infractions d’agression sexuelle.
  2.                Il conteste cette mesure en se fondant sur l’article 124 de la Loi sur les normes du travail[1] parce qu'il juge que le congédiement est discriminatoire et contraire à l’article 18.2 de la Charte des droits et libertés de la personne[2]. Il demande à être réintégré dans son emploi de même qu’une indemnité pour le salaire perdu[3].
  3.                L’employeur confirme avoir congédié le salarié parce qu’il a été déclaré coupable d’infractions criminelles et ajoute que ces infractions sont liées à son emploi. Elles constituent donc une cause juste et suffisante de congédiement. Il considère que la réintégration du salarié serait impossible compte tenu de ces antécédents judiciaires.
  4.                Le recours entrepris soulève deux questions :
  5.                Le Tribunal décide que l’employeur n’a pas fait la preuve d’un lien objectif entre les condamnations d’infractions criminelles et l’emploi du salarié. Même en considérant leur médiatisation, celles-ci n’ont pas d’incidence préjudiciable, tangible, concrète et réelle sur sa capacité d’exercer ses fonctions. La plainte est donc accueillie et il y a lieu d'ordonner la réintégration du salarié puisque les motifs invoqués par l’employeur, les mêmes que ceux invoqués au soutien du congédiement, sont écartés.  

LE CONTEXTE

  1.                Cliche auto est un concessionnaire automobile Ford vendant des véhicules neufs et d’occasion.
  2.                Il emploie trois conseillers aux ventes dont les principales fonctions sont ainsi décrites par l’employeur[4] :

Dans le respect de la culture et des valeurs de la concession, le titulaire du poste sert de guide pour faciliter l'expérience d'achat du client. Il facilite l'entrevue, au rythme du client, pour découvrir ses préférences, les besoins et les motifs d'achat. Il rapproche les besoins du client du modèle et de l'équipement, et présente le véhicule en fonction de l'intérêt du client. Il présente une proposition financière et mène le processus de livraison. Finalement, il assure un suivi avec la clientèle après la livraison en vue de la fidéliser.

  1.                Chez Cliche Auto, les clients font affaire avec le conseiller de leur choix. Ceux-ci travaillent de façon autonome, c’est-à-dire sans supervision étroite[5].
  2.                Compte tenu de la configuration des locaux, ils sont rarement seuls avec les clients. Les bureaux sont partiellement ouverts[6] et les portes ne sont jamais fermées. Bref, tout le monde s’entend parler.
  3.            L’employeur dit se démarquer de ses compétiteurs par ses valeurs, soit « le respect, la satisfaction de [la] clientèle, le professionnalisme […] »[7]. C’est pourquoi, parmi les compétences et qualités recherchées pour occuper cette fonction, il insiste sur l’honnêteté et la conscience professionnelle. Le conseiller se doit d’être « honnête dans ses rapports avec les autres, fait en sorte que sa vie personnelle n'ait pas d'influence négative sur son efficacité au travail »[8].
  4.            Le salarié y travaille depuis 2016. Il est le vendeur ayant le plus d’expérience et le plus performant. Il entretient de bonnes relations avec ses collègues et clients et il a tissé des liens d’amitié avec deux des copropriétaires de l’entreprise, particulièrement avec celle qui occupe aussi la fonction de directrice générale.

Les infractions criminelles

  1.            Les événements ont lieu en septembre 2022, lors de l'enterrement de vie de garçon du salarié. En soirée, ce dernier, son cousin et un collègue sortent dans des bars à proximité de leur hôtel. Il porte alors des vêtements féminins colorés, un déguisement qui attire les regards. Des inconnus l’arrêtent dans la rue pour jaser et prendre des photos avec lui dans une ambiance festive.
  2.            C’est lors de la prise de photos qu’il a commis des attouchements sexuels non consensuels sur une femme, puis sur une connaissance de celle-ci. Elles ont 18 et 19 ans. Une bagarre survient ensuite lorsqu’un ami des victimes s’en prend au salarié.  Son cousin riposte et frappe l’assaillant avec une canne. L’homme s’écroule au sol.
  3.            Le 14 septembre, le salarié est accusé d'avoir agressé sexuellement les deux jeunes femmes avec qui il a été photographié[9]. Il est arrêté et remis en liberté avec conditions quelques jours plus tard.
  4.            L’employeur le suspend de ses fonctions, sans salaire, le temps que la poussière retombe. Les représentants de l’employeur expliquent avoir maintenu le lien d’emploi du salarié malgré la couverture médiatique négative provoquée par son arrestation parce qu’ils croient à sa version des faits et à son innocence.
  5.            La couverture médiatique et les publications sur les médias sociaux cessent vers la fin du mois de septembre, mais la suspension se poursuit jusqu’au 30 janvier 2023[10]. Il est alors réintégré dans ses fonctions de conseiller et il demeure en poste jusqu’à ce qu’il soit déclaré coupable, le 11 janvier 2024[11].

