Décision

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Gauthier c. Gauthier

2016 QCCS 2333

 

JL4197

 
COUR SUPÉRIEURE

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

DISTRICT DE TERREBONNE

 

N°:

700-17-009590-125

 

 

 

DATE :

Le 19 mai 2016

 

 

SOUS LA PRÉSIDENCE DE : L’HONORABLE MARIE-CLAUDE LALANDE, J.C.S.

 

 

 

MARIO GAUTHIER

 

Demandeur

c.

 

CHANTAL-ANDRÉE GAUTHIER

 

ET

 

DANIEL GAUTHIER

 

Défendeurs

 

 

JUGEMENT

 

 

[1]          Les enfants d’Yves Gauthier (Yves)[1], décédé le 24 octobre 2008 alors qu’il avait 84 ans, ne s’entendent pas sur les biens qui constituent sa succession.

[2]          En fait, au cœur du débat, se trouvent les sommes d’argent qu’Yves détenait aux États-Unis auprès de l’institution financière Fidelity Investment (Fidelity).

[3]          Les enfants ne parviennent pas à convenir de la façon dont devraient être traitées ces sommes dans le cadre de la succession, ni sur certains autres montants.

I -            Le Contexte

[4]          De son union avec Marie-Paule Fortin (Marie-Paule), Yves a eu trois enfants : Mario, Daniel et Chantal-Andrée (Chantal).

[5]          Au début de leur union, le couple réside un certain temps à Chicago où Yves réussit à obtenir sa « green card » pour y travailler à titre d’ajusteur mécanique.

[6]          La sœur de ce dernier, Pauline, demeure également à Chicago où elle exerce la profession de podiatre. Elle y travaillera d’ailleurs jusqu’à ce qu’elle décède en 2002.

[7]          Le séjour d’Yves et son épouse aux États-Unis s’étend de 1949 à 1956 durant lequel, le premier enfant du couple, Mario, voit le jour. Daniel et Chantal-Andrée naissent à Montréal.

[8]          De retour au Canada, Yves travaille tout d’abord comme mécanicien puis quelques années plus tard, il décide d’enseigner cette discipline à l’École des métiers où il travaillera jusqu’à sa retraite.

[9]          Marie-Paule décède en 1989.

[10]       Vers 1991, une amie d’enfance d’Yves, Margo, sachant que ce dernier possède un condominium en Floride, le contacte pour lui demander de la conduire en Floride, là où elle a l’habitude de passer l’hiver. Il accepte et ce premier séjour dans le sud avec Margo se déroule sous le sceau de l’amitié retrouvée.

[11]       Au fil des mois, leurs sentiments évoluent. En 1992, Yves annonce à ses enfants qu’il s’est porté acquéreur d’un condominium, conjointement avec Margo. Dorénavant, Yves et Margo forment un couple. Chaque année, du mois de novembre au mois d’avril, la Floride constitue leur havre de paix. Ils reviennent à Montréal juste à temps pour ne pas excéder la limite permise pour un séjour hors Québec et ainsi, éviter les conséquences fiscales.

[12]       Au Québec, ils habitent dans un duplex, propriété de Margo, où ils ont leurs appartements respectifs : Yves à l’étage et Margo au rez-de-chaussée.

[13]       Peu importe où Yves se trouve, à Montréal ou en Floride, il garde contact avec ses enfants. Ils s’appellent ou se visitent régulièrement.

La situation financière d’Yves

[14]       Au moment de sa retraite, bien qu’Yves soit copropriétaire d’un condominium en Floride, sa situation financière ne lui permet pas de vivre sans calculer. Il a des actifs, somme toute, moyens. En sus de son condo, il possède approximativement 200 000 $ investis dans divers placements sécuritaires desquels il tire une partie des revenus qui lui permettent de vivre.

[15]       Au moment où Pauline décède, en 2002, la situation financière d’Yves change de manière notable puisqu’il hérite de sommes importantes de cette dernière.

[16]       En effet, étant son dernier frère survivant, Pauline lui réserve la moitié de sa succession, l’autre étant partagée entre les enfants de ses frères et sœurs décédés avant elle[2]. Yves est également désigné dans le testament de sa sœur[3]Successor co-trustee  conjointement avec Cosmopolitan National Bank. On comprend que cela équivaut au rôle de liquidateur en droit québécois.

[17]       Étant conjointement responsable de la liquidation de cette succession comprenant beaucoup de biens de valeur, tels des tableaux et des collections de toutes sortes, Yves demande à Mario de lui venir en aide dans cette tâche.

[18]       On comprend que ce travail requiert passablement de temps. Des arrangements avec différents spécialistes doivent être convenus pour vendre les biens[4]. Pour y arriver, Mario décide de demeurer temporairement à Chicago. Au bout de sept mois, son mandat est terminé : il a tout vendu.

[19]       Durant la période de liquidation de succession, Yves ouvre un compte conjoint avec Mario à Chicago[5]. Une partie de la vente des biens dont Mario s’occupe lui est versée par Yves afin de le compenser pour son travail[6]. Il faut dire qu’à cette époque et pour une période d’approximativement trois ans Mario, ne travaille pas, il vit des fruits de ses placements.

[20]       Parallèlement, l’autre liquidateur remplit ses obligations de telle sorte que l’ensemble de la succession se termine quelque part en 2003[7].

[21]       De la succession de sa sœur, Yves reçoit un montant d’approximativement 300 000 $ US[8].

[22]       On apprend qu’une bonne partie des sommes ainsi héritées est déposée dans des certificats de dépôts auprès d’une institution financière à Chicago[9].  Peu de temps après, Yves et Mario signent un document d’ouverture de compte chez Fidelity[10], à la succursale de Boca Raton. Le formulaire précise que les détenteurs du compte sont Joint Tenants with Rights of Survivorship [11].

[23]       Les sommes d’argent investies dans ce compte proviennent uniquement des certificats de placements d’Yves arrivant à maturité[12].

[24]       Ainsi, vers le mois de mars 2004, un montant initial de 10 000 $ est transféré dans le compte de placements auprès de Fidelity. Puis, en juin 2004, septembre 2004 et août 2005[13], trois tranches de 50 000 $ chacune sont déposées dans ledit compte.

[25]        Au fil des ans, divers intérêts et dividendes sont distribués et font l’objet de déclarations statutaires. Yves est seul responsable des impôts à payer sur ces sommes[14].

La construction des maisons à Ste-Agathe et certains avantages conférés à Chantal

[26]       Parallèlement à la gestion de ses placements américains et canadiens, en 2005, Yves décide d’investir dans l’immobilier. Il acquiert en son nom un lot à Ste-Agathe[15], procède à la subdivision de celui-ci et acquitte les frais afférents. Il offre à Mario et Chantal la possibilité de s’y établir. L’idée derrière ce projet est de construire trois maisons identiques de telle sorte que le coût en sera diminué en raison de l’économie d’échelle[16].

[27]       Il n’offre pas à Daniel de se joindre à eux parce qu’il considère l’avoir déjà « avantagé » au moment où ce dernier a acquis sa première maison et, en plus, celui-ci demeure beaucoup trop loin pour pouvoir jouir d’un chalet dans les Laurentides : il vit à Rimouski.

[28]       Mario et Chantal acceptent l’offre de leur père. Le trio s’entend pour que Mario agisse comme entrepreneur général du projet. Selon les calculs de ce dernier, les maisons devraient coûter approximativement 160 000 $ chacune.

[29]       C’est sur cette base que Chantal obtient le financement auprès de son institution financière. Celle-ci estime que ce projet ne constitue ni plus ni moins qu’un projet d’autoconstruction et accepte de lui prêter 130 000 $, qu’elle versera en trois tranches selon l’évolution des travaux.

[30]       Comme cela arrive souvent, les différentes étapes entourant l’érection des maisons n’avancent pas aussi vite qu’on ne l’avait prévu.

[31]       Ainsi, les premiers gels de l’automne 2006 se pointent alors que les murs et le toit ne sont pas complétés. Malgré cela, comme chaque année, c’est à cette période qu’Yves se prépare à partir pour le sud. Mario ne voulant pas le laisser partir seul, explique à Chantal qu’il va suspendre les travaux et ne les reprendra qu’au printemps. Il lui indique qu’il protégera sommairement sa maison avec de la paille ainsi que celle d’Yves, et recommande à sa soeur de faire de même pour la sienne.

[32]       Cette dernière exprime son mécontentement. Cette solution ne lui plaît pas du tout et elle décide de se dissocier du projet familial et engage les services d’un entrepreneur indépendant pour compléter sa maison. Malheureusement, cette décision engendre un accroissement des coûts et rapidement, les liquidités de Chantal ne suffisent plus.

[33]       Elle confie à son père ses préoccupations financières et celui-ci décide de donner à sa fille accès à une marge de crédit qu’il n’utilise pas. Cette marge de crédit s’élève à 50 000 $. Avec ce montant, on comprend que cela permet à Chantal de bénéficier d’une certaine latitude.

[34]       Cependant, en octobre 2007, elle jongle encore avec son manque de liquidités. Elle s’ouvre à nouveau à son père, et ce dernier accepte de lui donner accès à une carte de crédit dont la limite s’élève à 10 000 $ avec un taux d’intérêt de 1,9 % par année pour une période de 10 mois[17]. Il faut comprendre que cet apport de fonds sert à rembourser une autre carte de crédit que Chantal utilisait, mais qui lui coûtait plus cher en raison du taux d’intérêt plus élevé. Elle ne paie que le minimum sur cette nouvelle carte, dans l’espoir de se donner un peu de temps pour se renflouer[18].

[35]       Malheureusement, la période du taux d’intérêt réduit tire à sa fin sans qu’elle n’arrive à se mettre à niveau. Dès juin 2008, le taux grimpe alors à 19,5 %[19].

[36]       Cette hausse entre en application sans que Chantal ne soit personnellement mise au courant. En effet, comme son père n’avait autorisé l’envoi des relevés mensuels que durant une période de six mois, soit durant la période où il était en Floride, le relevé de juin est transmis à Yves. C’est par un appel de l’institution financière qui lui fait savoir que le compte est en souffrance qu’Yves apprend que Chantal n’acquitte pas suffisamment pour maintenir la carte en vigueur et que son crédit à lui risque d’en être affecté.

[37]       Yves est très mécontent de la situation et le fait savoir à sa fille.

[38]       C’est à ce moment que Chantal réalise ce qui s’est produit : le montant qu’elle assumait jusqu’alors ne couvre plus le montant minimum requis vu l’augmentation du taux.

[39]       Après discussions, Yves et Chantal trouvent une solution. Vers la fin du mois de juin 2008, avec l’approbation de l’institution financière, Yves donne accès à Chantal, à une autre carte de crédit et le solde de la carte en souffrance est transféré à cette nouvelle carte dont le taux d’intérêt est de 11,9 %[20].

[40]       Au moment où Yves décède, le 24 octobre 2008[21], le solde de cette carte est de 9 302 $[22].

Le testament d’Yves

[41]       Yves laisse un testament notarié signé le 23 octobre 2006, dont la validité ne fait pas l’objet de dispute, mais pour lequel on questionne la portée[23]. Outre certains legs particuliers à ses petits-enfants, le testament d’Yves prévoit que ce sont ses trois enfants qui héritent de ses actifs. Voici ce qu’on y lit :

Je lègue à titre de legs particuliers :

(…)

b) à mon fils DANIEL GAUTHIER mes vases Lalique et une somme de HUIT MILLE DOLLARS (8 000 $), payable aussitôt que légalement possible après mon décès et sans intérêt;

c) à ma fille CHANTAL GAUTHIER le contenu de mon coffret de sûreté qui d’ailleurs lui appartient;

d) à mon fils MARIO GAUTHIER tous mes tableaux, le terrain et la maison à Ste-Agathe et son contenu et mon automobile. Au cas du prédécès de mon fils MARIO GAUTHIER, ce legs ira à ma fille CHANTAL GAUTHIER en pleine et absolue propriété.

e) à mon fils MARIO et à ma fille CHANTAL GAUTHIER la maison que je possède en Floride (1002-D Circle Terrace E., Delray Beach, 33445) avec tout son contenu.

5. Et je lègue à mes trois enfants MARIO GAUTHIER, DANIEL GAUTHIER et CHANTAL GAUTHIER, en parts égales entre eux, le reste et résidu de tous les biens meubles et immeubles que j’aurai et que je posséderai à mon décès et qui composeront ma succession, sans aucune exception ni réserve et, en conséquence, je les institue mes légataires résiduaires universels en pleine et absolue propriété avec représentation en faveur de leurs propres enfants en premier degré au cas du prédécès de l’un ou l’autre d’entre eux.

[42]       Au moment de son décès, outre les biens qu’il détient au Québec et dont la valeur s’élève à tout près de 500 000 $[24], Yves possède son condominium en Floride qui fait l’objet d’un legs particulier ainsi qu’un solde de 92 338 $ US[25] au compte Fidelity.

II -       Position des parties

Prétentions de Mario

[43]       Mario soutient que les sommes détenues par Yves dans le compte Fidelity au moment de son décès, lui ont été dévolues, automatiquement, en vertu du contrat d’ouverture de compte auprès de cette institution.

[44]       Bien que le concept de Joint Tenants with Rights of Survivorship n’ait pas d’équivalence en droit civil québécois, c’est, selon lui, l’entente contractuelle intervenue en Floride qui doit régir cette relation.