L’ANALYSE

Existe-t-il un lien objectif entre les infractions d’agression sexuelle pour lesquelles le salarié a été déclaré coupable et l’emploi de conseiller aux ventes de véhicule automobile chez Cliche Auto?

  1.            L’employeur soutient que le salarié met à risque les clientes de l’entreprise avec qui il a des contacts quotidiens et fréquents.
  2.            Il considère que la médiatisation des événements et la connaissance du public des antécédents du salarié portent atteinte à la réputation, l’image et la crédibilité de l’entreprise. Cet impact est d’autant plus grand pour un commerce de Thetford Mines, une municipalité d’environ 20 000 habitants.
  3.            Le salarié plaide qu’aucun lien objectif n’a été démontré entre les infractions et son emploi. Subsidiairement, il allègue que ce lien, minime, est insuffisant pour le priver de la protection de ses droits énoncés à l’article 18.2 de la Charte.
  4.            Pour les motifs exposés ci-dessous, le Tribunal conclut que l’employeur n’a pas fait la preuve des risques que le salarié présente dorénavant pour la clientèle ni que la médiatisation de son arrestation et de sa condamnation ont une incidence préjudiciable réelle sur sa capacité d’exercer les tâches de son emploi.

Le droit

  1.            La Charte des droits et libertés de la personne protège le droit à l’emploi des personnes ayant des antécédents criminels, des stigmates injustifiés :

18.2. Nul ne peut congédier, refuser d’embaucher ou autrement pénaliser dans le cadre de son emploi une personne du seul fait qu’elle a été déclarée coupable d’une infraction pénale ou criminelle, si cette infraction n’a aucun lien avec l’emploi ou si cette personne en a obtenu pardon.

  1.            Le droit à l’emploi et la réinsertion des personnes condamnées dans le marché du travail sont des valeurs importantes dans la société québécoise, comme le rappelle la Cour suprême du Canada dans la décision Maksteel[12] :

63 Le droit à l’emploi et à la réinsertion dans le marché du travail des personnes condamnées sont des valeurs importantes dans notre société, comme en témoigne l’art. 18.2. En matière d’emploi, les tribunaux doivent dénoncer avec vigueur les cas de discrimination fondée sur les antécédents judiciaires. La maxime « criminel un jour, criminel toujours » n’a pas sa place dans notre société. Les individus qui ont acquitté leur dette envers la société ont droit de la réintégrer et d’y vivre sans courir le risque d’être dévalorisés et injustement stigmatisés.

[Notre soulignement]

  1.            L’article 18.2 doit donc être interprété de façon large et libérale afin de permettre la réalisation de ces objectifs.
  2.            Selon la Cour suprême, les stigmates sont injustifiés et donc discriminatoires, lorsque l’infraction commise n’est pas objectivement liée à l’emploi, et ce, peu importe la gravité du crime. Ce sera le cas si la mesure imposée découle d’une perception « que l’employé est moins apte à effectuer le travail et moins digne d’être reconnu en tant qu’être humain en raison de ses antécédents judiciaires »[13].
  3.            À l’inverse, s’il y a un lien entre l’infraction et l’emploi, l’employeur a le droit d’imposer une mesure à un employé n’ayant pas obtenu un pardon. Par contre, c’est le seul motif qu’il peut invoquer[14] et il lui incombe de faire la preuve de l’existence de ce lien[15].
  4.            La jurisprudence a établi que ce lien doit être objectif et reposer sur des éléments factuels. Dans une décision de septembre 2024[16], le Tribunal cite avec approbation l’auteur Brunelle[17] selon qui la preuve d’un lien avec l’emploi sera établie si l'on peut raisonnablement conclure que l’infraction « a […] une incidence préjudiciable « tangible », « concrète » et « réelle » « sur la capacité du salarié d’exercer ses fonctions :

[52] Comme le souligne l’auteur Christian Brunelle[11], il est impératif de distinguer la gravité du crime et le lien d’emploi :

Partant, malgré le fait qu’un employé ait pu adopter une conduite qui choque outrageusement la conscience, cette considération n’est pas, en soi, déterminante pour justifier son exclusion du milieu du travail. Encore faut-il qu’au terme d’une évaluation objective, l’on puisse raisonnablement conclure que l’infraction commise par l’employé a, selon la preuve, une incidence préjudiciable « tangible », « concrète » et « réelle » sur sa capacité d’exercer ses fonctions.