[45]       Par ailleurs, si le contrat conclu aux États-Unis auprès de Fidelity ne devait pas avoir préséance sur le droit successoral québécois, Mario affirme que c’était l’intention d’Yves de lui léguer ces sommes.

[46]       Quant au montant sur la carte de crédit appartenant à son père, Mario plaide que c’est à Chantal de rembourser le solde, étant donné qu’il s’agit de dépenses qui n’ont servi qu’à ses fins personnelles et qu’en aucun temps, Yves ne lui a donné ces sommes.

Prétentions de Chantal et Daniel

[47]       De leur côté, Chantal et Daniel plaident que les sommes détenues dans le compte Fidelity doivent être régies par les dispositions de la loi successorale québécoise. À cet égard, ils soutiennent qu’il faut regarder l’intention des parties au moment de l’ouverture de compte.

[48]       Dans les circonstances, il est clair qu’Yves voulait simplement mettre en place une façon plus simple de gérer ses placements aux États-Unis comme il le faisait pour son compte au Québec avec Chantal. Le testament d’Yves précise d’ailleurs clairement que les enfants se partageront à parts égales, la partie résiduaire de la succession.

[49]       Compte tenu de cela, il est plus qu’improbable qu’Yves ait voulu, par l’ouverture du compte chez Fidelity, avantager Mario au détriment de ses deux autres enfants.

[50]       Par ailleurs, comme le différend qui oppose les parties repose essentiellement sur les documents d’ouverture de compte auprès de Fidelity à Boca Raton en Floride et le testament, et que l’intention d’Yves à l’égard des sommes constitue une composante importante pour dénouer l’impasse, il est opportun, selon Daniel et Chantal, de brosser un tableau des rôles tenus par chacun des enfants de la famille.

[51]       La description des rôles respectifs ne fait pas l’objet de dispute.

Le rôle de Mario

[52]       Mario est ébéniste de formation, mais l’essentiel de sa carrière ne se déroule pas dans ce domaine. Il fait des travaux de rénovation. Ces activités s’effectuent principalement au Québec, mais, à l’occasion, il fait des contrats aux États-Unis. Il lui arrive également de ne pas du tout travailler à l’extérieur : il s’intéresse à la bourse et tire profits de ses activités.

[53]       Mario conseille également son père sur ses placements aux États-Unis.

[54]       Comme son frère et sa sœur, Mario entretient une bonne relation avec son père. C’est d’ailleurs vers lui, comme il est mentionné ci-haut, qu’Yves se tourne lorsque l’état de santé de tante Pauline commence à requérir plus d’attention, vers la fin de la vie de cette dernière. Ainsi, occasionnellement, Mario se rend chez elle, à Chicago, pour exécuter certains travaux ou effectuer des courses pour lui donner un coup de main.

[55]       Il se fait rembourser ses dépenses et reçoit des sommes d’argent en retour de ces activités. Les sommes proviennent d’un compte de banque détenu conjointement par Pauline et Yves.

[56]       Lorsqu’Yves se rend en Floride, il arrive à Mario d’aller le visiter lorsqu’il exécute des contrats de rénovation dans cet État.

[57]        Par ailleurs, Mario l’appelle régulièrement. Durant la période estivale, il visite son père chez Chantal, au chalet de cette dernière à Val Morin.

Le rôle de Chantal

[58]       Tout comme Mario, Chantal entretient une très bonne relation avec son père. Contrairement à Mario qui rend visite à son père, à l’occasion durant l’hiver, pour Chantal, c’est la période estivale qui est plus propice aux visites et elle ne s’en prive pas. Ils vivent à quelques minutes de voiture l’un de l’autre. L’hiver, elle compense l’absence de contacts par des appels réguliers et fréquents.

[59]       Tout comme avec Mario pour ses comptes aux États-Unis, Yves ouvre un compte conjoint avec Chantal au Québec, ce qui permet à cette dernière de faire certains paiements lorsqu’Yves est absent[26]. De plus, il signe une procuration au nom de cette dernière afin qu’elle puisse effectuer certaines transactions pour lui[27].

            Le rôle de Daniel

[60]       Parce qu’il réside à Rimouski, le rôle de Daniel dans l’administration des affaires d’Yves est beaucoup moins important.

[61]       Par contre, malgré la distance qui les sépare, rien ne permet de distinguer ce dernier des autres enfants en termes de lien d’affection avec son père.

[62]       Bref, Daniel et Chantal affirment qu’en raison de cet équilibre dans les relations qu’ils entretiennent avec leur père, il est clair que ce dernier n’a pas, par l’ouverture du compte de placements aux États-Unis, voulu soustraire ces sommes de sa succession.

[63]       Finalement, en ce qui a trait aux sommes d’argent dont Chantal a pu bénéficier alors que son père était vivant via la carte de crédit à laquelle ce dernier lui avait donné accès, cette dernière déclare qu’Yves, peu de temps avant son décès, lui en a fait quittance. Elle affirme que c’est donc à la succession de son père d’en assumer le paiement.

III -         Les questions en litige

1.         À qui sont dévolues les sommes détenues par Yves auprès de Fidelity au moment de son décès?

2.         Si ces sommes ont été dévolues dans la succession, est-ce que le recours est prescrit?

3.         Dans l’éventualité où ces sommes sont dévolues dans la succession d’Yves et que le recours n’est pas prescrit, comment doit-on calculer la plus-value depuis le décès?

4.         Y a-t-il lieu de donner quittance de la dette que Chantal avait envers Yves?

5.         Quel sort doit être réservé aux frais d’experts?

IV -        L’analyse

1.         À qui sont dévolues les sommes détenues par Yves chez Fidelity au moment de son décès?

Le droit applicable

[64]    Dans le domaine des successions, la loi du domicile du défunt trouve application[28].

[65]    Il convient de rappeler que les sommes d’argent détenues dans un compte bancaire sont des biens meubles.

[66]    Lorsqu’il est question de biens meubles situés hors Québec, l’article 3098 du Code civil du Québec précise ceci :

 

3098. Les successions portant sur des meubles sont régies par la loi du dernier domicile du défunt; celles portant sur des immeubles sont régies par la loi du lieu de leur situation.

 

Cependant, une personne peut désigner, par testament, la loi applicable à sa succession à la condition que cette loi soit celle de l'État de sa nationalité ou de son domicile au moment de la désignation ou de son décès ou, encore, celle de la situation d'un immeuble qu'elle possède, mais en ce qui concerne cet immeuble seulement.

[67]       Rappelons qu’au Québec, le pacte sur succession future est interdit[29].

[68]       Par ailleurs, il y a lieu de préciser que la donation à cause de mort est celle où le dessaisissement demeure subordonné au décès du donateur et n’a donc lieu qu’à ce moment[30]. Ce type de donation sera nul à moins qu’elle n’ait été faite dans un contrat de mariage, d’union civile ou ne puisse valoir comme legs[31].

[69]       Dans un article traitant de l’article 3098 du Code civil du Québec, Gérald Goldstein explique que les pactes sur succession future sont des contrats successoraux qui se rattachent au droit des obligations par leur source et au droit des successions par leur objet. Ce constat permet de comprendre la raison pour laquelle il existe une certaine hésitation tant dans la jurisprudence que dans la doctrine face à ce concept[32].

[70]    Les acquisitions conjointes avec droit de survie (Joint Tenancy with Rights of Survivorship) telles qu’élaborées dans les États où la common law s’applique n’ont pas d’équivalent en droit québécois. On apprend que ce type de transmission est essentiellement utilisé pour réduire ou éliminer l’actif de la succession, et par conséquent les frais de « probate », les frais d’avocats, l’impôt sur la succession, la publicité et les litiges sur la volonté du testateur[33].

[71]    La transmission de droits et de biens, autrement que par testament, a fait l’objet de plusieurs textes de doctrine qui offrent certaines pistes pour analyser la question sous étude[34].

[72]    L’auteur Jeffrey Talpis regroupe les différentes méthodes de transmission en trois catégories : les méthodes alternatives de transmission parfaite, les méthodes alternatives de transmission fonctionnelle et les méthodes alternatives de transmission imparfaites. C’est dans cette dernière catégorie qu’il classe l’acquisition conjointe avec droit de survie[35]. Voici ce qu’il en dit :

Dans les pays de common law, il existe plusieurs types d’acquisitions « in joint tenancy » avec droit de survie. Dans la détention d’un bien en « joint tenancy » avec droit de survie (in joint tenancy with right of survivorship »), chaque codétenteur a un intérêt indivis dans le bien en son entier, connu comme l’unité d’intérêt (unity of interest). À la suite du décès d’un codétenteur, le survivant est, comme il l’a toujours été à partir du moment de l’acquisition, propriétaire de tout le bien.

Au Canada, les tribunaux des provinces de common law s’appuient sur deux présomptions contradictoires : la présomption de fiducie ou trust implicite appelée « resulting trust » et la présomption d’avancement d’hoirie appelée « presumption of advancement ». Il en résulte de ces deux présomptions contradictoires qu’il y a souvent incertitude quant à savoir si une méthode alternative de transmission a été réellement créée. Dans certains cas, des comptes conjoints créés par le déposant sont présumés accorder le titre de survivant; dans ce cas, il y a présomption d’avancement d’hoirie alors que dans d’autres cas, il s’agit de présomption suivant laquelle le survivant est obligé de détenir les biens en fiducie au bénéfice de la succession du déposant. Il appert donc que le compte conjoint traditionnel n’est pas toujours une méthode alternative efficace. La décision Pecore c. Pecore est un parfait exemple de cette incertitude. Dans cette affaire, la Cour suprême a en effet dû déterminer s’il existait une « presumption of advancement » ou un « resulting trust » et quelle était la véritable intention de l’auteur du transfert.

(références omises)

[73]       Dans cette affaire Pecore[36], provenant de l’Ontario, à laquelle réfère l’auteur Talpis, la Cour suprême dresse une liste d’éléments pouvant être pris en considération pour déterminer l’intention de l’auteur du transfert :

  Lorsqu’un transfert à titre gratuit est contesté, le juge de première instance doit entamer l’instruction en déterminant la présomption qu’il convient d’appliquer, puis apprécier tous les éléments de preuve relatifs à l’intention réelle de l’auteur du transfert pour déterminer si la présomption est réfutée.  Je n’entends pas dresser ici la liste de tous les types de preuve que le juge de première instance peut ou doit prendre en considération pour déterminer l’intention.  Tout dépend des circonstances de l’affaire.  J’analyserai néanmoins les types de preuve particuliers en cause dans le présent pourvoi et dans le pourvoi connexe, que les tribunaux n’ont pas tous traités de la même façon.

[74]       Le juge poursuit en analysant les types de preuve suivants : la preuve postérieure au transfert, les documents bancaires, l’utilisation et le contrôle des fonds versés au compte, la signature d’une procuration et le traitement fiscal des comptes conjoints.

[75]       Au Québec, dans l’affaire Drolet[37] où il est question de la propriété de sommes d’argent laissées par le défunt dans un compte conjoint avec un droit de survie, l’auteur Talpis résume les conclusions de la Cour d’appel ainsi[38] :

(…) la loi régissant le contrat créant le compte entre les parties et l’institution où les fonds ont été déposés s’applique pour déterminer qui a le droit de recevoir l’argent. Toutefois, selon la Cour, la question entourant la propriété des fonds déposés dans le compte bancaire conjoint relève de la loi applicable à la succession donc de la loi du Québec. Selon celle-ci, comme il n’y avait aucune preuve d’une donation entre vifs, il s’agissait d’un pacte successoral, plus spécifiquement d’une donation à cause de mort qui était invalide puisqu’elle ne se trouvait pas dans un testament ou un contrat de mariage. La moitié indivise du compte était un bien transmis par succession.

[76]       Voici plus précisément comment la Cour d’appel s’exprime à l’égard du fardeau de preuve et du droit applicable vis-à-vis de la relation entre l’institution financière et celle entre les détenteurs du compte :

It may be divided into 2 separate questions:  the contractual element and the property or successoral element.

 

The contractual element

 

 Perrault writes that the exact nature of the relations of joint account holders with the bank, must be distinguished from the relations of the depositors to one another.

 

(…)

It may be accepted that pursuant to Quebec law, Art. 8 C.C.B.-C., (…) that the dispositions of Section 658.56 would lead to the conclusion the Bank can give the deposited funds in the joint account to the surviving account holder, without having to determine if she owns the funds. There is no conflict between Quebec and Florida law to the effect that Appellant was entitled, as regards the Bank, to withdraw the deposited funds.

 

The property element

 

This element relates to the ownership of the deposited funds that were in the joint bank account.  This is a matter of successions. Here the laws of Quebec and of Florida differ. It is accepted that the deposited funds are moveable property.

 

Florida law creates a presumption of ownership in favor of the surviving account holder. This presumption is rebuttable.

 

Quebec law, which holds that successions of moveables are governed by the law of the domicile of the decedent does not contain any such presumption. Perrault, wrote :

 

 "Pour déterminer les droits des déposants entre eux, il faut rechercher la convention originaire, l'entente intervenue lors de l'ouverture de ce compte-joint.  Ont-ils eu l'intention de faire de la somme d'argent ainsi déposée une propriété indivise? L'un a-t-il eu l'intention de constituer l'autre déposant son agent ou son mandataire, à titre onéreux ou à titre gratuit? A-t-il voulu consentir une donation? Il faut, dans chaque cas, rechercher l'intention des parties, appliquer les principes généraux du droit civil concernant soit le mandat, soit la donation, soit la stipulation pour autrui

(…)

Thus if the law of the domicile of the decedent which applies to this case is the law of Quebec, the claim of Appellant to the deposited money must fail.