[…]

En somme, sans nier sa pertinence, la nature de l'infraction commise ne doit pas être le point de mire de l'analyse. Celle-ci doit plutôt porter sur le « lien avec l’emploi » c'est-à-dire sur la faculté de l'employé d'accomplir efficacement son travail malgré ses démêlés avec la justice. Cela commande des tribunaux un effort d’abstraction dont certains, force est de l’admettre, se sont à l’occasion montrés incapables.

[Notre soulignement]

[Emphase ajoutée]

  1.            Ce lien ne peut être démontré en invoquant des stéréotypes ou des hypothèses. De plus, le Tribunal doit tenir compte du contexte du dossier et analyser la preuve de façon globale et concrète[18]. Le niveau de responsabilité du poste, la nature particulière des activités de l’employeur et le risque que pose l’infraction sont des éléments pertinents à cette analyse.

Le risque pour la clientèle

  1.            Ayant été condamné pour agressions sexuelles, le salarié présente un risque pour sa clientèle féminine selon l’employeur. Puisque ses fonctions l’amènent à être seul avec une cliente lors d’essai routier et que les femmes sont vulnérables, le risque de récidive existe et constitue un lien objectif avec son emploi.
  2.            Cette proposition repose sur une interprétation étroite de l’article 18.2 de la Charte, et omet de considérer l’objectif de la disposition. Elle fait également appel à des généralités qui, si elles sont retenues, rendraient son application presque théorique lorsqu’il est question d’infraction à caractère sexuel.
  3.            Traitant de la preuve d’un risque pour établir un lien entre une condamnation criminelle et un emploi, l’auteure Fournier rappelle qu’il faut considérer le but de la Charte et éviter d’interpréter l’article 18.2 d’une manière qui rendrait la protection qu’elle offre purement théorique. Elle ajoute que le risque doit être étroitement associé à l’exécution sûre et efficace des tâches ou à un risque pour la clientèle, particulièrement lorsqu’elle est vulnérable[19] :

[…]

Le risque ou le danger invoqué par l’employeur pour établir un lien avec l’emploi au sens de l’article 18.2 ne doit pas être désincarné. Il doit être étroitement associé à l’exécution sûre et efficace des tâches ou à un risque pour la clientèle. Par ailleurs, la jurisprudence accorde une attention toute particulière aux situations où l’emploi s’exerce auprès d’une clientèle vulnérable. Ici, encore, les automatismes n’ont pas leur place.

[Notre soulignement]