(renvois omis et soulignements ajoutés)

[77]       On constate donc que les présomptions applicables en common law ne se retrouvent pas en droit québécois et qu’il faut donc regarder l’entente intervenue et l’intention des parties.

[78]       Finalement, précisons que dans le présent dossier, on a également référé le Tribunal à certaines lois de la Floride[39] sur lesquelles il conviendra de faire quelques commentaires ci-après.

Discussion

[79]       D’entrée de jeu, il convient d’examiner lequel du droit américain ou du droit québécois trouve application.

[80]       Le procureur de Mario soutient que la loi floridienne constitue le droit applicable. Ainsi, on doit comprendre qu’en vertu de cette loi et, incidemment, aux yeux de Fidelity, autant Yves que Mario pouvaient avoir accès aux sommes détenues dans ce compte.

[81]       Pour appuyer ses prétentions, Mario a retenu les services d’un expert juriste de la Floride, Louis Saint-Laurent[40]. Bien que reconnu comme tel par le Tribunal, il est pertinent de faire les remarques suivantes à l’égard de son rapport[41].

[82]       Tout d’abord, le rapport de l’expert débute par le constat suivant :

I have examined the documents relating to the opening of a joint Fidelity Account with Fidelity Investments in the State of Florida, by Yves A. Gauthier and Mario Gauthier, as well as the Florida law relating to joint accounts. Based on my examination of the relevant sections of the Florida Statutes and the Florida appellate cases, it is my legal opinion that Mario Gauthier by Florida law became the sole and exclusive owner of such account upon the death of the other joint tenant, Yves A. Gauthier. The disposition of the assets in the account was governed by Florida law and became exclusive property of Mario Gauthier without the Estate of Yves Gauthier having any rights to such joint account upon the death of Yves Gauthier.

Even without the words-Joint Tenant-Right of Survivorship, which we had in the instant Fidelity account, the account could have belonged to Mario Gauthier under the following Florida Statute (Chapter 655, Financial Institutions- Banks and banking, Title XXXVIII):

“Section 655.79. Deposits and accounts in two or more names; presumption as to vesting on death

(1)  Unless otherwise expressly provided in a contract, agreement, or signature card executed in connection with the opening or maintenance of an account, including a certificate of deposit, a deposit account in the names of two or more persons shall be presumed to have been intended by such persons to provide that, upon the death of any one of them, all rights, title, interest and claim in, to, and in respect of such deposit account, less all proper setoffs and charges in favour of the institution, vest in the surviving person or persons. Any deposit or account made in the name of two persons who are husband and wife shall be considered a tenancy by the entirety unless otherwise specified in writing.

The presumption applies only where a bank account is opened in two names without specifying in writing on the actual account that the two persons hold the account as joint tenants.

(Soulignements ajoutés)

[83]       À l’évidence, l’expert appuie sa conclusion sur le fait que Fidelity Investment est régie par cette loi qui encadre les banques. Or, questionné sur l’identité et la constitution de cette institution financière ainsi que sur les lois qui la gouverne, le Tribunal constate qu’aucune vérification n’a été effectuée pour clarifier la source de l’existence de cette personne morale. Pourtant, il s’agit là d’une des prémisses sur laquelle repose le rapport d’expertise de M. Saint-Laurent pour affirmer que lesdits articles devraient trouver application.

[84]       Ce constat est inquiétant.

[85]       Mais il y a plus. En effet, même si Fidelity était une banque au sens de la loi floridienne, il est loin d’être clair que cette dernière s’appliquerait en l’espèce puisque les documents d’ouverture de compte semblent indiquer que le droit de l’État du Massachusetts serait celui qui régit les détenteurs du compte et l’institution financière. Cette question n’a pas non plus fait l’objet de vérification par l’expert. Il n’y a pas eu non plus de vérification quant au droit applicable à l’égard de la relation entre les deux détenteurs du compte.

[86]       Enfin,  M. Saint-Laurent, à une question sur la méthodologie suivie pour retracer la jurisprudence, a reconnu que certaines des autorités citées dans son rapport provenaient d’une recherche effectuée par le procureur de Mario, ce qui laisse douter de la rigueur de sa démarche.

[87]       Par conséquent, les failles constatées dans l’analyse de l’expert ne laissent d’autres choix que de mettre de côté tant son rapport que son témoignage.

[88]       Il faut donc conclure que Mario ne réussit pas à démonter, comme il l’avance, que le droit américain devrait s’appliquer quant au traitement des sommes détenues dans le compte Fidelity.

[89]       C’est donc sous le prisme du droit successoral québécois qu’il faut examiner la situation.

[90]       Comme nous invite à le faire la Cour suprême dans l’affaire Pecore[42] et la Cour d’appel dans l’affaire Drolet[43], il y a lieu d’examiner la preuve administrée afin de déterminer l’intention d’Yves au moment où il procède à l’ouverture de ce compte.

[91]       Pour ce faire, le Tribunal bénéficie de différents éléments de preuve.

[92]       Tout d’abord, l’ensemble des sommes déposées dans le compte ouvert en Floride provient de différents certificats de placements arrivés à terme et appartenant tous à Yves. L’ensemble des retraits ou transferts effectués de la date d’ouverture jusqu’au décès d’Yves, est exclusivement effectué par lui. Les impôts payables sur ces placements sont en totalité assumés par Yves.

[93]       Le testament qu’Yves signe en 2006, soit plus de deux ans après l’ouverture du compte Fidelity, précise qu’il désire que les trois enfants soient légataires résiduaires, à parts égales.

[94]       Rappelons que personne ne conteste le contenu du testament.

[95]       En regardant de plus près les quelques legs particuliers stipulés dans ce document, ils semblent, pour la plupart, s’inscrire dans un souci de partage égal des actifs d’Yves, en prenant en considération ce que chacun des enfants avait déjà reçu au courant de sa vie.

[96]       Toutefois, il convient de dire que Daniel semble le moins avantagé. Il reçoit une somme d’argent ainsi que certains effets mobiliers dont on ignore la valeur. On apprend cependant qu’il aurait reçu l’aide de son père pour acquérir sa première maison. L’étendue de cette aide demeure inconnue du Tribunal.

[97]       De leur côté, Mario et Chantal se partagent le condominium de la Floride. Ce legs peut sembler disproportionné par rapport à celui de Daniel, mais il s’explique en raison du fait que ce dernier ne voyage pas à l’extérieur du pays.

[98]       Yves donne également sa maison à Ste-Agathe à Mario. Ce geste pourrait également démontrer qu’Yves souhaitait avantager son aîné, mais il faut comprendre que Daniel demeure à Rimouski et ne pourrait tirer avantage de cet immeuble, à moins de le vendre. Enfin, on peut comprendre que puisque les trois maisons de Ste-Agathe sont voisines l’une de l’autre, qu’il soit possible que l’intention d’Yves était de ne pas vendre cet actif soit à un tiers.

[99]       Par ailleurs, il est pertinent de souligner que Daniel a été présent tout au long du procès et n’a pas jugé bon revenir sur ce que sa sœur affirmait.

[100]    Ainsi, l’ensemble des gestes qu’Yves pose de son vivant et le libellé de son testament amènent à conclure que ce dernier avait un souci de traiter également ses trois enfants.

[101]    Maintenant, peut-on conclure qu’au moment où Yves ouvre son compte en Floride, il souhaite avantager Mario, comme ce dernier le plaide, parce qu’il lui avait donné un coup de main avec la succession de tante Pauline? Le Tribunal ne le croit pas. Il s’agissait plutôt d’une façon pour Yves de donner une procuration à son fils qui venait, à l’occasion, le voir en Floride et le conseiller pour ses placements. De cette manière, Mario pouvait effectuer au compte des transactions pour Yves.

[102]    Rappelons qu’Yves avait un compte conjoint avec Chantal et lui avait donné une procuration à Chantal afin qu’elle puisse avoir accès à ses comptes au Québec. C’est elle qui voyait à faire les transactions pour lui lorsqu’il n’était pas là et qu’il le lui demandait.

[103]    En somme, en ouvrant le compte Fidelity comme il l’a fait, il ne faisait que continuer d’agir de la même manière.

[104]    En considération de ce qui précède, le Tribunal conclut qu’Yves ne souhaitait pas faire une donation entre vifs et que les sommes d’argent détenues dans le compte de Fidelity sont dévolues dans la succession d’Yves, en conformité avec ses dernières volontés exprimées dans son testament.


 

2.         Si les sommes ont été dévolues dans la succession, est-ce que le recours est prescrit?

Le droit applicable

[105]    En matière de prescription, l’article 836 C.c.Q. prévoit que le partage de la succession ne peut avoir lieu ni être exigé avant la fin de la liquidation[44]. Comme le souligne Madeleine Cantin Cumyn dans son ouvrage sur l'administration du bien d'autrui, “la fin de la liquidation fixe le point de départ de la prescription extinctive contre les créanciers qui n'ont pas réclamé leur dû pendant la liquidation”[45].

[106]    Les délais de prescription varient en fonction du recours exercé.

[107]    Ainsi, l’article 626 C.c.Q. prévoit qu’un héritier bénéficie d’une prescription de dix ans pour faire valoir son droit dans la succession. L’article 2907 C.c.Q. prévoit que la prescription ne court pas contre l’héritier à l’égard des créances qu’il a contre la succession.

[108]    Lorsque l’objet du recours n’est pas la réclamation d’une créance en tant qu’héritier contre la succession, mais constitue davantage l’exercice d’un recours personnel, l’article 2925 C.c.Q. trouve application. Ainsi, une action en nullité de testament, une action en reddition de compte[46] ou un recours visant à modifier le partage d’une succession se prescrit par trois ans[47]. Dans certains cas, le point de départ coïncidera avec l’ouverture de la succession, soit au moment du décès, alors dans d’autres cas, le jour où l’administration de la succession prend fin marquera le début de la prescription[48].

Discussion

[109]     En l’espèce, le recours entrepris consiste en une requête pour jugement déclaratoire visant essentiellement à faire trancher la dévolution d’un bien particulier à l’égard des droits des héritiers d’Yves.

[110]     Les deux parties proposent leur interprétation des règles de dévolution devant s’appliquer aux sommes d’argent qui se trouvaient dans le compte américain.

[111]     L’argument de la prescription est soulevé par Mario à l’encontre de la conséquence qu’impliquerait l’interprétation des règles de dévolution avancées par Chantal et Daniel. Il fait valoir que ces derniers auraient dû saisir le tribunal plus tôt pour faire valoir ces droits dans la succession.

[112]     À cet égard, il est intéressant de souligner la conclusion recherchée par Mario dans la requête introductive, voici comment il s’exprime :

ORDONNER aux liquidateurs de procéder à la terminaison de la liquidation sans délai à compter du présent jugement;

[113]     Clairement, aux yeux de Mario, vu les différentes démarches toujours en cours,  la fin de la liquidation n’est toujours pas survenue et par conséquent, il y a lieu de conclure que le point de départ pour le calcul de la prescription n’est pas encore arrivé.

[114]     Compte tenu de cela, le présent recours n’est pas prescrit.

3.         Dans l’éventualité où ces sommes sont dévolues dans la succession d’Yves et que le recours n’est pas prescrit, comment peut-on calculer la plus-value depuis le décès?

Le droit applicable

[115]     En principe, le liquidateur perçoit les fruits et revenus des biens de la succession pendant la période d’administration[49]

[116]     Les intérêts qu’un tribunal accorde dans de telles circonstances sont destinés à compenser la perte subie et le gain manqué par les bénéficiaires de la succession. Si la personne visée par le recours commet une faute, elle peut être condamnée à payer des intérêts en vertu de l’article 1618 C.c.Q. Les tribunaux bénéficient d’un large pouvoir discrétionnaire pour déterminer le point de départ des intérêts[50].

[117]     Si toutefois les circonstances ne font voir aucune faute de la part du demandeur, et que le litige découle simplement d’une mésentente entre les parties quant à l’existence d’un droit de créance et l’interprétation à donner à un engagement souscrit, il n’y a pas lieu de déroger à l’application des règles relatives à l’attribution des intérêts 1617 C.c.Q.[51].

[118]     Finalement, avant de conclure sur la détermination de la créance, il y a lieu de discuter de la conversation des devises étrangères.

[119]     L’article 1564 C.c.Q. prévoit que « [l]e débiteur d'une somme d'argent est libéré par la remise au créancier de la somme nominale prévue, en monnaie ayant cours légal lors du paiement».

[120]     Comme le rappelle le professeur Karim :

[…] le paiement doit être fait selon sa valeur nominale sans tenir compte des variations monétaires subies dans l'intervalle de la naissance de l'obligation au paiement. Selon ce principe, le risque de dévaluation ou de fluctuation monétaire est assumé par le créancier qui, de fait, ne pourra demander une révision de l'obligation en fonction d'une telle fluctuation ou dévaluation.[52]

 

[références omises]

 

[121]     Le Tribunal note que dans l’affaire Kraus-Remer c. Remer[53], la Cour d’appel ordonne le remboursement à la succession d’une somme en dollars US payable en dollars canadiens, au taux de change en vigueur le jour du paiement en exécution du jugement.