  1.            En l'occurrence, le Tribunal ne peut pas raisonnablement conclure que les condamnations ont une incidence tangible, concrète et réelle sur la capacité du salarié d’exercer ses fonctions de conseiller aux ventes parce que la nature. La gravité et les circonstances dans lesquelles ces infractions ont été commises n’ont pas de lien avec son emploi.
  2.            Ainsi, les faits à l’origine des condamnations sont survenus à la sortie de bars, à l'occasion de l’enterrement de vie de garçon du salarié. Les attouchements sexuels non consensuels sont posés alors qu’il est photographié dans un lieu public, sous les yeux de ses compagnons et des personnes accompagnant les victimes.
  3.            Rien à voir, donc, avec ses fonctions chez l’employeur.
  4.            Bien que ce soit la source des inquiétudes de l’employeur, aucune précision n’est apportée quant à la fréquence des essais routiers des conseillers avec des personnes ou des femmes seules. Cependant, le salarié établit qu’environ 20 % de ses ventes ont été faites à des femmes tant en 2022 qu’en 2023. Or, au moment de son congédiement, il cumule environ huit ans de service chez l’employeur, sans incident de cette nature.
  5.            La directrice générale en convient. Elle reconnait également que le retour au travail du salarié en janvier 2023 se déroule sans réelles complications.
  6.            Néanmoins, elle raconte deux anecdotes impliquant le salarié. À l’été 2023, il aurait posé le regard sur les seins d’une cliente et eu « le fixe ». Puis, des collègues auraient entendu le salarié parler de sa vie sexuelle à l’occasion d’un party de Noël. Ces incidents n’ont donné lieu à aucune mesure disciplinaire.
  7.            Le Tribunal considère que ces incidents ne démontrent pas que le salarié présente un risque de récidive pour la clientèle. Ils n’ont d’ailleurs pas été considérés comme tels par l’employeur au moment des faits.
  8.            L’employeur insiste sur l’effet de la condamnation du salarié sur sa capacité à exercer ses fonctions. Jusqu’alors, les copropriétaires ont cru à son innocence, mais le jugement de la Cour du Québec énonce clairement qu’il a posé les gestes reprochés. C’est pourquoi il ne peut plus être laissé seul avec une cliente. Il affirme que, de façon générale, les femmes sont des personnes vulnérables, ce qui vaut aussi pour ses clientes.
  9.            Cette croyance de l’employeur qu’une agression puisse se produire à l'occasion d’un essai routier pour le seul motif que le salarié a été déclaré coupable de faits survenus dans un contexte privé, sans commune mesure avec celui qui prévaut au travail, relève d’hypothèses voire de stéréotypes non étayés par la preuve.
  10.            D’ailleurs, le salarié est en liberté dans l’attente de son procès et le demeure, malgré sa condamnation de janvier 2024, pendant que son appel est pendant. La preuve ne fait pas état de restrictions l’empêchant d’être seul en présence de femmes[20], hormis les victimes.
  11.            Au surplus, pour qualifier une clientèle de vulnérable, la jurisprudence prend en compte le contexte dans lequel elle se trouve et la mission des entreprises. C'est le cas des personnes mineures sous l’autorité d’adulte[21], des personnes ainées autonomes, semi-autonomes ou en légère perte d’autonomie au niveau physique ou cognitif ayant besoin des services sur leur lieu de résidence,[22] et des résidents d’un centre de réadaptation dépendant du personnel pour leurs soins et leur protection[23]. De même, les victimes d’agressions sexuelle sont qualifiées de vulnérables face à un pompier ayant pour fonction d’agir comme premier répondant auprès de telles victimes[24].
  12.            Ces affaires, on le voit, sont significativement différentes du présent cas qui se compare davantage à celui décrit dans la décision Reitmans[25]. Le plaignant était congédié après avoir été déclaré coupable d’abus sexuel sur une fillette. L’employeur soutenait l’existence d’un lien avec son emploi de superviseur d’un centre de distribution, entre autres parce qu’il dirigeait une équipe composée de plus de 90 % des femmes.
  13.            Le Tribunal rejette cette allégation[26] :

[73] […] Le seul fait que les salariés soient majoritairement des femmes et des travailleurs immigrés, ne suffit aucunement pour établir leur vulnérabilité en rapport avec les condamnations imposées au plaignant. Aucun fait mis en preuve ne permet de supporter cette allégation.

[Notre soulignement]

  1.            Ce constat s'applique en l’espèce.
  2.            Précisons que, même en tenant pour acquise la vulnérabilité de la clientèle féminine de l’employeur, cela ne constitue pas en soi un lien objectif entre une infraction et le travail. Dans une affaire mettant en cause une résidence pour personnes non autonomes, l’arbitre Robert Côté écrit que leur grande vulnérabilité ne justifie pas d’exclure tout employé ayant des antécédents judiciaires, mais uniquement ceux qui posent un risque pour cette clientèle. Il doit donc, même dans ces cas, « y avoir démonstration d’une relation objective avec les exigences de l’emploi concerné »[27].
  3.            Ainsi, la preuve soumise par l’employeur ne permet pas de conclure que les infractions commises par le salarié ont une incidence préjudiciable, tangible, concrète et réelle sur sa capacité d’exercer ses fonctions parce qu’il présente un risque pour la clientèle.
  4.            L’employeur insiste sur l’importance du service à la clientèle et du respect pour lui et pour le manufacturier Ford. Il considère que les infractions pour lesquelles le salarié est condamné heurtent ces valeurs.
  5.            Les valeurs d’une entreprise, tout comme sa mission, sont certes pertinentes à l’analyse contextuelle des faits. Toutefois, elles ne constituent pas en soi un lien objectif entre l’infraction et l’emploi.
  6.            L’arbitre Nadeau rejette un tel syllogisme en annulant le congédiement d’un pompier condamné pour des voies de faits graves à la suite d’une bagarre dans un bar. L’argument voulant que le pompier ayant posé un geste contraire à sa mission ne puisse plus occuper son emploi est fondé sur une preuve « désincarnée à la fois des tâches d’un pompier et du contexte de l’événement qui a donné lieu à la condamnation »[28]. Il s’en explique ainsi :