Discussion

[122]     Chantal et Daniel sont d’avis qu’ils ont droit, non seulement aux sommes se trouvant dans le compte Fidelity au moment du décès d’Yves, mais également à la plus value qui aurait accrue sur ces placements depuis cette date et la conversion au taux de change.

[123]     Pour soutenir cette thèse, Daniel et Chantal affirment que Mario a eu un comportement fautif en s’appropriant les sommes d’argent, alors que ce dernier savait qu’ils prétendaient eux-mêmes y avoir droit.

[124]     En support à leurs prétentions, les défendeurs retiennent les services d’une experte comptable afin de calculer la plus-value sur les placements au compte d’Yves auprès de Fidelity, depuis son décès[54]. Pour remplir son mandat, l’experte a tenu compte du taux de change ainsi que de l’évolution des titres au fil des ans. Elle conclut qu’en date du procès, la valeur théorique du portefeuille était de 137 112 $ CAN.

[125]     De son côté, Mario plaide que la seule plus-value à laquelle peuvent avoir droit les défendeurs repose sur les articles du Code civil du Québec[55]. De plus, il réplique que lorsqu’il a retiré les sommes, il était tout à fait justifié d’agir ainsi, en raison des modalités de l’ouverture de compte mises en place par Yves.

[126]     Le Tribunal conclut que Chantal et Daniel ne réussissent pas à démontrer que Mario se serait approprié lesdites sommes afin d’en priver la succession. Certes, ultimement le Tribunal détermine qu’elles devaient être dévolues à la succession, mais on peut comprendre qu’au moment du décès et dans les mois qui ont suivi, Mario se soit considéré bien fondé de les retirer. D’ailleurs, Fidelity a donné suite à ses demandes en ce sens.

[127]     En conséquence, le Tribunal est d’avis que le montant auquel ont droit les défendeurs ne devrait être majoré que des intérêts et de l’indemnité additionnelle depuis l’assignation[56]. De plus, il y a lieu d’appliquer le taux de change qui sera en vigueur le jour du paiement en exécution du jugement au moment.

4.         Y a-t-il lieu de donner quittance de la dette d’environ 10 000 $ que Chantal avait envers Yves?

Le droit applicable

[128]     La quittance peut être expresse ou tacite.

[129]     Elle est tacite lorsque le créancier manifeste de manière non équivoque son intention de libérer le débiteur de son obligation[57].

[130]     La preuve d’un acte juridique entre les parties, tel une quittance, ne peut se faire par une preuve testimoniale lorsque la valeur du litige est supérieure à 1500 $, à moins de prouver l’existence d’un commencement de preuve.[58]

Discussion

[131]     Au moment où Chantal relate les faits entourant les derniers moments de l’existence de son père, elle tente de qualifier les intentions de ce dernier, en précisant qu’Yves n’aimait pas la chicane et qu’il était clair qu’il voulait que sa succession soit partagée à parts égales entre ses enfants.

[132]     Sur ces propos, le procureur de Mario formule une objection arguant que la preuve postérieure au testament ne peut être admise, à moins d’être faite de manière contemporaine.

[133]     En fait, non seulement la déclaration d’Yves rapportée par Chantal, dans les jours précédents son décès, ne remplit pas le critère de fiabilité nécessaire, mais en plus, par ce témoignage, Chantal tente d'introduire un élément de preuve qui lui est favorable, alors que cela n’est pas permis[59]. Pour ces raisons, l’objection doit être maintenue.

[134]     Une seconde objection est soulevée lors du témoignage de Chantal. Cette fois-ci, le procureur de Mario fait valoir qu’elle ne peut, par son témoignage, faire la preuve que son père lui aurait donné quittance sur les avances de fonds qu’il lui avait consenties, lesquelles vont bien au-delà du seuil de 1 500 $ auquel fait référence le législateur[60].

[135]     En réplique, on soulève le fait qu’il existe un commencement de preuve[61] qui permet de donner droit à une preuve testimoniale[62].

[136]     Tout d’abord, précisons que les documents auxquels réfère Chantal ne portent pas sur le désir d’Yves de donner quittance à sa fille. Ceux-ci démontrent plutôt qu’il souhaite que celle-ci assume ses obligations à son endroit et qu’elle rembourse les sommes avancées en payant le solde des cartes de crédit auxquelles il lui a donné accès.

[137]     Ainsi, il convient de conclure que cette preuve n’est pas recevable parce que le témoignage de Chantal contredit les documents écrits et que les documents auxquels elle réfère ne peuvent servir de commencement de preuve. Il y a donc lieu de maintenir l’objection.

[138]     La seule preuve donc que Chantal offre pour soutenir ses prétentions est son témoignage. Elle affirme qu’Yves, alors qu’il était à l’hôpital, lui aurait donné quittance des sommes qu’il lui avait avancées.

[139]      Vu le sort de l’objection, traité plus haut, le Tribunal constate que Chantal ne se décharge pas de son fardeau de preuve quant à l’existence de cette quittance. Elle demeure donc redevable de cette dette envers la succession.

5.         Quel sort doit être réservé aux frais d’experts?

Le droit applicable

[140]     L’attribution des frais d’experts s’octroie en fonction de l’utilité et de la nécessité des expertises. Le juge a le pouvoir de mitiger le montant pouvant faire partie des frais de justice si, par exemple, le temps consacré ou le tarif horaire ne sont pas raisonnables[63].

Discussion

[141]     En l’espèce, bien que cela soit pour des raisons bien différentes, ni l’une ni l’autre des expertises n’a été utile pour le Tribunal.

[142]      Ainsi, les frais rattachés à leur confection ainsi que les coûts reliés au témoignage des experts sont exclus des frais de justice.

POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :

[143]     ACCUEILLE en partie la requête introductive d’instance à l’égard de la dette de Chantal-Andrée envers la succession de feu Yves Gauthier;

[144]     ACCUEILLE en partie la demande reconventionnelle à l’égard de la dévolution des sommes détenues au compte Fidelity;

[145]     DÉCLARE que l’intégralité des sommes détenues au compte Fidelity au décès de feu Yves Gauthier à savoir la somme de 92 338,97 $ US fait partie du legs résiduaire en faveur des trois enfants du défunt;

[146]     DÉCLARE que Mario Gauthier est endetté envers la succession de feu Yves Gauthier d’une somme de 92 338,97 $ en devises américaines à être converties en dollars lors du paiement et majorée des intérêts au taux légal depuis l’assignation plus l’indemnité additionnelle stipulée à l’article 1619 du Code civil du Québec;

[147]     CONDAMNE Mario Gauthier à payer à la succession de feu Yves Gauthier la somme de 92 338,97 $ en devises américaines à être converties en dollars lors du paiement et majoré des intérêts au taux légal depuis l’assignation plus l’indemnité additionnelle stipulée à l’article 1619 du Code civil du Québec;

[148]     DÉCLARE que Chantal-Andrée Gauthier est endettée envers la succession de feu Yves Gauthier d’une somme 9 302,01 $;

[149]     CONDAMNE Chantal-Andrée Gauthier à payer à la succession de feu Yves Gauthier la somme de 9 302,01 $, le tout avec intérêts au taux légal depuis l’assignation plus l’indemnité additionnelle stipulée à l’article 1619 du Code civil du Québec;

LE TOUT, avec frais de justice.

 

_______________________________

MARIE-CLAUDE LALANDE, J.C.S.

Me Richard Dufour
Dufour Mottet Avocats

Procureurs du demandeur

 

 

Me Carole St-Jean
Godard Bélisle St-Jean & Associés

Procureurs des défendeurs

 

Dates d’audience : 13 au 16 octobre 2015



[1]     L’utilisation des prénoms ou des noms de famille vise à alléger le texte et l’on voudra bien n’y voir là aucun manque de courtoisie à l’égard des personnes ainsi désignées.

 

[2] Pièce P-12.

[3] Pièce P-12.

[4] Pièce P-16.

[5] Pièce P-15.

[6] Pièces P-16 et P-18.

[7] Pièces P-19 et P-20.

[8] Pièce P-20 et témoignage de Mario.

[9] Pièce P-24 et témoignage de Mario.

[10] Pièce P-10.

[11] Pièce P-3.

[12] Pièce P-24.

[13] Pièce P-10.

[14] Pièce P-23.

[15] Pièce D-2.

[16] Pièce P-6.

[17] Pièces D-11 et P-7.

[18] Pièce D-21, p. 1 et 2.

[19] Pièce D-21, p. 3.

[20] Pièce D-21, p. 3.

[21] Pièce P-1.

[22] Pièce D-21, p. 4.

[23] Pièce P-2.

[24] Pièces P-13, D-7 et D-8.

[25] Pièce P-4.

[26] Pièce D-12.

[27] Pièce D-11.

[28] C.c.Q., art. 613.

[29] C.c.Q., art. 631.

[30] C.c.Q., art. 1808.

[31] C.c.Q., art. 1819.

[32] Gérald GOLDSTEIN, « Commentaire sur l’article 3098 C.c.Q. », Commentaires sur le Code civil du Québec (DCQ), 2011, EYB2011DCQ1185.

[33] Jeffrey A. TALPIS, « Cauchemars rencontrés dans la liquidation d’une succession internationale », Cours de perfectionnement du notariat, Chambre des notaires du Québec, 2005, EYB2005CPN10, p. 20.

[34] Gérald GOLDSTEIN et Ethel GROFFIER, Droit international privé, Tome I, Éditions Yvons Blais, Montréal, 1998; Gérald GOLDSTEIN et Ethel GROFFIER, Droit international privé, Tome II, Éditions Yvons Blais, Montréal, 2003; Gérald GOLDSTEIN et Ethel GROFFIER, Droit international privé, Volume I, « Commentaires sur le Code civil du Québec » (DCQ), Éditions Yvons Blais, Cowansville, 2011; Gérald GOLDSTEIN et Ethel GROFFIER, préc., note 32.; Jeffrey A. TALPIS, préc., note 33.; Jeffrey A. TALPIS, « La transmission des biens au décès autrement que par succession en droit international privé québécois », Développements récents en succession et fiducies (2010), Service de la formation continue du Barreau du Québec, 2010, EYB2010DEV1689 et Edith VÉZINA, « Casse-tête notarial sur le plan international : le mandat de protection et les successions », Cours de perfectionnement du notariat, Chambre des notaires du Québec, 2010, EBY2010CPN65.

[35] Jeffrey A. TALPIS, préc., note 34.

[36] Pecore c. Pecore [2007] 1 R.C.S. 795.

[37] Drolet c. Trust general du Canada, EYB1989-63357 (C.A.).

[38]Jeffrey A. TALPIS, préc., p. 17.

[39] Banks and Banking - Financial Institutions Generally, Chapter 655, Florida Statutes, 2015.

[40] Pièce P-27.

[41] Pièce P-9.

[42] Pecore c. Pecore, préc., note 36.

[43] Drolet c. Trust general du Canada, préc., note 37.

[44] Goulet (Succession de), 2010 QCCS 5608 (appel rejeté, 2011 QCCA 1958), par. 16 à 20.

[45] Madeleine CANTIN CUMYN, L'administration du bien d'autrui, 2e éd., Cowansville, Les Éditions Yvon Blais inc., 2013, par. 241.

[46] M. CANTIN CUMYN, Id., par. 406.

[47] Céline GERVAIS, La prescription, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2009, p. 36, 37. Nesteruk (Succession de) c. Nesteruk-Fulkerson, 2008 QCCS 4586, conf. par 2009 QCCA 2236.

[48] C.c.Q., art. 2880 al. 2 et Jacques BEAULNE, Droit des successions, 4e éd., Montréal, Wilson & Lafleur, 2010, par. 975.

[49] Art. 1302 C.c.Q.

[50] Vincent KARIM, Les obligations, 4e éd., vol. 2, Montréal, Wilson & Lafleur, 2015, par. 2269 et Agence du revenu du Québec c. Provencher (Succession de), 2012 QCCA 240, par. 34.

[51] Montréal (Ville de) c. Société d’énergie Foster Wheeler ltée, 2011 QCCA 1815, par. 199 à 201; Dawcolectric inc. c. Hydro-Québec, 2014 QCCA 948, par. 123; Vincent Karim, Id., par. 2265 à 2270.

[52] V. KARIM, préc., note 50, par.1095.

[53] J.E. 2002-164 (C.A.) (requête pour autorisation de pourvoir rejetée, C.S. Can., 2013-03-27, 29092); Kadar c. Reichman, 2015 QCCS 2269, par. 55 à 57.

[54] Rapport d’expert de Sylvie Chartrand, pièces D-17 A, B et C.

[55] C.c.Q., art. 1600 et 1617.

[56] Vallée c. Jacques, 2014 QCCS 3308, par. 179 et Trust Banque Nationale inc. c. Forget, J.E. 2003-1119 (C.A.), par. 47.

[57] Jean-Louis BAUDOUIN et Pierre-Gabriel JOBIN, Les obligations, 6e éd., Éditions Yvon Blais, 2005, Cowansville, p. 1083.

[58] C.c.Q., art. 2862.

[59] Pecore c. Pecore, préc., note 36.

[60] C.c.Q., art. 2862.

[61] Pièces P-7, P-30, D-11 et D-21.

[62] C.c.Q., art. 2865.

[63] C.p.c., art. 477.

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