101. […] La référence à la mission du Service est sûrement pertinente, mais ne peut établir in se que toute infraction commise par un salarié, indépendamment du contexte de celleci, puisse être considérée incompatible avec cette mission à moins de conférer à cette dernière une portée transcendant l’emploi même et bien concret d’une personne salariée. Répéter que la mission du Service consiste à ne pas blesser les gens, ni à les envoyer à l’hôpital est une assertion incontestable, mais valant sûrement pour l’ensemble des employeurs québécois. Et même pour la société en général. Il importe plutôt, selon moi, de vérifier comment, de façon objective, l’infraction commise a un lien avec l’emploi.

[Notre soulignement]

  1.            Au-delà des considérations morales et malgré la gravité des faits, l’employeur doit établir l’existence d’un lien objectif qui ne soit pas fondé sur des stéréotypes[29] :

110. […] Cependant, eu égard à la situation à l’étude et en tenant compte de la preuve soumise par l’employeur, je ne vois pas sur quelle base le chef Hébert peut déclarer qu’avant sa condamnation, le plaignant était en mesure de porter assistance, mais qu’après le jugement, il « ne portera pas assistance ; il a déjà fait une action contraire à cela ». Cette assertion, […] dépourvues de toute assise, me paraissent beaucoup plus de l’ordre de perceptions, voire de préjugés, que d’une preuve qui établirait in se, qu’un lien objectif existerait dorénavant avec l’emploi de pompier à temps partiel du plaignant et l’infraction commise.

[Notre soulignement]

  1.            Les prétentions de l’employeur en l’espèce doivent être rejetées pour les mêmes motifs. Les valeurs de respect et l’importance du service à la clientèle chez Cliche Auto ne créent pas automatiquement un lien entre toute infraction témoignant d’un manque de respect et l'emploi de conseiller aux ventes.

L’atteinte à la réputation de l’entreprise

  1.            Le 15 janvier, l’employeur congédie le salarié parce que sa déclaration de culpabilité a été médiatisée et portée à la connaissance du public incluant la clientèle de Cliche Auto à Thetford Mines. La crédibilité du salarié en est affectée et cela nuit à la réputation de l’entreprise parce que celle-ci repose sur le professionnalisme de ses employés, particulièrement de ses conseillers qui portent des vêtements aux couleurs de l’employeur.
  2.            Selon l’employeur, la préservation de la réputation de l’entreprise est primordiale à sa pérennité. Cela est particulièrement important dans son milieu où tout le monde se connait.
  3.            L’employeur s’appuie sur une sentence arbitrale[30] impliquant un pompier coupable d'agression sexuelle pour conclure qu’une atteinte à la réputation peut être constatée lorsqu’un crime d’une gravité intrinsèque est communiqué au public par les médias. L’arbitre cite à cet égard un arrêt de la Cour d’appel[31] rendu en 1986 qui affirme que [32]:

[112] […]

«La gravité intrinsèque du crime commis, le fait que les média [sic] d’information en ont communiqué la survenance au public en général, même s’ils n’ont pas mentionné le nom du coupable, sont à mon sens suffisants en soi pour porter atteinte à la confiance que ce public peut et doit entretenir à l’égard d’un service qui a comme seule fonction de transporter les gens et en particulier les enfants d’une façon sécuritaire tant sur le plan physique qu’au point de vue respect de leur personne.

[…]

(mon soulignement)

[Emphase ajoutée]

  1.            Cet arrêt ne peut être appliqué sans nuances comme l’explique l’arbitre Denis Nadeau quelques années plus tard. Le dossier examiné par la Cour d’appel porte sur « un crime odieux, perpétré auprès d’une jeune enfant, dans des circonstances abjectes et ce, alors que le salarié était chauffeur d’autobus, et que la clientèle de l’employeur était composée d’enfants, à hauteur de 20 %. »[33]. De plus, l’arrêt ne traite pas de l’article 18.2 de la Charte qui n’était pas en vigueur au moment des faits.
  2.            Qui plus est, la gravité des infractions commises par le salarié est bien différente du « crime odieux » à l'origine de l’arrêt de la Cour d'appel précité.
  3.            Le Tribunal partage l’avis de l’arbitre Nadeau selon qui on ne peut pas « inférer, de la seule preuve d’une condamnation, que la réputation de l’employeur serait affectée et qu’il en découlerait donc illico un lien avec l’emploi. »[34] Pareil automatisme priverait la protection constitutionnelle de l’article 18.2 de la Charte de son effet utile, en faisant de la médiatisation de tout crime grave, un lien objectif avec un emploi à cause d’un possible effet sur la réputation de l’employeur[35] : 

131. C’est justement ce type d’approche, fondée largement sur des stéréotypes et non sur des faits établis en preuve, que le législateur a écarté en adoptant l’article 18.2 de la Charte (Maksteel, par. 63). Le lien avec l’emploi requiert plus que des inférences tirées de seules condamnations ou de médiatisation d’un dossier; il suppose une preuve, des éléments objectifs reliant l’infraction et le poste occupé. […]

[Notre soulignement]

  1.            Autrement dit, la médiatisation des condamnations pour des gestes posés dans le cadre de sa vie privée n’entraine pas automatiquement une atteinte à la réputation de l’employeur permettant d’inférer l’existence d'un lien objectif[36]. Celui-ci requiert la preuve d'éléments objectifs reliant l’infraction et le poste.
  2.            L’employeur n’a pas fait cette preuve.
  3.            Les événements survenus lors de l’enterrement de vie de garçon, l’arrestation puis la condamnation du salarié et de son cousin ont été rendus publics.
  4.            Le surlendemain des événements, une photo du salarié déguisé est publiée sur une page Facebook de même qu’une vidéo. Des gens cherchent à identifier l'homme qui a frappé une personne avec une canne. La directrice générale craint que cela mette en danger les personnes sur les lieux du travail ou que cette photo soit publiée sur la page Facebook de l’entreprise, l’associant ainsi à ces événements. Elle demande donc au salarié de ne pas se présenter à l’entreprise ce jour-là, ce qu’il accepte.
  5.            Le 14 septembre, des reportages sur l’arrestation du salarié et de son cousin sont diffusés sur TVA, sur le site internet de Radio-Canada et sur une station de radio de Beauce. Des articles sont aussi publiés dans des journaux, dont celui de Thetford Mines. Les accusés sont identifiés et leurs photos diffusées, mais le nom de l’employeur n’est pas mentionné[37].
  6.            Des captures d’écran du compte Facebook de Cliche Auto[38] montrent trois publications de propos désobligeants dont deux appellent au congédiement du salarié. La directrice générale affirme que des employés se sont dits peinés et apeurés. Des clients et des connaissances les ont contactés pour obtenir des informations sur ces événements.  
  7.            Elle affirme que l’image de l’entreprise est fortement touchée, sans toutefois présenter de preuve d’une fluctuation des niveaux d’achalandage en magasin ou en ligne ou encore d’une diminution des ventes après l’arrestation ni au moment de la condamnation du salarié.
  8.            Néanmoins, pour que les gens cessent de « contaminer » ses réseaux sociaux, l’employeur déclare publiquement se dissocier du salarié le temps que la justice suive son cours[39].
  9.            Dans les faits, le salarié exécute ses fonctions habituelles de janvier 2023 jusqu’à sa condamnation, soit pendant presque un an. Il affirme avoir fait une bonne performance au cours de 2023 et à sa connaissance, aucun client ou cliente ne refuse de faire affaire avec lui à cause des accusations criminelles. Cela n’est pas contredit.
  10.            Sa condamnation et celle de son cousin, le 11 janvier 2024, suscitent également l’intérêt des médias. Des reportages sont diffusés par Noovo, Radio-Canada, TVA et deux stations de radio et des articles sont publiés dans des journaux, dont celui de Thetford Mines[40].
  11.            Aucun commentaire négatif n’est publié sur le site internet ou sur les réseaux sociaux de Cliche Auto, mais les copropriétaires se disent embourbés de courriels et de téléphones des médias, de collègues et de leur cercle de connaissances.
  12.            Selon la directrice générale, un représentant du manufacturier Ford, sur place ce jour-là, aurait recommandé à l’employeur de congédier le salarié. Le Tribunal ignore qui était cette personne et à quel titre elle formulait cette remarque. Toutefois, considérant que deux autres concessionnaires Ford ont embauché le salarié après son congédiement[41], il retient que la recommandation n’était pas contraignante.
  13.            Puis, à une date que la preuve n'établit pas, un client demande que le nom du conseiller qui figure sur son contrat d’achat soit changé à cause des antécédents du salarié. C’est le seul exemple d’une conséquence concrète de la condamnation pour l’employeur.
  14.            Le 15 janvier, la crédibilité du salarié est atteinte, le lien de confiance brisé et « l’opprobre se tourne » vers l’entreprise, selon monsieur Cliche.
  15.            Par ailleurs, l’employeur ne publie pas de message se dissociant du salarié comme il l'a fait en septembre 2022. Il explique que cela n’était pas nécessaire puisqu’il n’a pas diffusé la nouvelle de sa réintégration en janvier 2023[42]. Cette affirmation étonne considérant l’opprobre qu’il subit, dit-il, en étant associé au salarié maintenant condamné. Elle est également difficile à concilier avec celle voulant que Thetford Mines soit une communauté tissée serrée où tout se sait. Si, malgré tout, la présence du salarié est à ce point discrète que l’employeur n’ait pas à s’en dissocier, pourquoi donc le congédier pour préserver sa réputation?
  16.            Ainsi, la preuve ne démontre pas en quoi les condamnations ou la médiatisation de celles-ci rendent le salarié inapte ou moins apte à occuper un poste qui est le sien depuis huit ans. Il a exercé ces fonctions avec succès avant la condamnation et il le fait depuis chez d’autres concessionnaires Ford situés dans des localités nettement moins populeuses que Thetford Mines. Il y a même amené une partie de sa clientèle, selon la preuve non contredite.
  17.            En fait, l’atteinte à l’image et à la réputation de l’entreprise, bien qu’alléguée par les copropriétaires, n’est pas supportée par la preuve.
  18.            Faute de preuve de l’existence d’une atteinte à la réputation de l’employeur, le Tribunal ne peut pas conclure à l’existence d’un lien objectif entre les infractions et l’emploi de conseiller.

la réintégration peut-elle être ordonnée?

  1.            L’employeur prétend que la réintégration du salarié est impossible pour les mêmes motifs que ceux justifiant son congédiement. Il est coupable d’infraction ayant un lien avec son emploi, ce qui met à risque la clientèle et porte atteinte à la réputation de l’entreprise.
  2.            La réintégration est la mesure de réparation normale et habituelle à la suite d’un congédiement fait sans cause juste et suffisante. Celui qui allègue son impossibilité a le fardeau d’en faire la démonstration par une preuve prépondérante[43]. En l’occurrence, les arguments de l’employeur ont été rejetés par le Tribunal sur le fond de l’affaire. Ils ne peuvent donc pas être retenus pour démontrer l’impossibilité de la réintégration.
  3.            L’employeur n’ayant pas convaincu le Tribunal de la présence de circonstances exceptionnelles rendant la réintégration impossible, celle-ci est donc ordonnée.

PAR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL ADMINISTRATIF DU TRAVAIL :

ACCUEILLE la plainte;

ANNULE le congédiement imposé le 15 janvier 2024;

ORDONNE à Cliche Auto Ford Thetford inc. de réintégrer Martin Roussin Bizier dans son emploi, avec tous ses droits et privilèges, dans les quinze (15) jours de la notification de la présente décision;

ORDONNE à Cliche Auto Ford Thetford inc. de verser à Martin Roussin Bizier à titre d’indemnité, dans les quinze (15) jours de la notification de la présente décision, l’équivalent du salaire et des autres avantages dont l’a privé le congédiement, le tout portant intérêt au taux fixé suivant l'article 28 de la Loi sur l’administration fiscale[44] à compter de la date du dépôt de la plainte, soit le 15 janvier 2024, conformément à l’article 100.12 du Code du travail[45];

RÉSERVE ses pouvoirs pour déterminer les autres mesures de réparation appropriées et pour régler toute difficulté résultant des présentes ordonnances.

 

 

__________________________________

 

Annie Laprade

 

 

 

Me Timothée Martin

FRANÇOIS LEDUC AVOCAT

Pour la partie demanderesse

 

Me Véronique Aubé

CAIN LAMARRE, S.E.N.C.R.L.

Pour la partie défenderesse

 

Date de la mise en délibéré : 7 novembre 2024

 

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[1]  RLRQ, c. N-1.1.

[2]  RLRQ, c. C-12.

[3]  À la demande des parties, le Tribunal réserve ses pouvoirs concernant les autres mesures de réparation.

[4]  Pièce E-5.

[5]  Sauf pour la conclusion des transactions qui sont autorisées par la direction générale.

[6]  Les murs des bureaux n’atteignent pas le plafond.

[7]  Pièce, E-4.

[8]  Précitée, note 4.

[9]  Son cousin est accusé de voies de faits graves.

[10]  Le salarié estime que sa suspension sans solde constitue un congédiement déguisé et un abus de droit. Aucun recours n’est déposé à l’encontre de cette mesure de 2022.

[11]  R. c. Toussaint, 2024 QCCQ 44, requête pour permission d'appeler et appel sur la culpabilité, 202402-09 (C.A.) 200-10-004107-244.

[12]  Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Maksteel Québec inc., 2003 CSC 68.

[13]  Id. par. 30.

[14]  Précitée, note 1, par. 27.

[15]  Précitée, note 1, par. 48.

[16]  Niphakis c. Indeed Canada Corp., 2024 QCTAT 3315, par. 52.

[17]  L’appel de note[11] dans la citation du paragraphe 26 réfère à Christian BRUNELLE, « La Charte québécoise et les sanctions de l’employeur contre les auteurs d’actes criminels œuvrant en milieu éducatif » (1995) 29 R.J.T. 313, p.347-348.

[19]  Stéphanie FOURNIER, La protection contre la discrimination fondée sur les antécédents judiciaires : beaucoup d’ombre et quelques éclaircies, Développements récents en droit du travail (2015), [En ligne] https://edoctrine.caij.qc.ca/developpements-recents/396/368218143/ (page consultée le 10 janvier 2025.

[20]  Des conditions lui sont imposées pour sa remise en liberté en attendant son procès. Elles portent sur sa présence sur le territoire de la ville où ont eu lieu les événements, la consommation d’alcool et de drogue et le contact avec les victimes. Rien, donc, concernant les femmes en général.

[21]  Syndicat des cols bleus regroupés de Montréal, section locale 301 et Ville de Montréal, 2024 QCTA 255.

[22]  Syndicat des travailleuses et travailleurs des centres d'hébergement du Grand Montréal-CSN et Renoir (Wayne Vézina), 2018 QCTA 128.

[23]  Syndicat des travailleuses et travailleurs du CIUSSS du Centre-Ouest-de-l'Île-de-Montréal - CSN c. Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux du Centre-Ouest-de-l'Île-de-Montréal (Centre Miriam), (Lawrence Dudevoir), 2018 QCTA 641.

[24]  Laprairie (Ville de) et Travailleuses et travailleurs unis de l’alimentation et du commerce, section locale 501 (TUAC), 2013EXP-1034, 2013EXPT-607.

[25]  X c. Reitmans (Canada) ltée, 2018 QCTAT 2357.

[26]  Id.

[27]  Précitée, note 28, par. 82. Voir au même effet, Syndicat des travailleuses et travailleurs du CISSS de la Montérégie-Est (CSN) et CISSS de la Montérégie-Est (Monsieur J.G.), 2019 QCTA 44, par. 81.

[29]  Précitée, note 18.

[30]  Précitée, note 24.

[31]  Fraternité des chauffeurs d’autobus, opérateurs de métro et employés des services connexes au transport de la C.T.C.U.M., section 1983 S.C.F.P. c. C.T.C.U.M., C.A. Montréal, 500-09-000185-850, 27 janvier 1986, jj. Kaufman, Chevalier, L'Heureux-Dubé.

[32]  Précitée, note 24.

[33]  Précitée, note 18, par. 128.

[34]  Précitée, note 18, par. 130.

[35]  Précitée, note 18, par. 131.

[36]  Apestéguy c. Québec (Ministère de la Sécurité publique), 2012 QCCRT 0083.  

[37]  Pièce, E-7.

[38]  Pièce, E-9.

[39]  Pièce, E-10.

[40]  Pièce, E-13.

[41]  En mars et mai 2024.

[42]  Le nom du salarié n’avait pas été remis sur le site internet et les réseaux sociaux de l’employeur.

[43]  Précitée, note 16.

[44]  RLRQ, A-6.002.

[45]  RLRQ, c. C-27.

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